Sur quelques rapports du temps juridique aux autres formes du temps
p. 281-299
Texte intégral
1L’analyse ici présentée ne se rattache pas directement à un travail sur l’accélération générale et ses retombées sur le temps juridique, mais vise plutôt à ouvrir la réflexion sur des phénomènes de déconstruction du droit résultant du rythme des réalités sociales auxquelles il est confronté. Or, ces réalités sociales comprennent des mouvements d’accélération, mais aussi de ralentissement des processus juridiques. Leur analyse sera conduite à partir de l’observation de la crise du droit international. Dans une première partie, je resterai à l’intérieur du temps juridique en mettant en perspective le temps du droit international avec le temps du droit interne, ou pour mieux dire, des droits internes. Reliés entre eux à travers la notion de souveraineté qui commande à la fois le pouvoir de dire le droit à l’intérieur d’une société étatique et la capacité à produire du droit international par des processus collégiaux émanant de plusieurs Etats, ces domaines du droit sont affectés par l’épuisement du concept de souveraineté. Mais ils ne le sont pas de manière homogène. La mise en relation de temporalités différentes amène alors (comme le plus souvent lorsque l’on aborde la question du temps) à réintroduire celle de l’espace. Dans un second point, je confronterai le temps juridique avec d’autres formes du temps, en prenant pour point de comparaison, d’une part, le temps de la science à partir d’exemples pris dans le droit de l’environnement et, d’autre part, le temps de la mémoire, présent au cœur de la question de l’imprescriptibilité, c’est-à-dire du statut des crimes contre l’humanité et de la justice pénale internationale.
Le temps du droit international confronté à celui des droits internes.
2Le droit international et les droits internes ont l’un et les autres pour objectif de capter le temps. Le droit en soi est en effet un processus d’anticipation. La norme fixe par avance les comportements individuels et les modalités des relations sociales dans un énoncé qui s’impose à l’avenir. En cela, et à condition qu’elle soit respectée, elle participe à la stabilisation des situations. On croit savoir comment cela sera, puisqu’il est obligatoire que cela soit ainsi.
3Mais ce rapport idéal du droit au temps est rarement réalisé et en droit international moins encore que dans les droits nationaux internes. Si l’analyse du temps peut être commune à toutes les branches du droit, la maîtrise de celui-ci par les procédures est différente selon les champs d’application spatiale.
Une analyse intégrant les temporalités
4Pour analyser ces phénomènes, nous n’avons guère de meilleure méthode que celle proposée dans les années 70 par Charles Chaumont1. Son analyse met en lumière la racine du caractère obligatoire de la norme. Elle se trouve, non dans le simple fait de l’édiction, pas davantage dans la présence d’un appareil de sanctions, mais bien plutôt dans le dépassement des contradictions sociales réalisé à travers la substance de la norme. Et cela est vrai du droit en général. De l’adéquation entre le règlement de la contradiction entre les intérêts en présence à un moment donné et la norme elle-même dépendra le caractère d’effectivité de cette dernière. Mais l’important est dans le « à un moment donné ». Car cette adéquation peut ne pas survivre à l’édiction de la règle. En effet, la norme est le produit d’une contradiction qu’on appellera primitive. Elle naît d’un certain rapport de forces. De nombreux aspects du droit du travail par exemple sont nés d’une tension particulière entre les intérêts des salariés et ceux des employeurs. Cette tension s’exprime à travers les conflits sociaux où chaque camp cherche à manifester sa puissance et de ce fait la mesure. Cette mesure apparaît à travers un résultat normatif qui est alors l’expression du dépassement de la contradiction. Il faut naturellement entendre les termes de rapport de forces comme incluant des forces psychologiques ou idéologiques, tout autant que des forces militaires, économiques ou financières. Toutefois, les contradictions par lesquelles ces forces s’opposent évoluent. Elles se modifient au rythme de la vie elle-même. Dans le temps qui se déroule après que la norme ait été formulée, surgissent des contradictions différentes que l’on appelle consécutives. S’il n’y a pas de changement du droit, elles tomberont sous le coup de la norme énoncée en réponse à la contradiction primitive. Cette norme garde la capacité de gérer la situation et produit donc de l’ordre social tant que l’équilibre qui a présidé à l’acte normatif n’est pas remis en cause de manière décisive. Mais en revanche, si le déplacement du rapport de forces est trop important, la norme peine à accomplir sa fonction et perd son effectivité. Ainsi, le droit du travail peut bien être toujours en vigueur, si les salariés ont perdu leurs marges de négociation, donc de pouvoir, du fait de la faiblesse du syndicalisme, du poids de la menace du chômage et des facultés de riposte dont disposent les employeurs (délocalisations par exemple), les normes prendront un caractère déclamatoire, mais ne seront plus en mesure d’ordonner le social. L’existence de sanctions (auxquelles on prête à tort d’être la clef de l’efficacité du droit) ne peut l’empêcher. Si les contradictions sociales, c’est-à-dire des conflits d’intérêts très complexes se développent et se modifient rapidement, le droit perd son pouvoir de stabilisation, surtout s’il est techniquement peu sophistiqué, notamment s’il n’est pas doté d’un système de « normes de changement des normes » performant.
5Cette analyse conduit à considérer le droit comme transitoire par essence. Il est cette tentative, toujours condamnée à terme, d’arrêter le temps, de le figer. Il prétend l’arrêter à partir d’une solution donnée à un conflit de valeurs, solution que l’on tente alors de perpétuer pour en faire la base substantielle de l’ordonnancement juridique2.
6Il est possible de distinguer dans la démarche juridique trois étapes qui permettent de préciser comment le droit se fabrique avec du temps. Le projet même du droit repose sur la prétention de gérer le futur (a). Mais nous savons qu’il doit subir la confrontation avec le présent (b). Et nous ne pouvons ignorer que, dans ce présent, se joue une rivalité entre des forces du passé et des rétroactions du futur (c).
