Accélération du temps et sécurité juridique : poison et contre-poison ?
p. 469-488
Texte intégral
1En 19901, on s’était permis de livrer quelques réflexions critiques sur l’idéal de la sécurité juridique, tel qu’il était entendu traditionnellement.
2Dans une conception classique, — pour le dire en un slogan —, « le droit c’est la sécurité ou c’est rien »2. En conséquence, la sécurité juridique exprime à la fois une valeur, — la sécurité par le droit —, et un contenu, — la sécurité dans le droit —, grâce à sa structure, ses techniques et ses caractères. En ce sens, le système juridique se présente comme une structure hiérarchisée et linéaire ; ses techniques privilégient la prévisibilité, avec un haut degré de fixité, et prohibent la rétroactivité ; c’est l’époque de la prépondérance de la loi, qui entend assurer des caractères de généralité et de clarté.
3Avec les théoriciens critiques du droit, on a pu établir que ce modèle, ce dogme, était, à maints égards, sensiblement altéré. Comme le dit L. François, « il y a plus de sécurité dans le discours officiel que de fiabilité dans le droit réel »3.
4Tout d’abord, du point de vue des règles, l’idéal de généralité a été sensiblement écorné en raison de la nécessité de réguler, de manière différenciée, des situations différentes. Cette complexification des règles a forcément affecté la clarté de la norme, outre leur inflation bien connue aujourd’hui.
5Ensuite, du point de vue du système, divers facteurs ont mis à mal les idéaux anciens :
la hiérarchie des normes doit être revue, tant en droit interne, notamment en raison de l’émergence de normes fédérées de portée incertaine, — telles les ordonnances de la Région de Bruxelles-Capitale —, qu’en droit international, en raison des controverses, quant à la primauté éventuelle du droit international ou supranational sur le droit constitutionnel interne4 ;
les lois et règlements eux-mêmes sont devenus rétroactifs pour divers motifs (voir infra) ;
la création d’une juridiction constitutionnelle, compétente, sur recours, pour annuler rétroactivement des normes ou, sur question préjudicielle, pour les déclarer inconstitutionnelles, a créé un séisme profond ;
la suprématie de la loi a fait place, volens nolens, à une certaine forme de « république des juges ».
6Face à de tels faits, un réalisme de bon aloi ne justifierait-il pas que l’on en finisse avec la sécurité juridique ? On a cru pouvoir apporter une réponse plus nuancée. Tout d’abord, il fallait rappeler que l’idéal de sécurité juridique avait lui-même été « gauchi », rigidifié par une certaine dogmatique. En effet, même les théoriciens positivistes tels que Kelsen, Bentham ou Hart n’en avaient pas une conception absolutiste.
7On pouvait dès lors envisager une conception gradualiste suggérant d’abandonner LA sécurité juridique au profit de sécurités juridiques plurielles, variables selon les branches du droit et la nature des principes en cause. A l’époque, quelques exemples tirés du droit civil — la théorie de l’apparence —, du droit public — le « prospective ruling » des Cours suprêmes5 —, permettaient d’amorcer une approche nouvelle de choix juridiques, qu’ils soient législatifs ou jurisprudentiels, choix situés entre un légalisme strict, — une sécurité juridique monolithique —, et un abandon complet de l’idéal de sécurité qui créerait une instabilité généralisée, en deçà du minimum (toutefois indéterminé) requis.
8Depuis lors, en moins de dix ans, la question a connu de nombreux développements autres que ceux attendus.
9En effet, que ce soit en droit supranational, en droit étranger ou, notamment, en droit interne, est apparu, dans de multiples branches du droit, un principe général de droit dit de « la sécurité juridique » en droit constitutionnel et en droit fiscal, de « la confiance légitime » en droit européen, ou encore du « respect dû aux anticipations légitimes d’autrui » en droit civil.
10Comme si le système juridique, face au phénomène d’accélération du droit, accélération considérée ici essentiellement comme une remise en question imprévisible et perpétuelle des règles, avait, implicitement mais certainement, réagi en inventant des contrepoids, des freins, des mécanismes correcteurs ou stabilisateurs, certes portant des noms différents mais destinés à remédier au même « mal ».
11Pourtant, la « cause » était loin d’être gagnée.
12Ainsi, dressant la synthèse d’un colloque consacré en 1993 au principe de sécurité juridique, l’orateur de fin de journée rejetait nettement, si pas la nécessité, à tout le moins l’utilité, voire simplement l’intérêt de consacrer ce principe : « l’exigence d’un droit sûr est certainement une valeur proto-juridique que le juge doit toujours avoir présente à l’esprit dans l’archéologie de son raisonnement » indiquait-il. « Toutefois, il ne faut pas mélanger les soucis et les principes, les valeurs et les normes, les préoccupations et les moyens (...) ». Il clôturait son raisonnement par une formule dont il a le secret : « On ne portera pas remède à l’insécurité d’un droit à l’état gazeux en lui inoculant l’incertitude d’un principe volatil »6.
13Et pourtant, tant la Cour de cassation7 que la Cour d’arbitrage8 ont, à la même époque, et depuis lors à plusieurs reprises, consacré ce principe comme s’il ne pouvait en être autrement, comme si le système juridique ou plutôt ses acteurs, malmenés, avaient besoin de se raccrocher à une nouvelle bouée, à un repère, certes flou (on n’ose dire incertain...) forgé et défini de manière prétorienne, mais destiné à répondre à un manque.
14On touche ici à un problème plus large que celui du strict phénomène d’accélération du temps juridique. Il relève de la maîtrise par le droit de sa faculté de changement, de la nécessité d’assumer à la fois la stabilité et la nouveauté, de conserver les droits acquis et d’en conférer en même temps de nouveaux ou d’autres.
15Pour analyser, sans prétention d’exhaustivité9, certains aspects de l’étendue du principe de sécurité juridique, on se propose de passer en revue cinq domaines particuliers, tous relatifs au droit constitutionnel et administratif10 dans lesquels diverses formes de perturbations de la temporalité juridique ont, à chaque fois, été expressément corrigées au nom du principe de sécurité juridique.
Il s’agit des problèmes temporels posés par :
la possibilité d’annulation d’une norme législative ou réglementaire ;
les déclarations d’invalidité, sur question préjudicielle, de normes législatives ;
l’adoption de normes nouvelles et le droit transitroire ;
l’adoption de normes rétroactives ;
la question du retrait des actes administratifs illégaux.
1° L’annulation d’une norme législative ou réglementaire
16En créant une juridiction constitutionnelle telle que la Cour d’arbitrage, le système juridique belge s’est à la fois offert un surcroît de protection du droit — une garantie de légalisme donc — et une source nouvelle de perturbation du temps juridique.
