Le souci du temps dans le sillage de Hannah Arendt
p. 179-211
Texte intégral
1Que nous est-il arrivé ? Que nous arrive-t-il au sortir d’une modernité qui avait pour projet de nous conjuguer tous sur le mode de l’avenir, du futur d’une humanité échappant aux temps obscurs d’un passé informe ? Que nous arrive-t-il en ce monde de science et de raison où n’en finissent pas cependant de resurgir tant de perversions, tant de barbaries ? Les idées, les progrès, les institutions sur lesquels nous faisions fond révèlent leur récurrente fragilité en même temps que leur étrange connivence avec ce qui nous détruit. Dans un monde où tout s’accélère, où la vitesse a droit de cité, serions-nous dépassés par le temps lui-même, abandonnés par le temps, sans passé avéré, sans présent habité, sans avenir prometteur ? Avalés par le temps, un temps soudain qui foudroie le temps comme étirement et durée, alors qu’entre naissance et mort nous sommes le temps, nous n’avons que le temps, comment réhabiliter la dimension créatrice, rédemptrice du temps ? En fait, il est malaisé de dire que nous n’avons que le temps : le temps ne s’accommode du verbe « avoir » que si on le confond avec la mesure du temps, avec le temps des horloges. Nous n’avons pas le temps, temps impalpable, pur élan qui à la fois rassemble et anime l’épaisseur des choses communes, lourdes ou légères, habituelles, insignifiantes ou non. La condition humaine et le temps s’entr’appartiennent dans l’éclosion incessante des commencements.
2C’est avec les termes de « nouveau commencement », de « nouvelle naissance », avec le concept de natalité que H. Arendt parle de l’éclosion du temps comme présent-don sans frontières qui irradie tout avant et tout après dans la fulgurance de sa toujours nouvelle venue. Nous sommes bien du monde. Ce monde est monde de l’apparaître, apparaître de l’action et de la parole plurielles, scène commune où les choses du monde ont en commun d’être faites pour se voir, s’entendre, se toucher, paraître... Abandonnés à nous-mêmes, nous ne sommes capables de rien. Un de ses premiers ouvrages, La crise de la culture, dont le titre anglais est Between past and future, littéralement « Entre passé et futur » ou « La brèche entre le passé et le futur », signale d’emblée l’attention primordiale qu’Arendt accorde au présent, ce maintenant inédit, entre la force du passé et la nouveauté des commencements dont les hommes sont capables par le seul fait de leur naissance. Passé, présent et avenir ne sont pas considérés par elle comme des modes du temps qui seulement rythment nos vies mais comme des expériences. Dans la préface de ce livre, elle commente une parabole de Kafka qui a trait à ces expériences, expériences du « maintenant », c’est-à-dire de la maintenance, de l’endurance entre le passé et le futur, qu’elle appelle un « événement de pensée ». L’intervalle dans le temps, entre hier et demain, intervalle qui pour les vivants que nous sommes est entièrement habité par des choses qui ne sont plus et d’autres qui ne sont pas encore, est le lieu de l’expérience et de l’exercice de la pensée, lieu qu’elle qualifie de « paysage » : à partir de la moindre de nos expériences, il est possible de créer une sorte de paysage de pensée qui, sans rien perdre en précision, contient toutes les richesses, les variétés et les éléments dramatiques, tragiques ou heureux de la vie réelle (C.C., p. 20). La vie réelle enracinée dans le temps humain, temps historique, temps biographique, alimente l’événement de penser, événement situé dans la brèche du temps, paysage ou région de la pensée hors-temps au cœur du temps. Paradoxe ! Sans s’interroger encore sur le statut spécifique de la pensée ni sur le rapport ambigu que la philosophie entretient avec elle, l’attention d’Arendt se porte sur la question du sens possible advenant dans cette brèche du temps, seule nôtre. Qu’est-ce qu’un sens vraiment humain, qu’est-ce qu’un monde vraiment humain ?
3Témoin horrifiée du génocide nazi ineffaçable, exilée aux Etats-Unis en 1941, juive allemande fuyant le régime hitlérien — en France d’abord où elle fut internée au camp de Gurs dont elle s’évadera — Arendt a inlassablement cherché à comprendre ce siècle où Auschwitz a eu lieu, à penser l’événement, à reformuler nos expériences humaines, expériences de travail, d’œuvres, d’action, expériences du penser, du vouloir, du juger, inlassablement et avec une immense liberté d’expression, ne se préoccupant ni des modes ni des jargons propres à tel ou tel style de réflexion. En dialogue critique avec la tradition comme avec ses contemporains, initiée à ce dialogue par Heidegger et Jaspers dont elle fut l’étudiante, Arendt, seule et autrement, donne existence vive à la tension de la pensée vers le monde. Cette tension n’est pas théorétique ou spéculative, elle est le lieu où se décide l’humanité de l’homme et du monde. Au départ, elle demande : à partir de quelles expériences humaines les concepts de tradition, d’histoire, d’autorité, de liberté, de vérité peuvent-ils être décrits ?
4Dans la Crise de la culture, méditant la différence entre pouvoir contraignant et autorité, Arendt le fait à partir d’un constat négatif : l’effondrement en ce 20e siècle de l’efficace propre de l’autorité au profit de l’instance totalitaire, effondrement générateur des catastrophes mondiales que nous avons connues et connaissons encore. Elle propose une genèse des racines historiques du concept d’autorité afin d’en dégager la force et la signification et d’éviter les confusions dont il est l’objet avec les notions de violence et de cœrcition. La question se pose dès lors ainsi : quelles sont les expériences politiques qui furent les ferments de l’éclosion du concept d’autorité en tant qu’il fut la condition sine qua non de l’existence d’un monde commun à la fois inaugural et durable, où tous et chacun puissent vivre une vie authentiquement humaine ? Pour Arendt donc, le concept d’autorité, radicalement hétérogène à la notion de pouvoir tyrannique et totalitaire s’est institutionnellement réalisé dans la Rome antique : « autorité » vient du verbe « augere » qui signifie « augmenter ». Qu’est-ce que l’autorité augmente ? Certainement pas le pouvoir. En effet, ceux qui font autorité, en l’occurrence à Rome les anciens, les ancêtres, ne détiennent aucun pouvoir cœrcitif. L’autorité des anciens a sa source dans la référence au passé en tant qu’elle augmente le pouvoir-être créateur des actions humaines du présent. Pourquoi ? Si la tradition historique interpellée réussit à initier l’être humain à la compréhension de sa condition propre, c’est bien parce qu’elle porte l’empreinte d’un monde commun et des exigences incontournables d’un vivre-ensemble qui s’y déploie de manière absolument spécifique. Ces exigences ont trait ici au caractère sacré de la fondation de Rome. Qu’est-ce à dire ? Que les Romains d’alors avaient la conviction que ce qui a été véritablement fondé reste déterminant pour les générations futures : « s’engager dans la politique voulait dire d’abord et avant tout conserver la fondation de la cité de Rome » (C.C., p. 159) comme l’événement décisif de son histoire. Les anciens qui étaient à même de la conserver et, en la conservant, d’augmenter et de créer un art de vivre propre à leur temps tenaient leur autorité (« auctoritas maiorum ») de leur plus grande proximité avec le passé et donc avec l’événement fondateur. Prenant la comparaison d’un ordre hiérarchique pyramidal, Arendt écrit que tout se passe comme si « la pyramide n’avait pas son sommet dans la hauteur d’un ciel situé au-dessus mais dans la profondeur d’un passé terrestre » (C.C., p. 163). L’expérience romaine de la fondation est pour elle l’unique expérience politique « qui a introduit l’autorité comme mot, concept et réalité dans notre histoire » (C.C., p. 169), expérience aujourd’hui perdue et oubliée. La crise du monde d’aujourd’hui, ce que l’on appelle « le déclin de l’Occident », est interprétée ici comme la perte irréparable de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité. Les révolutions de l’époque moderne n’auraient été qu’autant de tentatives pour « renouer le fil de la tradition et pour rétablir en fondant de nouveaux concepts politiques ce qui pendant tant de siècles a donné aux affaires des hommes dignité et grandeur » (C.C., p. 183). Cependant, aucune de ces révolutions n’est parvenue à réinstaurer à frais nouveaux la stabilité de la structure romaine car aucune n’est parvenue à rendre à l’autorité son sens qui transcende le pouvoir et les hommes au pouvoir. Cela est la cause d’une rupture fondamentale dans notre histoire, rupture qui, pour Arendt, a nom « totalitarisme » : « véritable perversion de la compréhension et non de la connaissance », cette rupture s’accompagne d’un chaos d’opinions de masse dans les domaines politiques, religieux, culturels, chaos auquel les individus sont exposés sans plus aucune ressource d’autorité réelle. Ce chaos a permis aux mouvements totalitaires d’exploiter ce désarroi à des fins purement dominatrices et violentes.
5Le concept de révolution est défini comme rupture inaugurale et fondation de la liberté. La révolution est un acte historique qui va bien au-delà de la libé ration de tel ou tel peuple par rapport à telle ou telle tyrannie : c’est un acte qui fonde la liberté et cette fondation est l’aune à laquelle se mesure sa réussite. H. Arendt confronte deux moments essentiels de l’histoire de l’Occident : la Révolution américaine de 1776 et la Révolution française de 1789. La Révolution française s’est écartée du chemin de la fondation en raison du paupérisme et de l’état de souffrance élémentaire des masses qui rendirent celles-ci indisponibles à l’élan purement politique de l’institution républicaine. Dès lors, les politiciens de ce temps virent leur horizon s’étrécir à la réalisation d’un ordre collectif de production et d’échange, à la conquête de droits sociaux (vêtement, logement, nourriture etc...) au détriment des droits authentiques de l’homme libre. Arendt appelle cela « liberty from », la liberté déduite du système juridique qui régit le « laisser faire » de l’économie de marché. 1789 représente l’envahissement de l’espace public par la sphère économique responsable d’avoir transformé le « Zôon politikon » des Grecs en « animal laborans » soumis à la violence despotique du besoin. La quête de la félicité matérielle ne suffit point à fonder en toute autorité un ordre politique quel qu’il soit. Seule le peut l’invention d’un espace de manifestation de la liberté-avec-autrui. C’est pourquoi la liberté gagnée par la fondation politique doit être appelée « liberty to », c’est-à-dire liberté pour la mise en œuvre des potentialités humaines essentiellement créatrices d’un monde humain. Dans la « Déclaration d’indépendance des Etats-Unis », Jefferson a inclus ce droit indéfinissable de « pursuit of happiness » qu’Arendt interprète comme bonheur public, bonheur de l’action. Plus tard seulement, l’action a été escamotée aux U.S.A. au profit de la poursuite de la prospérité et l’espace public de parole et d’action ouvert à tous (au niveau des « Townhall meetings ») a été remplacé par le système représentatif institutionnalisé par la Constitution.
6Quoi qu’il en soit, l’événement fondateur à partir duquel s’élabore quelque chose que les Romains appelaient « auctoritas » reste énigmatique. Les légendes de fondation que sont, par exemple, l’Enéide ou le Pentateuque n’amènent pas à poser la question d’un « comment recommencer le temps ? » mais bien la question « comment re-commencer le temps ? », ce qui n’est pas la même chose. Ce sont des légendes de libération, libération de l’esclavage en pays d’Egypte pour les tribus d’Israël, fuite devant Troie en flammes pour Enée, à travers les aventures et mésaventures des unes et de l’autre. Ces aventures et mésaventures semblent indiquer qu’entre la fin d’un ordre ancien et un nouveau commencement, entre servitude et liberté, tout reste possible parce qu’imprévu, inattendu : il n’y a pas de lien de cause à effet entre la sortie d’Egypte et l’arrivée en terre promise, entre le moment de la libération et l’instauration de la liberté. Entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, l’homme qui agit dépend des autres pour le faire. En raison du tissu de relations créé par la pluralité, notre lot, il est impossible de prédire ce qui adviendra. L’homme d’action pris dans le feu de l’agir n’est pas homme de pensée mais pour agir, l’a-t-il été ? Il n’est pas ou plus homme de pensée mais dans les labyrinthes de l’agir, a-t-il un fil d’Ariane ?