La prétention du droit à gérer le futur s’exprime au moment de la formulation de la norme abstraite. Elle est dite pour s’appliquer dans le temps qui suivra. En droit interne, cela apparaît clairement dans le processus législatif dont nous n’avons pas de réel équivalent en droit international. Certains, considérant que les traités multilatéraux généraux jouent ce rôle, ont avancé la théorie des traités-lois. Cette identification de certains traités à la loi n’est pas exacte d’un point de vue formel, dans la mesure où ces traités n’ont qu’un effet relatif et ne peuvent donc avoir le degré de généralité de la loi. Mais la comparaison peut cependant être soutenue du point de vue des rapports au temps. Le but poursuivi dans les grandes conventions, celle du droit de la mer par exemple, est bien d’assurer le passage de l’être au devoir-être. À partir d’éléments de l’être : données du passé (des expériences de droit ou de non-droit dans les rapports sociaux) et surtout du présent (l’ensemble des intérêts antagonistes et des valeurs existantes), la norme proclame le devoir-être. Elle est publiée pour l’avenir et elle confirme alors ce propos de Yakov Askin traitant du concept philosophique du temps3 ; « Se mouvoir dans le futur, n’est pas du tout naviguer vers une constellation qui existe déjà, mais n’a pas été atteinte. Se mouvoir dans le futur, c’est créer le futur ». Ce propos met en lumière l’importance du droit au cœur du social. Il s’agit d’épaissir le présent, de le lester pour qu’il dure à partir des anticipations imaginées et des potentialités aujourd’hui connues. D’une certaine manière, le projet du droit est de barrer la route à l’incertain. Il relève ainsi, surtout si sa formulation est le fruit de procédures démocratiques, d’un usage collectif de la liberté, celui de la promesse4. Par l’exercice de cette liberté aujourd’hui, nous nous engageons à respecter des interdits ou des obligations qui dessinent les contours de l’avenir.
Mais la vie bouscule les anticipations les plus précises ou les plus sages et, en se déroulant, le temps crée du présent tout neuf, d’autant moins conforme au projet juridique que celui-ci est faible et inadapté dans sa substance et qu’il est desservi par des procédures insuffisantes. La confrontation du droit avec le présent est décisive pour sa validité. Je n’évoque pas ici sa validité formelle au sens kelsenien du terme5. Celle-là n’est pas altérée par le passage du temps, sauf abrogation. Le temps ébranle en réalité la validité substantielle de la norme, c’est-à-dire sa capacité à régler les relations entre les individus et les groupes et peut créer une distorsion entre la forme et la substance. Naturellement, le terme présent est utilisé comme une métaphore puisqu’il n’a aucune épaisseur, ou plutôt est appréhendable seulement à l’état de point. Parler de confrontation de la norme élaborée dans le passé avec le présent, c’est donc signaler qu’à tous les moments de ce présent, qui est une durée inconsistante, la norme va connaître l’épreuve du succès ou de l’échec. Si son application est réellement effective, nous la dirons exécutoire, ce qui veut dire qu’elle remplit son rôle d’apaisement ou à tout le moins de réduction des tensions sociales et de permanence des situations. Il y a alors réalisation des deux fonctions du droit, celle, instrumentale, de gestion des rapports entre les humains et celle, symbolique, par laquelle le droit contribue puissamment à instituer le social. Il peut arriver que la norme ait une très longue histoire. Le principe de liberté de navigation sur les océans en est un exemple pour le droit international6. Toutefois, il faut bien reconnaître que les normes exécutoires, et qui le restent sur une durée de plusieurs décennies ou comme dans l’exemple que je viens d’évoquer de plusieurs siècles, sont rares. Dans le champ du droit international (mais le propos vaut à certains égards pour le droit interne), les normes ineffectives après leur proclamation ou parfois même dès celle-ci sont innombrables. Nous les désignons comme droit déclamatoire.
Au point toujours mobile que représente le présent, se joue une rivalité plus ou moins forte entre le passé et le futur, dans laquelle l’un triomphe de l’autre ou vice versa, mais cette rivalité met en péril l’effectivité de la norme. Celle-ci peut avoir intégré trop de futur si elle a anticipé de manière hasardeuse des changements inaccomplis ou formulés de manière confuse. Il est possible de prendre pour exemple la règle de la souveraineté permanente des Etats ou des peuples sur leurs ressources naturelles ou encore celle relative à la protection du patrimoine commun de l’humanité sur les richesses des fonds marins. Dans l’un et l’autre cas, le rapport des forces qui a présidé à la formulation de ces normes était éphémère ou incertain. D’un côté, la force en nombre des États du Tiers-monde dans les années 70 était une réalité. Ils avaient la majorité à l’Assemblée Générale des Nations unies ou à la Conférence des Nations unies sur le droit de la mer. Mais de l’autre, les grands États et les firmes multinationales souhaitaient, et souhaitent toujours, une liberté d’action sans frontières ni régime juridique qui puissent constituer une entrave à leurs intérêts. La possibilité de prendre certaines décisions dont disposait le groupe des pays en développement restait ainsi circonscrite à l’institution et ne correspondait pas à la capacité réelle d’imposer l’application de ces normes. Dès lors, il n’était pas étonnant que cette application soit suspendue. De surcroît, présentées comme des moyens de résistance aux grands intérêts économiques sur lesquels l’Occident assied son hégémonie, ces normes par leur substance exprimaient les incertitudes théoriques pesant sur les fondements du droit. Voulait-on privilégier la défense des intérêts des États et leur donner les moyens juridiques adéquats ? Telle est bien la logique en œuvre dans le principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles7. Élaboré après la période de décolonisation sous l’influence des États du Tiers monde, ce principe, repris par diverses résolutions d’organisations internationales ou mentionné dans certaines conventions, n’ayant pas eu d’effet pratique est un exemple de droit resté déclamatoire. Était-ce une hésitation sur le fond et était-on plutôt résolu à aller vers une mise en commun des ressources en se dotant des principes de protection internationale adéquats ? C’est l’idée qui préside à la notion de patrimoine commun de l’humanité8. Mais peut-on combiner les deux logiques ? En réalité, quelle que soit la réponse à ces questions, dans un cas comme dans l’autre, le rapport de forces qui a permis la formulation de ces règles n’était pas de nature à en permettre l’application. Pour le moment, le passé, c’est-à-dire la conception classique de la souveraineté des Etats qui renvoie à un déséquilibre en faveur des plus puissants, résiste et triomphe encore dans le présent. Les intérêts des États les plus puissants ou les intérêts privés qu’ils protègent ont d’abord transformé en incantation l’idée de souveraineté permanente sur les ressources naturelles, puis font maintenant obstacle à la mise en œuvre d’un régime de patrimoine commun pour certaines richesses9. Mais cependant il arrive, à l’inverse, que le futur triomphe et mette la norme en échec. Le futur n’est pas nécessairement le progrès, mais la rétroaction de données en germe qui, à un certain moment, ne sont pas encore lisibles clairement. Alors la norme correspond à une appréciation obsolète du rapport de forces. La relation sociale dont on a cru pouvoir tirer des conséquences juridiques de nature à se prolonger était une relation en voie de liquidation, impropre à produire des effets de droit. Le futur est déjà là et il l’a déstabilisée. Tel est le cas de l’article 43 de la Charte des Nations unies. L’union des deux camps de l’Est et de l’Ouest apparue de manière éphémère à l’occasion de la Seconde guerre mondiale, et que ce texte suppose pérenne (puisqu’il prévoit que les États passeront des accords militaires pour mettre une force commune à la disposition du Conseil de sécurité), n’avait en réalité pas d’avenir. La guerre froide était restée en germe dans l’alliance produite à l’occasion de la guerre militaire. Les Nations unies ont été longuement et sûrement affaiblies et peut-être même ruinées d’avoir été construites sur cette erreur. Cet exemple met en lumière la lutte sans merci qui se joue entre le temps en avance et le temps en retard. Il s’agit bien de la rivalité dans le présent entre le passé et le futur.
