Le temps de la responsabilité
p. 105-125
Texte intégral
1Je voudrais entamer cette réflexion sur le temps de la responsabilité en partant de ce qu’on peut considérer, je crois, comme un acquis : la spécificité de la temporalité propre à la modernité. Pour la décrire, je me rapporterai à la discussion qu’entame P. Ricoeur avec les travaux de R. Koselleck, dans le tome III de Temps et Récit. Ricoeur, à partir des analyses sémantiques menées par Koselleck à propos du 18e siècle, rapporte les formes du rapport au temps propres à la modernité à trois croyances que je souhaiterais brièvement commenter :
21°) « la croyance que l’époque présente ouvre sur le futur la perspective d’une nouveauté sans précédent... »1.
3Cette hypothèse, sans doute pertinente à propos du 18e siècle, paraît aujourd’hui surdéterminée, en particulier quant à sa connotation exagérément positive. Que le futur soit ouvert n’implique pas nécessairement qu’il soit meilleur, et on pourrait d’ailleurs, contre l’hypothèse de l’omniprésence de l’idée de progrès au sein de la modernité, suggérer la présence — moins visible mais constante — de celle du déclin. C’est une thèse défendue avec pertinence, je crois, par H. Meschonnic2. Retenons donc ici essentiellement l’idée que le présent constitue une rupture dans le cours du temps, ainsi que la conviction de l’indétermination du futur.
42°) « la croyance que le changement vers le mieux s’accélère »3.
5On retrouve ici le thème de l’emballement de l’histoire, illustré par la banalisation actuelle du constat de la tendance exponentielle à l’accélération des découvertes scientifiques. Cette croyance nous fait percevoir (pour s’en réjouir ou le déplorer) la vie ou le monde sous l’angle d’un présent en retard, d’un présent dépassé. Comme le suggère le tracé de la courbe exponentielle, se dessine là l’expérience temporelle dissymétrique d’un futur rapproché (déjà là) et d’un passé lointain (déjà révolu). Passé et présent sont perçus avant tout à partir de leur obsolescence bien moins qu’à partir des ressources qu’ils représentent. C’est dans ce type d’expérience que prennent consistance certaines formes actuelles de rapport au passé que ce soit pour l’oublier, comme l’illustre la cécité du savoir scientifique à l’égard de son histoire ; ou pour en cultiver la nostalgie, comme le met en scène aujourd’hui ce que F. Choay a appelé l’allégorie du patrimoine.
6Cette deuxième dimension, couplée à la première, fera de l’opposition entre progressistes et conservateurs une opposition structurante du rapport moderne au temps.
73°) « la croyance que les hommes sont de plus en plus capables de faire leur histoire »4.
8Ricoeur insiste sur le fait que, parmi ces trois croyances, celle-ci est la plus fragile. On pourrait même faire observer qu’elle peut à bien des égards paraître antinomique à la seconde, à l’idée d’emballement, qui suggère plutôt l’idée d’un cours du temps qui échappe à l’homme. Voire même que si maîtrise il doit y avoir, ce serait seulement pour en dompter l’emballement, pour en minimiser les risques et les dégâts. Bref, au cœur de la modernité, l’idée de maîtrise pourra à la fois s’ouvrir aux promesses d’un avenir nécessairement meilleur (version des utopies positives) ou se construire sur le registre défensif du contrôle ou de la minimisation des risques5. L’attitude prométhéenne, comme les éthiques prudencielles sont, je crois, inscrites dans les structures temporelles de la modernité.
9Ces analyses, qui portent sur des formes de temporalité acquises à partir du 18e siècle, sont assez largement partagées. C’est à partir d’elles que je souhaiterais construire ma contribution à cet ouvrage. D’abord — en y jetant un regard rétrospectif — pour en saisir certaines conditions d’émergence et, ensuite, pour en comprendre certaines métamorphoses actuelles. J’entreprendrai ce questionnement sous l’angle de la responsabilité. Je partirai pour cela de l’intuition centrale de Temps et récit selon laquelle la question du temps est inséparable de celle de l’action, celle-ci étant elle-même intimement associée à celle de la responsabilité. L’hypothèse que je souhaiterais proposer est qu’il existe un lien profond entre les dimensions essentielles de la temporalité propre à la modernité et les formes d’interprétation de l’action qui vont y devenir dominantes, en particulier, l’interprétation de l’action par la responsabilité qui en est, à cet égard, l’acquis essentiel.
10Cette hypothèse présuppose que les formes dans lesquelles les acteurs se rapportent à leurs actes, les interprètent, leur prêtent sens,... ne sont pas immuables, mais se modifient au cours de l’histoire. Il existe ainsi une pluralité de modèles d’interprétation de l’action qui cohabitent, se succèdent, se chevauchent, se contredisent, s’interpénètrent. Citons ici pêle-mêle, à côté de l’interprétation par la responsabilité, celles par le caractère, par l’inconscient, par le destin, par le péché originel, par la souillure, par la grâce, par le hasard, par l’accident, par l’influence astrale, par la Providence, par la Fortune,... Ce sont là des formes d’interprétation de l’action qui, toutes, ont bénéficié (ou bénéficient encore) d’une forte plausibilité.
11Chacun de ces modèles d’interprétation de l’action est lié à une temporalité propre. Ainsi celle de la temporalité chaotique, imprévisible, du hasard ou de l’accident. Celle linéaire, fermée par le passé, du destin, qui fut centrale dans la tragédie grecque. Celle des eschatologies où les articulations temporelles entre passé, présent et futur sont inessentielles, où le passé et le présent sont tirés par un futur plus ou moins lointain. Ou celle, enfin, de la responsabilité dont je chercherai à préciser la spécificité. Avec, comme double intuition structurante
12- que la première modernité s’appuie sur l’émergence et l’autonomisation de l’interprétation responsabilisante de l’action et
13- qu’il existe une homologie entre la temporalité de l’interprétation de l’action par la responsabilité et les formes dominantes du rapport moderne au temps décrites par Koselleck et Ricoeur.
14Globalement, mon propos s’articulera donc autour de deux axes :
un premier axe rétrospectif cherchera à rapporter la temporalité propre à la modernité à l’émergence et à la lente imposition de l’interprétation responsabilisante de l’action contre les interprétations concurrentes héritées de l’Antiquité et du christianisme. C’est à cette occasion que j’essaierai de préciser les formes de temporalité ainsi que les exigences temporelles qui sont attachées à cette interprétation responsabilisante de l’action.
