Constitution et concordance des temps
p. 395-412
Texte intégral
Prologue
1« Au commencement était le Verbe ». Ainsi s’ouvre l’évangile de Jean.
2La Genèse, rappelle l’évangéliste, s’inaugure en effet par le récit de la création du monde, œuvre de la parole divine1.
3Chaque moment de cette création s’amorce par les mots « Dieu dit : (...) Que la lumière soit, Qu’il y ait un firmament [...] ». Dieu dit aussi : « Faisons l’homme ».
4Chaque étape de la création est ensuite marquée d’une nomination par Dieu. Lorsque le firmament fut, Dieu, rapporte la Genèse, l’appela « le ciel ». De même, pour les luminaires qu’il appela « soleil » et « astres » ou pour le continent qu’il nomma « terre ».
5Le monde advint donc par la parole. Et la parole divine créatrice est dans la forme — le subjonctif — comme dans le fond, commandement.
6Cette proximité du commencement et du commandement, on la retrouve dans la sémiologie grecque qui entoure les variations sémantiques du terme αρχω. Du commencement, « αρχειν » dans le sens actif du verbe, on passe, dans sa forme moyenne, « αρχεισθα », à l’acte de commander.
7Cependant, l’évangile de Jean se poursuit : « Et le Verbe s’est fait chair ». La Genèse, récit vétéro-testamentaire de la création du monde, se prolonge dans l’incarnation du Christ, l’avènement d’un Dieu immanent. La rupture chrétienne s’inscrit en effet là où la transcendance devient chair, où la parole devient corps, où le mot se fait texte. C’est l’ère du Nouveau Testament.
8Au cœur des références les plus profondes de la civilisation occidentale, il y a donc cette parenté du début du monde avec l’expression d’un acte souverain, cette proximité du temps et du pouvoir.
9L’étymologie latine prolonge ce lien d’allégeance qui fait du « princeps », le premier, le prince et le principe.
10Ce jeu des étymologies trop brièvement évoqué ne peut être tenu que comme l’exergue de la courte réflexion qui va suivre sur les rapports entre la constitution et le temps.
11Dans le contexte d’un séminaire consacré à l’accélération du temps juridique, une réflexion sur ces rapports peut paraître paradoxale, voire saugrenue, piquante, en effet, par excès de sel.
12Ne considère-t-on pas traditionnellement la constitution comme le texte juridique fondateur d’un ordre juridique dont la vocation principale est d’assurer la continuité de la communauté par un jeu continu de conservation et d’adaptation de ses éléments essentiels ? Continuité, c’est-à-dire permanence, plutôt qu’accélération.
13La réflexion peut certes apparaître paradoxale, à moins qu’on accepte qu’elle puisse prolonger la perspective de notre exergue. L’acte constitutif d’un ordre juridique, précisément parce qu’il est fondateur, ne saurait qu’être l’acte d’un souverain, du souverain. Dans un régime constitutionnel le souverain est classiquement identifié dans l’institution dénommée pouvoir constituant originaire (αρχω, αρχομαι, princeps).
14On objectera qu’ainsi décrite la réflexion peut rapidement s’avérer circulaire. C’est, il est vrai, le reproche essentiel que l’on peut adresser aux présentations courantes du droit constitutionnel : celui qui revient à inscrire le droit dans un processus auto-référentiel empêchant, en définitive, toute perspective véritable d’ouverture du droit à la temporalité, c’est-à-dire au mouvement.
15Personne ne conteste pourtant qu’une constitution doit pouvoir être révisée, qu’elle doit pouvoir changer. Mais d’emblée, cette modification, cette révision sont attribuées au pouvoir constituant dérivé, c’est-à-dire à un pouvoir constitué ; autrement dit, non souverain, dont l’œuvre n’est donc jamais ni principielle ni principale.
16Le printemps serait-il la saison des seules constitutions originaires ? Au risque alors de ramener toute cette réflexion à la querelle devenue banale de la chiquenaude, du coup de pouce à l’origine du monde ou, en l’espèce, de l’ordre juridique.
1. De la constitution, comme norme indécidable, à la souveraineté dans l’Etat comme fiction
17J’aimerais tenter une autre piste : celle qui refuse l’autoréférence parce qu’elle voudrait démontrer qu’un système juridique complexe ne peut trouver, dans ses propres concepts, le fondement de la validité de ses institutions.
18L’épistémologie des sciences contemporaines a dorénavant parfaitement intégré le principe de la limitation interne des systèmes formels. Depuis que Gödel énonça en 1931, dans un théorème devenu célèbre, que dans tout système formel non contradictoire et comportant au moins une formalisation de l’arithmétique, il existe des propositions indécidables, c’est-à-dire qui ne sont ni démontrables ni réfutables dans ce système et qui sont pourtant vraies, l’épistémologie a beaucoup évolué. En 1935, Tarski établira qu’il n’est pas possible de représenter à l’intérieur d’un système formel du même type que celui dont traita Gödel, la notion de vérité relative aux propositions de ce système. Comme l’explique très bien Jean Ladrière, c’était reconnaître qu’il y a toujours un « excès de l’idée de vérité relative aux propositions de ce système »2.
19A l’instar de la rupture épistémologique que ces théorèmes ont provoquée dans les sciences mathématiques, la science du droit constitutionnel doit tenter, me semble-t-il, une hypothèse de même nature si elle veut sortir des explications circulaires stériles.