Le rôle des procédures
7La maîtrise du temps opérée par le droit international diffère assez largement de celle qui résulte des droits internes en raison de son moindre niveau de sophistication technique. Dans un cas comme dans l’autre, on ne peut faire l’économie de la distinction entre les normes de substance et les normes de procédure, c’est-à-dire entre les normes qui énoncent ce qui est prohibé et ce qui est autorisé (la substance du droit) et celles qui énoncent de quelle manière seront établies les premières (la procédure). La clarté et la rigueur des normes de procédure sont pour beaucoup dans l’efficacité du droit, le problème à cet égard n’étant pas tant l’immuabilité de ce dernier que les mécanismes par lesquels il est possible d’obtenir une modification de la règle en vigueur chaque fois qu’il y a à cela une nécessité sociale. Parmi les normes de procédure, il y a donc celles qui prévoient comment sera dit le droit et celles qui annoncent comment il sera modifié. Ces dernières, nous pouvons les désigner de l’expression : normes de changement des normes. C’est au creux de ces mécanismes de fabrication et de refabrication du droit que se loge la véritable nature du droit, ce formalisme juridique incontournable qui fait l’enchantement des juristes. Toutefois, ce formalisme est sans portée s’il n’est que formes pures coupées de leur sens. Il est tout, car le formalisme est l’essence du droit, s’il est utilisé pour ce qu’il vaut, l’outil par lequel est recherchée l’objectivité. En effet, à travers toutes les subjectivités qui s’affrontent dans le champ des relations humaines, le droit ne peut énoncer ce qui doit être, c’est-à-dire le triomphe des intérêts revendiqués par certaines subjectivités et l’échec de bien d’autres, que s’il le fait légitimement, c’est-à-dire par des instruments d’accès à une certaine objectivité, cet espace d’examen d’une situation dans laquelle elle est prise en compte dans toutes ses dimensions. Ces instruments sont précisément les procédures (désignation des autorités compétentes, délais de rigueur, connaissance des pièces à produire, communications de ces pièces, modes d’élaboration de la décision, consultations exigées aux différentes étapes de cette élaboration, etc...). Et il est vrai que si les réalités sociales sont marquées d’incertitudes, de fluctuations dans les valeurs dominantes conduisant à des changements répétés du droit, la solidité des procédures, même et surtout si elles sont fréquemment sollicitées, peut permettre de traverser la crise de la substance du droit en évitant les troubles nés de l’incertitude normative.
8Mais sur ce point, le temps du droit international diffère considérablement du temps des droits internes. Les domaines du droit de la famille ou encore du droit des étrangers sont, dans nos ordres internes, depuis quelques années, intensément sollicités dans le sens de changements accumulés. Toutefois, les hésitations sur le fond ont été et sont encore encadrées par la rigueur relative mais que l’on ne saurait nier des procédures. Procédure législative, consultations de hautes instances, contrôle constitutionnel, recours en interprétation ou en application, ces instruments concourent à la production et au renouvellement de la norme. En droit international, cet arsenal d’instruments permettant de dire le droit mais aussi de rectifier les dires du droit, fait défaut ou est indigent. L’absence de rigueur dans les procédures de formation ou de modification des normes, là où il faut faire face à des contradictions très fortes et d’issue incertaine sur le fond, participe alors à la faiblesse du droit international. On peut aujourd’hui parler de son discrédit. Deux exemples illustreront la situation.
9Le premier est tiré de la convention de Vienne sur le droit des traités du 29 mai 1969 et concerne le statut du droit impératif général (jus cogens). Dans ce texte dont l’enjeu est l’ensemble des procédures relatives aux traités, on suppose l’existence de normes substantielles communes à l’ensemble de la société internationale, celles que l’on désigne comme normes de droit impératif général et l’on fait jouer à ces normes supposées repérables un rôle extrêmement important dans les mécanismes de création ou de changement normatif10. En effet, a) un traité est nul si, au moment de sa conclusion, il est en contradiction avec une règle impérative (article 53) ; b) un traité devient nul s’il entre en conflit, postérieurement à sa conclusion, avec une nouvelle norme impérative qui surgit (article 64). Ainsi se trouve dessinée pour le droit international, au moins en théorie, l’articulation bien connue dans les droits internes entre le contrat et la loi, le premier étant subordonné à la seconde. Mais alors que la convention a près de trente ans d’existence, ce mécanisme est resté un artifice sans utilité car il y manque la norme de procédure disant comment sont édictés les nonnes de droit impératif général, ce qui, à ce jour, reste imprécis. Ces normes supérieures aux autres sont donc devenues une catégorie du droit positif de grande importance théorique, puisqu’elles peuvent conduire à l’annulation d’un traité qui leur serait contraire. Mais les voies et moyens permettant de construire juridiquement le contenu de cette catégorie n’ont pas été indiquées. Faute de disposer d’une procédure conduisant à désigner objectivement et précisément ces normes, l’incertitude demeure et chacun, depuis sa propre subjectivité, imagine le contenu de la catégorie à son gré, sans effet de droit. La société internationale se développe alors sans ce gouvernail que constitue un droit organisé selon des procédures connues par avance. Le temps du droit international s’en trouve dissous, ou suspendu... dans l’attente de ces normes. Il est vrai que, parallèlement et par une évolution en sens inverse menée sous l’effet de la déréglementation, les droits internes font aux contrats une place privilégiée et relâchent le rapport de subordination entre la loi et le contrat tel qu’il existait jusqu’ici. De plus, sous l’effet de l’intensification des échanges économiques et commerciaux internationaux, les contrats internationalisés qui se situent au croisement de plusieurs ordres juridiques se multiplient. Souples et échappant à tout cadre législatif, ils sont adaptés au rythme particulier de l’économie mondiale, l’urgence des profits à court terme.