Dans un deuxième temps, je chercherai à expliquer comment cette interprétation de l’action par la responsabilité, et les formes de temporalité qui lui sont associées, ont été affectées par le déploiement de la deuxième modernité, ce que R Wagner appelle la modernité organisée6. Celle-ci se caractérisant à la fois par la disjonction entre système et monde vécu et par l’apparition de nouveaux dispositifs cognitifs liés aux sciences humaines qui à la fois participent profondément à l’autonomisation des différents sous-systèmes sociaux et qui s’appuient sur des formes d’interprétation de l’action qui ont en commun de problématiser la responsabilité.
I. Les origines de la responsabilité : du temps subi au temps construit
15Bien qu’il soit évidemment difficile d’en offrir une datation précise, de nombreux auteurs s’accordent aujourd’hui pour reconnaître que la première modernité trouve ses racines au cœur du Moyen Âge. Un des symptômes de cette évolution s’observe dans l’émergence de nouvelles structures d’interprétation de l’action et dans la construction des nouvelles formes de subjectivation qui leur sont attachées.
16Sans entrer dans le détail d’analyses qui dépasseraient le cadre de cet article7, il me semble qu’on pourrait globalement montrer que l’interprétation de l’action par la responsabilité en vient à s’affirmer, au cœur du Moyen Age, en particulier contre le déterminisme astral hérité de l’aristotélisme, contre les modèles du péché et de la grâce dominants dans la tradition théologique, ainsi que contre les modèles de la Providence et de la Fortune...
17Les théoriciens de cette transformation des formes au travers desquelles l’agir est interprété sont nombreux ; mais il faut, je crois, y accorder une place importante à des auteurs comme Pierre de Jean Olivi ou Jean Duns Scot. Pour le dire rapidement, ce à quoi on assiste à l’époque, c’est, en fait, à une autonomisation de l’interprétation responsabilisante de l’action et de la sémantique qui y est attachée (vouloir, pouvoir...) par rapport aux autres modèles d’interprétation de l’action dont elles étaient jusque là tributaires. Ainsi, auparavant, par exemple chez saint Augustin, les interprétations volontaristes n’étaient pas encore clairement autonomisées parce qu’elles demeuraient majoritairement inscrites dans la perspective du péché et de la grâce, une grâce nécessaire pour rendre à l’âme son aptitude volontariste à faire le bien. La sémantique de la responsabilité, c’est-à-dire l’interprétation de l’action par la volonté, celle de la liberté comme pouvoir faire... se libère donc progressivement de ses inscriptions dans des modèles concurrents qui en euphémisaient la portée.
18Ce tournant prend place à la fois autour des interrogations sur l’action, mais aussi, de manière plus globale, autour des interrogations sur l’histoire. Ainsi Pomian montre-t-il que, jusqu’au Moyen Age, « les activités des hommes ne peuvent produire dans le monde aucune modification substantielle ou, en d’autres termes, que les hommes n’ont pas le pouvoir nécessaire pour susciter des changements irréversibles »8.
19Ce qui se construit lentement, c’est, comme le montre E. Cassirer, une anthropologie fondée sur l’agir : « La dignité de l’homme, écrit-il, ne réside ni dans son existence, ni dans la position qui lui aurait été assignée une fois pour toutes dans l’édifice cosmique... Il se peut que dans le monde des choses le vieil adage scolastique « l’agir découle de l’être » soit valable ; mais le monde humain, lui, tient sa nature et sa spécificité du fait que chez lui c’est la règle opposée qui est valable... L’être de l’homme découle de son action »9.
20Pour en venir maintenant aux conséquences temporelles de cette transformation des formes d’interprétation et de construction de l’action, il faut saisir qu’au cœur de ce renversement, l’action en vient à être comprise sur le modèle du commencement ou de la création, un concept qui, auparavant, trouvait sa place dans le seul cadre théologique. L’homme, à son échelle bien sûr, mais à l’image de Dieu, possède donc une « faculté de commencer »10.
21C’est donc au cœur de ces querelles sur la signification de l’action que s’acquièrent de nouvelles formes de temporalité dont nous sommes profondément les héritiers. Parce que la volonté est comprise contre la causalité antécédente, comme cause de soi, comme faculté de commencer, se dessine un privilège et une dramatisation du présent comme rupture et comme discontinuité. Le présent est le lieu mouvant, dramatisé dans l’action, où s’articule la rupture entre le passé et le futur, où l’acteur ouvre un futur dont il pourra être tenu pour responsable.
22Les formes de subjectivation dont nous sommes encore les héritiers vont se construire dans ce contexte. La subjectivité moderne sera ainsi intimement liée à cette position du privilège d’un présent ouvert sur un futur indéterminé mais au moins partiellement maîtrisable et, dès lors, imputable. Les moments de subjectivation seront par excellence ceux de l’intensification du présent, notamment dans le choix et l’exercice de la liberté. Ceci contraste fortement avec les formes de l’identité de l’acteur dans les sociétés que L. Dumont appelle holistes, ou encore avec la manière de penser l’action dans l’Antiquité telle que la décrit H. Arendt. L’intensification du présent de l’action introduit ainsi une dissymétrie profonde entre un passé irréversible et un futur ouvert, dont l’appréhension sera par ailleurs, de Spinoza à la querelle opposant E. Bloch à H. Jonas, articulée autour de l’opposition de la peur et de l’espoir (deux états affectifs temporalisés marqués par cette incertitude du futur).
23Si on procède à une comparaison avec les formes d’interprétation de l’action concurrentes à l’interprétation de l’action par la responsabilité, on constate que cette intensification du présent et cette dissymétrie entre passé et futur n’y étaient pas essentielles ou s’y voyaient euphémisées, soit qu’elles s’annulent dans l’écriture d’un destin, ou eu égard à la finalité du jugement dernier ; soit qu’elles ne relèvent que de l’apparence, le temps des créatures n’étant qu’illusion face au temps de l’être...
24En même temps qu’évolue l’interprétation de l’action, on passe ainsi progressivement d’un temps subi à un temps construit. Et, fondamentalement, l’acquis de cette première modernité est celui de ce temps construit.
25Cette transformation des modes d’interprétation de l’action a un certain nombre de conséquences et de conditions sur lesquelles il est utile d’insister parce qu’elles permettent de mieux cerner la temporalité propre à la première modernité.