20En adoptant une constitution, on ne commet jamais l’acte fondateur — au sens d’initial — d’un ordre juridique. Aucun ordre juridique, en effet, ne saurait jamais s’auto-référencer. Il n’y a aucune omnipotence parce qu’il n’y a pour aucun ordre juridique un commencement absolu. Il y a toujours, comme dans l’ordre de toutes les choses humaines, un Da-sein —, un être-là qui précède l’acte de fondation et le détermine. Ainsi en est-il des coutumes, des usages, des traditions culturelles et religieuses, des structures linguistiques, des contraintes sociales et économiques. Il y a aussi l’empreinte et les pressions exercées par d’autres ordres juridiques qui imposent sinon un modèle, au moins des repères considérés comme capitaux. Le respect du ius cogens depuis longtemps exigé par le droit international ne trouve-t-il pas aujourd’hui une nouvelle expression dans le renvoi obligé au respect des droits de l’homme ? De ce point de vue, peut-on concevoir encore un constituant originaire qui rédigerait souverainement un texte fondateur au mépris de cette référence devenue obligatoire ?
21Identifier un souverain ne saurait donc en aucune manière chercher à identifier l’auteur premier d’un ordre juridique d’où celui-ci tiendrait toute la légitimité. Même l’héritage de la doctrine contractuelle rousseauïste de la souveraineté populaire ne saurait justifier que cette souveraineté s’exerce de façon privilégiée dans l’acte constituant originaire. Notre hypothèse est, en effet, qu’il ne faut pas chercher dans l’ordre juridique un auteur initial, parce qu’il n’y en a pas.
22Ceci tient de la particularité de la règle constitutionnelle dont l’auteur est aussi le destinataire. L’indétermination qui en résulte dès lors, tant en ce qui concerne l’identification de cet auteur que de son destinataire, conduit à devoir admettre que l’un et l’autre ne peuvent tenir en même temps ce double rôle : ce qui explique pourquoi la théorie mais aussi la pratique de la souveraineté populaire ne peuvent faire l’économie d’un système de représentation. Une assemblée constituante n’est jamais qu’un auteur institué, expression, organe, d’une communauté que l’indétermination rend inapte à manifester une volonté juridique quelconque. Par la suite, le processus d’auto-institution d’un peuple dans les divers organes du pouvoir est permanent. La souveraineté du peuple est irréductible à toute technique de représentation aboutissant à l’élection d’une assemblée constituante ou législative. Il n’y a aucune homogénéité de la souveraineté : cette idée se heurterait d’ailleurs à la réalité des exigences de la démocratie contemporaine.
23Ainsi, posée en amont, la question de l’origine de la souveraineté dans l’Etat ne peut trouver dans le système juridique concerné sa propre solution. La souveraineté initiale entendue comme fondatrice est une fiction. Il n’y a pas de degré zéro de l’écriture juridique. Il n’y a pas de souverain constituant, il n’y a pas d’acte constituant originaire.
24Comme on l’évoquait plus haut à propos des théorèmes relatifs à la limitation interne des formalismes, il y a des normes indécidables dans le système juridique de l’Etat, des actes indécidables à défaut d’un auteur identifiable.
2. De l’indécidable du modèle kelsenien à l’incomplétude du système juridique
25Par un détour singulier ne pourrait-on attribuer à Hans Kelsen, ce contemporain et compatriote de Gödel, d’avoir mis à nu, sinon schématisé, pour la première fois les limites du modèle hiérarchique des normes qu’il avait lui-même élaboré avec tant d’acharnement ? Aurait-il pu nier, en effet, que la norme fondamentale qu’il supposait au sommet de sa pyramide, la constitution historiquement première, n’appartenait pas au système normatif dont elle était cependant censée être le fondement ?
26Alors que les critiques les plus habituelles de la doctrine kelsénienne portent sur le choix même de sa solution — entraînant, comme un réflexe, qu’aussitôt on lui en substituât une autre — on devrait plutôt s’interroger sur les motifs épistémologiques propres à l’impasse elle-même dans laquelle Kelsen est tombé. Lorsque Hart, par exemple, propose le concept de règles de reconnaissance pour désigner à la fois les règles constitutionnelles (règles originaires de compétence), les règles dérivées et les règles présupposées par ceux qui conviennent a posteriori de la validité des normes initiales, pas plus que Kelsen, il ne démontre la validité de ce nouveau concept, car il ne parvient pas à l’insérer dans le système axiomatique propre au système normatif visé. Victime de la même illusion que son prédécesseur, il croit en la complétude du système normatif considéré.
27S’il existe dans tout système juridique des normes indécidables, précisément celles-là mêmes que l’on présente comme les normes fondatrices de ce système, c’est que ledit système est incomplet. Ceci signifie qu’il existe des systèmes normatifs valables dont les propres règles de compétence, les règles constitutionnelles, ne permettent pas de prouver la validité. De cette considération, il ne faudrait pas tirer un sentiment et donc un constat d’impuissance pour la science du droit. Cette considération conduit seulement à construire un système d’explication dont les axiomes ne ressortissent pas au système étudié. Conformément au théorème de l’incomplétude, ce système contraint d’observer, depuis un autre champ, les normes d’un ordre juridique par l’intermédiaire de concepts inexistants dans cet ordre.
3. Le chemin de l’exode : de l’incomplétude du droit constitutionnel au contrôle de constitutionnalité
28La rupture épistémologique pourrait de manière plus imagée s’appeler exode au sens où le chemin s’écarte du chemin, où la voie prend l’extérieur de la voie3. L’exode tient en effet un discours en rupture d’épistémologie4. La voie que l’on emprunte est une voie en surplomb. Ne serait-elle pas celle de tous les périls ?
29L’exode rappelle, il est vrai, le long chemin parcouru par le peuple juif depuis l’Égypte, pays de servitude. Poursuivi par les armées agressives du pharaon, le peuple hébreu retrouva pourtant, au terme de l’exode, la terre promise de Canaan.
30Pourtant, on pourrait soutenir une autre hypothèse : celle que la rupture épistémologique de l’exode, depuis l’indétermination du droit constitutionnel, aboutisse à en donner une vision constructive.