7Si nulle autorité ne peut encore être fondée, si tous les étayages d’un tel fondement se sont effacés, étayages qui au cœur de la fragilité humaine permettaient d’asseoir la durabilité d’un monde commun, qu’il s’agisse par exemple des Idées platoniciennes, de l’acte sacré de la fondation de la cité romaine, de la puissance théocratique du Moyen-Age etc... comment le politique, ce lieu où l’homme parle et agit pourra-t-il se maintenir ? Et de quelle nature est ce lieu ? Dans la Crise de la Culture toujours, Arendt donne au politique un sens beaucoup plus large que celui d’un rapport de domination gouvernants-gouvernés, rapport de commandement à obéissance : le concept d’autorité exclut à la fois la violence et la domination, nous le savons. Ce qui est étonnant, c’est qu’après avoir déclaré perdue pour l’époque moderne la notion d’autorité, Arendt y a encore recours, dans le même essai, lorsqu’elle parle de Machiavel : Machiavel, dit-elle, a cru qu’il était possible de « répéter l’expérience romaine par la fondation d’une Italie unifiée qui devait devenir la même pierre angulaire sacrée d’un corps politique « éternel » pour la nation italienne que la fondation de la Cité éternelle avait été pour le peuple italique (...). Comme les Romains, Machiavel et Robespierre pensaient que la fondation était l’action politique centrale (...) ; mais à la différence des Romains pour lesquels il s’agissait d’un élément du passé, ils pensaient que pour cette « fin » suprême tous les « moyens » et principalement le moyen de la violence étaient justifiés. Ils comprenaient l’acte de fondation entièrement à l’image de la fabrication » (C.C., p. 181-182). Il s’agissait pour eux de fabriquer une Italie unifiée ou une République française, fabrication en vue de laquelle tous les moyens sont bons, avec comme conséquence la perte de la notion romaine d’autorité au profit du pouvoir synonyme de force et de violence.
8La fondation n’est pas quelque chose à fabriquer ou à faire mais à recommencer : ce recommencement chaque fois neuf s’augmente des entreprises fondatrices antérieures, d’une tradition remémorante des principes qui les ont inspirées.
9Arendt se contredit-elle en parlant à la fois de l’initiative révolutionnaire comme rupture d’avec la tradition et de celle-ci comme d’une certaine façon indépassable ? Voici comment elle s’exprime à propos de ce paradoxe : « Les révolutions que nous considérons communément comme des ruptures radicales avec la tradition apparaissent dans notre contexte comme des événements où les actions des hommes sont encore inspirées et tirent leur plus grande vigueur des origines de cette tradition » (C.C., p. 184). Il est donc bien question de l’origine ou des origines d’un événement fondateur, de la souvenance de cet événement qui s’arrache à son contexte propre pour venir augmenter la force d’hommes agissant aujourd’hui et autrement. Qu’à cet égard, les révolutions du 20ème siècle aient échoué depuis la Révolution française, qu’elles se soient soldées par des tyrannies, que l’autorité politique n’ait jamais été réactualisée, cela ne veut pas dire que cette notion soit définitivement oubliée mais que nous sommes à nouveau confrontés « sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes » (C.C., p. 185).
10Comment H. Arendt, penseur politique confrontée aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes, comprenait-elle les liens entre la pensée et les phénomènes du monde dont ces problèmes relèvent ? Le phénomène spirituel — l’événement de pensée — a quelque chose d’irréductible par rapport au problème politique tout simplement parce que penser n’est pas agir au sein d’un espace public, parce que la pensée n’a jamais, sensu stricto, fait remuer le moindre caillou. Quelle est donc la tâche et la responsabilité du penseur, non pas au seul sens « professionnel » mais au sens où la pensée est l’apanage de tout un chacun au cœur d’un monde dont la pluralité est la loi, comme le répète inlassablement Arendt ? Comment la pensée et l’action peuvent-elles se concilier ? ou se réconcilier ? Comment penser peut-il être une pratique entre les hommes — pratique non pragmatique — et pas seulement l’exercice d’un seul dans l’isolement qu’il s’est choisi par rapport aux affaires humaines ? Avec la méditation d’Arendt sur l’autorité, j’apprenais que l’essentiel des affaires humaines ne se jouait pas dans l’esprit seulement, pas plus que dans les choses du monde seulement et que, dans le meilleur des cas, la cohérence des unes et de l’autre restait à la fois à conquérir et à préserver. J’allais être confirmée dans l’idée que les philosophes ont peu d’importance, sinon aucune, s’ils ne nous permettent pas de penser et de vivre mieux, ou moins mal. Arendt m’apparut comme quelqu’un qui faisait exploser l’opposition, négligeant les querelles d’experts pour s’en tenir à une pensée vivante, celle qui n’a d’autre souci, au cœur de toutes les oppositions, que celui du sens d’exister. « La grandeur qui s’attache aux commencements », comme le dit Lévi-Strauss, « est explicitée par Arendt comme une expérience commune d’humanité »1.
11Le premier ouvrage d’Arendt, après sa thèse de doctorat sur St. Augustin, Rahel Varnhagen ou la vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme, fut rédigé en 1933, sauf les deux derniers chapitres qui le furent en 1938, et fut publié seulement en 1957. Cela nous ramène aux commencements d’Arendt dans le contexte politique de la montée du nazisme. Rahel Vamhagen avait été elle aussi confrontée, autrement certes, aux problèmes du vivre-ensemble posés par l’antisémitisme. Arendt, dès lors, demande : Qui est Rahel ? Qui peut-elle être au sein d’un monde qui refuse sa différence ? Que peut-elle attendre de ce monde-là ? Quel monde ? Qu’est-ce qui est susceptible d’y faire autorité en manière telle qu’il ne soit jamais nécessaire de s’arracher à ce que l’on est pour y trouver un sol décent ni de s’isoler au plus profond de soi pour échapper à l’enfer du refus ?
12Ces questions prenaient pour Arendt une acuité tragique avec l’immense épreuve pour tous les peuples que fut la Deuxième Guerre mondiale. Le mépris, la négation de l’homme qu’elle engendra, nous n’avons pas fini d’en voir les retombées. Comment cela fut-il possible ? Arendt demande : quelles sont les origines du totalitarisme ? Comment comprendre, et non expliquer, cette gigantesque entreprise d’anéantissement non seulement du peuple juif mais de tous ceux qui n’appartenaient pas à la « race des seigneurs » : handicapés, malades mentaux, tziganes, opposés au nazisme ? Comment comprendre ce traumatisme sans nom qui marque à jamais notre humanité ? Le comprendre et non l’expliquer, et non le guérir, c’est-à-dire l’oublier, le comprendre afin de voir se profiler et se renouveler un monde plus humain. Plus de cinquante ans après Auschwitz, l’interrogation d’Arendt se fait peut-être plus angoissante encore, s’il est possible : ce qui continue à menacer notre humanité, c’est précisément l’oubli et la bêtise à front de taureau de tous ceux qui semblent indéfiniment prêts, de quelque côté qu’ils se trouvent, à se muer en bourreaux de leurs frères en humanité, sans égard pour ce qu’on appelle les « leçons de l’histoire ». Sommes-nous affectés par notre histoire, y-a-t-il une patience de l’histoire au sens étymologique du verbe « pati », être affecté, pâtir, endurer ? S’il n’y a pas de leçons de l’histoire, l’espérance d’un monde durable est-elle vaine, d’un monde où le respect de l’humain fasse partout autorité ? L’homme progresse remarquablement en connaissances de tous genres mais il ne progresse guère en humanité, Kant le disait déjà, lui pour qui le bois dont l’homme est fait est irrémédiablement courbe. Et pourtant, il demandait : « que m’est-il permis d’espérer ? ».
13Arendt était une femme de pensée et non une femme d’action. La philosophie est pour elle un destin, quelque chose qui nous est destiné, c’est-à-dire envoyé naturellement du simple fait de notre condition humaine. Mais, quoi donc nous est envoyé ainsi ? A l’aube de notre culture occidentale, les Grecs disaient : l’étonnement, le questionnement, l’interrogation radicale comme naissance d’une quête infatigable vers ce que peut signifier tout simplement « être en vie ». Etre en vie, ouvert à toutes les possibilités de notre séjour sur cette terre, à toutes les « bulles de savon » (selon une expression chère à Karl Jaspers) qui, éphémères et parées de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, viennent nous inviter à la folle liberté, heureuse ou malheureuse, de notre existence. Telle est notre destination naturelle pour laquelle il n’est besoin d’aucune aptitude spéciale. La seule aptitude requise — mais elle est commune à tous et nullement spéciale — est de se laisser séduire par les bulles de savon de l’expérience d’être en vie. Philosophie, amour de la sagesse dit-on. Oui, en tant qu’amour d’une vie jamais tracée à l’avance où le sens se tisse et se dé-tisse dans le temps de notre histoire à la fois singulière et commune. Arendt souligne toujours l’abîme qui sépare le penseur, fût-il penseur politique, de l’homme politique, c’est-à-dire de l’homme de terrain, de l’homme d’action. Quel peut être dès lors le rôle du penseur ? Sa réflexion se situe en un lieu paradoxal entre le retrait hors du monde que toute réflexion impose et l’appartenance à ce même monde que toute pensée vivante commande et exige.
14Dans le contexte de cette fin de siècle où meurent les idéologies totalitaires en tant que telles et où se perpétuent cependant les barbaries les plus sauvages, la quête du sens de ce que nous faisons apparaît comme un défi comminatoire : penser le monde et agir de telle façon qu’il existe encore un monde humain après nous, est-ce cela qu’il nous est permis d’espérer ?
La question du monde
15Le penseur s’absente du monde, il ne renonce pas à l’habiter. Le paradoxe de ce retrait et de cette habitation a été l’une des préoccupations constantes de Hannah Arendt tout au long de l’itinéraire qui la mène de Rahel Varnhagen2 à la Vie de l’esprit3. Itinéraire sans rupture même si, dans ce dernier ouvrage entamé à la fin de sa vie et laissé inachevé4, elle abandonne, dit-elle, « la sécurité relative des sciences politiques et de leur théorie pour des problèmes aussi vénérables que ceux posés par la vie de l’esprit » (V.E. I, p. 18)5.
16Tenter d’éclairer ces vénérables problèmes qui ont trait au paradoxe du retrait et de l’appartenance au monde demande de s’interroger sur le concept de « monde ». Arendt ne cesse de mettre l’accent sur deux des critères sans lesquels le concept de « monde » devient obsolète : celui de la permanence et celui de la pluralité. Ainsi, par exemple, le drame de Rahel Varnhagen, cette juive allemande à l’époque du romantisme, est d’une part de croire qu’elle trouvera un sol durable en s’assimilant aux non-juifs et en se convertissant au christianisme, de confondre d’autre part ce qui relève du privé et ce qui relève du public ; comme le mot le dit, la vie privée a un caractère « privatif » : le privé se prive, à juste titre mais c’est une autre affaire, de certaines choses sans lesquelles il ne peut y avoir de vie proprement humaine, à savoir la présence des autres « voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, présence des autres, êtres et choses, qui nous assurent de la réalité du monde et de nous-mêmes » (C.H.M., p. 61). L’histoire de Rahel Varnhagen montre combien cette croyance et cette confusion coûtent cher : vouloir entrer par escroquerie dans une société à laquelle on n’appartient pas commande de « toujours feindre d’accomplir volontairement et en pleine souveraineté tout ce qu’on attend, quoi qu’il advienne, de valets et de subordonnés. Cette fumisterie a rarement un effet immédiat sur la carrière mais est extrêmement profitable quant aux succès mondains et à la situation dans la société. C’est par cette fumisterie que le paria prépare la société à sa carrière de parvenu » (R. V., p. 242). Ce tribut à la fumisterie, au mensonge, au faux-semblant, Rahel renoncera finalement à le payer, prenant conscience vive de son destin authentique de l’irréductible, du non assimilable.