17Certes, au départ, en 1980, il s’agissait uniquement d’assurer que chaque législateur, fédéral ou fédéré, ne commette pas un excès de compétence. A défaut d’hiérarchie entre la norme fédérale (la loi) et la norme fédérée (le décret ou l’ordonnance), c’était effectivement le seul moyen d’assurer le respect des règles en la matière.
18Il a donc été prévu que la Cour puisse annuler une norme, annulation qui opère avec un effet rétroactif.
19Toutefois, pour limiter l’incidence de cette rétroactivité, la même loi prévoit divers mécanismes correcteurs. Tout d’abord, le recours en annulation d’une norme doit être introduit dans les six mois qui suivent la publication de celle-ci au Moniteur belge. Ensuite, il est possible de saisir la Cour d’un recours en suspension de ladite norme. Enfin, la Cour doit se prononcer dans un délai maximal de dix-huit mois à partir du moment où elle a été saisie11.
20Outre ces règles de procédure, plus fondamentalement, la loi prévoit ensuite que la Cour peut « lorsqu’elle l’estime nécessaire, indiquer par voie de disposition générale ceux des effets des dispositions annulées qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement pour le délai qu’elle détermine »12.
21Le législateur spécial était donc conscient que le respect du droit déclaré applicable, même si ce droit était du type constitutionnel, pouvait, dans certaines circonstances, laissées à la souveraine appréciation de la Cour, s’accommoder de tempéraments : même le respect de la norme théoriquement la plus élevée pouvait être en pratique annihilé, pour des motifs d’équité ou autres. Il s’agit sans doute là d’une application inconsciente de l’adage « summum ius, summa injuria » ou d’une forme de paradoxe qui veut que le droit rétabli n’empêche pas les inconstitutionnalités de subsister.
22L’élargissement, en 1989, des attributions de la Cour au contrôle des articles 10, 11 et 24 de la Constitution, d’une part, et, d’autre part, l’ouverture du droit d’accès au prétoire de la Cour à toute personne justifiant d’un intérêt a, inévitablement, accru les possibilités et les motifs de remise en question que peut prononcer la Cour lorsqu’elle statue en annulation, en suspension ou sur question préjudicielle. La Cour a donc été amenée à faire un usage plus intensif de son pouvoir de modulation des effets de ses arrêts.
23En synthèse, on peut dire qu’elle a estimé devoir tempérer l’effet rétroactif des annulations prononcées, par exemple, par un souci de garantir la continuité d’une politique (mais uniquement pour une période limitée qu’elle fixe), par un souci de sécurité juridique et de maintien des actes accomplis (tels des contrats ou des actes de tutelle), en prenant en considération les difficultés administratives et financières qui résulteraient de l’effet rétroactif de son arrêt, pour ne pas entraver le fonctionnement d’un service, eu égard aux conséquences économiques défavorables que l’effet rétroactif de l’annulation pourrait entraîner à l’égard de personnes morales qui se sont vues reconnaître un avantage fiscal, ou encore pour permettre au pouvoir compétent de reconsidérer dans leur ensemble les dispositions annulées dont les effets sont temporairement maintenus13.
24Trois observations complémentaires méritent enfin d’être formulées sur ce premier aspect.
251° Tout d’abord, au cas où il n’a pas été fait usage de la faculté de moduler les effets d’une annulation, en réaction au caractère perturbateur de l’arrêt de la Cour, le législateur sanctionné a parfois tendance à adopter une règle identique à celle annulée — cette fois expurgée du vice qui l’affectait —, mais... en assortissant cette loi « nouvelle » d’un effet rétroactif remontant à la date d’entrée en vigueur de la norme annulée ! La validité de cette forme de rétroactivité, qui elle-même est perturbatrice du temps juridique, peut à son tour faire l’objet de contestations. On y reviendra (voir infra).
262° Ensuite, l’effet perturbateur de l’arrêt a aussi un impact sur des normes similaires à celles annulées qui existeraient encore dans l’ordre juridique, quoique non attaquées. En effet, selon la loi14, un nouveau délai de six mois pour agir devant la Cour est offert à l’encontre d’une norme, prise par un autre législateur, si cette norme a, en tout ou en partie, le même objet que la norme annulée. Ici, l’effet d’un arrêt d’annulation vaut non seulement pour le passé, mais également pour le futur, puisque des normes qui ne pouvaient plus être attaquées par expiration du (premier) délai pour agir, peuvent l’être à nouveau, ce qui d’une certaine façon, accroît la perturbation du système.
273° A l’égard des actes réglementaires, la portée des arrêts d’annulation prononcés par le Conseil d’Etat est la même que celle des arrêts de la Cour d’arbitrage : un arrêt d’annulation a un effet rétroactif en sorte que l’acte annulé est censé n’être jamais intervenu, ne jamais avoir existé15. Comme l’écrit Paul Lewalle, le « temps a suspendu son vol » ; on en revient à « l’ordre des anciens jours ».
28Toutefois, cette portée rétroactive connaît aussi un tempérament sous la forme de la théorie dite du fonctionnaire de fait. Cette théorie permet de considérer que les actes accomplis, même par un fonctionnaire illégalement nommé, restent valables16.
29Parfois, le Conseil d’Etat a même différé dans le futur la prise de cours des effets d’arrêts d’annulation qu’il prononce. Ainsi, à propos de la nomination illégale d’un enseignant universitaire, le Conseil d’Etat constate que l’annulation qu’il prononce le 31 mai 1985 risque de désorganiser la première et la seconde session d’examens de l’année académique en cours, en sorte qu’il diffère au 1er octobre 1985 les effets de son arrêt d’annulation17 !
30Enfin, les lois coordonnées sur le Conseil d’Etat ont été complétées par un article 14ter, inséré par une loi du 4 août 1996. Le Conseil d’Etat peut également désormais indiquer, par voie de disposition générale, ceux des effets des dispositions d’actes réglementaires18 annulés qui doivent être considérés comme définitifs ou maintenus provisoirement dans le délai qu’il détermine. Cette disposition est similaire à celle utilisée depuis plus de dix ans par la Cour d’arbitrage. Le législateur, qui l’a adoptée à l’unanimité, y a sans doute trouvé une formule adéquate pour juguler, dans la mesure du possible, les effets perturbateurs sur le temps juridique des annulations prononcées au nom du respect de la loi19 !
2° Les déclarations d’invalidité sur question préjudicielle
31En 1980, outre la possibilité d’agir en annulation devant la Cour d’arbitrage, il a été prévu que celle-ci puisse être saisie par voie de question préjudicielle, au départ, uniquement à propos de normes qui poseraient un problème de conformité avec les règles répartitrices de compétences, et ensuite, en 1989, également pour cause de méconnaissance des articles 10, 11 et 24 de la Constitution.
32Le mécanisme de la question préjudicielle, c’est-à-dire celui de la question posée à un juge par un autre juge à propos d’un problème qu’il ne peut trancher lui-même, était déjà bien connu en droit européen. C’est précisément la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, spécialement quant aux effets des arrêts rendus sur question préjudicielle, qui va inspirer la Cour d’arbitrage.