31Plutôt, en effet, que de tirer de l’incomplétude du droit constitutionnel les signes d’une imperfection relevée notamment dans ce qu’on qualifie d’imprécisions, de lacunes, d’ambiguïtés, ne faudrait-il pas considérer cette indétermination comme le sceau de l’adhésion du droit constitutionnel au principe d’un Etat de droit démocratique ? La démocratie n’est-elle pas la seule forme d’Etat qui, tout à la fois, permette mais nécessite aussi, en raison de son caractère fondamentalement indéterminé, que le débat reste ouvert en permanence sur les interprétations et les applications du droit qu’elle engendre ? L’adhésion au principe démocratique participe non pas d’un dogme mais d’un contrat toujours susceptible d’être renégocié. L’indétermination du droit constitutionnel signifie encore qu’il ne peut pas davantage garantir sa propre application. C’est aussi une des leçons à tirer du principe de la limitation interne du système juridique. On peut estimer, à bon escient, que ce constat a quelque chose de vertigineux, surtout quand il concerne les violations du droit commises au sommet de l’Etat par les plus hautes instances du pouvoir législatif ou du pouvoir exécutif. Or, c’est d’elles qu’il s’agit en droit constitutionnel. C’est, on le sait, à ce niveau sans doute que le droit est aussi le plus malhabile à contenir, voire à sanctionner les violations du droit.
32Il n’en reste pas moins que cette indétermination et cette incomplétude du droit constitutionnel sont aussi paradoxalement la condition même du droit sans laquelle celui-ci deviendrait le vecteur de la force d’Etat dans le sens le plus profondément violent que cette expression peut éveiller.
33L’exode, cependant, contrairement à une objection très opportunément soulevée par M. Xavier Dijon5, n’est pas et ne pourrait pas être synonyme d’errance. L’Etat de droit démocratique, s’il doit sa condition à l’ouverture au débat, doit aussi chercher à en instituer les limites, c’est-à-dire à fixer les règles d’un contrôle de ce débat.
34C’est à mon avis le rôle que joue aujourd’hui, dans l’Etat, la juridiction constitutionnelle. Cour suprême. Tribunal ou Cour constitutionnels, Cour d’arbitrage, sont en ce sens à la fois « le produit et le producteur de l’ordre constitutionnel »6. A certains égards, ce rôle était partiellement tenu naguère et l’est, dans certains domaines encore aujourd’hui, par les juridictions de cassation, judiciaire et administrative.
4. Deux applications : le principe de subsidiarité et le principe de proportionnalité
35Aucun ordre juridique n’étant complet, les normes constitutionnelles de compétence elles-mêmes ne sauraient attribuer à l’avance à chacune des institutions qu’elles créent l’ensemble des matières qui devront être traitées. Elles ne sauraient pas davantage prévoir toutes les circonstances dans lesquelles ces compétences devront être exercées. Ainsi, il n’y a pas nécessairement d’auteur institué, notamment parce qu’on n’avait pas pressenti qu’il y aurait un champ juridique à investir. Ou alors, l’auteur institué ne saurait intervenir conformément aux règles préétablies en raison de circonstances exceptionnelles qui l’en empêchent.
36Une des techniques classiques utilisées par le premier constituant pour rencontrer cette double difficulté est de prévoir une réserve générale de compétence au profit de l’une ou l’autre autorité instituée : c’est la technique dite de l’attribution des compétences résiduaires. Une autre technique, utilisée en particulier dans les Etats de type fédéral, revient à définir une règle de compétence exclusive ou concurrente au profit de l’une ou l’autre des entités fédérale ou fédérée.
37Lorsque la Belgique était encore un Etat unitaire elle avait, privilégiant le pouvoir législatif, attribué à celui-ci, plutôt qu’au pouvoir exécutif ou au pouvoir judiciaire la souveraineté résiduaire. La France, on le sait, réserve cette prérogative au pouvoir exécutif. En devenant un Etat fédéral, la Belgique a décidé, lors de la dernière révision constitutionnelle, de ne plus réserver au pouvoir législatif fédéral que l’exercice des compétences qui lui sont expressément attribuées, les communautés et les régions se voyant cette fois investies de l’exercice de la « souveraineté » résiduaire. Telle est la portée de l’article 35 de la Constitution. Cette répartition des compétences entre Etat fédéral et entités fédérées change les donnes du débat constitutionnel sur les compétences respectives de ces différentes entités, le principe selon lequel, au sein de chacune de ces entités, c’est à l’assemblée élue qu’il revient d’exercer les compétences résiduaires et non à son gouvernement, demeurant inchangé. De nombreuses dispositions constitutionnelles ont étendu en effet au décret ou à l’ordonnance régionale bruxelloise la réserve précédemment émise et maintenue au profit de la loi. Ainsi, dans un Etat fédéral, deux techniques peuvent-elles se combiner.
38Lorsque surgissent des contestations sur la portée de ces dispositions — qui, par nature, s’appliquent à des matières vagues — la Cour d’arbitrage se prononce, au terme d’un débat contradictoire, et définit dans le cas d’espèce et de manière précise le champ juridique réputé incertain.
39Une remarque doit encore être faite à propos du dernier choix fait par le constituant belge. L’article 35, alinéa 2, de la Constitution dispose en effet qu’une loi (spéciale) devra définir les conditions et les modalités de l’intervention des communautés et des régions. Il faut admettre que d’un point de vue logique il sera difficile — et l’exercice est peut-être même absurde — d’attribuer aux unes ou aux autres des compétences par définition indéfinissables à l’avance. Pourquoi sinon ne les aurait-on pas attribuées ? Cette contradiction est peut-être une belle illustration de la rupture épistémologique décrite plus haut.
40Puisqu’en démocratie le débat reste ainsi nécessairement ouvert, le fait de pouvoir le porter devant une juridiction qui le tranchera, après avoir entendu toutes les parties, apparaît comme une solution sinon idéale au moins ingénieuse et constructive dans la mesure où cette juridiction dira le droit, tout en respectant les enjeux démocratiques.