17« Dans une société qui est en gros antisémite — et cela valait jusqu’à notre siècle dans tous les pays où vivaient des juifs, on ne peut s’assimiler qu’en s’assimilant à l’antisémitisme » (R.V., p. 273), c’est-à-dire en épousant les préjugés de ceux à qui on décide de s’assimiler. Rahel finira donc par s’y refuser, restant rebelle à la comédie du « parvenu » qui n’a d’autre choix que d’avancer masqué, dissimulant son être propre sans y gagner pourtant un monde. A la fin de sa vie, elle découvre ce qui lui garantit l’existence de la réalité et lui permet de liquider sa « banqueroute personnelle » : « Le plus grand des miracles, c’est toujours qu’après notre mort, les objets du monde sont encore là comme de notre vivant et que la vie, par conséquent, n’est pas rien qu’une chimère » (R. V., p. 273). L’illusion majeure dont elle fut victime réside en ceci qu’elle crut trouver la permanence, la durabilité d’un monde en rejoignant, fût-ce par supercherie, le camp des nantis.
18Arendt souligne avec une particulière virulence la façon dont Rahel confond vie privée et vie publique, pratiquant le culte de la Raison, en l’occurrence hélas le culte d’une pensée qui s’enroule sur elle-même, se désintéressant de la réalité pour faire de sa propre intériorité l’objet privilégié de ses soins attentifs. Adhérant aux grands partages des Lumières6, elle trouve ainsi refuge dans le subjectivisme romantique, comme si pensée et introspection ne faisaient qu’un. « De même que la réflexion dissout dans l’état d’âme la situation réellement donnée, elle confère à tout ce qui est subjectif la dignité de l’objectivité, de la publicité, du passionnant ». Dans l’introspection, « l’atmosphère efface les frontières entre ce qui est public et privé, la vie publique n’est finalement plus accessible et exprimable que sous les espèces de l’expérience intime et, pour finir, du « commérage ». Hannah Arendt adorait raconter des histoires mais, ce faisant, elle ne se livrait pas au commérage : « elle parlait des êtres dans le monde et non pas des mondes dans les êtres »7.
19Insensible aux sortilèges de l’assimilation sans céder pour autant à la hantise de n’être elle-même qu’en s’identifiant à sa judéité, H. Arendt creuse sans relâche cette question vitale pour tout être humain : si nul ne peut s’isoler suffisamment du monde pour ne pas y être constamment renvoyé, à quelles conditions y a-t-il un monde où une vie puisse apparaître comme vie de quelqu’un, quel qu’il soit ? Un monde où apparaître comme « quelqu’un » — acquérant son identité au fil des tribulations de son histoire singulière à même l’histoire « tout court » — ne soit pas suspendu, d’entrée de jeu, au dilemme qui consiste à choisir entre le statut de « paria » et celui de « parvenu », où la possibilité de prendre appui sur un sol durable ne soit pas tributaire de l’appartenance ou non à telle ou telle race, religion etc..., monde pluriel où chaque individu puisse être à la fois très semblable aux autres et très différent d’eux. Cette question n’est pas spéculative. « Ce que je propose est très simple « écrit Arendt : « Rien de plus que de penser ce que nous faisons » (C.H.M., p. 7). Elle s’est toujours refusée à se tenir « au-dessus » du monde de ce que nous faisons pour en reconstruire abstraitement la logique. Elle a toujours voulu participer aux conflits, aux tensions radicales qui en articulent le devenir et ce, malgré l’incompréhension, les injures et le mépris parfois que d’aucuns, « penseurs professionnels » eux, lui réservèrent. La tâche du philosophe lui est prescrite à partir de ces « sombres temps », notre 20e siècle, où est né le phénomène absolument nouveau du totalitarisme — nazisme et stalinisme —, tâche de comprendre cette réalité historico-politique afin de saisir les composantes qui ont permis — et permettraient encore — que les événements qu’il a engendrés aient été et soient tout simplement possibles. Tâche de « penser l’événement » : « La courbe que décrit l’activité de penser doit rester liée à l’événement comme le cercle reste lié à son foyer » (C.H.M., p. 7). Arendt ne s’isole du monde que pour y revenir.
Le déni du monde
20Il importe de brosser ici à grands traits ce qui fait pour Arendt la spécificité du système totalitaire telle qu’elle en fait l’analyse dans Les origines du totalitarisme. Un certain nombre d’éléments tissent la trame du totalitarisme : l’antisémitisme, la corruption de l’Etat-nation, le racisme, l’impérialisme. H. Arendt les évoque succinctement dans un exposé à Mary Underwood : « L’impérialisme florissant sous sa forme totalitaire est un amalgame de certains éléments qu’on retrouve dans toutes les situations et tous les problèmes politiques de notre époque. Ces éléments sont l’antisémitisme, le déclin de l’Etat-nation, le racisme, l’expansion pour l’expansion, l’alliance entre le capital et la plèbe. Chacun d’eux cache un vrai problème non résolu : derrière l’antisémitisme, la question juive, derrière le déclin de l’Etat-nation, le problème non résolu de la nouvelle organisation des peuples, derrière le racisme, le problème non résolu d’un nouveau concept d’humanité, derrière l’expansion pour l’expansion, le problème non résolu de l’organisation d’un monde qui rétrécit constamment et que nous sommes contraints de partager avec des peuples dont les histoires et les traditions n’appartiennent pas au monde occidental. Le grand appel à un impérialisme florissant, c’est-à-dire au totalitarisme, reposait sur la conviction répandue, souvent délibérée, qu’il fournirait la réponse à ces problèmes et serait capable de maîtriser les tâches de notre époque »8.
21Les éléments en question ne deviennent des éléments totalitaires que si, et seulement si, ils « cristallisent dans des formes fixes et définies »9, sur fond de propagande cohérente et d’organisation rigoureuse dont Arendt démonte le mécanisme. A cet égard, A. Enégren souligne que le titre de l’ouvrage Les origines du totalitarisme, composé de trois parties, L’antisémitisme, L’impérialisme, et Le système totalitaire, est trompeur dans la mesure où le totalitarisme est pour Arendt sans précédent dans l’histoire, sans origines. C’est pourquoi, dit-il, il vaudrait mieux parler de « convergence d’événements qui ont fini par « cristalliser » en totalitarisme, et convergence de concepts qui éclairent cette évolution (historique) rien moins que linéaire »10. Il est vrai que cette image de « cristallisation » laisse perplexe, mais Arendt s’en explique dans les conférences qu’elle fit en 1954 à la New School, où elle déclarait notamment : « Les éléments du totalitarisme forment ses origines si par « origine » on n’entend pas « causes ». La causalité, c’est-à-dire le facteur déterminant d’un processus événementiel dans lequel un événement est toujours une cause et peut être expliqué par une autre, est probablement une catégorie trompeuse et entièrement étrangère au domaine des sciences historiques et politiques. Les éléments par eux-mêmes ne sont probablement jamais causes de quoi que ce soit. Ils sont à l’origine des événements si, — et quand — ils se cristallisent dans des formes fixées et bien déterminées. Alors, et alors seulement, on peut retracer l’histoire jusqu’à l’origine. Les événements éclairent leur propre passé, mais jamais ils ne peuvent en être déduits »11.
22Si l’on s’en réfère au dictionnaire, le phénomène de la cristallisation indique le changement d’état d’un matériau qui conduit à la formation de cristaux, affectant des formes polyédriques, lesquelles prennent ainsi corps ; on peut ajouter, en prenant corps « dans des formes fixes et bien déterminées ». Cependant, pour Paul Ricoeur, ce terme de « cristallisation » « ne fait que cacher la détresse de l’explication » et « la prolifération de l’analyse ne fait qu’épaissir l’énigme ». La progression des : « Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? conduit vers un point aveugle : l’hypothèse sur l’homme que le système totalitaire cherche à vérifier par la terreur » (C.H.M., Préface de Paul Ricœur, p. V, VI, VII.). Seulement voilà : si détresse de l’explication il y a, c’est que H. Arendt ne cherche pas du tout à expliquer ni à supprimer l’énigme, elle cherche à comprendre, ce qui est bien différent. L’hypothèse proprement inexplicable et inqualifiable que le système totalitaire cherche à vérifier par la terreur est celle d’un monde où non seulement « tout est permis » mais encore où « tout est possible ». Ce qui caractérise radicalement le totalitarisme, c’est « l’expérience absolue de non-appartenance au monde » (S.T., p. 226), portée jusqu’à la démence dans l’univers concentrationnaire et qui se rassemble en un seul concept : « Loneliness », « Désolation ». On peut trouver faibles certains points des analyses qu’Arendt nous donne de l’antisémitisme, de l’impérialisme et de l’impossibilité de ramener le système totalitaire à un modèle de gouvernement qui aurait déjà existé. On peut penser, avec R Ricœur, que la prolifération de l’analyse ne fait qu’épaissir l’énigme. Cependant, elle révèle que notre histoire nous enseigne pour la première fois, avec une logique aussi folle qu’implacable, que tout est possible, y compris un système « qui rend les hommes eux-mêmes absolument superflus, c’est-à-dire de trop » (C.H.M., p. VIII). Oui, telle est l’angoisse : à quelles conditions dès lors un monde peut-il être un monde humain, c’est-à-dire « la patrie non mortelle d’êtres mortels, offrant aux hommes une demeure « plus fiable qu’eux-mêmes » ? (C.H.M., p. 188). Comment échapper à la désolation ? Arendt n’a jamais tenté d’expliquer l’inexplicable, le moment du mal absolu érigé par le système totalitaire, moment sans précédent comparable, « Shoah », « Abomination », « Désolation ». Si l’on veut s’en tenir au registre de l’explication, il n’y en a simplement pas. Elle cherche à découvrir et à fonder les valeurs qui seraient susceptibles de faire obstacle à l’anéantissement, au déni du monde et elle affirme que « le monde devient inhumain, impropre aux besoins humains, — qui sont besoins de mortels —, lorsqu’il est emporté dans un mouvement où ne subsiste aucune espèce de permanence » (V.P., p. 19).
Permanence du monde ?
23C’est dans La condition de l’homme moderne qu’elle va tenter de saisir toutes les implications de ce concept de permanence. Commentant l’aphorisme de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », elle écrit, citant Alexis de Tocqueville : « Le testament qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir. Sans testament, ou pour élucider la métaphore, sans tradition qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur, il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui des cycles biologiques d’êtres vivants qui peuvent aller — et ont été — jusqu’à élaborer un système qui rend les hommes absolument superflus. Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » (C.C., p. 16).
24Arendt était convaincue que les éléments constitutifs du totalitarisme étaient « souterrains », sans liens avec les grandes traditions philosophiques et politiques de l’Occident et que, si ces liens n’avaient pas été rompus, ces courants seraient restés souterrains. La rupture de ces liens avec la tradition ne signifie nullement que les concepts traditionnels n’aient plus cours. Bien au contraire ! On le voit bien aujourd’hui où le pouvoir de vieilles notions et catégories religieuses, par exemple, tourne à la tyrannie de tous les fanatismes qui s’en réclament. Ce qui est perdu, c’est le sens originaire de ces traditions, la mémoire de leur commencement. La rupture dans notre histoire « naquit d’un chaos de problèmes de masse sur la scène politique et d’opinions de masse dans le domaine spirituel que les mouvements totalitaires, au moyen de la terreur et de l’idéologie, cristalllisèrent en une nouvelle forme de gouvernement et de domination. La domination totalitaire en tant que fait institué, lequel, en ce qu’il est sans précédent, ne peut être compris à l’aide des catégories usuelles de la pensée politique, et dont les crimes ne peuvent être jugés avec les critères moraux traditionnels ni punis à l’intérieur du cadre légal traditionnel de notre civilisation, a rompu la continuité de l’histoire occidentale. La rupture dans notre tradition est maintenant un fait accompli » (C.C., p. 39-40).
25Les crimes sans précédent de la domination totalitaire qui prétend « décider qui doit et ne doit pas habiter cette planète » (E.J. p. 305), perpétrés dans la « légalité » défiaient toute norme, tout repère traditionnel. La notion de « crime contre l’humanité » et son apparition factuelle pour la première fois dans notre histoire à propos de la période nazie stigmatise la rupture dont parle Arendt : l’impossibilité affolante de réintroduire du monde dans l’immonde.