10Un autre exemple éloquent du flou des procédures internationales, des jeux sur le temps que ce flou permet et des graves conséquences qui en résultent, est celui de l’utilisation du droit international dans le processus de sanction dirigé contre l’Irak depuis 1990. Dès les débuts de la crise engendrée par l’annexion du Koweït, des sanctions furent prises contre le gouvernement irakien, auteur de cette annexion (résolution 661 du Conseil de sécurité du 6 août 1990). Il y avait là un usage régulier des pouvoirs que le Conseil de sécurité détient des termes de la Charte. Quelques mois plus tard, le Conseil de sécurité constatait en s’en félicitant que le gouvernement du Koweït avait été rétabli et que l’armée irakienne, défaite, avait quitté le territoire préalablement envahi et annexé. La raison pour laquelle des sanctions avaient été prises avait ainsi disparu. Le Conseil s’employa cependant à maintenir les sanctions. La contradiction apparut dans le texte de la résolution 687 du 3 avril 1991. Il y était annoncé à la fois que la cause des sanctions avait disparu mais qu’elles subsisteraient néanmoins. Il fallait pour cela disloquer le mécanisme juridique et y introduire deux temps différents. À travers les nombreuses résolutions du Conseil prises sur ce sujet il y a eu, de 1991 à nos jours, une réécriture permanente du texte avec glissements successifs de l’objet des sanctions. À partir d’avril 1991, une césure est établie à l’intérieur du dispositif mis en place quelques mois plus tôt. La partie sanctions demeure effective. Elle évolue un peu dans son contenu, parfois par des allégements promis, mais fortement conditionnés et peu réalisés (résolution 778 du 2 octobre 1992 introduisant le système dit « pétrole contre nourriture », puis résolution 986 du 14 avril 1995), parfois par des durcissements lorsque furent décidées des restrictions à la liberté de circulation de certains responsables irakiens (résolutions 1115 du 21 juin 1997 et 1134 du 23 octobre 1997). Mais le cœur des sanctions (c’est-à-dire un embargo général) demeure immuable. En revanche, ce qui évolue dans ce mécanisme de sanctions indéfiniment renouvelé, c’est ce qui est donné pour cause, c’est-à-dire les fondements mêmes des mesures prises. Cette partie-là du dispositif est mobile. La cause d’origine correspondait à l’application de la Charte et aux hypothèses (un acte précis menaçant la paix) pour lesquelles il est prévu d’employer des mesures économiques ou autres sanctions. Cette cause originaire a disparu dès lors que le Koweït a été libéré et a retrouvé son gouvernement. De nouvelles causes sont mentionnées à partir de 1991. Il ne s’agit pas de faits nouveaux qui auraient pu ouvrir la voie à de nouvelles sanctions. Les faits invoqués (nécessité du désarmement de l’Irak) étaient bien antérieurs à la crise et à son dénouement. Ce ne sont pas des faits qui relèvent, d’après la Charte, du mécanisme de sanction. Il n’y a pas d’acte concret de nature à menacer la paix, sauf à considérer que le non-désarmement d’un gouvernement constitue en soi une menace contre la paix, mais alors peu nombreux sont les États qui devraient échapper aux sanctions. Le procédé employé par ce glissement des sanctions sous des causes différentes de celles qui les avaient primitivement justifiées, a permis d’éviter le débat. On invoque le prolongement des sanctions, comme s’il y avait une continuité alors qu’il y a eu une rupture capitale : la disparition de la cause première du châtiment. En réalité, ce sont de nouvelles sanctions qui sont mises en œuvre. Elles sont présentées comme la poursuite des actions précédemment engagées comme si les nouvelles causes qui servent de prétexte pour les maintenir étaient dans un continuum logique avec les premières11. Importante rupture à l’intérieur même du temps juridique... Que leur résultat soit la lente et certaine agonie d’un peuple, cela n’est pas évoqué dans les énoncés de l’organe exécutif des Nations unies12. Cette donnée de fait est éliminée du raisonnement. Ce dysfonctionnement aux conséquences cruciales (toute la crédibilité du droit international est en cause) a été rendu possible par l’absence de normes de contrôle du processus normatif. Ce cas ainsi que d’autres, en particulier celui qui oppose la Libye aux États-Unis et au Royaume Uni à propos de l’attentat du Lockerbie, donnent à voir la fragilité d’un système de droit dans lequel il n’existe pas de mécanisme de contrôle de la légalité des décisions13. Tout le système de valeurs qui transite par le dispositif juridique demeure dans l’incohérence faute que des moyens procéduraux de clarification puissent être mis en œuvre. Cette carence est apparue clairement avec le surgissement de « l’humanitaire » et de la notion d’ingérence dans les données du droit international. Parfaitement en opposition avec la norme de la souveraineté et de l’intégrité territoriale des États, cette innovation n’a trouvé ni définition claire, ni régime juridique cohérent, ce qui installe le droit international dans une parenthèse d’incertitude dont rien n’annonce la fin14.