1 Ouverture de la contingence et transformations des modalités de l’action
26Tout d’abord — et cela me paraît fondamental — le futur, mais aussi rétrospectivement le passé, vont être réfléchis sous la catégorie du possible. Ainsi, A. de Libera montre-t-il comment, au Moyen Age, la distinction entre potentia dei absoluta (ce que Dieu aurait pu faire et/ou pourrait encore faire) et la potentia dei ordinata (ce qu’il a effectivement fait) va être transposée à l’homme, en particulier par Jean Duns Scot11. Il insiste sur l’importance de cette transposition à la fois dans l’histoire de l’individuel (désormais ouvert à la contingence) et dans la prise de distance par rapport aux modèles du péché, de la grâce ou de la Providence. Cette introduction de la perspective du possible accuse profondément la dissymétrie entre passé irréversible (mais qui aurait pu être autre) et ouverture du futur.
27Cette contingence du futur sera un des traits caractéristiques de cette temporalité propre à la modernité qui ne cessera d’ailleurs de se reconstruire sous le signe d’une inflation des possibles.
28Par ailleurs, parce que l’avenir est indéterminé mais dépend des engagements des acteurs, la construction de l’action et des interactions va requérir un certain nombre de processus régulateurs susceptibles d’organiser et de stabiliser le rapport au futur. Ces processus régulateurs seront de deux ordres : moral et cognitif.
29Au niveau cognitif, l’attention se portera notamment sur l’importance des savoirs susceptibles d’éclairer le vouloir. On verra ainsi, notamment au niveau politique, se multiplier les savoirs prospectifs permettant d’orienter la volonté ou d’organiser l’avenir par une connaissance du présent. C’est ce qu’on retrouve en toile de fond de la pensée utopique, dans l’œuvre de Machiavel, ou encore dans les passages que F. Bacon consacre, dans Du progrès et de la promotion des savoirs, à ce qu’il appelle significativement l’artisan de sa fortune12. Dans le même ordre d’idée, Groethuysen montrera aussi — dans ses analyses de la naissance de l’esprit bourgeois en France — la transition qui mènera, quant au rapport au futur, de la confiance (hétéronome) en la Providence, à des comportements centrés sur l’autonomie de la prévoyance13.
30Au niveau moral, on peut rappeler les analyses faites par H. Arendt à propos de la promesse qui permet de stabiliser l’avenir au travers des engagements des acteurs. Et on sait l’importance prise par le modèle de la promesse dans la réflexion politique de la première modernité.
2 Les transformations du lien social et la temporalité du consentement
31Une deuxième conséquence, qui se situe dans le droit fil de ce qui vient d’être dit, me semble essentielle. Avec l’imposition du modèle responsabilisant d’interprétation de l’action, le lien social s’organise, comme on le saisit avec l’importance prise par la promesse, à partir des forces illocutionnaires mobilisées dans l’interaction par les acteurs en présence. Il est tout à fait intéressant d’observer qu’en même temps que s’impose le nouveau modèle d’interprétation de l’action, les forces performatives liées aux anciens modèles, en particulier théologique, mais aussi au déterminisme astral se trouvent désactivées. Ainsi s’interroge-t-on sur l’efficacité des formules sacramentaires qui sont à l’époque le prototype des énoncés performatifs, des énoncés qui « efficit quod dicit ».
32C’est au cœur de ces réflexions sur les conditions de la performativité qu’on voit apparaître des thèses selon lesquelles c’est en fait le consentement de celui qui reçoit le sacrement qui est décisif. A ce moment, l’action en vient explicitement à être pensée en termes de « commissivité », pour utiliser la terminologie actuelle d’Austin. Dans mon action, je me commets, je m’engage, mais aussi, je me lie. Le lien social tend à se construire sur base d’engagements et de consentements individualisés et non plus sur base de statuts hérités. Au lien social dont l’horizon était essentiellement rétrospectif se substitue le modèle de l’engagement mutuel qui s’appuie sur la performativité des investissements dans l’interaction. Et on sait à quel point le temps de la performativité est celui du présent, celui d’un présent qui, précisément, lie pour le futur.
33A l’appui de cette hypothèse, on peut rappeler les analyses où G. Le Bras montrait déjà comment, dès le 11e siècle, toute une série d’interactions sociales (certains vœux, le mariage...) ont été infléchies en termes de consentement, et comment se sont multipliées des interactions ou des associations sur des bases volontaristes (confréries...)14. Ce sont ces consentements et ces engagements qui portent la force illocutionnaire susceptible de fonder et de solidifier le lien social, comme on le voit dans les pratiques (serment mutuel) qui fondent désormais l’appartenance urbaine. C’est l’engagement ou le consentement par leur dimension commissive, qui inscrivent l’interaction dans la durée. Une inscription dans la durée qui s’articule sur les valeurs de sincérité, de loyauté, de confiance... qui sont des valeurs qui vont prendre une importance considérable avec la première modernité ; tant dans la réflexion morale (pensons au thème du mensonge dans la littérature du 16e au 18e siècle) que dans la réflexion politique (pensons à l’importance prise par la loyauté).
34Il existe donc une très grande spécificité du lien social qui se construit avec la première modernité. Se stabilisant sur base d’engagements mutuels, sa pérennité est tributaire de l’horizon rétrospectif du consentement initial. Transposée au plan politique, cette idée s’actualisera autour du modèle contractualiste, ouvrant à une conception procédurale de la démocratie. Le consentement des citoyens et donc la critique des normes établies et à établir au sein d’un espace public seront désormais des moments essentiels dans la constitution du lien, comme de la légitimité politiques. C’est ce qui sera perçu par Locke en particulier dans les passages où il traite de la « Loi d’opinion et de réputation »15.
35Ces thèses méritent qu’on s’y arrête, en particulier pour s’interroger sur les conditions temporelles du consentement. Il semble en effet assez évident que le consentement suppose sa maîtrise temporelle par celui qui consent. Le lien social sera mal construit ou sera fragilisé à la fois si les processus de consentement sont court-circuités, mais aussi si celui qui est sollicité à consentir se trouve confronté à une temporalité hétéro-déterminée. En fait, les cadres temporels des actes commissifs doivent être dominés par ceux qui se commettent. Il y a donc un rythme temporel de l’engagement dont l’acteur doit pouvoir être le juge sous peine d’avoir le sentiment qu’on lui « force la main ». C’est typiquement le cas du pardon ou de la promesse. On ne saurait imposer une temporalité du pardon, le soumettre à des délais et à des échéances. Pour l’acteur, le pardon ne peut venir qu’à son heure. Comme la mobilisation des forces constitutives du lien social exigeaient une autonomie temporelle de ceux qui s’engagent, les forces sociales de réconciliation seront tributaires de l’autonomie du rapport au temps de celui qui pardonne.