33L’élément perturbateur que contient le mécanisme de la question préjudicielle est double.
34Tout d’abord, une question préjudicielle peut, contrairement au recours en annulation, être soulevée en tous temps. Lorsque la compétence de la Cour était limitée à la question de la répartition des compétences, il en était fait peu usage. Depuis que la compétence de la Cour a été étendue au contrôle des principes d’égalité et de non-discrimination, toute norme législative peut théoriquement être soumise au contrôle de la Cour, par voie préjudicielle, si l’occasion se présente.
35Cette remise en cause théorique a vite connu sa traduction pratique, puisqu’on ne compte plus les arrêts de la Cour qui « revisitent », pour les approuver, les sanctionner ou les réinterpréter, les solutions les plus anciennes, les mieux ancrées de toutes les branches du droit.
36On ne partagera donc pas nécessairement les conclusions de L.P. Suetens et R. Leysen qui, invités à répondre à la question « Les questions préjudicielles : causes d’insécurité juridique ? », estimaient que les techniques de renvoi pour question préjudicielle « visent à préserver l’uniformité de la jurisprudence et, partant, la sécurité juridique »20. Sur un plan matériel, il est exact que la possibilité de poser des questions préjudicielles a pour effet de rétablir la légalité au sens large du terme, et partant, la hiérarchie des normes ainsi qu’une certaine sécurité de contenu de la règle ; toutefois, au plan temporel, le mécanisme de la question préjudicielle a des incidences difficilement maîtrisables.
37En effet, et c’est le second élément perturbateur, les arrêts préjudiciels ne sont pas assortis de la moindre indication quant à leurs effets dans le temps. Lorsque la Cour déclare inconstitutionnelle une norme déterminée, cette déclaration, même à valeur juridictionnelle réduite, puisqu’elle n’a pas le même effet erga omnes qu’un arrêt d’annulation, vaut-elle à partir du jour de l’arrêt prononcé, de son lendemain, ou même pour le passé ?
38A priori, à défaut de dispositions législatives, un arrêt d’invalidation prononcé sur question préjudicielle a un effet temporel présent, passé et futur. Présent, car il s’applique au cas dont doit connaître le juge qui a posé à la Cour la question préjudicielle ; passé, car l’arrêt préjudiciel a, en règle, pour portée de donner à la norme le sens, et même la validité, qu’elle est censée avoir depuis le jour de son entrée en vigueur ; futur, car si une question préjudicielle identique est soulevée à propos de la même norme devant un autre juge, celui-ci sera dispensé d’adresser à la Cour une question lorsqu’il se conforme à l’arrêt préjudiciel antérieur.
39Les arrêts préjudiciels remettent parfois ainsi en cause les situations les plus stables.
40Un exemple, qui frise le cas d’école, mérite à cet égard d’être exposé par le menu. Il a trait à la matière de la prescription civile et pénale.
41Le 19 août 1986, Madame X a été gravement accidentée alors qu’elle était passagère d’une moto pilotée par son mari, et qu’ils se rendaient tous deux au travail. Cette moto était assurée en responsabilité civile auprès d’une compagnie Y.
42Les circonstances de l’accident sont simples : alors que le véhicule circulait à une vitesse excessive sur sol mouillé, il dérapa sur une plaque d’égout, en sorte que la moto se coucha sur le flanc, provoquant la glissade de Madame X qui heurta la roue d’un bus à l’arrêt. Elle en devint paraplégique, par fracture de deux vertèbres.
43Au plan des responsabilités, Madame X n’a intenté aucune action en justice, ni contre son époux, responsable, ni contre la compagnie d’assurance Y. A l’époque, la compagnie Y avait opposé, à juste titre, l’article 4, § 1er de la loi du 1er juillet 1956 relative à l’assurance obligatoire de la responsabilité civile en matière de véhicules automoteurs. Cet article prévoit que peut être exclu du bénéfice de l’assurance, le conjoint du conducteur du véhicule ayant occasionné le dommage à la condition que ce conjoint habite sous le même toit et soit entretenu par ledit conducteur.
44L’objectif de cette règle est de prévenir les fraudes à l’assurance, c’est-à-dire la collusion entre l’assuré et la victime qui serait son conjoint en les empêchant de faire passer pour des dommages causés par le véhicule assuré les dommages ayant une autre origine. Face à cette objection, Madame X n’a introduit aucune action contre la compagnie d’assurance.
45De même, elle n’a introduit aucune action contre son mari, action qui aurait pu être intentée dans le délai de cinq ans applicable à l’action civile résultant d’une infraction, conformément à l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle. Madame X se retrouvait donc sans recours.
46Le 21 mars 199521, la Cour d’arbitrage a prononcé deux arrêts dans des affaires n’ayant rien à voir l’une avec l’autre mais qui, pour Madame X, s’assimileront à une sorte de miracle.
47Tout d’abord, par l’arrêt 26/95, la Cour a déclaré, sur question préjudicielle, que la possibilité d’exclure notamment le conjoint du conducteur du véhicule du bénéfice de l’assurance viole le principe d’égalité et de non-discrimination repris aux articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que la différence de traitement en matière de réparation entre le conjoint du conducteur et les autres victimes de l’accident provoqué par le conducteur est disproportionnée par rapport à l’objectif recherché. L’objectif est de prévenir la fraude à l’assurance, c’est-à-dire la collusion entre l’assuré et la victime qui serait son conjoint en les empêchant de faire passer pour des dommages causés par le véhicule assuré des dommages ayant une autre origine. Le moyen utilisé pour atteindre cet objectif est disproportionné en ce que la disposition qui le met en œuvre permet de refuser toute indemnisation à ces types de victimes en se fondant sur une présomption irréfragable, même dans le cas où la collusion suspectée est improbable, voire exclue.
48En conséquence, la Cour considère que l’article 4, § 1er, de la loi du 1er juillet 1956 est inconstitutionnel dans la mesure où, en aucun cas, il n’autorise les personnes qu’il permet d’exclure du bénéfice de l’assurance à renverser la présomption de collusion sur laquelle il est fondé. L’inconstitutionnalité de cette disposition réside donc dans le caractère irréfragable de la présomption de collusion.
49A priori, cet arrêt ne concerne pas directement le cas de Madame X, puisque celle-ci n’était pas partie à la cause. Ceci étant, on peut se demander quel est l’effet dans le temps de l’arrêt prononcé le 21 mars 1995. A cet égard, il faut bien constater que ledit arrêt ne fournit aucune précision. Est-ce à dire que cet arrêt ne s’applique qu’aux situations postérieures au 21 mars 1995, mais non aux causes d’exclusion déjà opposées avant le 21 mars 1995 en application de l’article 4, § 1er de la loi du 1er juillet 1956 ? On opérerait ainsi une distinction dans le temps quant aux effets d’arrêts de la Cour d’arbitrage en distinguant le passé du futur, considérant que l’arrêt qui déclare une norme législative contraire à la Constitution constituerait le moment pivot. Autrement dit, avant l’arrêt sur question préjudicielle, les inconstitutionnalités passées ne sont pas remises en cause, mais dès le jour de l’arrêt, celles-ci doivent disparaître.