41N’est-ce pas le rôle qu’a joué, il y a déjà longtemps, la Cour de cassation de Belgique lorsque par un arrêt du 11 janvier 19197, elle a admis que le Roi exerce seul (en accord avec ses ministres) la fonction législative en édictant des textes qualifiés d’arrêtés-lois de guerre8, alors que les deux assemblées élues qui doivent s’acquitter normalement collégialement avec le Roi du pouvoir législatif ne pouvaient plus se réunir en territoire libre ? Refusant de consacrer le principe du droit de nécessité, la Cour de cassation a reconnu à ces arrêtés, valeur de loi (les soustrayant ainsi au contrôle de légalité de l’article 107 (aujourd’hui 159) de la Constitution) en considérant que le procédé était licite « par application de principes constitutionnels ». « Il existe un principe général de droit public selon lequel, lorsqu’une autorité publique n’est pas, pour une cause indépendante de sa volonté, en mesure d’agir, il revient soit à une autre autorité désignée par la Constitution, soit aux autorités qui, avec elle, concourent à l’organisation du même pouvoir en ses lieux et place ». Si c’est la deuxième hypothèse qui, en l’occurrence, sera utilisée, c’est la première qui permettra à la Cour de cassation de consacrer la validité des arrêtés-lois de guerre pris pendant la seconde guerre mondiale par les ministres réunis en Conseil (en France, puis en Grande-Bretagne), le Roi Léopold III étant prisonnier, d’une part, et la majorité des parlementaires étant en territoire occupé, d’autre part9.
42La motivation donnée par la Cour de cassation en 1919 repose tout entière en réalité sur une définition empirique sans doute, mais opératoire, du principe que l’on qualifie aujourd’hui de subsidiarité selon lequel on attribue à un pouvoir l’exercice d’une compétence à défaut, pour un autre pouvoir, de l’exercer efficacement.
43La particularité, cependant, de la validation ainsi faite par la Cour de cassation est de n’être que conditionnelle, relative et contingente. Loin d’être une observation critique, c’est à mon sens, la condition qui permet de réfuter toute critique de gouvernement des juges dans le chef de la Cour. Plutôt que de mettre les textes constitutionnels en contradiction (en l’espèce, le caractère collégial du pouvoir législatif et l’impossibilité pour deux de ses membres d’exercer ce pouvoir), la Cour de cassation a voulu leur donner un effet utile en recherchant leur complémentarité. Tenant compte des circonstances exceptionnelles liées à la situation de guerre, elle a trouvé un sens contemporain à des dispositions constitutionnelles qui n’avaient pas prévu de régler pareilles situations. Plutôt que d’accuser un vide juridique, la Cour a participé à l’élaboration d’un ordre juridique en mouvement.
44La Cour d’arbitrage, se référant aux missions qui lui ont été confiées par le Constituant en 1989, contribue à cette même démarche. La juridiction constitutionnelle est, en ce sens, un révélateur et un acteur10 des institutions. Celles-ci n’étant pas figées et ayant même parfois vocation à changer rapidement (on rejoint ici le phénomène de l’accélération du temps juridique), il importe que le juge constitutionnel sollicite les règles et les principes en puissance dans le système constitutionnel, ces règles seraient-elles même parfois en deçà ou au-delà du texte constitutionnel compris dans sa stricte littéralité.
45Plusieurs décisions importantes de la Cour d’arbitrage dans la matière de la liberté d’enseignement ont ainsi renvoyé de manière très nuancée au principe de la « paix scolaire » dont le caractère hautement symbolique conduit parfois à en faire un tabou. Constatant que dans les travaux préparatoires de l’article 17 (article 24 nouveau) de la Constitution, il est souvent renvoyé aux équilibres consacrés par le Pacte scolaire et par les lois des 29 mai 1959, 11 juillet 1973 et 14 juillet 1975, la Cour d’arbitrage a refusé cependant d’en déduire que l’article 17 (article 24 nouveau) aurait eu pour seul objet de « donner une valeur constitutionnelle aux principes consacrés par ces dispositions »11. Ceci signifie donc que le respect du principe d’égalité consacré par l’article 24 de la Constitution doit être interprété en tenant compte de l’évolution du contexte historique dans lequel la matière de l’enseignement doit être traitée aujourd’hui. Le Pacte scolaire ne saurait, en ce sens, être du droit mort. La Cour poursuit le raisonnement de manière très explicite : « La rédaction nouvelle de l’article 17 (24 nouveau) et la compétence nouvelle que le constituant a donnée simultanément à la Cour d’arbitrage par l’article 107 ter, §2,2°, (142, alinéa 1er, 2°, nouveau) de la Constitution indiquent sans équivoque qu’il appartient à la Cour de vérifier la compatibilité des normes législatives relatives à l’enseignement avec l’article 17 (24 nouveau) de la Constitution, de la même manière qu’elle contrôle la conformité d’autres normes législatives aux articles 6 et 6bis (10 et 11 nouveaux) ».
46La Cour d’arbitrage n’a-t-elle pas ainsi, avec beaucoup d’adresse, reconnu qu’il lui appartenait de faire en sorte que tout un système constitutionnel se réalise ? Celui-ci n’est pas fait que du texte constitutionnel mais encore de normes inférieures qui ont parfois presque acquis le rang de normes figées (le pacte scolaire), ce que la Cour refuse en principe d’admettre, même si elle reste prudente dans l’appréciation des évolutions admissibles dans cette matière.
47La leçon cependant est importante sous l’angle plus particulier de la problématique qui nous retient. Peut-être parce qu’il est irréversible, le passé ne saurait jamais imposer a priori une solution au présent, ce passé aurait-il même un rôle essentiel dans la cohésion de la communauté. La cour constitutionnelle permet cependant de veiller au maintien de cette cohésion, en respectant les référents historiques jugés fondamentaux mais en permettant aussi, le cas échéant, de les adapter aux situations historiques originales qui ne sont précisément plus toujours identiques aux situations historiques originaires.