36Je laisse cette remarque ici en suspend pour y revenir plus tard lorsque j’aborderai la question de la fragilisation contemporaine de la responsabilité et du lien social.
3 Les transformations de l’anthropologie
37Parallèlement aux processus que je viens d’évoquer, on assistera progressivement à l’émergence d’une anthropologie perfectionniste ou perfectibiliste, c’est-à-dire une anthropologie du mérite (et non plus de l’appartenance) construite sous l’idéal régulateur d’un futur potentiellement meilleur que le présent, à charge pour l’acteur de le promouvoir. Ainsi, Groethuysen insiste-t-il par exemple sur l’importance prise par la morale de l’effort à la Renaissance. Globalement, cette anthropologie s’articulera, durant la première modernité, sur l’hypothèse que ce perfectionnement requiert le contrôle volontariste des excès, en particulier des passions. On peut ici se reporter aux travaux de R. Bodei qui montre l’influence considérable qu’exercera le stoïcisme durant la première modernité16.
38Sans doute faut-il rappeler les liens entre ces éthiques volontaristes et la rémanence de contenus moraux substantiels, en particulier hérités du christianisme. Cette convergence d’une moralité substantielle avec l’interprétation responsabilisante de l’action explique d’ailleurs certaines configurations affectives caractéristiques de la première modernité. Par exemple, l’association d’une peur de la mort, qui est avant tout peur de l’enfer, avec des états affectifs rétrospectifs comme le remords, le repentir ou la culpabilité (processus remarquablement analysés par J. Delumeau).
II. Les transformations récentes de la temporalité
39Après avoir brièvement circonscrit les liens établis par la première modernité entre interprétation de l’action, responsabilité et temporalité, je souhaiterais maintenant passer à la deuxième partie de mon analyse qui portera sur les transformations plus récentes de cette temporalité.
40Je voudrais tout d’abord attirer l’attention sur deux processus qui me semblent profondément liés, et qui caractérisent la modernité organisée :
tout d’abord un processus affectant l’articulation du système social, à savoir l’apparition et l’autonomisation de différents sous-systèmes sociaux, avec son corollaire, la disjonction entre ces sous-systèmes sociaux et le monde vécu, pour reprendre la terminologie habermassienne ;
et d’autre part, les deux étant, je le répète, intimement liés, l’apparition de nouveaux dispositifs cognitifs permettant l’autonomisation de ces sous-systèmes et fondant leur disjonction d’avec un monde vécu dans lequel l’interprétation responsabilisante de l’acteur s’est désormais profondément ancrée. Cet ensemble de dispositifs cognitifs centrés notamment sur les différentes sciences de l’homme auront en commun de problématiser cette interprétation responsabilisante de l’action. On peut penser par exemple au savoir médical et psychologique dont un des thèmes essentiels est, dès le 18e siècle, le questionnement de l’autonomie de la volonté, au savoir statistique qui annihile les petites différences individuelles où semble se loger la liberté dans le modèle de l’homme moyen, au savoir sociologique qui fait désormais de la société (et non plus de l’individu) un sujet d’imputabilité, à la science économique dont les fondements sont certes individualistes mais qui, au travers d’une réduction an thropologique à l’intérêt, absorbe les volontés individuelles au cœur d’une main invisible, à quoi on pourrait encore ajouter les eschatologies historiques...
41Par rapport à la question de l’interprétation de l’action, le 18e siècle occupe donc une position paradoxale. Alors qu’il est, comme le montrent Cassirer ou Groethuysen, le siècle de l’effondrement des modèles d’interprétations de l’action qui concurrençaient l’interprétation responsabilisante (grâce, péché, Providence), il est en même temps celui où se construisent les modèles qui seront le fondement de ses nouvelles problématisations.
42Ces processus sont, me semble-t-il, intéressants pour spécifier les formes de temporalités propres à la seconde modernité, ou plutôt, puisque c’est mon objet, pour comprendre les ambiguïtés et les contradictions propres au temps de la responsabilité, confronté à ces transformations sociales et cognitives.
43Mon hypothèse est donc la suivante : alors que l’interprétation responsabilisante de l’action s’impose au cœur des structures du monde vécu (et dans certains dispositifs systémiques, en particulier le droit comme le montre M. Villey), on assiste à des transformations sociales qui vont générer un temps hétéronome (dans la confrontation de Facteur au système) et de nouveaux dispositifs cognitifs qui récusent la pertinence de l’interprétation responsabilisante de l’activité. Ce sont là les antinomies sur lesquelles se construiront les spécificités temporelles de la seconde modernité.
44Sans bien entendu chercher à épuiser les formes dans lesquelles se réarticulent, dans ce contexte, temps et responsabilité, je souhaiterais montrer comment leurs relations se trouvent affectées tout d’abord dans la confrontation de l’acteur au système et, ensuite, au sein des structures d’un monde vécu qui s’est déconnecté de ce même système.
a. Le rapport au système et l’hétéronomisation du temps
45Tout d’abord, de manière assez évidente, on sait que l’émergence de sous-systèmes sociaux autonomisés, comme celle de médiums régulateurs, peuvent être comprises comme des réponses à la complexification des interactions sociales et, comme le remarque N. Elias, à l’allongement des chaînes d’interdépendances. A ce titre, ces processus ont immédiatement à voir avec la question du temps, en particulier du temps qu’ils permettent de gagner au travers des interactions qu’ils court-circuitent. C’est par exemple le cas de l’argent, mais aussi de la représentation politique.
46A certains égards, l’autonomisation des sous-systèmes sociaux est donc clairement émancipatrice par rapport au temps. Toutefois, dans le même mouvement, ces sous-systèmes sociaux, en s’autonomisant, à la fois construisent une temporalité qui leur est spécifique et tendent à déposséder l’acteur qui y est confronté de leur propre autonomie temporelle. Ceci est, par exemple, particulièrement vrai du temps abandonné à la sphère économique, un temps que Grossin, qui en a fait l’analyse systématique, caractérise par la rigidité, la coercition, la régularité et la réitération, tous termes qui, à l’évidence, renvoient, sur de nouveaux frais, à un temps subi et hétéronome17. Comme le montrent des analyses du travail au rendement, cette forme de temporalité radicalement hétéronome est à la fois destructrice de la personnalité, de la richesse émotionnelle de Facteur et de sa capacité à interagir18.