26Immédiatement après la guerre de 40-45, Max Picard écrit ceci : « La nouveauté terrifiante de la cruauté nazie tient à ce qu’elle n’est plus à l’échelle de l’homme mais à l’échelle de ce qui est hors de l’homme, à la mesure de l’appareil de laboratoire ou de la machine industrielle. La cruauté même de Néron ou de Caligula avait du moins conservé un lien avec les hommes tels qu’ils étaient, avec leur chair brutale et leur sensualité pervertie ; on reconnaissait encore dans le crime les décombres de l’homme. La cruauté nazie émane d’un appareil industriel ou d’un homme devenu tout entier appareil »12.
27Qu’un monde puisse se forger en manière telle qu’il demeure comme milieu de vie où chacun — et tous — puisse être qui il est, participant à l’édification de quelque chose de durable et de transmissible, tel est le lancinant souci. Rahel Varnhagen parlait de miracle : que les objets du monde, faits de main d’homme, soient là après nous.
28Quels sont donc les objets, faits de main d’homme, qui ont vocation d’architraves du monde ?
29Ces objets sont objets d’œuvre et non de travail : « Il semble que la distinction du travail et de l’œuvre, si constamment négligée par nos théoriciens, si obstinément conservée par le langage, ne soit plus qu’une différence de degré si l’on prend en considération le caractère d’objet-de-ce-monde de la chose produite : son emplacement, sa fonction, la durée de son séjour dans le monde. La distinction entre un pain dont la vie moyenne ne dépasse guère une journée et une table, qui survit aisément à plusieurs générations humaines, est certainement beaucoup plus nette et plus décisive que la différence entre un boulanger et un menuisier ». Les hommes passent, naissent et meurent, mais leur passage laisse des traces, traces éphémères, traces durables, traces fabriquées de leurs propres mains, qui seules font un monde et pas seulement une terre. Ainsi, « considérés comme parties du monde, les produits de l’œuvre — et non ceux du travail — garantissent la permanence, la durabilité, sans lesquelles il n’y aurait point de monde possible » (C.H.M., p. 106-107). Le travail rend la terre viable, l’œuvre crée un monde. Le travail est décrit comme n’ayant ni commencement ni fin : tous les êtres humains travaillent dès l’instant où ils sont tout simplement en vie. Déjà, le métabolisme qui permet au corps de fonctionner est un labeur, labeur dont la vie dépend. En ce sens, tout être humain est un « animal laborans », un « travailleur » et ce vocable ne peut pas désigner seulement une certaine catégorie de la population. Que l’homme soit un « animal laborans » en son fond même n’a rien de péjoratif : en se battant avec la nature pour entre tenir en lui la vie, l’homme obéit à une nécessité inéluctable, celle de produire des biens, éphémères certes, aussitôt consommés certes, mais vitaux. Arendt est ici en accord avec Marx quand il définit la vie comme un métabolisme avec la nature qui entraîne, dans le sillage de son entretien répétitivité, éternel retour. « A chaque jour suffit sa peine », dit la sagesse populaire : peine, labeur d’entretien du cycle vital. Monotonie sans doute de ce labeur, mais aussi équilibre, sécurité, confiance et joie de la part prise à ce cycle, avec son temps propre et régulier : temps cadencé du jour et de la nuit, de la peine et du repos, de la production et de la consommation, entre naissance et mort. « Il n’y a pas de bonheur durable hors du cycle prescrit des peines de l’épuisement et des plaisirs de la régénération, et tout ce qui déséquilibre ce cycle — pauvreté, dénuement où la fatigue est suivie de misère au lieu de régénération, ou grande richesse et existence oisive où l’ennui remplace la fatigue, où les meules de la nécessité, de la consommation et de la digestion écrasent à mort, impitoyables et stériles, le corps impuissant — ruine l’élémentaire bonheur qui vient de ce que l’on est en vie » (C.H.M., p. 122). Dans le travail déjà, et de la façon la plus simple, se repère cet élément de durabilité en harmonie avec la nature : l’éphémère endurance d’une courte vie d’homme. L’endurance, le pâtir de la vie comme dure, fatigante, lourde, onéreuse, mais aussi comme l’épreuve joyeuse de sa propre puissance, est une des dimensions de la condition humaine. Là déjà est présent notre rapport au temps et à la mort, au sens et au non-sens.
30Comment ne pas songer ici au récit de la création que nous livre la Genèse : « Au septième jour, Dieu acheva l’œuvre qu’il avait à faire et il se reposa. (...) Dieu bénit donc le septième jour et le consacra » (Genèse, II, 2-3). Le premier jour béni, sanctifié est un jour de repos, un jour de vacance, comme si l’histoire de l’homme commençait par un renouveau du temps. Renouveau de ce temps dont l’homme fera l’épreuve, épreuve qui prend tout son sens dans la puissance de ce jour de fête où toutes les forces humaines se régénèrent pour mieux recommencer et continuer à avancer sur le chemin de la vie. Encore faut-il que le repos, « bien mérité » comme on aime à le dire, soit la fête du travail et non de l’épuisement, inhumain auquel sont conduits tous les damnés de la terre. Le sinistre frontispice d’Auschwitz, « Le travail rend libre », est une abjecte perversion de la notion de travail en programmation systématique de l’épuisement physique et moral.
31Cependant, et cela est décisif, ni la nature, ni l’univers ne font un monde, c’est-à-dire « cela même qui surgit entre les hommes et où tout ce que chacun apporte par naissance peut devenir visible et audible » (V.P., p. 19). Le travail à lui seul ne crée pas cet espace où chacun puisse se donner à voir, être reconnu et entendu comme un « qui » et pas uniquement comme un « que ». C’est que, pour qu’une vie puisse apparaître comme la vie de quelqu’un, il faut autre chose que nous prenons tous sur le cycle vital de la nature. Il faut un espace entre les hommes et cet espace est tributaire d’un ensemble d’artefacts conquis sur la nature en résistant au flux et au reflux régulier de son cycle. C’est ici que H. Arendt se distingue de Marx : ce dernier comprend l’invention humaine d’artefacts comme ce qui soutient le cycle de la vie et non comme ce qui lui résiste en vue de superposer à son éternel retour la durée, la stabilité, la permanence d’un habitat familier au sein duquel le « qui » puisse apparaître. Le labeur, travail de notre corps, n’a pas pour finalité la durée. Il n’y a pas lieu, nous l’avons vu, de dénigrer cette activité primordiale mais il n’y a pas lieu non plus de lui accorder l’effarant privilège qu’elle acquiert avec la modernité. Le travail reste soumis à la nécessité contraignante et il ressort clairement des analyses de H. Arendt qu’il n’a aucun poids ontologique. En termes heideggeriens si l’on veut, il peut se qualifier « d’inauthentique » dans la mesure où l’époque moderne, en le surévaluant, biffe toute distinction entre travail et œuvre : surévaluer le travail revient à consacrer l’existence dans le temps qui nous est imparti comme pure consommation, engagement dans le provisoire avec lequel notre être dans un monde ne peut se confondre. Œuvrer et non travailler correspond à notre appartenance au monde.
32Qu’est-ce à dire ? Œuvrer, c’est donner aux hommes un monde qui ne dépend pas des individus, qui est là quand ils naissent et qui leur survivra. Ce monde n’est pas donné : Rahel Varnhagen le savait bien, elle qui le cherchait là où elle ne pouvait le trouver jusqu’au jour où elle comprit que ce sont les objets faits de mains d’hommes qui créent précisément cet espace réifié, solide, arraché à la nature et à la terre, où chacun puise sa possibilité d’être propre, son identité. Pourquoi ? Parce que l’individu, au-delà de sa nature changeante comme du flux de la vie, s’affronte aux mêmes objets qui résistent, aussi modestement que cela soit, aux heurs et malheurs de l’existence. Une table, une chaise, un lit, objets fabriqués à partir d’une certaine « idée » d’une table, d’une chaise, d’un lit, — et tous cependant objets d’usage — ont une qualité de permanence liée à leur (relative) endurance sans doute, mais aussi à cette idée-modèle qui survit à l’objet fabriqué. Cette expérience de « poièsis » se prête à la multiplication indéfinie — différente de la simple répétition du travail — et elle est soumise aux catégories de moyens et de fin. Faire œuvre a un commencement précis et une fin précise et prévisible, ce qui n’est pas le cas du travail sans commencement ni fin, ni celui de l’action qui, si elle peut avoir un commencement précis, n’a jamais de fin prévisible. Autrement dit, seul l’homo faber est « maître de soi et de ses actes. Cela n’est vrai ni de l’animal laborans, soumis à la nécessité de la vie, ni de l’homme d’action, toujours dépendant de ses semblables. Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et de même, confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire » (C.H.M., p. 176).
33Un des grands débats de notre époque autour de la technologie comme un mal susceptible de ronger et de contaminer toutes nos activités prend une tournure singulière avec la différence que H. Arendt établit entre la fabrication limitée à la mesure de l’humain et l’instrumentalisation illimitée qui s’accompagne de l’idée « absurde » mais « apparemment évidente » de Protagoras selon laquelle « l’homme est la mesure de toute chose » (C.H.M., p. 177). L’homme n’humanise la nature, ne la transforme par la technique, qu’à la condition de ne pas faire de l’homo faber le maître qui se sert de tout ce qui existe comme simple moyen à son usage arbitraire. Ce n’est pas la technologie en tant que telle, c’est-à-dire l’usage que nous faisons des découvertes scientifiques, qui est en cause mais bien l’idée d’un homme qui « en raison de ses besoins et de ses talents veut tout utiliser, et par conséquent, finit par priver toutes choses de leur valeur intrinsèque » (C.H.M., p. 178). Se servir de tous les fruits de la technique tout en la méprisant, en la jugeant de très haut, c’est oublier que cet univers technique que tout le monde convoite est œuvre d’imagination : elle résulte du fait que, dans sa finitude, l’homme vit dans un espace ouvert où il peut imaginer autre chose que ce qui est et, par conséquent, aussi le faire. Le faire-œuvre de l’homo faber ne se réalise pas le nez collé sur les besoins, il est effort de distanciation pour élargir, accroître nos possibles. La perversion de la technique ne se trouve pas dans la technique elle-même mais dans la chimère qui consiste pour l’homme à attendre tout d’elle, y compris qu’elle abolisse ou du moins remédie à la fragilité de notre condition humaine, qu’elle aille jusqu’à éliminer l’expérience intrinsèque que nous avons des choses dans leur intime précarité. Alors, elle fait régner le non-sens. L’œuvre durable, le sens, advient avec elle parce qu’elle crée des liens, liens de temps et d’espace, lieu d’un interesse où, capables de reconnaître un lit, une table, une chaise, comme bien d’autres choses, les paroles et les actions des hommes peuvent se déployer. On peut se demander : pourquoi cet espace, ce lieu, ces liens doivent-ils être durables ? Sans doute, parce que l’agir humain est éphémère, fragile, qu’il ne dure qu’autant qu’il reste dans la mémoire des hommes et que cette mémoire elle-même s’ancre en un lieu qui persiste, sous une forme ou une autre, se transmettant de génération en génération dans une tradition qui relie les hommes entre eux. Si l’artifice humain ne parvient plus à élaborer cette stabilité, les actions et les paroles humaines s’en vont en fumée.
34On comprend aisément dès lors le privilège de l’œuvre d’art, la plus durable de toutes les fabrications humaines parce qu’elle échappe complètement à la norme d’utilité comme aussi à la norme de beauté : c’est que l’artiste ne veut pas « faire beau », il veut « faire exister » ; il se fait seulement que « faire exister » c’est « faire beau » : l’homo faber y transcende les normes qui caractérisent l’activité ordinaire et s’y transcende lui-même. L’œuvre d’art est durable, plus qu’une autre, parce qu’elle est inutile, sans usage. « Nulle part ailleurs la simple aptitude à durer du monde fait de main d’homme n’apparaît dans une telle pureté et une telle clarté, nulle part ailleurs ce monde-chose ne se révèle de façon aussi spectaculaire comme la maison non mortelle d’êtres mortels »13.
35L’apparition de l’œuvre d’art donne plus que toute autre durée et consistance au monde comme lieu d’un inter-esse, c’est-à-dire lieu que les hommes au pluriel partagent dans la reconnaissance qu’ils trouvent d’un champ commun d’œuvres qui résistent « à l’essentielle futilité de la vie » (C.H.M., p. 195). Les œuvres d’art sont les plus mondaines des choses parce qu’elles ne s’usent pas puisqu’elles ne servent aucun besoin vital et partant, restent là à travers les âges, promesses tenues d’un monde actualisé, promesses tenues avec une envergure impossible dans tous les autres domaines.