11Comparer le temps du droit international avec celui des droits internes oblige à réintroduire une problématique spatiale et à prendre en compte l’affaissement de la notion de souveraineté. Les systèmes juridiques ne répondent plus à ce que l’on attend d’eux et les sociétés semblent s’égarer parce que la base d’autorité des droits internes (à savoir la souveraineté des États) est, de manière très inégale selon les États, affaiblie ou disloquée et que le fondement d’un ordre juridique international est pour le moment introuvable. Or, le temps des droits internes fonctionnait (et fonctionne encore dans bien des cas) en relation avec l’espace, cette portion de territoire administrée par chacun d’eux. L’État a représenté longtemps une unité espace/temps offrant un cadre adéquat au droit, à sa force symbolique et à son efficacité sociale. En effet, le triptyque : État/souveraineté/loi, émergeait du lieu de rencontre entre le passé d’une communauté avec le futur dans lequel elle se projette à partir de l’idée d’universel qu’elle réalise15. Aussi la légitimité de l’État tenait-elle au fait qu’il était à la fois l’organisation d’une communauté historique (le passé), son expression souveraine sur un espace donné (lieu délimité par des frontières, mais aussi espace symbolique par où ce qui est particulier entre en résonance avec d’autres singularités et s’y réfléchit pour accéder à l’universel) et enfin sa capacité de dire la loi, par où se fabrique le futur d’une société déterminée. Le droit international ne pouvait guère avoir une temporalité en propre, faute d’espace sur lequel l’exercer. En sorte que le temps du droit international était en réalité celui des sociétés occidentales disposant d’une forte cohérence interne et politiquement et culturellement dominantes. Or, dans la période contemporaine, le rapport Etat/temps/espace est rompu dans l’ordre interne, même dans les sociétés les plus fortes, sans que rien d’une logique et d’une portée symbolique équivalente ou renouvelée se soit constitué dans l’ordre international. L’État classique n’éliminait ni la violence, ni le rapport des forces. Il les régulait en ce sens qu’il « revient au souverain d’énoncer, c’est-à-dire de rendre publique, par sa volonté, la nature du juste »16. Aujourd’hui partout, bien qu’à des degrés divers, la perte de la capacité providentielle de l’État est visible. L’exclusion sociale, en s’étendant, dévoile comment il a perdu la capacité de dire le juste. Mais en revanche, le renforcement de la possibilité de répression est flagrant. Seule cette capacité de répression reste territorialisée par la police sur les corps, si clairement dénoncée par Michel Foucault17. Un grand nombre de fonctions sociales importantes sont déterritorialisées et internationalisées. Cela signifie qu’elles s’exercent de manière indissociable sur plusieurs territoires nationaux à la fois et qu’un seul pouvoir d’État ne peut en avoir la commande. Mais pour autant le monde n’est pas devenu un lieu unifié où ce qui est particulier se réfléchirait comme nouvel universel combinant l’universel géographique à l’universel symbolique. Le droit international, qui est censé y imposer un ordre juridique, manque à sa fonction. Il laisse place à une régulation gouvernée par les forces en présence et au profit des plus puissantes d’entre elles, antithèse d’un droit partagé qui serait la mise en œuvre de valeurs communes à travers des procédures rigoureuses. Trop d’organismes chargés de l’élaboration ou de l’application de ce droit, notamment le Conseil de sécurité des Nations unies, mais aussi le Fonds Monétaire International ou l’Organisation Mondiale du Commerce, sont suspects de manquer d’objectivité. Il est vrai qu’ils apparaissent comme dominés par les intérêts de quelques acteurs très puissants. Cette instrumentalisation par certains fait obstacle à l’universalité qui échoue à se réaliser aussi bien dans la réalité (exclusion de certains États ou de fractions importantes de populations) que dans l’ordre symbolique (absence de représentation à soi-même de la communauté).
Le temps du droit confronté à d’autres formes du temps
12La différence dans les temporalités engendre des difficultés dont l’analyse sera menée ici à partir de deux exemples, celui du temps de la science et celui du temps de la mémoire.
Temps juridique et temps scientifique
13La bioéthique, la protection de la santé publique ou de l’environnement contraignent les États à légiférer mais posent aussi des problèmes redoutables en droit international. Ces divers domaines de la science ont été le terrain d’importantes innovations récentes. Les nouveaux champs d’intervention sur la nature ou sur l’homme ainsi rendus possibles nécessitaient un encadrement juridique. La difficulté d’ajustement entre le rythme de la démarche scientifique et celui du droit est apparue à cette occasion. La question de l’environnement est la plus significative par rapport à la problématique du temps. L’efficacité du droit et l’effectivité de la protection de l’environnement dépendent de la manière d’appréhender le temps. Il est indispensable de se placer dans le temps long des phénomènes naturels (pour lequel on a forgé l’expression de développement durable) et de prendre en considération le caractère irréversible des effets de certains comportements humains. Cela nécessite d’intégrer à la norme un futur très étiré. Mais une autre difficulté provient des incertitudes ou des désaccords entre les experts qui élaborent ces données nouvelles de la science. Comment, dans un climat d’incertitude scientifique, donner un contenu juridique concret au principe de précaution ? Dans plusieurs secteurs importants du droit de l’environnement (notamment en matière de changements climatiques, mais aussi à propos de la couche d’ozone ou de la pollution transfrontière), les protagonistes ne sont pas parvenus à définir une norme d’abstention efficace. Devant l’ampleur des divergences d’intérêts, chacun tire parti de ces désaccords et une véritable dilution du temps juridique s’installe. Les procédures chaotiques qui en témoignent ont été justifiées par les rythmes propres aux scientifiques. Elles ont conduit à une pratique juridique inédite avec la création d’organes de suivi des grandes conventions internationales18. Mais le « suivi » désigne plusieurs éléments habilement confondus. Il y a d’abord le suivi de l’application proprement dite et de la gestion financière de cette application. Pour cette partie des choses, le suivi est l’ensemble des actes par lesquels des organes mis en place à cet effet se préoccupent de l’exécution de la norme en perfectionnant les procédures de surveillance de cette exécution. Mais dans la réalité, les mêmes organes de suivi ont aussi pour fonction la définition de méthodes de mesures ou de protection comparables selon les pays (il s’agit alors de créer des normes, mais ce sont des normes techniques et non pas juridiques). Ils doivent enfin vérifier la progression des engagements juridiques eux-mêmes. C’est à ce propos que s’entremêlent le temps scientifique et le temps juridique aux dépens de ce dernier. Si l’on met au point des méthodes comparables après la signature de la convention, cela veut dire qu’au moment où celle-ci a été adoptée, les États n’étaient pas en mesure de fixer techniquement les termes de leur engagement d’une manière assez précise. L’argument vaut pour la « progression » des engagements. S’il faut les faire progresser, cela tient au fait qu’ils étaient insuffisants au moment de la conclusion. Les organes de suivi sont donc chargés, d’une part, d’un travail technique continu de normalisation qui permet de se doter d’un langage commun, d’autre part, d’organiser une série de rencontres destinées à faire progresser les engagements, à donner de la substance à une norme qui, à sa naissance, indiquait une tendance générale mais non des comportements définis. Le cas le plus caractéristique est celui de la Convention sur les changements climatiques, résultat au contenu indigent du Sommet de la Terre de Rio en 1992. Les engagements y étaient infimes19. Pour mieux dire, ils étaient projetés dans le futur. Hormis des obligations d’information mutuelle, l’accord portait seulement sur la nécessité de fixer un jour des obligations, sans désigner ce jour et encore moins la substance de ces engagements annoncés. Certains, avec beaucoup d’optimisme, se sont appliqués à trouver quelques avantages à ces procédures diluées. On ne saurait sous-estimer pourtant la perte de crédibilité d’un droit dénaturé de la sorte. Les États s’engageant, non pas sur une norme, mais dans un processus, les dispositions du traité sont faibles et le futur est jalonné de rencontres intermédiaires. Leurs résultats sont l’objet de protocoles dont la nature juridique est indéterminée. Tout le statut de la norme s’en ressent. Il n’est pas possible de dater l’obligation clairement puisqu’elle se forme par étapes. Or, la mise en œuvre de la responsabilité, élément essentiel du mécanisme juridique, s’opère dans le cadre d’obligations datées avec précision. Plus généralement, la norme qui émerge difficilement de ces processus manque des qualités de publicité et d’objectivité qui sont l’essence du droit. Il n’y a plus décision, mais cheminement, itinéraire et la dilution du droit dans le temps masque à peine la rudesse du rapport de forces comme cela est apparu nettement lors de la Conférence de Kyoto de décembre 1997. Parce que ce rendez-vous, organisé 5 ans après la conclusion de la convention, devait être celui de la définition d’obligations quantifiées en matière d’émissions de gaz à effet de serre, toutes les ruses ont été déployées de la part des Etats pour échapper aux contraintes qui se profilaient. Les obligations quantifiées enfin précisées ont été dénaturées par la possibilité d’y échapper à travers les permis négociables (possibilité pour un État d’acheter à un autre son « droit » d’émettre s’il ne l’utilise pas).