47Donc, alors que l’interprétation responsabilisante de l’action s’impose, avec ses exigences d’autonomie temporelle, au cœur des structures du monde vécu, l’évolution sociale confronte de plus en plus l’acteur à un temps hétéronome. Cette situation produit donc, dans la confrontation de l’acteur au système, un constant court-circuitage des conditions temporelles de construction de l’action, dont on a vu qu'elles étaient essentielles à un certain nombre de processus, et notamment aux processus autour desquels se construit le lien social. Lorsqu’il interagit avec les dispositifs systémiques (avec la bureaucratie administrative, l’économie,...), l’acteur se trouve confronté à un temps hétéronome qui affaiblit les conditions de ses adhésions ou de ses consentements et qui, dès lors, appauvrit son aptitude à la responsabilité.
48L’inscription dans la durée de ces sous-systèmes sociaux se construit de plus en plus sur base de processus autorégulateurs ayant leur propre temporalité et leur propre rythme qui coïncident peu avec ceux qui sont inscrits dans les structures du monde vécu. En imposant aux interactions ce temps systémique hétéronome, les conditions du consentement et donc de la loyauté se trouvent affaiblies. De sorte que ces sous-systèmes souffrent d’un déficit structurel de légitimité. En traitant les acteurs sur le mode objectivé, en court-circuitant les conditions de son consentement, la dynamique des sous-systèmes sociaux tend à les déresponsabiliser. Ce à quoi les acteurs répondent par un déficit d’engagement, c’est-à-dire par une propension à l’irresponsabilisation et à une instrumentalisation de leurs rapports au système.
49De ces constats, un certain nombre de conséquences peuvent être tirées, dont l’horizon sera à chaque fois les effets qui en résultent pour le temps de la responsabilité ou pour la responsabilité elle-même. Je me limiterai à trois d’entre elles.
1 Les effets sur la constitution de lien social
50L’autonomisation des différents sous-systèmes sociaux et leur disjonction d’avec le monde vécu entraîne une désactivation des forces illocutionnaires ou performatives dont j’ai montré qu’elles étaient essentielles à la construction de la responsabilité.
51Ici, la difficulté ne tient donc pas tant aux lenteurs du système (par exemple de la bureaucratie) ou, au contraire, à son emballement ou à son accélération, mais bien à sa disjonction temporelle par rapport aux rythmes du monde vécu. Il existe, comme je l’ai montré, des conditions temporelles de la responsabilité et, dès lors que le cadre temporel des interactions est hétéro-déterminé, les conditions ne sont plus remplies pour le consentement, l’engagement, la confiance, etc.
52Ces remarques ne doivent évidemment pas masquer les gains sociaux des processus de médiation systémiques, qui sont indéniables, mais ils attirent l’attention sur leurs limites dès lors, en particulier, qu’il est question de fonder le pacte social, de légitimer des décisions, de créer la confiance, de solliciter le pardon, de réconcilier,...ou d’assurer la reconnaissance sociale. C’est-à-dire chaque fois que la dimension commissive des actes paraît essentielle.
53Lorsqu’il est confronté à des interactions de ce type, l’acteur ne se sent pas véritablement engagé par ce qui pourtant le concerne. Parce que les conditions de la commissivité (dont j’ai montré les liens avec un présent maîtrisé) ne sont pas réunies, les conditions de l’articulation entre espace d’expérience et horizon d’attente dont parle Koselleck ne sont plus réunies.
54Cela peut affecter les relations entre temps et responsabilité de deux manières :
55- d’une part, les potentiels d’engagement se tarissent et le futur du système apparaît en quelque sorte indifférent. L’acteur se trouve dans l’incapacité de s’impliquer ou de se sentir impliqué pour un futur que paraît lui imposer le système. Il ne se trouve pas en condition de répondre d’exigences qu’il est dans l’incapacité de vivre sur le mode de l’engagement.
56On pourrait ici mettre en relation, d’une part, la déconnexion des pratiques politiques par rapport à la temporalité du consentement des citoyens et, de l’autre, le déclin de ce qu’on appelle souvent le civisme. Pensons par exemple à cette gestion du politique sous le règne de l’échéance, mais aussi à toutes ces décisions essentielles, dramatisées, qui nécessiteraient le rythme des débats publics et qui sont prises dans des cadres spatio-temporels rigoureusement insularisés (conclaves...) où le citoyen est placé en position hétéronome par rapport à des processus décisionnels auxquels il devra néanmoins se plier mais sans pouvoir y consentir. Les recevant sur le mode de la contrainte, il ne s’y trouvera en rien impliqué. Là, les conditions de la loyauté et du civisme, comme celles d’une éthique de la responsabilité, se trouvent taries. Se construisent alors les conditions d’un affaiblissement de la responsabilité par rapport à ce système politique dont on trouverait de multiples illustrations, en particulier dans le rapport à l’impôt ou dans l’abstentionnisme électoral. L’horizon de l’action tend à se déresponsabiliser et le rapport à l’avenir, qui ne se construit plus sur la loyauté, ne peut plus que requérir la contrainte.
57- d’autre part, lorsqu’il y a eu blessure, les efforts de réconciliation offerts par le système ne rencontrent pas les ressources et les capacités de pardon de ceux à qui ils sont adressés. Le passé se fige alors sur son irréversibilité et l’acteur reste suspendu à un passé irréparable et irréconciliable. Ses blessures deviennent incicatrisables. On pourrait donner de cela de multiples illustrations, notamment en évoquant l’écart considérable entre certaines attentes de réconciliation portées par ceux qui font appel à la justice et ce que peuvent offrir à cet égard des procédures juridiques qui laissent peu de place aux possibilités de consentement. Ou encore les difficultés qu’éprouvent les systèmes politiques contemporains, en leur imposant leur propre rythme et leur propre agenda, à répondre aux plaintes et aux blessures sociales vouant alors ceux qui les ont émises au ressassement de leurs blessures et/ou au désengagement.
58A chaque fois, ce sont les ressources de la responsabilité qui sont appauvries. Responsabilité à l’égard de l’avenir dans le premier cas, responsabilité à l’égard du passé dans le second.
59De manière générale, cet affaiblissement des forces de consentement et de réconciliation n’est pas sans effet sur les identités. La désactivation des forces de réconciliation fait naître de la part de l’acteur par rapport à un système qu’il perçoit en extériorité un rapport au passé qui en accentue l’irréversibilité. Les fautes, les erreurs, les souffrances, les échecs,... sont alors constamment ressassés. Ils se figent en un destin qui absorbe l’identité. Emerge une identité fortement rétrospective et réactive, centrée sur le ressentiment.