36Ainsi donc, sans un cadre stable, cadre de l’œuvre et non seulement du travail, où les actions humaines peuvent prendre place, s’ouvre béante la porte de l’Idéologie totalitaire qui édicte la « vérité » des événements et commande les actions à entreprendre. L’idéologie, écrit Arendt, c’est « la logique d’une idée », la gageure d’expliquer l’histoire selon un « processus unique et cohérent » (S.T., p. 216-217) dont la finalité est l’accomplissement, la production de l’humanité elle-même. Ce que l’idéologie appelle « loi », ce n’est pas le « cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place mais l’expression du mouvement lui-même » (S.T., p. 209). Quel mouvement ? Le mouvement de l’histoire, de la nature qui commande d’exécuter la « sentence » qu’elle prononce. Comme le montre avec acuité Alain Finkielkraut, l’extermination de trois millions de Cambodgiens n’est pas le résultat d’une « furie passagère » ou d’un subit « accès de bestialité » : « Les cadres juvéniles de l’Angkor — avec un calme implacable — exécutaient la sentence que l’histoire avait prononcée à l’encontre de ceux qui portaient la marque de l’influence occidentale, poussant l’Idéologie jusqu’à ses ultimes conséquences. (...) C’est l’idée qui domptait l’instinct et non, comme dans les progromes, l’instinct qui renversait les digues ». Et il ajoute, citant Arendt, : « La terreur est la réalisation de la loi du mouvement ; son but principal est de faire que la force de la Nature ou de l’Histoire puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement, sans qu’aucune forme d’action spontanée ne vienne y faire obstacle »14.
37Ainsi, Hitler apparaît comme doué d’une capacité logique considérable, capacité qui consiste à pouvoir tirer toutes les conséquences d’une idée, sans prendre en compte ni la réalité ni l’expérience. Commentant, en 1951, le document de Henry Picker, Hitler Tischgespräche, H. Arendt relève ceci qu’Hitler affirmait : que, la nature ayant donné l’exemple en toutes choses, il suffisait de « copier les lois de la nature », et donc, logique sans failles, puisque « les singes, par exemple, piétinent à mort les marginaux, parce qu’ils sont étrangers à la communauté », il est clair que « ce qui vaut pour les singes vaut encore plus pour les hommes »15 ! Admettre le pouvoir absolu de la nature et ne pas en tirer les conséquences « logiques » de la nécessité d’éliminer tout ce qui est étranger, tout ce qui est marginal ou non « viable » ne peut être que le fait d’imbéciles ou de« peureux » qu’il importe d’éliminer... On croit rêver... si cela n’était pas aussi abject. Sans doute Hitler ne s’est-il jamais interrogé sur le SENS de la nature et, en particulier de la nature humaine. Il y a à cet égard quelques lignes écrites par A. Comte-Sponville qui parlent d’elles-mêmes : « Qu’est-ce qu’un homme ? Un animal qui pense ? qui parle ? qui rit ? Rien de tout cela, car alors les débiles profonds ne seraient pas des hommes, et nous n’aurions vis-à-vis d’eux aucun devoir spécifique : nous pourrions nous en débarrasser, ou les mettre dans des zoos... Contre cette horreur, l’espèce impose sa loi, qui est de filiation : homme, parce que fils de l’homme ! Cela suffit, non certes pour avoir les devoirs d’un homme (il n’est de morale que par la culture) mais pour en avoir les droits. On a beaucoup dit, dans les années soixante, qu’il n’y avait pas de nature humaine. Si c’était si simple, pourquoi tant s’inquiéter aujourd’hui des manipulations génétiques ? En vérité, chacun sait bien qu’il y a une nature de l’homme, et que cette nature c’est son corps : la nature en moi c’est tout ce que j’ai reçu (et tout ce que je peux transmettre par l’hérédité) ; or, on sait de plus en plus à quel point c’est considérable. J’accorde pourtant que cela ne constitue pas à proprement parler une nature humaine : non qu’il n’y ait rien de naturel en l’homme, mais en ceci que cette nature ne fait encore de nous qu’une espèce particulière d’animaux. Ce qui est naturel en l’homme n’est pas humain ; ce qui est humain n’est pas naturel. Ou plus exactement, il faut distinguer l’humanité biologique (la filiation selon la chair : la nature de l’homme) et l’humanité historique (la filiation selon l’esprit : la culture). La première qui transmet l’hérédité suffit à me donner des droits ; mais seule la seconde, que transmet l’éducation, me donne des devoirs — à commencer par celui de respecter la première ! Ou plus exactement encore, c’est seulement du point de vue de la seconde que la factualité de la première (l’appartenance biologique à l’espèce) devient source de droit. L’humanité est à la fois un fait biologique et un fait culturel : cette croisée des chemins entre nature et culture, c’est l’homme même. Qu’est-ce qui est premier ? La nature évidemment. Mais seule la culture impose de la respecter... »16. Quoi qu’il en soit, face à l’absence d’éducation de l’esprit de Hitler ou d’autres, au sens où l’entend Comte-Sponville, face à cette « logique d’une idée » aussi aberrante, comment la stabilité d’un monde peut-elle être un obstacle sérieux ? C’est que coupés du monde, privés de l’espace d’inter-esse sans quoi aucune initiative n’est possible, les hommes s’agglutinent en une masse compacte, inerte et manipulable par le premier « leader » venu. K. Jaspers fait la même analyse : « Le totalitarisme repose sur la dissolution des liens qui rattachaient l’homme à ses points de repères stables ; ainsi, privé de toute référence, il aspire à n’importe quoi de ferme pour sortir de son néant, à n’importe quel ordre pour sortir de son anarchie »17.
38L’idéologie a précisément pour double fonction de dissimuler la réalité et de légitimer un ordre établi des choses dont elle est à la fois le reflet déformant et le relais efficace. L’inflation galopante du langage de la propagande nazie — hypostase des conditions de la signification — peut être interprétée comme la forclusion du monde de l’inter-esse envahi par la « machinerie totalitaire » : la métaphore technicienne qui désigne le « mal radical » du totalitarisme n’est pas fortuite : la réalité, investie par la technique systématique qui consiste à orchestrer l’idée totalitaire — « tout est permis », « tout est possible » —, se dissout dans l’illusion d’un empire du sens alors que le sens, au contraire, déserte le champ de la communication. Le « mal radical » de la machinerie totalitaire est un mal dont la cohérence et l’expansion indéfinie créent une atmosphère d’irréalité qui l’empêche d’apparaître comme tel. Comment, en effet, pourrait-il apparaître là où tout se ligue pour plonger les individus dans l’anonymat d’une « communication » réduite à un ensemble de dispositifs parfaitement indéterminés ?
39Si l’indifférence d’Eichmann apparut à tant de témoins de son procès comme la marque de son inhumanité et de celle d’un système élaboré à dessein de rendre les hommes superflus, c’est que cette neutralité affective, cette inhibition de la possibilité d’être affecté ou de s’affecter soi-même et finalement d’être au monde sur un mode distinct de la représentation ou de la signification par concept, c’est que cette souveraine impassibilité donc consacre, au cœur même de l’humain, le règne de la neutralité axiologique. Opposer à cette neutralité et à la violence anonyme de la « machinerie totalitaire » la conscience philosophique ne peut se faire que si celle-ci est d’abord conscience souffrante, dans la forme de l’auto-responsabilité vis-à-vis du monde.
40Sans doute, Arendt, dans La vie de l’esprit, sera guidée notamment par le sentiment vif qu’Eichmann ne pense pas. Mais, en même temps, il faut dire qu’il est incapable de pâtir de l’existence. Il a bien une intelligence normale, il a bien une « âme », comme n’importe qui dirions-nous, mais c’est une âme d’« alltägmensch », une âme banale et sans passion, échappant à l’épreuve heureuse ou malheureuse de ce qui advient et donc à la décision qu’elle engendre. A l’opposé, et brièvement, Antigone choisit l’aune à laquelle elle mesurera son existence. Elle est l’incarnation, exceptionnelle peut-être, de l’impossible réconciliation de la contingence et de l’absolu, transgressant tous les écrans que l’homme érige autour de lui, que ce soit en vertu de son indifférence ou de sa « compréhension perspicace » des choses de la vie, ou en vertu d’une instance extérieure à cette vie même. Accueillir ce qui advient, Eichmann en est incapable, incapable de soumettre le contenu de ce dont il fait l’expérience à la question du sens. Cette incapacité de décider du sens de ses actions va de pair avec l’incapacité de soumettre leur contenu au jugement qui concerne le bien et le mal, le juste et l’injuste. Son aveuglement volontaire se traduit par une « langue de bois » qui le protège de la réalité. « Dans le cadre du tribunal israélien et de la procédure carcérale, il se comportait aussi bien qu’il l’aurait fait sous le régime nazi mais, en présence de situations où manquait la routine, il était désemparé, et son langage bourré de clichés produisait à la barre, comme visiblement autrefois pendant sa carrière officielle, une sorte de comédie macabre. Clichés, phrases toutes faites, codes d’expression standardisés et conventionnels ont pour fonction reconnue, socialement, de protéger de la réalité, c’est-à-dire des sollicitations que faits et événements imposent à l’attention de par leur existence même » (V.E.I, p. 19). La banalité d’Eichmann, sa normalité, écrit Arendt, est « beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies » (E.J., p. 303). Il était très intéressé par son avancement dans la hiérarchie nazie, il était, disons, « carriériste », mais à part cela il n’avait pas de mobile. Arendt ajoute qu’il n’aurait sûrement pas assassiné son supérieur pour prendre sa place. « Simplement », dit-elle, « il ne s’est jamais rendu compte de ce qu’il faisait ». Il n’était pas inintelligent, il n’était pas sot, il était totalement dépourvu du sens de la réalité : « Que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point inconscient ; que l’inconscience puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis ; que cela puisse être le cas de tous les hommes, voilà une des leçons que l’on pouvait tirer du procès de Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon : ce n’était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet » (E.J., p. 315). Ce qui terrifie donc, c’est la disproportion entre l’aspect falot du personnage et l’horreur des crimes qu’il assume. Son cas pose la question de la « banalité du mal », concept qui valut à Arendt bien des déboires et dont La vie de l’esprit tentera de mesurer toutes les conséquences.
La pensée et le monde, être au temps
41Comment la pensée, vie de l’esprit, pourrait-elle se décrire par le langage alors qu’elle ne se donne pas à voir ? La question n’est pas tant de savoir comment la pensée vient au langage mais comment le langage parvient peu ou prou à décrire l’activité mentale invisible. Certes, « les hommes se présentent aussi en paroles et en actes et indiquent par là comment ils entendent paraître et ce qui, à leur avis, est digne ou non d’être vu » (V.E.I., p. 49). Mais, comment dire l’invisible ? Elisabeth Young-Bruehl rapporte qu’assistant à une conférence de Nathalie Sarraute à Princeton, H. Arendt émerveillée par le tour de force quasi « magique » que réalisait la romancière de rendre visible l’invisible, d’en faire une part de ce monde de surface des apparences, qu’Arendt donc l’interrogea sur cette opération magique en ces termes : « Mais, lorsque vous saisissez l’invisible et que vous le mettez en mots, alors il est placé dans le domaine des apparences, n’est-ce-pas ? » — « Pas précisément » répondit N. Sarraute. C’est alors qu’Arendt proposa pour tenter de décrire l’espace de pensée la métaphore d’un « maintenant intemporel », suspendu entre le passé et l’avenir qu’elle considérait comme une « parfaite métaphore ». Elisabeth Young-Bruehl rapporte encore : « Elle devait alors admettre qu’il s’agissait vraiment d’une contradiction dans les termes ; les phénomènes, précisément, ne sont pas mentaux et les métaphores sont supposées lancer un pont sur l’abîme qui sépare la vie mentale du monde des phénomènes. Les métaphores ne sont pas destinées à rester dans le domaine mental ». En effet, elles ne sont pas destinées à y rester. D’après E. Young-Bruehl toujours, H.Arendt « ne résolut finalement pas ce problème de perspective, n’annonça jamais quel était le point de vue qu’elle adoptait pour décrire le domaine mental »18.