50Pour examiner s’il en est ainsi à propos du cas de Madame X, il faut s’intéresser au deuxième arrêt, no 25/95, toujours prononcé le 21 mars 1995 par la Cour d’arbitrage. Cet arrêt est précisément relatif à l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle, article que la Cour déclare également inconstitutionnel.
51Pour la Cour, par la courte prescription civil qu’elle contient, cette disposition a pour conséquence que la situation d’une personne ayant subi un dommage résultant d’une faute était sensiblement plus défavorable lorsque cette faute constitue une infraction que lorsqu’elle n’en constitue pas une.
52Certes, par cette disposition, le législateur entendait protéger des intérêts tels que le droit de l’auteur des faits à l’oubli, la sécurité juridique (déjà !) et le maintien de la paix publique restauré depuis l’infraction commise. Ces préoccupations justifiaient dès lors que l’action pénale soit soumise à des délais de prescription particuliers, proportionnés à la gravité des faits et donc abrégés (en l’espèce cinq ans pour le délai de coups et blessures involontaires).
53Toutefois, la Cour considère que ces préoccupations ne justifient pas que l’action civile en réparation des dommages causés par ces faits soit également prescrite après cinq ans, alors que la réparation du dommage causé par une faute civile moins grave qu’une faute que le législateur a qualifiée de pénale peut être demandée pendant trente ans, délai de droit commun.
54Cet arrêt révolutionne tout le domaine de la prescription de certaines actions civiles, lesquelles bénéficient désormais de la prescription trentenaire de droit commun, et ne sont plus soumises à la prescription, quinquennale, au motif qu’elles étaient liées à une action pénale22.
55Ici également se pose la question des effets dans le temps de ce second arrêt de la Cour d’arbitrage. N’applique-t-on le nouveau délai de prescription qu’aux affaires non encore prescrites ? Peut-on l’appliquer aux affaires pour lesquelles le délai de cinq ans est déjà expiré ?
56C’est à l’occasion d’une troisième question préjudicielle que la Cour a, par un arrêt du 19 février 199723, fourni une réponse de principe. Les circonstances qui ont donné lieu à cet arrêt méritent d’être rappelées également.
57Le tribunal de première instance de Namur avait demandé à la Cour si « l’application absolue et sans nuance du principe énoncé par son arrêt du 21 mars 1995 [le second] ne risquait pas d’entraîner une insécurité juridique et créer une discrimination entre les citoyens lorsque les infractions étaient commises avant la date du 21 mars 1995 ».
58Il a donc été demandé à la Cour s’il ne convenait pas de limiter dans le temps les effets de son arrêt relatif à l’article 26 du titre préliminaire du Code d’instruction criminelle.
59La réponse de la Cour est particulièrement nette. Elle a été formulée comme suit : à supposer que la Cour d’arbitrage puisse, à titre exceptionnel, même lorsqu’elle statue sur le renvoi préjudiciel, limiter dans le temps les effets de ses arrêts, la limitation qui interviendrait près de deux ans après un premier arrêt préjudiciel, créerait elle-même une insécurité juridique puisqu’elle tromperait la légitime confiance de ceux qui se sont fiés à la solution consacrée par le premier arrêt. La Cour excéderait ses compétences si, alors qu’elle a constaté dans un arrêt antérieur qu’une disposition légale viole les articles 10 et 11 de la Constitution, elle détermine elle-même, ultérieurement, par le biais d’une réponse à la question qui lui est posée dans une seconde affaire, à partir de quelle date et à l’égard de quels litiges l’arrêt antérieur déclarant les dispositions légales inconstitutionnelles doit sortir ses effets.
60Il en résulte que si la Cour d’arbitrage peut, dans un arrêt préjudiciel, limiter dans le temps les effets de son arrêt, cette limitation doit « nécessairement être libellée dans l’arrêt préjudiciel lui-même, et ne peut être sollicitée dans un recours ultérieur »24.
61Si l’on en revient au cas de Madame X, on peut estimer que celle-ci a retrouvé, par les deux arrêts du 21 mars 1995, un double droit d’action. Tout d’abord, elle peut agir contre son mari, même pour des faits remontant à 1986, sans plus être soumise au délai de cinq ans applicable au motif qu’il y avait en l’espèce un aspect pénal. Par ailleurs, à l’égard de l’assureur de son mari, elle peut également agir en vertu de l’autre arrêt [le premier] prononcé par la Cour d’arbitrage. En effet, cet arrêt ne limite pas dans le temps les effets qu’il contient. Autrement dit, les causes d’exclusion fondées sur l’article 4, § 1er de la loi du 1er juillet 1956, même opposées avant le 21 mars 1995, sont devenues inconstitutionnelles, dans la mesure où elles interdisaient à celui auquel la clause d’exclusion a été opposée le droit de renverser la présomption de collusion qui justifiait cette exclusion. En sa qualité de passagère victime de l’accident, Madame X pourrait désormais soit à nouveau agir contre son époux, mais surtout agir contre l’assureur de celui-ci pour obtenir une indemnisation auparavant interdite au plan matériel et prescrite au plan temporel.
62Au-delà du cas d’espèce, la sécurité juridique présente ici un double intérêt.
63Premièrement, c’est elle qui permet de modaliser dans le temps les effets de la déclaration d’invalidité prononcée à titre préjudiciel. Cette possibilité n’est pas prévue par un texte de loi, mais a une origine prétorienne25. Il apparaît que là aussi, comme en matière d’annulation, la sécurité juridique opère comme un pouvoir à la disposition du juge.
64Deuxièmement, c’est la sécurité juridique elle-même qui s’oppose à ce que la Cour puisse, ultérieurement à un premier arrêt préjudiciel, compléter celui-ci en lui donnant un effet rétroactif et limité dans le temps26. La sécurité juridique opère cette fois comme une contrainte, celle de la chose décidée, qui lie non seulement les parties mais également le juge lui-même.
65En résumé, que ce soit lorsqu’il statue au contentieux de l’annulation ou au contentieux préjudiciel, lorsqu’il estime devoir invalider une norme, le juge constitutionnel devra toujours, sous peine d’engager sa responsabilité27, prendre en compte la mesure dans laquelle l’effet perturbateur de son arrêt doit être corrigé, tempéré au nom de la sécurité juridique.