60Les conditions de l’adhésion aux processus systémiques s’estompent lentement. L’acteur ne se sent plus engagé par des processus qu’il vit en extériorité et de manière réactive. Une identité vécue par ailleurs prioritairement dans l’ordre de l’émotionnel (du pâtir) dans la mesure où elle accuse le régime de l’impuissance (en anesthésiant les éventualités d’agir).
61Les ressources nécessaires à des comportements responsables, c’est-à-dire où l’acteur adopte la posture du participant, prêt à rendre raison de ses choix et de ses actes, prêt à s’engager et assumer les devoirs liés à ces engagements, se tarissent. Couplé à un mécontentement « structurel », le rapport aux dispositifs systémiques devient un rapport d’indifférence ou d’instrumentalité.
2° La gestion systémique du futur
62Un des effets de l’autonomisation des sous-systèmes sociaux sur le rapport au temps, et cela en rapport avec le développement des sciences humaines, se situe au niveau de la gestion programmée du futur qui est au cœur de la conception administrative, bureaucratique ou, surtout, technocratique du politique. Il y a, je crois, antinomie entre la conception ouverte du futur inscrite dans l’idée de projet et la gestion du futur telle qu’elle se profile dans l’idée de programme. En passant du projet au programme, on substitue un temps hétéronome à un temps autonome. Le projet relèverait d’une pratique politique soucieuse de débats publics et du consentement des citoyens, le programme correspondant à une pratique politique technocratique.
63Certains effets de l’expertise liée aux politiques préventives, dont les populations cibles sont des groupes à risques, illustrent ce processus. Comme je l’ai déjà évoqué, les sciences humaines sont un des supports de la gestion systémique du futur. A ce titre, elles permettent de déterminer des groupes et des classes de risques, et justifient des politiques qui les prennent pour objet. Le problème vient de la manière dont elles sont mises en œuvre, c’est-à-dire souvent selon une logique faisant peu de place à des interactions créant les conditions du consentement. Dans une interaction construite sur la responsabilité, l’offre, par exemple d’aide, peut toujours être refusée dans le principe ou dans ses formes. Et c’est le consentement à l’offre qui lui donne sa valeur aux yeux de celui qui l’accepte, et qui, si elle est nécessaire, fonde sa collaboration. Si on sort de la logique du consentement à l’offre, si on passe de cette logique à celle des besoins objectifs par exemple, fondant des stratégies interventionnistes, alors l’anticipation devient stigmatisation (la bonne volonté devient blessante) et les ressources d’implication ou de collaboration à l’offre se trouvent affaiblies.
3 Le monde comme destin
64Je voudrais maintenant passer à une troisième dimension de la disjonction entre système et monde vécu.
65L’autonomisation des sous-systèmes sociaux et, en particulier, du sous-système économique, amplifiée par la référence à la science économique, contribue à proposer une lecture du monde vécu centrée sur des figures qui s’apparentent davantage à celle du destin que de la responsabilité. Je vise là ce qui relève par exemple du rapport à la mondialisation et à ses effets, ou encore de l’emballement des découvertes technologiques dont je parlais précédemment.
66Il s’agit là d’un destin radicalement immanent, fortement marqué par l’imprévisibilité. Ce dont témoigne le succès actuel des théories de l’entropie, du chaos, des catastrophes, ou des fractals. Il s’agit non pas, comme dans la tragédie grecque, d’un destin où le passé marque le présent, mais d’un destin qui signale seulement que le présent et le futur échappent radicalement. Un destin dont les lignes sont inconnaissables et indéterminées. Cette vision du monde comme destin, comme soumis à des forces impersonnelles, affecte également à la fois le rapport au système de la plupart des acteurs sociaux mais l’activité politique de ceux qu’on appelle les décideurs, ou les hommes d’Etat. Une vision qui, bien entendu, les dédouane de leurs responsabilités politiques (puisqu’ils sont contraints par des forces qui les dépassent), et qui leur permet aussi de substituer au régime des choix et enjeux politiques, ainsi que des grandes décisions qui engagent, un régime de petits gestes thérapeutiques et défensifs dont l’horizon est le court terme. Le long terme s’évanouissant dans les méandres de ce destin forcément imprévisible. Une situation qui, par ailleurs, désactive les discussions publiques sur le futur en excluant à priori, comme irréalistes, toute une série de possibles. Mais, pour les acteurs aussi, vivre le rapport au futur sur le mode du destin et donc de l’impuissance engage à intensifier le rapport au présent et à sur-investir les espaces résiduels qui demeurent ouverts à l’initiative et à la maîtrise, en particulier ceux qui relèvent du privé ou des réseaux de proximité.
67Bref, contrairement à ce que décelaient Ricoeur et Koselleck à propos de la temporalité du 18e siècle, le sentiment que les hommes ont prise sur l’histoire s’affaiblit. Et cela, je le répète, alors qu’au niveau du monde vécu, l’interprétation de l’action par la responsabilité occupe une place structurante.
68S’est ainsi instaurée progressivement, en même temps que s’imposait cette figure du système comme destin, une situation paradoxale. Une situation qui mêle à la fois une sur-responsabilisation fortement inscrite dans les structures du monde vécu (chacun se sentant profondément responsable de lui-même, de ce qu’il est), alors même que le rapport au système est vécu selon la modalité du destin. Si on veut, dans le rapport de l’acteur au système, une sur-responsabilisation en régime d’impuissance et d’imprévisibilité. C’est cette contradiction qui fonde le diagnostic développé par Ehrenberg dans l’Individu incertain. D’un côté, des individus qui se perçoivent comme éminemment responsables d’eux-mêmes mais dans des contextes qui n’offrent que peu de prise à cette responsabilité. Une antinomie pathologisante, comme le montre Ehrenberg, mais qui explique aussi le caractère cyclothymique des expériences de vie, alternant ou conjuguant enthousiasme et dépressivité. La clarification de cette hypothèse nécessite maintenant le passage vers le registre du monde vécu
b. Les structures temporelles du monde vécu
69Sans entrer dans le détail, je préciserai d’emblée que le monde vécu ne se spécifie pas seulement négativement par rapport à son opposition au système, mais qu’il a également pris des connotations plus spécifiques, que je rapporterai ici rapidement à l’idée d’éthique de l’authenticité dont parle notamment Ch. Taylor, et à celle d’esthétisation de la vie quotidienne telle qu’elle a été explicitée par D. Bell. Dit rapidement, le premier processus désigne une éthique dont l’impératif central est d’être soi-même, d’actualiser ses potentialités. Le second, qui lui est congruent, attire plutôt l’attention sur le transfert dans le champ de la vie quotidienne de valeurs initialement apparues dans le champ artistique lorsque celui-ci, au 19e siècle, a amplifié son autonomie. Les valeurs d’innovation, d’expérience, d’originalité, de créativité, de spontanéité...