48On peut illustrer cette idée par l’image que M. J.M. Blanquer utilise, même si c’est dans un contexte un peu différent, lorsqu’il assigne à la juridiction constitutionnelle de veiller à la « concordance des temps constitutionnels »12.
49Dans ce contexte, l’intervention de la Cour d’arbitrage peut, parfois, prendre des allures plus singulières encore.
50Ainsi, saisie à titre préjudiciel par le Conseil d’Etat sur le point de savoir si l’article 14, alinéa 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat ne violait pas les articles 10 et 11 de la Constitution au motif qu’il empêchait que soient intro duits des recours en annulation contre les actes administratifs émanant d’une assemblée législative d’un de ses organes, la Cour commença par rejeter l’exception de son incompétence à répondre à cette question soulevée par le Conseil des ministres en affirmant que l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat est bien une disposition de nature législative dont elle a à contrôler la conformité à la Constitution13. Le Conseil des ministres ne pouvait pas davantage soulever valablement l’objection du principe de la séparation des pouvoirs pour repousser la compétence de la Cour14.
51Examinant dès lors l’affaire au fond, la Cour rappela d’abord que le Conseil d’Etat avait été conçu comme le juge spécifique de l’administration, ce qui explique pourquoi, selon elle, des fonctionnaires au service d’une assemblée législative ne peuvent introduire un recours devant cette juridiction. Cette différence de traitement cependant est considérée par la Cour comme discriminatoire, car le caractère souverain et donc indépendant des assemblées élues ne saurait justifier que les fonctionnaires de ces assemblées soient privés d’un recours en annulation contre les actes administratifs pris par ces assemblées. Toutefois, poursuit la Cour, et contrairement à ce que paraissait sous-entendre le Conseil d’Etat en posant sa question préjudicielle, cette discrimination ne résulte pas de l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat mais bien de ce que le législateur n’a ni prévu ni organisé pareil recours15. C’est donc à une lacune de la législation16 que la discrimination est imputable, laquelle ne saurait être comblée que par une intervention du législateur. La démarche de la Cour d’arbitrage est particulièrement intéressante. Non seulement, en effet, elle reconnaît qu’elle est compétente (refusant ainsi une échappatoire facile qui lui aurait évité de devoir prendre position dans une affaire difficile), mais elle procède ensuite au contrôle de constitutionnalité selon les paramètres qu’elle utilise habituellement pour apprécier la conformité aux articles 10 et 11. Décelant en l’occurrence une violation de ceux-ci, elle montre que le siège de la discrimination n’est pas l’article 14 des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat (dont l’objet n’est pas de régler les recours en annulation mus contre les actes administratifs d’une autorité non administrative) mais que cette discrimination trouve son origine dans une lacune de la législation qu’elle ne se contente pas de débusquer mais qu’elle va même jusqu’à critiquer. Les compétences reconnues à la Cour d’arbitrage par l’article 142 de la Constitution ne lui permettent pas, toutefois, de combler cette lacune. Cependant, elle n’hésite pas à suggérer au législateur de prévoir des garanties juridictionnelles auxquelles il n’a pu veiller lors de l’élaboration des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat. Si donc, en l’espèce, la Cour est obligée de répondre négativement à la question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat, les considérants de son arrêt sont riches d’une intervention sinon directement constructive mais qui confirme du moins l’idée selon laquelle elle assure un ordre dans le droit constitutionnel en veillant à la concordance des temps constitutionnels.
52La Cour a, dans une autre décision encore, utilisé le même mode de raisonnement17 pour refuser de sanctionner directement l’article 319, § 3, alinéa 2, du Code civil au motif que l’absence de possibilité dont la Cour reconnaît l’inconstitutionnalité, pour un enfant non émancipé de plus de quinze ans de refuser son consentement à sa reconnaissance par une femme, alors que cette possibilité existe dans son chef lors d’une reconnaissance par un homme, ne résulte pas de l’article 319, § 3, alinéa 2, du Code civil lui-même mais de l’« absence d’une mesure comparable dans les dispositions relatives à l’établissement de la filiation naturelle ».
53Une fois encore, l’intervention de la Cour d’arbitrage est doublement constructive. En l’espèce, non seulement elle indique au législateur la voie à suivre pour redresser une inconstitutionnalité due à un vide dont l’origine est signalée dans le passé mais en outre, en ne sanctionnant par l’article 319, § 3, alinéa 2, du Code civil, elle évite que l’on doive dans le présent et dans l’avenir repousser une disposition législative sous prétexte d’inconstitutionnalité dans une hypothèse, la reconnaissance d’un enfant par un homme, où il aurait été absurde de retirer la nécessité d’un consentement donné par l’enfant non émancipé de plus de 15 ans.
54Cette mission de concordance des temps, la cour constitutionnelle peut être appelée à la remplir dans un autre contexte qui trouve son origine dans une cause directement opposée à celle où surgissait la difficulté que l’on vient d’examiner. Alors, en effet, que le principe de subsidiarité est appliqué pour harmoniser des temps juridiques par « défaut », celui de proportionnalité dont on va analyser à présent l’application qui en est donnée par la Cour d’arbitrage tente en quelque sorte de concilier les conflits qui naissent d’un excès de solutions. Des principes constitutionnels entrent en conflit qu’il importe de mettre en balance afin de faire se pencher le fléau dans le sens d’une solution mettant un terme à un conflit juridique né d’une contrariété entre cette pluralité de principes.