66Enfin, il n’est pas inintéressant de signaler que l’arrêt de la Cour d’arbitrage du 19 février 1997 a suscité des jurisprudences divergentes ! Ainsi, le tribunal de première instance de Liège a considéré que la Cour d’arbitrage avait prioritairement estimé qu’il appartenait au seul législateur d’apprécier dans quelle mesure il convient de prévenir l’insécurité juridique qui résulterait de ce que des situations révolues, qui n’ont pas fait l’objet de décisions passées en force de chose jugée, puissent être remises en cause. Constatant toutefois que le législateur n’était pas intervenu en la matière, le tribunal estime qu’il revient, en définitive, aux cours et tribunaux de déterminer dans le temps les effets de la Cour d’arbitrage rendus sur question préjudicielle. « Que l’on ne peut inférer du silence de la loi quant aux effets rétroactifs d’un arrêt sur question préjudicielle que le législateur aurait voulu interdire à la juridiction de fond de limiter elle-même dans le temps les effets d’un tel arrêt, alors que, par ailleurs, le principe de sécurité juridique a été consacré à plusieurs reprises par la Cour de cassation »28. Le tribunal considère en l’espèce que « l’ordre social impose que des situations juridiques valablement acquises ne soient pas remises en question après de nombreuses années ». En conséquence, le tribunal refuse de considérer comme non avenue une prescription acquise sous l’empire du droit en vigueur avant l’arrêt du 21 mars 1995 de la Cour d’arbitrage.
67Pour sa part, le tribunal de première instance de Namur adoptera peu après une solution exactement inverse ! Partant également du constat qu’il l’incombe, selon la Cour d’arbitrage, au seul législateur d’intervenir pour prévenir la sécurité juridique qui résulterait de ce que des situations révolues puissent être remises en cause, le tribunal en déduit que « le juge du fond est, par conséquent, sans compétence pour apprécier et prévenir cette insécurité juridique ». L’arrêt préjudiciel prononcé le 21 mars 1995 par la Cour d’arbitrage, en ce qu’il déclare inconstitutionnelle la disposition inscrite à l’article 26 du titre préliminaire du Code de procédure pénale, fixant à cinq ans le délai de prescription des actions civiles nées d’une infraction, s’applique inconditionnellement aux situations même révolues antérieurement à cet arrêt et qui n’ont pas fait l’objet d’une décision passée en force de chose jugée. Le tribunal ajoute à cet égard que « les droits acquis sous l’empire d’une loi inconstitutionnelle ne peuvent, dès lors, s’imposer comme tels »29.
68En définitive, les arrêts de la Cour d’arbitrage n’ont pas totalement restauré la sécurité juridique souhaitée.
3° L’adoption de nouvelles normes et le droit transitoire
69L’accroissement du nombre de nouvelles normes de tous types, — législatif, réglementaire, individuel —, participe assurément à l’accélération du temps juridique affectant l’ordre juridique en général.
70Traditionnellement, cette fonction « dirigeante », — qu’elle soit exercée par le législatif ou par l’exécutif —, pouvait s’autoriser de la loi non-écrite, dite du changement30.
71Toutefois, il apparaît que ce « droit au changement », expression de la liberté de l’action discrétionnaire et autrefois absolue des pouvoirs publics, a connu de plus en plus de limitations.
72On ne reviendra pas sur le rôle grandissant du contrôle des motifs exercé par le juge administratif sur le pouvoir discrétionnaire ou les sanctions des revirements d’attitude non justifiés opérés par l’autorité, même en vue de faire respecter la loi31 ! Ce qui est plus remarquable, au plan de la temporalité, c’est l’émergence d’un contrôle identique par le juge constitutionnel à l’égard du législateur lui-même.
73Si l’on synthétise la jurisprudence, il est certain que, d’une part, la Cour d’arbitrage considère toujours qu’il ne lui appartient pas d’apprécier si une mesure établie par la loi est opportune ou souhaitable. A cet égard, si un législateur estime qu’un changement de politique s’impose, il peut décider que ce changement doit être réalisé avec effet immédiat, et il n’est, en principe, pas obligé de prévoir un régime transitoire32. En effet, le propre d’une nouvelle règle est d’opérer une distinction entre les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui entraient dans le champ d’application de la règle antérieure et les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui entrent dans le champ d’application de la nouvelle règle. Semblable distinction ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution à peine de rendre impossible toute modification de la loi33. Toutefois, selon le principe fondamental de la sécurité juridique, la Cour considère aussi que le législateur ne peut porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt que possèdent les sujets de droit à se trouver en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes34.
74Ici encore, un exemple permettra de comprendre comment la sécurité juridique intervient pour protéger certaines situations de changement abrupt.
75Des dispositions légales avaient accordé, sous certaines conditions, des réductions de taux d’intérêt pour des prêts consentis aux ouvriers mineurs qui cessaient leur profession. Constatant qu’au lieu des 1.500 demandes supplémentaires attendues, 2.468 prêts complémentaires à taux réduit ont dû être accordés, la Région flamande a indiqué, par un nouveau décret, que la réduction du taux d’intérêt était seulement consentie « dans les limites budgétaires ». Sans contester que l’autorité publique est libre de modifier sa politique et qu’un objectif d’économie budgétaire peut être légitimement poursuivi, la Cour considère cependant que la disposition nouvelle méconnaît les exigences de la sécurité juridique en privant de l’avantage de la réduction du taux certaines personnes qui avaient précisément contracté des engagements en fonction de ce taux réduit35.
76La sécurité juridique sert ici de « garde-fou » contre l’effet provoqué par des mesures nouvelles. Elle limite le pouvoir de changement dont dispose le législateur pourtant souverain.
77La Cour d’arbitrage a toutefois nuancé son propos en indiquant que « si le législateur décrétal estime qu’un changement de politique s’impose d’urgence, il peut décider de lui donner un effet immédiat et n’est en principe pas obligé de prévoir un régime transitoire. D’une manière générale, les pouvoirs publics doivent d’ailleurs adapter leur politique aux circonstances changeantes de l’intérêt général. Tout changement de politique destiné à faire face à une nécessité urgente deviendrait impossible si l’on partait du principe que les articles 10 et 11 de la Constitution exigent que le régime antérieur soit maintenu pendant une période déterminée »36.
78Autrement dit, une fois de plus, c’est l’urgence, l’accélération du temps juridique qui permet de s’affranchir de certains principes. Toutefois, le même arrêt contient une importante réserve libellée comme suit : « Lorsqu’à l’époque de l’adoption d’un décret, le législateur décrétal a prévu un régime transitoire, il ne peut cependant, lorsqu’il estime devoir procéder à une modification décrétale, se prévaloir de sa liberté d’action précitée pour édicter, sur le plan des mesures transitoires, un régime qui ne résisterait pas à un contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution »37.
79Le changement induit par de nouvelles normes se doit donc aussi de tenir compte du contexte (droits acquis, etc.) à peine de méconnaître la sécurité juridique.