70Le contexte actuel apparaît donc comme celui d’une sur-responsabilisation de soi, mais dans un contexte marqué à la fois par un affaiblissement des références normatives et, comme je viens de le souligner, par l’hétéro-détermination du rapport au système. Reste donc à déterminer ce qu’il en est de ce rapport au monde vécu et de ses modalités temporelles.
71A ce niveau, je souhaiterais attirer l’attention sur quatre points :
721°) Je voudrais tout d’abord reprendre cette dernière idée d’esthétisation de la vie quotidienne en rappelant que l’autonomisation de la sphère artistique à laquelle elle se trouve rapportée est elle-même liée à l’esthétique romantique pour laquelle l’art acquiert un statut compensatoire par rapport aux activités dominées par le processus de rationalisation. Je me demande si cette idée de compensation — rapportée plus généralement à l’opposition entre système et monde vécu — n’est pas éclairante pour saisir certaines antinomies caractéristiques de notre rapport au temps, au sens où la sphère de la vie quotidienne serait comprise comme le lieu d’une compensation des formes de temporalité hétéronomes que nous impose notre confrontation au système. Ce que révélerait d’ailleurs l’expression « temps libre ».
73On pourrait, je crois, trouver de cela de multiples illustrations. On peut ainsi rappeler à quel point, et d’abord dans la sphère artistique, les activités orientées vers la suspension du rythme temporel hétérodéterminé ont pu prendre une connotation positive. Je pense ici à la valorisation de la flânerie chez Baudelaire (par ailleurs théoricien de la modernité artistique), aux descriptions des rythmes lents des villes italiennes proposées par Simmel, à la valorisation de la paresse chez Lafargue ou Malevitch, à la fascination pour l’ennui en particulier déjà chez les auteurs romantiques, à celle du temps perdu ou à celle de l’écoulement des petites choses de la vie... Derrière cela, peut se lire une révolte contre la domination d’un temps forcé, subi, hétéronome qui est celui du système.
74Autre voie prise par ces stratégies compensatoires, on pourrait aussi évoquer les temporalités subversives qui prennent cours au sein du système, pouvant le gangrener de l’intérieur. En particulier, les stratégies d’inertie et de freinage, notamment dans la sphère du travail.
75Mais on pourrait rapporter à ce même processus l’attrait pour ce que j’appellerais la tentation d’élévation, d’atemporalité et de sortie de la ligne du temps, que cela soit chez les artistes eux-mêmes (dont on connaît, en particulier durant le 20e siècle, l’attrait pour le mysticisme) ou chez ceux qui, précisément, se trouvent, par ailleurs, dans leur vie professionnelle, happés par un temps hétéronome (je pense ici à l’attrait pour les sagesses orientales, en particulier le bouddhisme).
76On pourrait également évoquer le culte de la rupture, de l’expérience. Un culte du pur présent centré sur la recherche intrinsèque d’une attestation de cette faculté de commencer, ou de recommencer, dont j’ai évoqué l’importance.
77Dans chacun de ces cas, mais selon des modalités diverses, on assiste à un surinvestissement de la responsabilité du rapport à soi dans le présent, couplé à un affaiblissement des horizons prospectifs. Il s’agit bien d’une sur-responsabilisation, mais qui aurait la caractéristique d’être à la fois faiblement articulée sur des espaces d’expériences passées et ouverte sur des horizons d’attentes fortement ancrés sur le présent, des horizons d’attentes très peu différés.
782°) C’est ici que je voudrais avancer un deuxième élément d’argumentation, plus directement lié maintenant à ce qu’on appelle l’éthique de l’authenticité, dont on peut rappeler qu’elle se superpose — et parfois se substitue — à l’éthique de l’autonomie dont j’ai situé l’émergence avec l’humanisme du Moyen Age et de la Renaissance.
79Si on compare ces deux éthiques, la différence se marque au niveau d’une sorte de désubstancialisation éthique, affectant aussi l’horizon temporel de l’activité. J’ai montré que l’imposition du modèle d’interprétation de l’action par la responsabilité s’était accompagnée de l’émergence d’une anthropologie volontariste (centrée sur les idées d’effort, de maîtrise de soi...) et perfectionniste ou perfectibiliste. Le contexte de l’époque demeurait par ailleurs fortement dominé par des éthiques religieuses, de sorte que le volontarisme se trouvait rapporté à des contenus substantiels, concrets. Les chemins de l’effort vers le mieux se trouvaient assez clairement balisés. Etudiant les éthiques du 16e au 18e siècle, R. Bodei est ainsi fortement frappé par la permanence d’éthiques se situant dans le droit fil du stoïcisme (comme cela transparaît aussi clairement dans les travaux de N. Elias sur la civilité). Nous avions là des éthiques de vie offrant de manière relativement nette l’horizon à atteindre, offrant donc un rapport relativement déterminé au futur.
80Les choses vont changer avec la transition des éthiques de l’autonomie vers celles de l’authenticité et changer précisément au travers d’un affaiblissement, d’une indétermination de ces contours du futur souhaitable. L’horizon éthique est toujours celui d’un futur que l’on voudrait meilleur que le passé et que le présent, mais sans qu’il soit déterminé normativement dans ses contenus. Nous glissons donc vers une transformation de l’horizon et du rapport éthique au futur. Nous passons, si on veut, du régime éthique volontariste au régime velléitaire. Un régime volontariste mais sous le règne de l’éphémère, de l’indécision, de l’expérience en tant que telle, des oscillations...