14Le droit, s’il s’agit encore de cela, ne s’exprime plus dans ses sources formelles classiques. Toutefois, cette échappée n’est pas celle, vigoureuse et repérable, qui correspond à l’enfantement révolutionnaire d’un nouvel ordre juridique lorsque la volonté de justice force les limites étriquées d’un formalisme usé. Ici, le droit perd tout simplement sa substance dans les sables de balbutiements indéchiffrables.
15L’une des explications et peut-être justifications de cet état des choses est la nécessaire articulation au temps des scientifiques. Les activités humaines qu’il faut encadrer juridiquement portent sur la nature et le législateur ou négociateur est confronté à une double incertitude. Il y a celle qui provient de la nature elle-même. Les phénomènes en cause, pour une part, se produisent spontanément. Le climat, par exemple, a varié au fil des âges alors même qu’on ne pouvait suspecter aucune activité humaine d’y contribuer. Mais il est difficile ou parfois impossible de prévoir ces variations spontanées et leur ampleur. Et une fois établi que les actions des humains les accélèrent, l’incertitude demeure quant à l’effet exact de ces actions sur un phénomène qui, de toutes façons, a son rythme propre. Peu à peu, les scientifiques tentent de formuler des résultats sur ce point. Ils sont d’ailleurs fortement sollicités par les acteurs sociaux qui veulent calmer les angoisses des populations ou se donner des arguments pour poursuivre sans entrave des activités économiques profitables. Talonnés par les politiques, ces experts ne sont pas toujours d’une parfaite indépendance, sont divisés entre eux et de surcroît sont de niveau de compétence très inégal selon les pays. Les données de la science sont donc hétérogènes et, à supposer que certains résultats soient avérés avec toute l’exigence requise, ils ne sont pas partagés du fait que les données scientifiques, qui concernent cependant tous les humains, sont loin d’avoir le statut de patrimoine commun de l’humanité. Dans ce contexte où la peur se répand dans l’opinion et crée une pression, la voie la plus sage est de prendre acte des incertitudes des scientifiques et de parer au danger (que les experts confirment sans pouvoir le préciser) en invoquant le principe de précaution, c’est-à-dire une norme d’abstention. Mais la tentation est grande de différer cette solution parce qu’elle serait dans l’immédiat trop coûteuse pour certains intérêts. Refusant alors de donner au droit un contenu trop précis par une interdiction de faire, on se dirige vers un processus normatif étiré qui n’entrave pas les comportements et laisse du temps... au temps. Les pas en avant ne sont dosés, sous la pression d’une opinion inquiète, qu’à la condition que les dires des experts soient unanimes. L’expertise scientifique devient partie intégrante du processus juridique. L’expert n’est plus là seulement pour prononcer un jugement de vérité. Il est poussé à transgresser les limites propres de son savoir. Il lui est difficile de donner seulement une « expertise-alerte » signalant une menace. Il doit la compléter sur un plan opérationnel, c’est-à-dire forcer ses connaissances si besoin est pour entrer dans le processus décisionnel et proposer ou cautionner des mesures prétendument adéquates ou suffisantes. Ce processus est alors nécessairement un processus de révision continuelle. La négociation qui doit ouvrir la voie à la norme est de surcroît perturbée par la quasi-impossibilité de localiser les éléments auxquels on impute un rôle dans les menaces que l’on veut conjurer. On est bien loin encore de disposer d’outils de mesure homogènes dans toutes les régions du monde, de pouvoir dire précisément quels sont les lieux prioritairement menacés et comment il est possible d’imputer telle ou telle émission (à supposer que la mesure et la localisation exactes en soient possibles) à telle aggravation des atteintes à l’environnement. De même ne peut-on garantir l’effet des éventuelles actions de protection imposées. C’est la planète terre en tant qu’unité vitale qui se dégrade et, en se diluant dans l’atmosphère, les émissions participent de la globalisation et mettent en lumière plus que jamais le besoin d’un droit international. Toutefois, cette dégradation produit des effets localisés. Mais si des liens de causalité précis sont supposés (tel supplément d’émissions de gaz polluants de la part d’un Etat pouvant entraîner des inondations dans tel autre pays, peut-être très éloigné), les experts ne sont pas en mesure d’établir ces causalités autrement que de manière hypothétique. Le temps juridique est ainsi noué de manière étroite au temps scientifique et peut difficilement adopter un rythme propre. Pourtant, ce temps juridique est soumis à l’urgence qui naît du sentiment d’angoisse. La fracture ouverte entre ces deux temporalités n’a pas permis jusqu’ici d’édicter de nouvelles normes conduisant à des régimes de responsabilité efficaces alors même que des torts considérables peuvent avoir été faits à des humains par l’imprudence ou l’incurie d’autres hommes et qu’il serait juste que le tort cesse et que pour les conséquences qui en sont tangibles, elles soient réparées. Nous sommes encore, à n’en pas douter, dans le chaos qui précède la naissance d’un droit porteur d’ordre.
Temps juridique et temps de la mémoire
16La réflexion sur le temps du droit débouche immanquablement sur celui de la mémoire, dès que l’on aborde le chapitre réactivé récemment d’un droit pénal international et de l’imprescriptibilité de certains crimes. La mémoire dont il est question ici n’est pas chacune de nos mémoires prise individuellement, mais la mémoire collective, celle qui est mise en œuvre par une communauté pour écrire et réécrire son histoire. L’intensification des conflits, le caractère massif des violations des droits de l’homme qui les accompagnent, la complicité et parfois l’engagement direct des appareils d’États et d’un certain nombre de leurs responsables civils ou militaires, conduisent peu à peu à combler le vide régnant en matière de justice pénale internationale. Le processus se déploie cependant à un rythme très lent au regard de l’ampleur des crimes commis et des souffrances occasionnées. Négligeant pour le moment d’autres crimes (économiques ou environnementaux par exemple), les procédures envisagées portent sur trois catégories d’actes : les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide. Dans chacun de ces cas, il faut démêler l’écheveau dans lequel s’entremêlent des responsabilités individuelles et des responsabilités collectives. La figure abstraite de l’État a permis longtemps d’exonérer de responsabilité personnelle ceux qui s’abritaient derrière l’immunité qui couvre les actions accomplies au nom de l’État. L’exigence de jugement des actions individuelles qui se fait jour de plus en plus fortement n’a connu d’abord de réponse que dans le cadre des droits internes lorsque les lois pénales de ces systèmes juridiques le permettent, c’est-à-dire en fonction des possibilités de levée des immunités. De même, l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité dépend-elle, dans le cadre du droit interne, de la loi spécifique de chaque État. On sait que la loi française du 26 juin 1964 entérine cette imprescriptibilité. En droit international, la question qui semblait longtemps s’être enlisée dans les travaux de la commission du Droit International, a connu une avancée significative avec la création des deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc, celui pour les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et celui pour les crimes perpétrés au Rwanda. Puis en juillet 1998, le projet si longuement différé d’une juridiction pénale générale est entré dans le droit positif avec l’accord de Rome.