42Il s’agit donc d’un problème de perspective, de point de vue que H. Arendt n’aurait jamais résolu. Je m’arrête un instant à cette critique d’E. Young-Bruehl. La pensée est un processus auto-référé, sans « objet », par contraste avec le processus de connaissance qui, lui, en a un : Comment l’amener au jour des apparences que le langage peut décrire ? Pour Madame Sarraute, saisir l’invisible n’est pas « précisément » le mettre en mots. L’opération magique qu’elle réussit dans son œuvre romanesque est conduite par le « soupçon », l’attitude soupçonneuse, vigilante, non seulement de l’auteur mais de plusieurs narrateurs comme aussi des lecteurs pris eux-mêmes à partie. Le temps chronologique du roman est abandonné au bénéfice d’un temps élargi, où se jouent la fluidité, l’insaisissable, l’invisible d’une scène vivante, celle de nos jours. On comprend la réponse de N. Sarraute à H. Arendt : les mots risquent de solidifier, de pétrifier cette fluidité et dès lors, tout le travail de l’écriture consiste à se battre contre un langage figeant. Rendre visible l’invisible n’est pas précisément la mise en mots de l’invisible mais sa mise en abîme ; cette mise en abîme d’un entrelacs entre les profondeurs et les apparences s’opère par une structure particulière des récits de N. Sarraute qui ne nous occupe pas ici. Ce qui nous occupe c’est cette tentative d’explorer les profondeurs de l’univers mental qui est aussi le souci d’Arendt. On comprend la métaphore d’un « maintenant intemporel » qui séduisit Arendt : elle dit à la fois le retrait en deçà du monde de l’activité de penser et son ancrage dans tous nos « maintenant ». Penser, c’est être au temps.
43Malgré ce qu’entend E. Young-Bruehl, la perspective, le point de vue de H. Arendt s’annoncent dans la description qu’elle nous donne de l’enracinement de la faculté de penser dans l’expérience décisive de notre ouverture à l’apparaître. L’acte d’ouverture de la pensée à l’apparaître est lui aussi une sorte de mise en abîme, de mise en vide ; écoutons plutôt les remarques d’Arendt à son auditoire lors d’une conférence qu’elle fit à Toronto en 1973 et qui sont rapportées par E. Young-Bruehl : « Je pense que cette activité de penser à propos de laquelle j’ai écrit et j’écris en ce moment (....) est un travail de sagefemme (au sens socratique). C’est-à-dire que vous arrivez avec tous vos préjugés et vos opinions et vous savez que jamais, dans quelque dialogue de Platon que ce soit, Socrate n’a découvert un enfant de l’esprit qui ne soit pas un œuf creux. De telle sorte que la pensée vous laisse en un sens vide (...). Et une fois vide, alors, d’une façon difficile à dire, vous êtes prêts à juger (...). C’est-à-dire que nous sommes maintenant prêts à rencontrer les phénomènes pour ainsi dire sur un coup de tête, sans système préconçu »19.
44Ne pas penser, c’est éviter l’épreuve de la décision, décision de se présenter face au quotidien de telle ou de telle manière, décision de s’affronter au quotidien. Penser n’est ni vouloir ni juger, mais cette absence de décision entraîne l’absence de la volonté comme du jugement. Ainsi, dire qu’Eichmann ne pense pas, c’est dire qu’il évite l’épreuve de la réalité pour ne pas se présenter devant elle, pour ne pas avoir à décider de l’affronter de telle ou de telle manière. On sait qu’il fut amené à visiter l’un ou l’autre camp de concentration : sensible comme il l’était — car il l’était — il ne supporta pas cette réalité-là et se cantonna derrière son bureau, dans l’anonymat de l’activité administrative, fuyant ainsi le choix d’avaliser ou non cet événement-là.
45Le choix délibéré entre les multiples possibles que m’offre le monde est révélateur de la manière humaine d’être ou de paraître. En exergue au chapitre consacré à l’apparence, Arendt cite W.A. Auden : « Dieu nous jugera-t-il sur les apparences ? J’ai bien l’impression que oui » (V.E.I., p. 33). Dieu nous jugera sur la démission de la pensée, c’est-à-dire sur la pensée qui se détourne d’elle-même et du monde. Il faudrait dire : tout le monde pense, la pensée est l’apanage de n’importe qui, qu’il soit intelligent ou non ; elle est, dans cette mesure aussi, la faculté de s’anesthésier. Point n’est besoin d’être génial pour cela. La banalité du mal est mal absolu, c’est-à-dire péché par omission : omettre ce dont nous ne voulons pas répondre. Ne pas être au temps. Nous sommes le temps et l’accélération inflationnelle du temps aujourd’hui pourrait être telle qu’elle efface le temps et donc aussi la pensée. Avec toutes les conséquences tragiques qui s’ensuivent.
46On comprend dès lors que H. Arendt écrive : « Il faudrait être en mesure d’exiger de tout être sain qu’il l’exerce (la pensée) quel que soit son degré d’érudition ou d’ignorance » (V.E.I., p. 28). On ne peut pas demander à tout le monde l’apprentissage du savoir : cela est l’affaire de l’intellect, du Verstand kantien. Mais on peut exiger de chacun (du moins pourrait-on tenter de le faire en famille et à l’école d’abord) qu’il se décide en vue du sens, de la signification qu’il donne à ce qu’il fait. Faire et penser sont deux choses. Mais « les critères selon lesquels on juge et même son existence dépendent en dernier ressort de la vie de l’esprit » (V.E., p. 87). La pensée sans résultat, sans impact visible en tant qu’activité qui n’a affaire qu’à elle-même et donc ce dont dépend finalement notre manière de nous présenter sur cette terre, d’y être ou de ne pas y être. Elle est libératrice de signification, liée à la rencontre de l’homme et de la réalité. La manière de cette rencontre dépend de la façon que nous avons de mener nos « affaires mentales », comme dit Arendt, ou de ne pas les mener du tout, ce qui est bien fréquent. C’est que l’urgence de nos affaires quotidiennes nous conduit le plus souvent à expédier les activités mentales hors du champ de nos préoccupations pour nous contenter des événements tels qu’ils nous « tombent » dessus et de la nécessité d’y répondre dans la hâte et la précipitation, volontaires ou non.
47Arendt a beaucoup parlé et reparlé du retrait de la pensée par rapport à l’urgence de nos affaires humaines et de la solitude de ce retrait (solitude qui n’est pas esseulement, « loneliness »). La pluralité, loi de la terre, s’y ramène au dialogue silencieux de soi avec soi où je me retrouve « alone » mais pas « lonely », « deserted », abandonné des autres et éventuellement de moi-même. La solitude n’a rien à voir avec l’horreur « inénarrable », « indicible », « unutterable » de l’abandon. En effet, cette horreur-là ne peut être racontée : on sait l’importance du récit pour Arendt, récit qui détermine le « qui » de l’action. Bien que solitaire et silencieuse, la pensée n’est jamais muette, elle est parlante, toujours en passe de se dépasser elle-même et, au fond, pourrait-on dire, auto-destructrice, s’effaçant au fur et à mesure qu’elle se dit. Les traces qu’elle laisse sont des manifestations de son histoire racontée, sortes de débris — ou de sondes pour Arendt —, abandonnés et repris au cours de son avancée dans le monde. Imagination et mémoire sont sa mœlle épinière. Elles ont l’in comparable privilège de permettre à l’homme de préparer le terrain du vouloir de ce qui n’est pas encore et du juger de ce qui n’est plus.
48La pensée ne produit aucun « résultat final » et « la seule métaphore qui lui convient » écrit Arendt, est « la sensation d’être en vie ». « Sans le souffle de vie, le corps humain est un cadavre, privé de pensée, l’esprit est mort » (V.E.I., p. 144). Arendt reprend à Aristote, dit-elle, la métaphore de la vie. Vie comme mouvement, processus de pensée et non de connaissance, processus circulaire entre naissance et mort. Ce mouvement circulaire, dit-elle encore, « tourne en rond » tant que dure la vie d’un homme. La connaissance ne tourne pas en rond, elle avance droit devant elle à la découverte de la vérité. Ce qui étonne Arendt, c’est que la métaphore aristotélicienne de la vie n’ait guère retenu l’attention de ses interprètes et qu’Aristote lui-même l’utilise peu « sauf quand il affirme « qu’être en vie est « energein », c’est-à-dire déployer une activité qui s’exerce pour elle-même, comme la vie, et qui, dès lors, à juste titre, ne peut éclairer l’éternelle question : « Pourquoi pense-t-on ? » parce qu’il est tout aussi impossible de répondre à la question : « Pourquoi vit-on ? ». On peut très bien choisir de ne pas penser, nous le savons, comme on peut choisir de ne pas vivre. Ce qui ne veut pas forcément dire choisir de se suicider mais tout simplement choisir de se laisser vivre — et pour cela, de ne pas penser.
49Dès lors, au lieu de demander « Pourquoi pense-t-on ? », question qu’Arendt souhaite « absolument éluder parce que précisément la pensée comme la vie est sans pourquoi, il vaudrait mieux chercher à répondre à la question : « Qu’est-ce qui nous fait penser ? ».
50Pour y voir plus clair, c’est à Socrate qu’Arendt en appelle : les comparai sons qu’il s’applique à lui-même devraient nous permettre de saisir ce qui nous provoque à penser, de saisir ce qu’il espère de l’activité de penser, et Arendt avec lui : taon, sage-femme et torpille, métaphores de lutte, de combat pour tenter de comprendre, en y pensant et en en parlant, ce qui est juste, bon, beau. Le projet de Socrate est le progrès de la compréhension partagée des incertitudes de notre humaine condition et non « le désir de déchiffrer les énigmes pour en faire la démonstration aux autres » (V.E.I., p. 197). La méthode est celle du taon, animal dont les attaques obligent l’homme qui en est atteint à bouger, à sortir de sa léthargie tant il est énervé. Socrate réveille les dormeurs, les satisfaits, les passifs. Pour ce faire, il suspend toute idée préconçue, tout préjugé, il n’écarte aucun paradoxe, aucune question apparemment saugrenue ou sans pertinence, il pratique le dialogue, la pensée discursive plutôt que l’analyse conceptuelle. Il apprend à penser en parlant et en racontant sans aboutir à aucune conclusion théorique définitive. C’est sans doute pourquoi il est si difficile, par exemple, de résumer l’enseignement de Socrate pas plus qu’on ne résume une vie ou une œuvre d’art.
51En pratiquant la politique du taon, Socrate est aussi comparable à la sagefemme : ce n’est pas elle qui est porteuse de l’enfant qui vient au monde mais c’est elle qui possède l’art non seulement de délivrer la mère mais « de se rendre compte si l’enfant en est vraiment un, ou bien n’est qu’un œuf clair dont il faut purifier la mère » (V.E.I., p. 197). Arendt ajoute aussitôt que toutes les pensées dont Socrate accouche ses interlocuteurs ont vocation d’œufs clairs, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais de résultat avéré de la pensée qui mérite d’être « maintenu en vie » absolument : penser est toujours penser de nouveau. Pour poursuivre la comparaison, il arrive cependant le plus souvent aux sages-femmes de mettre au monde un enfant qui mérite d’être maintenu en vie. Cet enfant-là est pour Arendt non pas tant l’œuvre des professionnels de la pensée mais bien les œuvres de la mémoire racontée, des récits, récits philosophiques ou autres qui s’opposent au délire de déréalisation des discours purement théoriques
52Torpille enfin. La torpille, au contraire du taon, paralyse ceux qu’elle touche, comme l’activité de pensée plonge celui qui s’y livre dans l’immobilité ; immobilité qui provoque ceux qui s’activent outre mesure à même les affaires du monde à marquer un temps d’arrêt, immobilité qui n’en reste pas moins remarquablement active. Le mot de Caton, cité par Arendt, à la fin de La condition de l’homme moderne trouve ici tout son sens : Caton ne se savait « jamais plus actif que lorsqu’il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu’il était seul » (C.H.M., p. 366).