4° L’adoption de normes rétroactives
80Si l’adoption de normes rétroactives ne relève a priori pas d’une accélération du temps juridique, le phénomène participe à la perturbation générale du système juridique, spécialement sous l’angle temporel.
81On sait que, légalement, les normes rétroactives sont interdites. Cette interdiction a cependant peu de valeur, puisqu’elle n’est inscrite que dans le Code civil en son article 2.
82Alors que, en soi, toute norme rétroactive porte atteinte à la sécurité juridique, c’est parfois celle-ci qui sert de justification à celle-là.
83L’exemple le plus frappant, et qui a donné lieu à une saga judiciaire pas encore tout à fait terminée, est celui de la loi du 30 août 1988 relative au pilotage des bâtiments de mer.
84En adoptant cette loi, le législateur a cherché à contrecarrer un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation en la matière. En effet, jusqu’à un arrêt du 15 décembre 1983, il était considéré que, en cas d’abordage causé par un navire dont le capitaine était assisté par un pilote, appointé par l’Etat, les responsabilités étaient réglées de la manière suivante. Tout d’abord, le capitaine du navire, en tant que maître à bord, était responsable de l’abordage causé, même par la faute du pilote ; ensuite, le pilote monté à bord pouvait également être tenu responsable pour la faute qu’il aurait commise ; par contre, l’Etat ne pouvait être tenu pour responsable des fautes commises par le pilote, son préposé, quand bien même la présence de ce pilote a été imposée par la loi.
85Dans son arrêt du 15 décembre 1983, la Cour de cassation opéra un revirement de jurisprudence sur ce dernier point : « la faute, si légère soit-elle, dit la Cour de cassation, commise par le pilote qui a causé ou contribué à causer des dommages résultant d’un abordage entre des bâtiments de mer engageait la responsabilité de ce pilote ; le service de pilotage étant organisé par l’Etat et relevant de celui-ci, la responsabilité civile du pilote entraîne celle de l’Etat »38.
86Eu égard au fait qu’en vertu de ce revirement de jurisprudence, l’Etat risque de se voir assigné en remboursement de sommes relatives à tous les accidents causés par ses pilotes durant les trente dernières années, la loi du 30 août 1988 tend, d’une part, à exonérer l’Etat pour toute faute commise par le pilote et ce, d’autre part, avec un effet rétroactif de trente ans !
87La validité de la loi a été contestée, d’abord en droit interne devant la Cour d’arbitrage, et ensuite devant la Cour européenne de Strasbourg39.
88Au-delà de la divergence d’appréciation entre ces deux juridictions, puisque la première a rejeté le recours, tandis que la seconde a condamné l’Etat belge, ce qui est intéressant c’est l’analyse faite par la Cour d’arbitrage de cette fameuse rétroactivité de trente ans.
89D’une part, la Cour ne conteste pas que « l’élément rétroactifque comporte le système spécial de responsabilité instauré en matière de pilotage porte atteinte au principe fondamental de la sécurité juridique, selon lequel le contenu du droit doit en principe être prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit puisse prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte se réalise »40. Toutefois, poursuit la Cour, cette atteinte au principe de la sécurité juridique n’est pas, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport à l’objectif général visé par la législation attaquée. Le législateur a entendu maintenir un système de responsabilité qu’il n’avait pas voulu modifier en 1967 et que la jurisprudence antérieure à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de l’article 5 de la loi de 1967 sur le pilotage41.
90Il est remarquable de constater comment, tout en constatant une atteinte au principe de la sécurité juridique du fait de l’effet rétroactif trentenaire, la Cour considère qu’il existerait une sorte de sécurité juridique supérieure qui justifierait de maintenir intacts, par cette loi rétractive, les effets du passé, remis en cause par un revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation. Cette conception d’une double sécurité juridique contraste avec la jurisprudence, il est vrai plus récente, de la Cour d’arbitrage elle-même à propos de l’éventuelle modalisation de l’effet rétroactif de ses arrêts préjudiciels (voir supra).
91Pourtant, entre une déclaration d’inconstitutionnalité opérée sur question préjudicielle et un revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation, il n’y a, a priori, guère de différence. Comment la Cour d’arbitrage peut-elle, d’une part, déclarer une norme inconstitutionnelle à titre préjudiciel, et refuser ensuite, au nom de la sécurité juridique, de modaliser les effets de cet arrêt dans le temps à défaut de l’avoir fait immédiatement, et par ailleurs, valider, au nom de la même sécurité juridique, une loi destinée à compenser les effets sur des situations passées d’un arrêt constitutif d’un revirement juridique important ? La réponse tient à la séparation des pouvoirs : seul le législateur peut, par une loi rétroactive ou interprétative, « contrer » une décision judiciaire qu’elle constitue ou non un en revirement de jurisprudence ; seul le législateur peut modaliser dans le temps les effets d’un arrêt préjudiciel qui ne contient aucune indication à cet égard.
92Par ailleurs, on l’a déjà évoqué, certaines lois sont rétroactives uniquement afin de contrer les effets d’un arrêt prononcé par la Cour d’arbitrage elle-même !
93La matière fiscale fournit ici un objet de réflexion.
94Ainsi, en 1990, la Région wallonne décide d’instaurer une taxe sur le pompage des eaux souterraines potabilisables. A l’origine, c’est le législateur wallon lui-même qui avait fixé le montant de la taxe. En 1993, il croit opportun de modifier cette taxe en confiant désormais au gouvernement wallon le soin d’en fixer le montant. En 1995, la Cour d’arbitrage annule cette délégation, dans la mesure où la Constitution consacre le principe de la légalité de l’impôt, c’est-à-dire l’obligation de faire adopter les éléments essentiels de toute taxe, notamment dans montant, par une assemblée démocratiquement élue, et non par un gouvernement42.
95A défaut d’avoir été modalisés dans le temps, les effets de cet arrêt d’annulation exigeaient que les taxes perçues selon le décret modificatif soient remboursées, puisque perçues de manière inconstitutionnelle. En réaction, le législateur wallon a, en 1996, adopté un nouveau décret fixant cette fois-ci lui-même le montant de la taxe, et faisant rétroagir l’entrée en vigueur de celle-ci à la date d’entrée en vigueur de l’ancien décret annulé43.
96Cette rétroactivité peut paraître, d’un côté, contraire à la sécurité juridique restaurée par l’arrêt de la Cour. D’un autre point de vue, on peut considérer que cette rétroactivité tend à corriger l’insécurité causée par l’effet rétroactif du même arrêt d’annulation.
5° Le refus d’application et le retrait d’actes administratifs illégaux
97Depuis 1830, notre Constitution affirme un principe de légalité a priori absolu puisqu’il autorise, voire impose, au juge de n’appliquer les règlements que pour autant qu’ils soient conformes aux lois (article 159 de la Constitution).