55Ainsi, la Cour d’arbitrage a-t-elle rejeté le recours introduit par l’Institut des experts comptables contre l’article 90 octies du Code d’instruction criminelle, tel qu’il a été inséré par l’article 3 de la loi du 30 juin 1994 relative à la protection de la vie privée contre les écoutes, la prise de connaissance et l’enregistrement de communications et de télécommunications privées. Le requérant estimait ne pas bénéficier des mêmes restrictions que les avocats et les médecins. La Cour d’arbitrage a reconnu que « le législateur peut raisonnablement considérer que les restrictions prévues par la disposition attaquée qui définit les conditions dans lesquelles les communications et les télécommunications privées des avocats et des médecins peuvent être surveillées sont nécessaires, eu égard à la nature des principes en cause, pour que soient pleinement assurés les droits de défense et le droit au respect de la vie privée dans ce qu’elle a de plus intime. De ce que l’article 458 du Code pénal protégeant le secret professionnel est applicable à d’autres personnes que les médecins et les avocats, il ne s’ensuit pas que les articles 10 et 11 de la Constitution exigent que ces autres personnes bénéficient des garanties particulières nécessaires pour sauvegarder les valeurs qui sont en jeu lorsqu’interviennent les médecins ou les avocats »18.
56Entre la nécessité d’autoriser certaines écoutes téléphoniques pour les besoins des instructions pénales et celle de respecter certains principes du droit pénal en l’espèce contradictoires à ceux de la loi nouvelle, le législateur a prévu des garanties particulières pour certaines des personnes protégées par l’article 458 du Code pénal, en l’occurrence les médecins et les avocats. Cette balance des intérêts en présence à laquelle le législateur a lui-même procédé a été contestée devant la Cour d’arbitrage qui a dû, à son tour, apprécier la pertinence de la balance ainsi faite par le législateur eu égard aux intérêts cette fois de la partie requérante, l’Institut des experts-comptables.
57Cet exemple illustre bien cette ouverture du temps juridique dont il s’agit cette fois de canaliser les débordements en raison des conflits qui, comme les enfants des jupes de la Mère Gigogne, naissent de manière prolifique.
58La Cour fut amenée à opérer ce calcul de proportionnalité dans une affaire plus complexe.
59Saisie de plusieurs recours contre la loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale, la Cour a, dans son arrêt du 12 juillet 1996, commencé par rappeler que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Elle vaut non seulement pour les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui choquent, inquiètent ou heurtent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lequel il n’est pas de société démocratique »19.
60Toutefois, poursuit la Cour, « la liberté d’expression n’est pas absolue. Indépendamment de ce que chacun est tenu de respecter la liberté d’opinion d’autrui constitutionnellement protégée, il résulte de l’article 19 de la Constitution combiné avec l’article 10.2 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 19.3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques que la liberté d’expression peut être soumise à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la protection des objectifs explicitement mentionnés dans les dispositions conventionnelles précitées »20.
61Ainsi, « le législateur était pleinement conscient de l’importance fondamentale du droit à la liberté d’expression puisqu’il a volontairement cherché à définir l’objet de la répression de manière restrictive et sans équivoque. De façon générale d’ailleurs, cette loi exige une interprétation restrictive, en ce qu’elle porte atteinte à la liberté d’expression et en ce qu’elle est une loi pénale »21.
62La Cour admet cependant « que le législateur intervienne de manière répressive lorsqu’un droit fondamental est exercé de manière telle que les principes de base de la société démocratique s’en trouvent menacés et qu’il en résulte un dommage inacceptable pour autrui »22.
63Et la Cour d’ajouter que la liberté d’expression, telle qu’elle est garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne peut être invoquée en contradiction avec l’article 17, lequel vise précisément à exclure de la protection de la Convention européenne les abus de droit fondamentaux commis par des régimes anti-démocratiques23.
64Dans la même affaire, la Cour a dû opérer encore un autre calcul de proportionnalité relatif cette fois à la liberté de l’enseignement.
65« En vertu de l’article 24, § 1er, alinéa 3, de la Constitution, la neutralité de l’enseignement communautaire implique notamment que soient respectées les conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves.
66Le respect de l’obligation de neutralité ne saurait dès lors impliquer qu’on puisse émettre des opinions ou qu’on doive tenir compte d’opinions telles que celles réprimées par la loi litigieuse et qui, comme il a été dit déjà, portent atteinte à l’honneur et à la réputation d’autrui et constituent une menace pour la démocratie et compromettent ainsi directement ces droits et libertés.
67Pas plus qu’elle ne réprime, d’une manière générale, la recherche scientifique et critique sur le génocide ou quelque forme que ce soit d’information factuelle à ce sujet, la loi litigieuse n’empêche pareille recherche ou information dans le cadre de l’enseignement »24.
68Cette tendance à la multiplication des conflits entre les droits et libertés conduit, on le voit, à devoir faire des arbitrages parfois très délicats. La crainte évidemment est que ces arbitrages ne mènent à opérer une hiérarchisation entre les droits fondamentaux, ce qui est en soi paradoxal et périlleux.
69Ce risque réel me paraît pouvoir être évité si l’on admet que c’est précisément à une juridiction qu’il revient de faire la balance des intérêts. Même si elle statue au contentieux objectif, ce qui est le cas des juridictions constitutionnelles, la hiérarchie établie ne vaut que pour le cas d’espèce, en l’occurrence la norme ou la disposition de la norme attaquée, d’une part, et compte tenu des intérêts concrètement invoqués par les différentes parties requérantes et retenus au terme d’une procédure contradictoire, d’autre part.
70Par ailleurs, lorsque la Cour d’arbitrage accueille un recours et qu’elle sanctionne par une annulation la violation constitutionnelle, elle n’empêche pas que, par d’autres mécanismes constitutionnels, le législateur, par exemple, puisse voter une norme en tous points identiques à la norme sanctionnée.
71A plusieurs reprises, on a soulevé devant la Cour d’arbitrage un moyen tiré de la violation par la norme attaquée du principe de la liberté de commerce et d’industrie lu en combinaison avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Souvent, la Cour a rejeté le moyen en affirmant que « la liberté de commerce et d’industrie ne peut être conçue comme une liberté absolue »25, validant ainsi des lois et des décrets qui, dans des secteurs économiques divers, apportaient des limites à l’action de certaines personnes physiques ou d’entreprises.