53Le ressort de la pensée n’est ni l’étonnement admiratif des Grecs, ni le désir de fuir ce monde de la « vita contemplativa », mais bien la perplexité inquiète devant l’absence de codes avérés, de règles de conduite, de valeurs authentiques capables d’orienter l’existence. Le risque de la pensée — et c’est une des raisons pour lesquelles il est bien intéressant de ne pas penser —, c’est de se livrer à l’examen critique de tout ce qui se passe avec comme corrélat la nécessité « chaque fois qu’on se heurte à une difficulté de la vie (...) de repartir de zéro pour prendre une décision » (V.E.I., p. 202). Le vent de la pensée ne rend pas les êtres humains meilleurs ou sages, il réveille, littéralement il souffle, c’est-à-dire anime, rend vivant. C’est pourquoi, écrit Arendt, peut-être que penser et être vraiment en vie sont une seule et même chose.
54L’infatigable aptitude à penser n’est pas situable : elle est dans l’entre-deux entre passé et avenir qu’illustre si bien aux yeux d’Arendt la parabole de Kafka qu’elle cite pour conclure sa réflexion sur la pensée dans le contexte bien précis de son rapport aux affaires du monde. Voici cette parabole, dont j’ai déjà parlé mais que je n’ai pas citée :
55« Il y a deux adversaires : le premier le serre sur l’arrière, à partir de son origine. Le second lui barre la route par devant. Il se bat avec les deux. A vrai dire, le premier lui prête son appui dans sa lutte avec le second, car il veut pousser vers l’avant, et de la même façon le second lui prête appui dans sa lutte avec le premier, puisqu’il le repousse en arrière. Mais cela n’est que théorique. Car ce ne sont pas seulement les deux adversaires qui sont là, mais encore lui-même, et quoi qu’il en soit, il y a son rêve que dans un moment de faiblesse — et cela, il faut l’admettre, exigerait une nuit plus noire qu’on en a jamais vu — il s’évadera des premières lignes et sera promu, grâce à son expérience du combat, au rang d’arbitre de la lutte que mènent les deux adversaires » (V.E.I., p. 227).
56Les deux frères ennemis du temps, l’un qui pousse à l’arrière depuis l’origine, l’autre qui coupe la route en avant de soi, ont en commun l’expérience de la lutte qui les rend présents l’un à l’autre. Le « il » dont il est question ne peut, pour rester en vie, « lâcher pied ». Qui est ce « il » ? C’est l’expérience d’une pensée présente, sans cesse harcelée, mais qui tient ferme entre les vagues du passé et du futur. Cette expérience ne s’acquiert que par la pratique, l’exercice du « comment penser ». Non seulement le passé n’est pas un fardeau dont il faudrait se débarrasser mais il est une force, il « pousse en avant », et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, c’est le futur qui pousse en sens inverse, « nous repousse vers le passé » (C.C., p. 25). Le moi pensant est dans l’entre deux : sa résistance au passé comme au futur le maintient en vie, dans cette « brèche » du temps où se fraye le chemin de la pensée, c’est-à-dire de la vie. Ce n’est que dans la nuit la plus noire du rêve qu’elle s’imagine faisant fi du passé comme du futur, s’installant en maîtresse du présent.
57Etre en vie, penser, c’est pouvoir sans cesse re-commencer le temps, du seul fait miraculeux, comme aime à le répéter Arendt, de notre naissance. Nous ne choisissons pas de naître, c’est là un truisme. Dès lors, comment affirmer la liberté, liberté qui appartient à l’action politique mais aussi au fait de la natalité et à l’agir neuf qu’elle implique. Cette difficulté, selon Arendt, ne pourra être levée qu’en interrogeant une autre faculté mentale « aussi mystérieuse », dit-elle, « que la faculté de commencement, celle du jugement dont l’analyse devrait au moins nous révéler ce qui est en jeu dans nos plaisirs et nos déplaisirs » (V.E.II, p. 247).
Le temps du jugement
58Ce troisième volume de La Vie de l’esprit, Arendt ne l’écrira jamais, emportée par l’inéluctable fin de sa propre histoire singulière. Mais, bien avant, elle prévient déjà que, grâce à Kant et à sa Critique de la faculté de juger, elle peut dire que le jugement a une « façon de faire » (V.E.I., p. 241) qui lui est propre : il est retour au monde des apparences, retour à nos affaires humaines quand le moi pensant quitte sa retraite comme sa mouvance dans les « généralités » pour s’affronter aux problèmes particuliers tels qu’ils ont lieu.
59La liberté humaine ne pourrait-elle mieux se comprendre si nous analysons la faculté de juger, c’est-à-dire la faculté qui correspond à nos plaisirs et nos déplaisirs et qui dès lors ferait de « l’abîme de la liberté » (V.E.II., p. 224) quelque chose de supportable : parce que nous pourrions apprécier l’existence en ce monde du point de vue du plaisir et du déplaisir qu’elle nous donne et non pas nous laisser en quelque sorte embarquer par un processus quel qu’il soit : peut-être pourrions-nous ainsi retrouver notre dignité humaine, à même le temps que nous sommes. Dignité humaine qu’Arendt appelle par ailleurs un « cœur intelligent », un cœur humain « aussi éloigné de la sensiblerie que de l’activité routinière (...), la seule chose au monde qui puisse assumer le fardeau que nous a légué le don divin de l’action, ce don d’être un commencement, et partant, d’être capable de commencer »20. Un cœur intelligent, un cœur qui comprend et qui juge, qui ne se contente ni de la pensée seule ni du sentiment seul mais, écrit Arendt, qui a là le don d’imaginer. La faculté d’imagination dont la compréhension découle a « le pouvoir extraordinaire de pénétrer toutes les ténèbres », de « mettre les choses à la distance qui convient »21 afin d’en distinguer la nature. Comprendre et juger, mais selon quels critères ? Quand tous les critères se sont effondrés, il reste toujours précisément l’imagination qui n’a rien à voir avec la fantaisie ou la chimère : elle est « la seule boussole intérieure que nous possédions »22. Cette faculté d’imaginer, étroitement liée à la faculté de juger, Arendt en trouve la pertinence chez Kant : dans la Critique du jugement, au paragraphe 40, Kant souligne la nécessité pour juger non seulement de « penser par soi-même » et de « penser en accord avec soi-même » mais de « penser en se mettant à la place de tout autre » ; cette « pensée élargie » n’est possible que par le biais de l’imagination. Nul ne peut effectivement se mettre à la place de tout autre si ce n’est par l’excellence d’une imagination qui, faisant fi de sa propre singularité comme de ses préjugés, parvient à cet « esprit ouvert » qui rend possible un « accord potentiel avec autrui » dont le jugement tire sa validité spécifique (C.C., p. 81). Rappelons-nous encore : Eichmann ne pense pas ; ajoutons : il ne juge pas, il ne pense pas en se mettant à la place de tout autre. Son incapacité à penser entraîne la totale atrophie de son jugement. Totale atrophie du jugement, totale atrophie du sens commun d’un monde que nous partageons avec autrui. « Juger est une importante activité, sinon la plus importante en laquelle ce partager-le-monde-avec-autrui se produit » (C.C., p. 283).
60La maxime de la faculté de juger, se mettre à la place de tout autre, entraîne l’imagination à s’ouvrir à la pluralité la plus large. Comment le fait-elle ? En faisant appel au sens du goût, c’est-à-dire au sens commun. Kant, toujours au paragraphe 40 de la Critique de la faculté de juger, s’exprime ainsi : « Je dis que l’on pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût qu’au bon sens et que la faculté esthétique de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens commun à tous, si l’on veut bien appeler sens un effet de la simple réflexion de l’esprit : on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d’un concept ».
61Il est étrange que Kant fasse appel au sens du goût qui est sans doute le plus subjectif de nos cinq sens, le plus arbitraire et partant le moins universellement communicable, le plus difficilement partageable avec autrui. Arendt commente la chose ainsi : l’arbitraire du goût, la subjectivité du « de gustibus non disputandum est » est vrai quand il met en jeu nos « idiosyncrasies privées » (C.C., p. 283). Mais le jugement de goût qui déclare « ceci est beau » anticipe sur le plaisir partageable avec autrui, plaisir soumis à la discussion et aux débats publics. Le beau n’est pas une chose ni la qualité d’un objet, le beau est un jugement esthétique, c’est-à-dire un jugement propre à la sensibilité (ou au cœur humain) lorsqu’elle n’est pas déterminée par des concepts ni par la sensation empirique, laquelle relève de l’agréable. De plus, l’agréable est lié à un intérêt, alors que le jugement esthétique est désintéressé ou plutôt intéressé seulement à l’accord potentiel avec chacun, accord indépendant d’un objet beau, sensu stricto. La beauté est l’espérance de ce simple accord qui par lui-même est un plaisir. « En esthétique, non moins que dans les jugements politiques, une décision est prise et, bien que cette décision soit toujours déterminée par une certaine subjectivité, du simple fait que chaque personne occupe une place à elle d’où elle regarde et juge le monde, elle tient aussi au fait que le monde lui-même est un datum objectif, quelque chose de commun pour tous ses habitants »23. Les jugements de goût décident de ce monde commun, ils décident non seulement de « comment voir le monde » mais aussi de « qui s’appartient en ce monde » (C.C., p. 284). Arendt souligne ici une expérience familière : la façon que nous avons de juger des choses du monde commun dévoile qui nous sommes, quel goût nous exerçons envers les choses et les êtres avec qui nous décidons de nous entre-appartenir. On connaît l’adage : « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es », on pourrait dire : dis-moi qui tu choisis d’élire comme compagnon de route, dis-moi avec qui tu peux communiquer et je te dirai quel monde tu désires habiter. Le jugement approprié sur l’existence, celui qui par la grâce de l’imagination à l’œuvre renonce à soi-même en faveur des autres, s’il vient à manquer, laisse le champ libre à toutes les barbaries.
62Lors d’une conférence sur le jugement, donnée à la New School le 24 mars 1965, dont fait état R.Beiner24, Arendt exemplifie le processus de l’imagination à l’œuvre et ses conséquences pour la compréhension de notre humanité. Voici cet extrait : « Supposons que je regarde un taudis et que je perçoive dans cette construction déterminée l’idée générale, qu’il n’exhibe pas directement, l’idée de pauvreté et de misère. Je parviens à cette idée en me représentant à moi-même ce que je ressentirais si je devais y vivre : j’essaie de penser à la place de celui qui habite le taudis. Le jugement qui en sortira sera loin d’être nécessairement le même que celui de ses habitants — le temps et le manque d’espoir ont pu émousser l’atrocité de leur condition —, mais il deviendra pour mon jugement à venir sur ces questions un exemple mémorable auquel me référer. (...) En outre, tout en tenant compte des autres lorsque je juge, cela ne veut pas dire que je conforme mon jugement à celui des autres. Je parle encore en mon nom propre et je ne fais pas le décompte des voix pour aboutir à ce que je crois juste. Mais, de toute façon, mon jugement n’est plus subjectif ». Il n’est pas subjectif parce que je me représente ce que je ne vis pas, ce dont je ne fais pas directement l’expérience. Il reste cependant mon jugement propre et je ne puis qu’espérer qu’il soit partagé par la communauté humaine à laquelle j’appartiens. En outre, le jugement particulier concernant ce taudis-là deviendra un exemple auquel me référer. Juger, c’est aussi choisir ses exemples, ses repères, ceux avec qui nous accorder, autrement dit quelques paradigmes fondamentaux qui puissent orienter nos décisions. Ces modèles peuvent être des hommes, ils peuvent être des événements que le spectateur jugeant sauve de l’oubli. Ainsi, Arendt aime à rappeler souvent : la résistance du ghetto de Varsovie, l’éphémère « Rätesystem » ou système des conseils des années 1918 et 1919 en Allemagne, la révolution hongroise de 1956 ou encore le système des « soviets » de 1905 à 1917. Ces événements sont autant de causes perdues, autant d’exemples fugitifs qui acquièrent cependant une force durable et signifiante pour l’éclairage et la mise en pratique d’un vivre-ensemble respectueux de la dignité humaine.