98En créant un Conseil d’Etat chargé de vérifier, au contentieux de l’annulation, la validité des actes administratifs réglementaires ou individuels, on a renforcé ce principe de légalisme, en offrant une possibilité supplémentaire de remise en cause des actes illégaux.
99La situation est dès lors a priori simple.
100Si l’acte est régulier, la situation qu’il a créée ne peut être modifiée, sauf pour le futur, sous réserve des nuances qui s’appliquent selon que l’acte est réglementaire ou individuel.
101Si l’acte est irrégulier, la situation qu’il a créée est précaire : cette situation pourra être remise en cause soit par refus d’application, soit par annulation, soit encore par retrait spontané de l’acte de son auteur.
102Or, aujourd’hui, le souci et le pouvoir de remettre en cause, au nom du droit, des situations irrégulières est fortement mis en question, en vertu précisément de la sécurité juridique devant laquelle la légalité doit céder.
103Ainsi, en matière de retrait d’un acte administratif irrégulier, des solutions divergentes, difficiles à synthétiser44, permettent, en gros :
à l’administration de retirer en tous temps l’acte qu’elle a posé, pour autant qu’il soit totalement illégal au point de pouvoir être qualifié d’inexistant ou que l’acte ait été obtenu par fraude ;
de pouvoir retirer, soit dans le délai pour agir au Conseil d’Etat, c’est à dire dans les soixante jours, soit, en cas de recours, jusqu’au prononcé de l’arrêt, un acte irrégulier.
104En dehors de ces situations, l’auteur d’un changement juridique doit, sauf l’erreur patente ou la fraude, assumer les actes accomplis sans possibilité, au nom d’un principe de légalité mal compris, de mettre en cause les situations qu’il a contribué à créer45.
105Cette jurisprudence du Conseil d’Etat contraste avec la portée de l’article 159, tel qu’interprété par le juge judiciaire, qui permet, en tous temps, de ne pas appliquer un acte qui apparaîtrait comme illégal. Dans ce cadre, l’autorité peut elle-même invoquer l’illégalité d’une décision quֹ’elle a prise, voire qu’elle ne peut même plus, selon le Conseil d’Etat, retirer. Il est ainsi fait application d’un adage, fondé sur le temps, selon lequel « quae temporalia surit ad agendum, perpetua sunt ad excipiendum ».
106Mais c’est ici qu’intervient, à nouveau, le principe de la sécurité juridique : le revirement d’attitude de l’administration, même fondé sur le respect de la loi, n’est pas admissible s’il porte atteinte au principe de la confiance légitime.
***
107Au terme de ce propos plus empirique que théorique du phénomène d’accélération du temps juridique, deux réflexions peuvent être faites.
108Tout d’abord, si l’accélération du temps juridique comprend bien sûr un élément de vitesse, d’expansion des procédures accélérées et des mesures provisoires dans tous les contentieux46, en l’espèce, c’est en tant qu’aléa structurel que ce phénomène a été analysé. En réponse au « bougé »47 du système provoqué par une série de « séismes » d’origines diverses, sont apparus des mécanismes variés, antisismiques en quelque sorte, que l’on a cru pouvoir rassembler sous le label de la sécurité juridique.
109Ainsi, la sécurité juridique peut l’emporter sur le strict respect de la loi ; à la disposition du juge, elle permet de tempérer les effets de la restauration rétroactive de droits ; à l’inverse, la sécurité opère parfois comme contrainte du respect de la chose jugée, sauf intervention de législateur ; enfin, la sécurité permet d’aménager, le cas échéant, des mécanismes de droit transitoire.
110Elle est, en somme, un outil à la disposition de chaque pouvoir, — législatif, exécutif et judiciaire — dont il est fait usage selon les nécessités, et dans un contrôle mutuel.
111Ceci amène à une deuxième réflexion. Adopter aujourd’hui une norme, c’est prendre un risque. Au-delà des difficultés d’élaborer la règle et de lui donner un contenu, réglementer c’est aussi s’exposer à « mal faire », à susciter des litiges non seulement à l’occasion de l’application de la norme, mais surtout à propos de la règle elle-même, de sa validité, de son contenu, de la manière dont elle est entrée en vigueur dans le système juridique, etc..
112Or, sur ce plan également, le système juridique a réagi : tout exécutif sanctionné par le Conseil d’Etat commet ipso facto une faute48 ; le législateur pourrait l’être bientôt de la même manière pour toute loi déclarée invalide49 ; si, en raison des fautes du pouvoir judiciaire, l’Etat peut être sanctionné50, n’en serat-il demain pas de même pour les « errements » du juge constitutionnel qui, en définitive, fait également la loi lorsqu’il la comble ou l’annule ou la réinterprète ?
113Pour reprendre le cas de Madame X exposé ci avant, on peut, sans faire de la fiction, imaginer que l’assureur du responsable de l’accident se retourne contre l’Etat Belge pour faute du service public que constitue la justice constitutionnelle, et qui, sans explications, n’a pas prévu, dans ses arrêts du 21 mars 1995, de limite temporelle aux deux déclarations d’inconstitutionnalité des règles jusqu’alors applicables en matière de prescription et en matière d’assurance de responsabilité automobile.
114La boucle serait ainsi finalement bouclée : le législateur ne légifère pas ou légifère mal ; l’exécutif applique les normes comme il le peut ; le judiciaire rectifie, corrige ou avalise tant et plus mais chacun engage ainsi sa responsabilité. Tant que, sur chaque question juridique, un équilibre n’aura pas été trouvé, ce mouvement quasi perpétuel se poursuivra.
Notes de bas de page
1 F. TULKENS, La sécurité juridique : un idéal à reconsidérer, in R.I.E.J., 1990/14, p. 25.
2 B. PACTEAU, La sécurité juridique, un principe qui nous manque ?, in A.J.D.A., 1995, no spéc., p. 151.
3 L. FRANÇOIS, La fiabilité du droit, dite sécurité juridique, in La sécurité juridique, Editions du Jeune barreau de Liège, 1993, p. 12.
4 Pour un exposé récent de la controverse, J.-S. JAMART, Observations sur l’argumentation : la primauté du droit international, in Revue belge de droit constitutionnel, 1999/2, p. 109-136. Sur les difficultés de hiérarchiser le droit communautaire, H. GAUDIN, Amsterdam : l’échec de la hiérarchie des normes ?, in R.T.D. eur, 1999, p. 1-20.
5 A.W. HERINGA, Retrospective and prospective rulings, in R. BAKKE, A.W. HERINGA et F. STROINK, Judicial control. Comparative essays on judicial review, Maklu-Nomos-Juridik & Samhälle-Bruylant-Blackstone-Schultess, 1998, p. 55-80.