17Le retard du droit ne saurait pour autant être sous-estimé. Ces très timides avancées et les perspectives de châtiment qu’elles ouvrent n’ont pas dissuadé les criminels de commettre les exactions constatées par exemple au Kosovo en 1999. Y a-t-il donc un progrès ou seulement un rattrapage dérisoire devant la multiplication et la banalisation des crimes, notamment celui de génocide ? Hannah Arendt, tentant après la deuxième guerre mondiale d’analyser les événements alors produits, rangeait le nazisme dans la catégorie des crimes produits par le totalitarisme et ne trouvait à lui comparer que ceux perpétrés sous le stalinisme. Elle montrait alors comment ces crimes de masse par lesquels l’humanité s’en prend à des parties d’elle-même étaient de l’ordre de l’impensable20. La même démarche nous conduit aujourd’hui à l’amer constat d’une multiplication d’entreprises d’extermination systématique, à leur médiatisation, mais aussi à leur banalisation. Pourtant, du fond des consciences monte l’exigence d’une nouvelle morale sociale internationale et d’un droit de nature à faire reculer ces phénomènes. Il faut punir, entend-on de partout. Il faut donc, soit disposer d’une juridiction adéquate, soit admettre le principe de compétence universelle. Si seule la mise en scène judiciaire de ces crimes peut tenir lieu d’exorcisme, nulle prescription ne doit entraver le cours de cette justice. Le déroulement de procès publics et équitables, en apaisant la conscience collective, serait ainsi l’unique moyen d’interrompre le cours tragique de l’histoire qui semble nous emmener inexorablement vers le pire. Cette hypothèse ouvre une série de questions toutes plus ardues les unes que les autres qui mettent en cause l’espace et le temps. Ces crimes sont commis sur le territoire d’un ou plusieurs Etats et ils sont nécessairement le fait de plusieurs individus ressortissants de ces États. Les solutions de droit interne, lorsque le système judiciaire les permet, sont obligatoirement différées. Elles ne sont politiquement possibles que lorsque le temps a permis le refroidissement de la crise et des ressentiments engendrés. Mais alors le bénéfice attendu du jugement est de peu d’effet. Le plus souvent, l’expérience historique le démontre, la longue persistance des tensions politiques conduit à éviter les procès et la voie de la réconciliation nationale est privilégiée. L’imprescriptibilité destinée à empêcher la retombée dans l’oubli conduit alors à n’ouvrir la procédure que plusieurs décennies après le surgissement des faits (cas du jugement de Maurice Papon en France en 1998 ou de la procédure ouverte contre Augusto Pinochet au Royaume-Uni sur mandat d’un juge espagnol en 1998). Les pouvoirs qui avaient couvert les exactions poursuivies sont alors anéantis ou transformés et le jugement a lieu à froid. Beaucoup de témoins individuels ont disparu. Ce qui est en jeu dans ces cas c’est la mémoire collective, ce qui explique le rôle des historiens dans ces procès. Mais la confrontation de la mémoire collective historienne avec un acteur/bourreau vivant, mais de grand âge, est redoutable car il faut compter avec les sentiments mêlés que peut inspirer la vieillesse. La garantie contre l’oubli que représente l’imprescriptibilité n’apparaît en réalité qu’à titre de solution subsidiaire, pour le cas où le jugement ne serait pas intervenu à temps. Mais la question est : ce jugement « à temps » n’est-il pas indispensable ? Le besoin d’une justice pénale internationale permettant de traduire les criminels devant les juges dès que leurs actes sont connus est un besoin lancinant de la société internationale. Il est à l’origine de la création des deux tribunaux pénaux spéciaux et de la Cour Criminelle Internationale. Mais ces initiatives laborieuses dépendent étroitement de la volonté des États. Or, cette justice vise à poursuivre des individus, criminels en puissance ou ayant opéré le passage à l’acte, qui sont au sein des appareils d’État. Par une sorte de corporatisme explicable et de souci de défense anticipée, les hommes et les femmes au pouvoir, même insoupçonnables de comportements répréhensibles, sont d’une prudence extrême lorsqu’il s’agit pour eux de mettre en place le système qui les jugera peut-être un jour. Dès lors, les réticences à avancer plus vigoureusement sur la voie de la justice internationale s’expliquent aisément. Elles se sont exprimées à travers les refus d’engagement apparus à l’issue de la Conférence de Rome (États-Unis par exemple) ou encore à travers les hésitations de certains États à admettre que leurs officiers supérieurs puissent témoigner au cours de ces procédures (France par exemple). Celles-ci s’en trouvent nécessairement ralenties. Mais le temps intervient de manière plus essentielle encore dans la difficulté à doter l’humanité de juridictions appropriées à ces crimes. Ceux-ci se caractérisent, je l’ai rappelé, par leur caractère « impensable ». Ils réalisent ce basculement dans l’horreur par lequel quelques membres de l’humanité s’en séparent par des actes qui vont jusqu’à détruire une partie de cette humanité elle-même, en même temps que toute part d’humanité est détruite en eux. Pour que ces comportements tombent sous le coup de la justice, il est nécessaire que soient édictées une norme et une échelle de peines (nullum crimen, milia poena sine lege). Comme toute autre norme, celle-ci relèvera de l’anticipation, c’est-à-dire d’une démarche par laquelle on envisage par avance les attitudes possibles que l’on souhaite interdire. Mais est-il possible d’anticiper, donc de prévoir ce qui est de l’ordre de l’impensable mais qui est cependant advenu ? Peut-on compléter la banalisation dans les médias (accomplie), et celle dans les consciences (peut-être en cours), par une banalisation à travers la norme ? Car interdire par le droit, c’est reconnaître qu’il s’agit d’actions humaines qui peuvent se reproduire. Pour conjurer ces crimes, ne faut-il pas plutôt les laisser dans cet impensable qui est le propre de leur horreur, donc ne pas imaginer qu’ils puissent se répéter, ce que l’on fait en revanche en leur donnant un statut juridique ? Dans l’expérience de