72Cependant, partant du même postulat, la Cour a annulé une ordonnance régionale bruxelloise. La Cour admit d’abord que l’ordonnance du 16 mai 1991 relative à la lutte contre le bruit dans les locaux de repos et de séjour à Bruxelles a pu imposer aux personnes et entreprises concernées des restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie. « Il y a lieu toutefois de vérifier si l’article 6 en cause, en ce qu’il fixe des émergences maximales de 3 et 6 dB (A) pour les sources sonores émanant des chantiers, ne limite pas de façon disproportionnée la liberté du commerce et de l’industrie.
73Lorsqu’elles sont techniquement possibles, l’insonorisation acoustique du matériel de chantier et l’utilisation des méthodes et du matériel les moins bruyants permettent, généralement, de ne pas dépasser les émergences maximales autorisées par l’ordonnance. Toutefois, ces solutions n’apparaissent pas techniquement possibles pour toutes les phases de travaux et à l’égard de chaque matériel et méthode que requiert l’exécution d’un chantier. Ainsi, le rapport de l’expert consulté par le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale relève que les outils et méthodes employés lors de l’exécution de certaines phases provoquent des émergences nécessairement supérieures à celles autorisées. Ce rapport établit en outre qu’il n’existe pas de moyen technique permettant de réduire le bruit que ces outils et méthodes provoquent ; il s’ensuit, en ce qui concerne lesdites phases des travaux, que le dépassement des seuils d’émergence autorisés par l’article 6 apparaît comme inévitable.
74En ce qui concerne ceux des travaux de chantiers pour lesquels il n’existe pas de technique permettant le respect de l’article 6 de l’ordonnance du 16 mai 1991, cette disposition a pour effet de mettre les entrepreneurs de chantiers devant l’alternative suivante : soit devoir renoncer à l’exécution desdits travaux, soit en accepter néanmoins la réalisation, en se mettant toutefois, inévitablement, en situation d’infraction au regard de l’article 6 de l’ordonnance précitée, avec le risque de se voir appliquer les sanctions pénales que prévoit l’article 15. Compte tenu de ces conséquences, la disposition en cause affecte la liberté du commerce et de l’industrie de façon disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi »26.
75On le voit dans cet exemple, c’est parfois à la manière d’un entomologiste que le juge constitutionnel doit travailler.
76On pourrait multiplier les exemples d’intervention de la Cour27. On en retiendra un dernier : l’arrêt rendu par la Cour le 20 janvier 1994 relatif à l’article 20 de la loi du 16 juillet 1973 garantissant la protection des tendances idéologiques et philosophiques. Cet arrêt a fait l’objet de nombreux et savants commentaires. Je ne l’évoquerai donc plus ici que pour y relever cet aspect du contrôle de la Cour qui retient l’attention de notre réflexion. Observant d’abord que l’objectif de la loi dite du Pacte culturel est de répartir les fonctions entre les différentes tendances représentatives en garantissant à chacune d’elles une présence minimale et en veillant à ce qu’aucune ne prédomine de façon injustifiée, la Cour d’arbitrage poursuit son raisonnement en relevant qu’« en ajoutant, après avoir rappelé le principe d’égalité, qu’il y a lieu de veiller à une certaine répartition, la loi n’indique pas que cette dernière exigence passe après celle de respecter le principe fondamental. Le Pacte dont elle s’inspire dit même expressément le contraire en précisant, après le rappel du principe, qu’il faut cependant tenir compte de l’autre exigence28. C’est à cet endroit du raisonnement de la Cour que s’opère le retournement qui aboutira à la décision de la juridiction. En effet, « l’article 20 de la loi du 16 juillet 1973 garantissant la protection des tendances idéologiques et philosophiques emporte inévitablement, en prescrivant la nécessité d’un équilibre entre ces tendances lors des recrutements et des promotions des agents des établissements et organismes culturels, que ces agents puissent se voir défavorisés, en dépit de leurs mérites, en raison de leurs convictions idéologiques ou philosophiques. Il comporte en outre le risque de défavoriser ceux qui usent du droit qu’a tout citoyen de ne pas prendre publiquement parti. Il défavorise encore ceux qui sont en accord avec une tendance sur certaines questions, avec une autre sur d’autres points. L’inégalité de traitement qui en résulte étant fonction des convictions de chacun, elle met en cause des principes relatifs à la vie privée ainsi qu’à la liberté d’exprimer ou de ne pas exprimer les opinions personnelles »29.
77Ainsi, « le législateur peut légitimement veiller à des équilibres mais il manque au principe de proportionnalité en recourant, pour atteindre cet objectif, à un système qui impose à l’autorité de déroger au principe d’égalité en considération des convictions personnelles. Il en est ainsi d’autant plus que le système impose, sur le plan des principes, un sacrifice certain pour un avantage qui reste conjectural. Ce n’est pas encourager chaque agent à exercer ses fonctions avec impartialité que de rendre officielle la tendance qu’il est incité à déclarer et d’attacher à celle-ci des conséquences sur le plan de la carrière. Enfin, la loi n indique même pas de limite à la mesure dans laquelle il peut être dérogé à l’égalité en faveur des normes de répartition qu’elle lui oppose »30.
Epilogue
78Ainsi, pas plus qu’une hirondelle, une Constitution n’annonce-t-elle le printemps. Il n’est pas, on l’a vu, de commencement absolu à un ordre juridique. Une réflexion critique sur la nature du droit constitutionnel permet de débusquer dans ses plus lointaines origines le caractère essentiellement indéterminé du droit de l’Etat.