6 P. MARTENS, Conclusions générales, in La sécurité juridique, op.cit., p. 264-265.
7 Cass., 27 mars 1992, R.C.J.B., 1995, p. 53 et obs N. Geelhand ; adde Cass., 13 février 1997, J.L.M.B., 1998, p. 102, Cass., 16 octobrre 1997, Pas., I, p. 1041 ; Cass 7 décembre 1998, Pas., 1998, I, p. 1183 ; Cass., 14 juin 1999, Larder cass., 1999, n°1182
8 C.A., no 10/93, 11 février 1993, B.9.3 ; no 59/93, 15 juillet 1993, B.8.3. ; adde e.a. no 28/96, 30 avril 1996, B.3.8 ; no 49/96, 12 juillet 1996, B.3.8.
9 Voir à cet égard la thèse de Mme P. POPELIER, Rechtszekerheid als beginsel voor behoorlijke regelgeving, Anvers, Intersentia, 1997, 663 p.
10 L’exercice pourrait être effectué dans d’autres branches du droit.
11 Voy. les articles 3, § 2, 19, 25 et 109 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d’arbitrage.
12 Article 8, al. 2 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 relative à la Cour d’arbitrage.
13 Voy les arrêts de la Cour d’arbitrage no 4/87, 58/88, 4/91, 33/92, 79/92, 6/93, 10/93, 30/98, 68/98 et 49/99 qui tient compte de la « nature de la disposition en cause ». Pour un commentaire portant notamment sur cette jurisprudence, voir F. OST, L’heure du jugement. Sur la rétroactivité des décisions de justice. Vers un droit transitoire de la modification des règles jurisprudentielles, in Temps et droit. Le droit a-t-il pour vocation de durer ?, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 91-133.
14 Article 4 de la loi spéciale du 6 janvier 1989.
15 Sur les conséquences de cette fiction, voir P. LEWALLE, Contentieux administratif, 1997, p. 724-733.
16 Ibidem, p. 734.
17 C.E., 31 mai 1985, Heyndels, no 25.424.
18 Cette faculté ne s’applique toutefois pas aux actes individuels illégaux.
19 Voir Doc. parl., Sén., 1995-1996, no 321/6, p. 7.
20 L.P. SUETENS et R. LEYSEN, Les questions préjudicielles : causes d’insécurité juridique ?, in La sécurité juridique, op. cit., 1993, p. 68.
21 Arrêts no 25/95 et 26/95.
22 Pour une liste des très nombreux commentaires suscités par cet arrêt, cf. J. S AROT, P. VANDERNOOT et E. PEREMANS, Recueil de jurisprudence de la Cour d’arbitrage. Première mise à jour. 1er septembre 1995-31 décembre 1997, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 862-863. Depuis lors, le législateur est intervenu par la loi du 10 juin 1998 modifiant certaines dispositions en matière de prescription. Pour un commentaire de cette loi, cf. J.-F. VAN DROOGHENBROECK et R.O. DALCQ., vin J.T., 1998, p. 705-709.
23 Arrêt no 8/97, J.T., 1997, p. 293 et obs. M. MAHIEU.
24 M. MAHIEU, op. cit., qui relève que la solution est similaire pour les arrêts rendus sur question préjudicielle par la Cour de justice des Communautés européennes.
25 Une solution identique a été admise depuis 1976 par la C.J.C.E., alors que le Traité CEE était également muet sur la question.
26 R.E. PAPADOPOULOU, Principes généraux du droit communautaire, Bruylant, 1996, spéc. p. 216-217 et les références citées.
27 Voir infra, p. 488.
28 Civ. Liège, 24 février 1998, J.L.M.B., 1998, p. 305.
29 Civ. Namur, 21 avril 1998, J.L.M.B., 1998, p. 1307 et note A. JACOBS.
30 Sur cette « loi », cfr e.a. A. BUTTGENBACH, Manuel de droit administratif, Larcier, 1966, p. 77-79 ; M.A. FLAMME, Droit administratif Bruylant, 1989, t. I, p. 48-51.
31 Voy. surtout en matière fiscale M. PÂQUES, Les principes de bonne administration et l’application de la loi fiscale, in Actualités du droit, 1993, spécialement p. 448-450 ; Adde Anvers, 1er avril 1997, Courr. fisc. 1997, p. 307 ; Mons, 19 janvier 1996, F.J.F., 1996/138, Anvers, 3 avril 1995, F.J.F., 1995/321 ; Contra Gand, 18 avril 1996, Courr. fisc., 1997, p. 413 ; avec nuance, cass, 14 juin 1999, Larcier Cass., 1999, no 1182.
32 C.A. no 26/93.
33 C.A. no 86/95, 21 décembre 1995, B.6.
34 C.A. no 10/93 et 59/93.
35 C.A. no 49/96, 12 juillet 1996. Il est à noter que cette disposition avait auparavant été suspendue par la Cour d’arbitrage, dans la mesure où sa constitutionnalité faisait l’objet d’un moyen sérieux d’annulation, et que l’application immédiate de cette règle risquait de causer un préjudice grave et difficilement réparable (C.A. no 28/96, 30 avril 1996).
36 C.A. arrêt no 25/98, 10 mars 1998, B.5.
37 Ibidem.
38 Cass., 15 décembre 1983, Pas., 1984, I, p. 418 et les conclusions de Madame LIEKENDAEL.
39 C.A. ; arrêt no 25/90,5 juillet 1990 ; Cour europ. DRH, 20 novembre 1995, Pressos Compania Naviera S.A.
40 C.A. no 25/90.
41 Ibidem.
42 C.A., arrêt no 64/95, 13 septembre 1995.
43 Décret wallon du 7 mars 1996.
44 Pour un essai récent, P. POPELIER, Toepassing van de wet in de tijd, Story-scientia, coll. APR, 1999, sp. p. 152 à 173.
45 P. LEWALLE, Légalité, sécurité, stabilité en droit administratif. Un équilibre introuvable ?, in Liber amicorum Yvon Hannequart et R. Rasir, Kluwer, 1998, p. 233-254 ; adde D. D’HOOGHE, Bestuurlijke vrijheid geklemd tussen de beginselen inzake rechtszekerheid, wettigheid en veranderlijkheid, in R.W., 1993-1994, p. 1091-1103.
46 Voy. e.a. G. WIEDERKEHR, L’accélération des procédures et les mesures provisoires, in Revue int. dr. comp., 1998, p. 449-462.
47 Pour reprendre la terminologie de F. Ost.
48 Cass., 13 mai 1982, R.C.J.B., 1994, p. 21 et obs. R.O. DALCQ.
49 M. MAHIEU et S. VAN DROOGHENBROECK, La responsabilité de l’Etat législateur, in J.T., 1998, p. 825 à 846 ; pour la France, voir O. GOHIN, La responsabilité de l’Etat en tant que législateur, in Rev int.dr. comp., 1998, p. 595-610.
50 Cass., 19 décembre 1991, J.T., 1992, p. 142.
Auteur
Chargé d’enseignement aux Facultés universitaires Saint-Louis
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