Nuremberg, cette question avait été réglée par le caractère de juridiction d’exception accordé au Tribunal. Dissous une fois sa mission accomplie, il s’inscrivait dans l’histoire comme un phénomène unique face à une horreur qui ne pourrait se répéter. Cinquante ans plus tard, nous sommes contraints de constater la multiplication de fait d’expériences comparables. Pour freiner, si cela est possible, cette généralisation de la barbarie, nous avons besoin de la norme, du jugement et de l’instrument que représente l’imprescriptibilité, comme autant d’éléments dans lesquels se mêlent les attentes d’efficacité et les effets symboliques. Car, pour une part, c’est d’exorcisme qu’il s’agit. Et il n’est pas possible de laisser à d’autres générations le devoir d’exorciser l’humanité des germes de violence incontrôlée et totale dont elle est saisie. La solution à la montée de cette violence ne repose pas entièrement dans l’existence des voies judiciaires. La justice devant les tribunaux ne peut suppléer le manque de justice sociale dans l’organisation politique et économique des peuples, comme elle ne peut masquer l’échec de la démocratie, celle-ci étant l’expérience toujours renouvelée des moyens d’accéder à la liberté collective par l’organisation des libertés individuelles. Mais l’organisation judiciaire est un des instruments de l’organisation des libertés au sein d’une « société ». Dès lors que les peuples mis inexorablement en relations entre eux par l’intensification des relations internationales forment « société », il devient urgent que des tribunaux qui leur soient communs puissent condamner ceux qui enfreignent les valeurs qui permettent la survie commune. Les progrès réels ne viendront dans ce domaine que de la pression de l’opinion publique, forme d’exercice de la liberté collective. Elle seule peut exiger et obtenir que la justice internationale ne soit pas différée jusqu’à devenir une justice historique. La dilution du droit dans un temps étiré de manière indéfinie est aussi destructrice des effets attendus de l’instance juridique dans ce domaine que dans le champ des questions relatives à la protection de l’environnement. Dans le cas de la France par exemple, il y a eu acceptation d’une mise en scène des crimes anciens de Vichy par le procès Papon, mais réticences à contribuer utilement aux tribunaux pénaux ad hoc qui ont à juger des crimes contemporains, obstruction difficilement vaincue à la naissance de la Cour Criminelle Internationale pour le futur et participation, fût-ce à travers de fortes ambiguïtés diplomatiques, à l’organisation programmée d’un véritable crime contre l’humanité en direction du peuple irakien qui se poursuit par le maintien des sanctions prolongées contre l’Irak. Ces attitudes lourdes de conséquences ne sont possibles que parce que l’opinion publique, mal informée, ne pèse pas sur les décisions.
18Paradoxalement, le temps réel, accéléré, celui des médias et des réseaux est peut-être la niche d’espérance où se trouvent les ressources permettant de faire front contre ces ralentissements par où le droit est en train de se perdre.
Notes de bas de page
1 Ch. CHAUMONT, Rapport sur l’institution fondamentale de l’accord entre États, in Les méthodes d’analyse du droit international - Premières Rencontres de Reims, 1973, Annales de la Faculté de Droit et des Sciences Économiques de Reims, 1974, p. 241 et sv. et À la recherche du fondement du caractère obligatoire du droit international, Secondes Rencontres de Reims, 1974, Centre d’études des Relations Internationales de Reims, 1980, p. 1 et sv.
2 M. CHEMILLIERGENDREAU, Le rôle du temps dans la formation du droit international, Droit International, t. 3, IHEI, Paris, Pedone, 1987.
3 Y. ASKIN, Le concept philosophique du temps, in Le temps et les philosophies, Paris, Payot/Unesco, 1978, p. 131.
4 H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1961.
5 H. KELSEN, Théorie générale des normes, P.U.F., Léviathan, Paris, 1996.
6 O. de FERRON, Le droit international de la mer, Librairie E. Droz, Librairie Minard, Genève-Paris, 1958, p. 71 et sv.
7 Voir D. ROSENBERG, Le principe de souveraineté permanente des États sur leurs ressources naturelles, L.G.D.J., Paris, 1983.
8 R.J. DUPUY, La notion de patrimoine commun de l’humanité appliquée aux fonds marins, Mélanges A. Colliard, Paris, 1984, p. 197 et sv.
9 T. TREVES, Réflexions sur quelques conséquences de l’entrée en vigueur de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, A.F.D.I., 1994, p. 849 et sv.
10 L. HANNIKAÏNEN, Peremptory Norms (jus cogens) in International Law. Historical Development, Criteria, Present Status, Lakimiesliiton Kustannus, Helsinki, 1988.
11 M. FORTEAU, La formule « pétrole contre nourriture » mise en place par les Nations Unies en Irak : beaucoup de bruit pour rien, A.F.D.I., 1997, p. 132 et sv.
12 Les conséquences des sanctions sont évaluées à la mort de près d’un million de personnes. Voir D. Halliday, ancien responsable du programme humanitaire de l’ONU pour l’Irak, entretien accordé au journal Le Monde, 10 Octobre 1998.
13 M. BEDJAOUI, Nouvel ordre mondial et contrôle de la légalité des actes du Conseil de sécurité, Bruylant, Bruxelles, 1994.
14 M.-Ch. DELPAL, Politique extérieure et diplomatie morale. Le droit d’ingérence humanitaire en question, Fondation pour les études de défense nationale, Paris, 1993.
15 Voir G. MAIRET, Le principe de souveraineté. Histoires et fondements du pouvoir moderne, Gallimard, Folio Essais, Paris, 1997.
16 G. MAIRET, op. cit., p. 222.
17 M. FOUCAULT, La volonté de savoir, Paris, 1976.
18 L’effectivité du droit international de l’environnement. Contrôle de la mise en œuvre des conventions internationales, Claude Imperiali Ed., Paris, Economica, 1998 et Les institutions Internationales des conventions de droit de l’environnement sous la direction de J.-M. LAVIEILLE, PULIM, 1998.
19 Sur la convention-cadre sur les changements climatiques, voir W. LANG et H. SCHALLY, R.G.D.I.P., 1993, p. 321.
20 H. ARENDT, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Seuil, Points, Paris, 1972.
Auteur
Professeur à l’Université de Paris 7
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