63Arendt, dans ces conférences, part du constat qu’il n’y a pas de philosophie politique en tant que telle chez Kant : il y a bien sûr une philosophie morale, il y a l’intérêt que Kant porte au particulier, à l’histoire et à la sociabilité humaine dans la troisième Critique, il y a une doctrine du droit qui s’attaque à la question de l’organisation d’un peuple en Etat ; la portée politique de ces questions est certaine mais Arendt trouve chez Kant un souci plus juridique que politique : comment les règles de droit auront-elles l’efficacité nécessaire à fonder une communauté politique ? Autrement dit, comment obtenir de l’être humain qu’il soit « bon citoyen » même s’il n’est pas « moralement bon » ? Arendt cite le passage bien connu de Kant à ce sujet : « Le problème de la formation de l’Etat, pour autant que ce soit dur à entendre, n’est pourtant pas insoluble, même s’il s’agissait d’un peuple de démons (pourvu qu’ils aient quelque intelligence) ; il se formule de la façon suivante : ordonner une foule d’êtres raisonnables qui réclament tous d’un commun accord des lois générales en vue de leur conservation, chacun d’ailleurs ayant une tendance secrète à s’en excepter et organiser leur constitution de telle sorte que ces gens qui par leurs sentiments particuliers s’opposent les uns aux autres, réfrènent réciproquement ces sentiments de façon à parvenir dans leur conduite publique à un résultat identique à celui qu’ils obtiendraient s’ils n’avaient pas ces mauvaises dispositions »25. La dignité éthique reste une conquête bien ardue ; en revanche, la dignité juridique et par conséquent aussi politique est comprise dans la définition d’un être raisonnable comme être intelligent, abstraction faite de savoir s’il est démon, ange ou plus simplement homme. Ce qui est « démoniaque » c’est la tendance à s’excepter soi-même secrètement de l’intérêt commun. Secrètement en effet, pour la simple raison que je ne puis proclamer publiquement les avantages du vol, par exemple, sans m’inclure dans les futures victimes de l’atteinte à ce qui m’appartient en propre. Un minimum d’intelligence suffit à comprendre cela à défaut d’un quelconque sens moral. Ce qui apparaît une nouvelle fois comme essentiel, c’est la condition humaine de pluralité. Parce qu’il y a les autres, je ne puis m’en excepter.
64Arendt fait remarquer qu’il y a dans la philosophie de Kant trois manières différentes de considérer les affaires humaines, trois concepts différents qui orientent le questionnement : « Nous avons l’espèce humaine et son progrès ; nous avons l’homme comme être moral et fin en soi ; et nous avons les hommes au pluriel qui sont, en fait, au cœur de nos considérations »26.
65Cela étant, comment reconnaître la sagesse, la pertinence, la perspicacité d’un jugement, quel qu’il soit ? Il n’y a pas de réponse décisive à cette question. Les repères du jugement perspicace sont les événements particuliers du passé qui éclairent les possibilités du présent et l’espérance qu’ils portent d’un faire-monde commun : en dernière analyse, ce sont les hommes au pluriel, nous le savons, qui habitent le monde ; ce sont des spectateurs au pluriel qui peuvent repérer et réactualiser un sens qui échappe à l’acteur, ou du moins l’espérer. Ce repérage est possible, écrit Kant, quand on compare « son jugement aux jugements des autres qui sont (en fait) moins les jugements réels que les jugements possibles », ce qui signifie qu’il faut au spectateur de l’imagination pour se mettre à la place de tout autre et « faire abstraction de l’attrait et de l’émotion lorsqu’on cherche un jugement qui doit servir de règle universelle »27. Il ne s’agit donc pas de comparer avec d’autres jugements réels mais avec des paradigmes de jugements possibles qui s’accordent avec autrui. Cet accord ne gagnera pas le label d’une vérité unique et cœrcitive mais bien un horizon de sens où notre humanité puisse se reconnaître, c’est-à-dire trouver en ce monde un lieu qui n’engendre pas le dégoût. Le contraire du beau n’est pas le laid mais ce qui « excite le dégoût », ainsi s’exprime Arendt citant Kant28.
66Imaginer ce qui plaît ou ce qui ne plaît pas, ce qui dégoûte, soumettre ce choix à l’approbation ou à la désapprobation. D’où, la question : « Comment choisir l’approbation ou la désapprobation ? ». La réponse vient, claire, nette : « A considérer les exemples cités plus haut » — Arendt fait référence aux exemples donnés par Kant au paragraphe 54 de la troisième Critique sur le plaisir et le déplaisir qui reposent « sur le sentiment ou la perspective d’un bien-être possible ou de son contraire » — « on peut aisément entrevoir un critère : celui de la communicabilité, du caractère public. On n’est pas follement désireux de manifester sa joie lors de la mort de son père, ou ses sentiments de haine ou d’envie ; on n’a, en revanche, aucun scrupule à faire savoir qu’on aime le travail scientifique et on ne cache pas son chagrin à la mort d’un excellent époux. Le critère est bien la communicabilité et la norme qui arrête la décision est le sens commun »29. La communication, la parole, la délibération ont partie liée avec le sens commun. Et cela, parce que communiquer est beaucoup plus qu’exprimer. L’expression — exprimer sa peur, sa joie, sa tristesse — n’a pas besoin de la parole : les gestes suffisent. Communiquer, par contre, suppose un terrain commun où l’approbation ou la désapprobation puissent s’inscrire, un sens de la communauté qui donne la possibilité d’une « mentalité élargie ». « En communiquant ses sentiments, ses plaisirs et ses satisfactions désintéressées, on révèle ses choix et on élit sa compagnie » et ces choix se fondent sur des exemples. Arendt revient encore sur cette question de la validité exemplaire : « Les exemples sont les béquilles du jugement » et elle ajoute, dans un autre contexte, celui de notes en vue d’un séminaire sur l’imagination chez Kant : « C’est la même faculté — l’imagination — qui fournit les schèmes à la connaissance et les exemples au jugement ». Autrement dit, l’exemple est l’analogue du schème kantien, lequel produit par l’imagination rend ainsi possible la synthèse de la sensibilité et de l’entendement ou plutôt leur combinaison dans la sphère de la connaissance.
67Sans entrer plus avant dans la question du schématisme des concepts purs de l’entendement dans la Critique de la Raison Pure — ce n’est pas mon propos — sans non plus tenter de façon arbitraire d’imaginer ce qu’aurait pu être le troisième volume de La vie de l’esprit, il me semble que l’insistance d’Arendt sur l’imagination créatrice d’un univers de sens qui prend forme par le biais des exemples qui l’alimentent eût été décisive. Le temps du jugement s’applique au particulier, au monde de l’apparaître au passé, dont les idées régulatrices qui viennent à son secours sont de l’ordre de notre être-au-temps. Si nous étions Grecs et que nous devions qualifier un acte de « courageux », dans les profondeurs de notre âme, nous garderions à l’esprit l’exemple d’Achille, en dépit de son absence30. Un événement particulier, un homme particulier deviennent des modèles qui trouent le temps, des paradigmes pour autant qu’ils rencontrent l’assentiment du commun des mortels. Que l’on soit croyant ou non, qui contestera que Jésus de Nazareth ou François d’Assise soient des paradigmes de bonté à l’aune desquels il est possible de dire : ceci est juste, ceci ne l’est pas ? La « validité exemplaire » chère à Kant comme à Arendt et à son ami Jaspers anime la décision morale comme le jugement politique.
68Le temps du jugement serait le temps de l’imagination, non pas de la rêverie ou du fantasme, mais le temps du contact, du pâtir des choses du monde à même leur épaisseur concrète physique, technique, sociale, politique, juridique. Le jugement droit s’impose comme le plus plausible grâce à son intégration dans un faisceau de motifs multiples qui lui épargne les excès réducteurs inhérents aux dogmatismes. Concrètement, la mise en évidence des contextes possibles du sens, en termes de respect de notre humanité commune, si elle n’est jamais exhaustive, si elle reste toujours énigmatique, acquiert forme et légitimité eu égard à l’approche compréhensive, non totalisante, discrète, parcellaire des paradigmes exemplaires qui sillonnent l’histoire humaine.
69Ces paradigmes demeurent tandis que les courtes vies des hommes se succèdent comme autant de pieux fichés en terre de signification et d’espérance si tant est qu’ils restent en mémoire, qu’ils se racontent et qu’ils provoquent l’imagination capable, à partir d’eux, de susciter une immense compassion pour la souffrance du monde en même temps qu’une joie immense à choisir ces repères comme annonciateurs, sinon de temps meilleurs, du moins comme aiguillons de l’urgence au présent de la vigilance pour les affaires du monde.
70Le seul mal véritable, banal, c’est de ne pas penser, de ne pas juger et donc de néantiser le temps. L’indifférence, qui permet que tout soit possible aux hommes et à chaque homme, est sans rapport au temps, sans rapport à notre condition humaine : nous sommes le temps.
Notes de bas de page
1 Cl. LÉVI-STRAUSS, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 472.
2 H. ARENDT, Rahel Varnhagen, trad. de l’allemand par H. Plard, Paris et Bruxelles, Ed. Tierce, 1986.
3 H. ARENDT, La Vie de l’esprit, vol. 1 : La Pensée, vol. 2 : Le vouloir, trad. de l’anglais par L. Lotringer, Paris, P.U.F., 1981 et 1983.
4 Hannah Arendt mourut subitement le 4 décembre 1975, laissant sur sa machine à écrire la première page de La Vie de l’esprit qui devait être consacré au jugement.
5 Le texte anglais dit « rather awesome matters » que L. Lotringer traduit par « des problèmes aussi terrifiants ». J’ai traduit par « vénérables » dont la connotation va moins dans le sens de l’effroi. C’est que, pour les Américains, le terme « awesome » a une connotation d’étonnement, un sens vénérable, sublime, formidable et non un sens de peur.
6 Autorité absolue de la raison, liberté de la raison qui pense par elle-même, formation (Bildung) de l’individu à la démarche auto-réflexive d’élucidation de l’humain, priorité accordée à l’intériorité au détriment de l’histoire, ou plus précisément de l’engagement dans l’histoire, à même les choses du monde.
7 H. ARENDT, Les cahiers du Grif, Paris et Bruxelles, Ed. Tierce, 1986, p. 39.
8 E. YOUNG-BRUEHL, Hannah Arendt, trad. de l’américain par J. Roman et E. Tassin, Paris, ed. Anthropos, 1985, p. 264.
9 H. ARENDT, La nature du totalitarisme, trad. franç. par M.-I. de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 73.
10 A. ENÉGREN, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, P.U.F., 1984, p. 99.
11 H. ARENDT, La nature du totalitarisme, op. cit., p. 73.
12 M. PICARD, L’homme du néant, éd. La Baconnière, 1947, p. 49.
13 H. ARENDT, Travail, œuvre, action, trad. par D. Lories d’une conférence intitulée Labor, Work, Action, publiée in Etudes phénoménologiques, Ousia, 1985, no 2, p. 20.
14 A. FINKIELKRAUT, La mémoire vaine, Paris, Gallimard, 1989, p. 92-93.
15 H. ARENDT, Penser l’événement, Tours, Ed. Belin, 1989, p. 90.
16 A. COMTE-SPONVILLE, L’amour la solitude, Venissieux, Ed. Paroles d’Aube, 1995, p. 33-34.
17 K. JASPERS, Essais philosophiques, Paris, Payot, 1970, p. 30.
18 E. YOUNG-BRUEHL, Hannah Arendt, op. cit., Notes du ch. 7, p. 671.
19 Ibid., p. 595.
20 H. ARENDT, La nature du totalitarisme, op. cit., p. 59.
21 Ibid., p.79
22 Ibid.
23 H. ARENDT, Juger, sur la philosophie politique de Kant, trad. et commentaires de M. Revault d’Allones et R. Beiner, Paris, Seuil, Coll. Libre Examen, 1991, p. 153.
24 Ibid., p. 163.
25 KANT, Projet de paix perpétuelle, p. 44-45, cité par Arendt in Juger, op. cit., p. 36.
26 H. ARENDT, Juger, ibid., p. 49.
27 KANT, Critique de la faculté de juger, op.cit., p. 40.
28 H. ARENDT. Juger, ibid., p. 104.
29 Ibid., p. 105
30 Ibid., p. 125.
Auteur
Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis
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