79Comme il est illusoire de chercher un auteur initial au droit constitutionnel, le peuple souverain étant par essence indéfini, ainsi aussi ne saurait-on prétendre que le droit constitutionnel puisse servir d’auto-référence au système juridique dont il se prétend, partant à tort, être le fondement.
80Prendre le chemin de l’exode c’est convenir qu’il y a des opérateurs nécessaires à l’élaboration de tout système juridique qui n’appartiennent pas à ce système. Tel est par exemple le rôle que jouent dans la stratification de l’ordre constitutionnel contemporain les principes de subsidiarité ou de proportionnalité. Toutes les institutions qui ont vocation dans l’Etat de droit contemporain, à exprimer la souveraineté du peuple (assemblées législatives, gouvernements, pouvoir juridictionnel, partis politiques, groupements professionnels, groupes de pression,...) recourent à ces opérateurs. Ceux-ci ne ressortissent pas comme tels au système juridique, même s’ils sont indispensables à l’édification et à l’accomplissement de ce système. Ils sont même la condition de l’existence d’un Etat de droit démocratique si l’on admet que la particularité de celui-ci est de refuser de faire du droit un vecteur de violence.
81En droit constitutionnel, réfléchir au phénomène de l’accélération du temps juridique implique que l’on rappelle d’abord cette béance initiale qui n’est pas un gouffre. La béance du système juridique, son incomplétude essentielle, s’illustrent dans le débat institutionnel permanent qu’il implique, dont l’accélération s’explique sans doute par la prolifération, dans une société de plus en plus complexe, des acteurs sociaux, des droits qu’ils revendiquent et, partant, des conflits qu’ils soulèvent.
82Pour éviter, cependant, la dilution de ces droits — qui causerait inexorablement leur dissolution — il faut que la démocratie se dote d’institutions qui contiennent, à la manière de garde-fous, les effets induits par les accélérations effrénées, celles qui conduisent dans les précipices. Car ce débat juridique doit être institué. Elle est périlleuse la tendance contemporaine qui consiste à réserver l’action sociale au domaine de la morale (initiatives individuelles ou collectives, marches blanches, œuvres caritatives, opérations humanitaires) l’enlevant ainsi à l’exercice d’une action politique menée par des acteurs sociaux juridiquement responsables.
83L’absence, en effet, d’un auteur initial n’implique pas l’absence d’auteurs au cœur du système juridique. Là réside la confusion, là réside peut-être aussi la tentation de se faire prolonger l’anonymat quand tout requiert la nomination, l’identification, la responsabilité.
84C’est par la parole que le monde fut créé. C’est le mot qui a fait naître toute chose et tout être. Mais le verbe s’est fait chair, la parole a pris corps.
85C’était Ricœur qui, naguère, écrivait que le symbole donne à penser.
86La temporalité c’est un tempo maîtrisé, c’est une société orchestrée où le chœur, dans la polyphonie, atteint les sommets de l’harmonie.
Notes de bas de page
1 La Genèse, chap. 1er, La création.
2 Sur tout ceci, J. LADRIÈRE, Les limites de la formalisation, in Logique et connaissance scientifique, sous la direction de J. Piaget, Paris, Gallimard, 1967, p. 312 et sv.
3 M. SERRES, Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985, p. 284 à 286.
4 M. SERRES, op.cit., p. 285.
5 X. DIJON, Droit naturel, t. 1, Les questions du droit, Paris, P.U.F., 1998, p. 70 et sv.
6 Selon l’expression de J.M. BLANQUER, L’ordre constitutionnel d’un régime mixte, le sens donné à la Constitution par le Conseil constitutionnel, in R.D.P., 1998, no 5/6, p. 1526.
7 Cass., 11 février 1919, Pas., 1919, 9.
8 Voy. par ex., l’arrêté-loi du 11 octobre 1916 relatif à l’état de guerre et à l’état de siège (M.B., des 15 et 21 octobre 1916).
9 Cass., 6, 13 et 17 novembre 1944, Pas., 1945, I, p. 23, 33 et 64 ; Cass., 11 décembre 1944, Pas., 1945, I, p. 65.
10 J.M. BLANQUER, op. cit., p. 1535.
11 Voy. par ex. arrêts nos 38/91, 26/92, 27/92, 23/95.
12 J.M. BLANQUER, op.cit., p. 1529.
13 Arrêt no 31/96 du 15 mai 1996. B.1.1 et B.1.2.
14 Arrêt no 31/96, B. 1.3.
15 B.2 à B.4. de l’arrêt no 31/96.
16 B.6. de l’arrêt no 31/96.
17 Arrêt 36/96 du 6 juin 1996.
18 B.4 de l’arrêt 26/96 du 27 mars 1996.
19 B.7.6 de l’arrêt no 45/96 du 12 juillet 1996.
20 B.7.6 de l’arrêt no 45/96.
21 B.7.8 de l’arrêté précité.
22 B.7.15 de l’arrêt précité.
23 B.7.16 de l’arrêt précité.
24 B.10.4 et B.10.5 de l’arrêt précité.
25 Voy. par ex., 5.B.8 de l’arrêt no 55/92 du 9 juillet 1992 ; B.8.3 de l’arrêt no 10/93 du 11 février 1993 ; B. 13.2 de l’arrêt no 4/95 du 2 février 1995 ; B.6.6 de l’arrêt no 35/95 du 25 avril 1995.
26 B.8.3 et B.8.5 de l’arrêt no 29/96 du 15 mai 1996. Voy. encore l’arrêt 57/98 dans lequel la Cour sanctionnera aussi l’atteinte à la liberté de commerce.
27 En ce qui concerne le droit social, voy. M.F. RIGAUX, La jurisprudence de la Cour d’arbitrage en matière de droit social, J.T.T., 10 et 20 avril 1999.
28 B.3 et B.5 de l’arrêt no 7/94 du 20 janvier 1994.
29 Ib. B.5.
30 Ib. B.5.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis. Référendaire à la Cour d’arbitrage
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