81Etudiant l’évolution des états affectifs depuis disons le 16e siècle, R. Bodei rencontre à ce niveau — celui des états affectifs — une évolution très comparable. Alors que l’espoir et la peur dominent durant la première modernité (en particulier déterminés par référence au salut), l’impact de ces deux passions régresse — ou en tout cas se déporte de la sphère de la vie quotidienne — pour être remplacé par les désirs, c’est-à-dire « les passions de l’attente tournées vers des biens ou des satisfactions imaginaires dans le futur. Ainsi s’affirment et se propagent des projections de désir incommensurables, incalculables, fuyantes et indéterminées, des rêves de satisfaction individuelle qui ne sont plus retenus désormais par des digues assez solides, ou des efforts suffisamment convaincus de maîtrise de soi ; attentes qui ne s’ancrent plus dans un idéal de mesure (comme le reflet de l’ordre cosmique ou comme commandement établis par la volonté de Dieu) ; des projets qui ne sont plus orientés vers la recherche explicite d’une supposée fin dernière ou d’un « souverain bien »... Profondément imprévisibles, évanescents ou « opportunistes », non plus limités à l’explosion soudaine de l’émotion ou à la durée des passions métamorphosées en traits de caractère, ils s’insèrent par définition dans la perspective du futur »19. Et, il ajoute plus loin, ce qui pourrait venir renforcer l’hypothèse compensatoire évoquée précédemment : « on passe de la logique relativement calculable et prévisible des intérêts ou des techniques d’enchaînement répressif des passions à la promotion massive de désirs incertains mais très puissants »20.
82Viendrait peut-être renforcer cette hypothèse d’un présent plus velléitaire que volontariste la prise en charge systémique du futur plus lointain au travers du développement des systèmes assuranciels. Encore une fois les choses ici ne sont pas interprétables simplement et univoquement. On peut saisir le principe de l’assurance comme devant favoriser la construction de projets, sur fond d’avenir assuré. Mais il me semble pourtant, à l’inverse, que l’actuelle inflation de l’assurance semble faire de celle-ci et de la sécurité son propre projet, sans qu’à mon sens elle ne garantisse un enrichissement des projets de vie. Peut-être l’inflation de ces systèmes assuranciels doit-elle être rapportée à un rétrécissement de l’horizon temporel prospectif. Le futur lointain assuré, l’acteur peut s’investir sans arrière-pensée dans un présent aux horizons allégés.
833°) A ce stade, un troisième élément peut être avancé dont j’ai déjà suggéré l’importance. C’est celui qui attirerait l’attention sur la conjonction actuelle d’une extraordinaire inflation des possibles couplée à un rétrécissement de l’horizon de la réalité. Un rétrécissement que l’on peut dire général (et d’ailleurs structurellement lié à l’idée d’une inflation des possibles), mais bien évidemment réparti très différentiellement dans le corps social. Autrement dit, à ce régime prospectif du désir se couple l’horizon de la frustration et de l’échec. Les possibles non réalisés se muent facilement en chances non saisies. Les possibles manqués réouvrent constamment le passé sous l’angle des occasions perdues. L’inflation des possibles insécurise le futur, ouvre le présent au désir et au régime velléitaire, et le passé moins à la culpabilité (qui est un état affectif substantialisé) qu’au regret ou à la nostalgie qui connotent dès lors l’espace d’expérience. Un regret qui est, je crois, un vécu du passé plus sous le régime de l’impuissance que de la faute.
844°) Enfin, le dernier point sur lequel je souhaiterais insister à propos des structures temporelles du monde vécu, et toujours en relation avec cette hypothèse de la compensation évoquée d’emblée, ce serait à la fois :
le surinvestissement éthique des valeurs structurantes de l’intersubjectivité, ces valeurs de loyauté dont on a vu qu’elles se trouvaient affaiblies dans le rapport qu’entretient l’acteur avec le système.
mais aussi peut-être — et ce serait un autre témoignage de la focalisation du rapport au temps sur le présent — un surinvestissement, dans la manifestation du monde vécu, des registres communicationnels expressifs qui sont ceux qui sont le plus investis par les valeurs liées à la sincérité.
85J’ai montré en quoi les conditions du consentement, de la confiance, se trouvaient biaisées dans les interactions que l’acteur est appelé à nouer avec le système social, et cela notamment en raison de la désappropriation des structures temporelles de ces interactions. Je me demande si, au contraire, dans l’intersubjectivité proche, on n’assiste pas alors à une inflation de telles exigences. En particulier, dans toutes les interactions supposant consentement et engagement. Et si, dans ce domaine, les valeurs de loyauté, de confiance, de sincérité... n’ont pas pris une place qu’elles n’avaient jamais eue auparavant. Notamment dans les relations amoureuses, dans les relations d’amitié, dans les relations volontaristes de coopération...
86Là, le futur de la relation se trouve éminemment précarisé parce qu’il devient largement tributaire de gestes, de paroles... qui seront essentiellement saisis dans leur dimension commissive. Les manquements à la loyauté ou à la sincérité seront à chaque fois perçus comme trahison de ce qui, précisément, fonde la relation. Le rapport au futur n’est plus garanti par les formes institutionnalisées, stabilisées, cristallisées ou routinisées de la relation, mais par ce rapport commissif aux gestes qui ont fondé et qui refondent sans cesse la relation. Ce serait donc à une sur-responsabilisation de l’intersubjectivité proche que nous assisterions, mais une sur-responsabilisation qui contribuerait paradoxalement, par une inflation des exigences, à la précariser.
III. Pour conclure
87Que retenir de ce rapide parcours des relations entre temps et responsabilité durant la modernité ?
88Les travaux de Koselleck par lesquels j’avais entamé cet article insistaient sur la spécificité de l’expérience moderne du temps. J’ai moi-même montré l’émergence de nouvelles formes d’interprétation de l’action liées à la fois à la responsabilité et à un horizon temporel prospectif, celui d’un futur potentiellement meilleur à portée de la bonne volonté humaine.
89Les approches sociologiques de la deuxième modernité invitent à questionner ces relations. D’une part, la déconnexion du monde vécu par rapport au système précarise cette configuration moderne des relations entre temps et responsabilité. Elle crée les conditions d’une déresponsabilisation des acteurs, prédispose à une lecture du rapport au système sous le modèle du destin, et favorise l’émergence d’identités dont les temporalités dominantes peuvent être rétrospectives ou seulement faiblement prospectives.
90A l’inverse, au niveau du monde vécu, peuvent se déceler des signes de sur-responsabilisation du rapport à soi, mais qui privilégie, semble-t-il, une focalisation sur le présent et sur des horizons futurs faiblement différés.
91Alors que normativement s’impose de plus en plus clairement l’exigence d’une co-responsabilité à l’égard d’un horizon qui est celui, à la fois proche et lointain, des générations futures, la dynamique sociale paraît ainsi générer des formes d’identités qui ne lui sont pas nécessairement propices.
Notes de bas de page
1 P. RICOEUR. Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Points, Essais, no 229, Paris, Seuil, 1991, p. 379.
2 H. MESCHONNIC, Modernité, modernité, Folio, Essais, no 234, Gallimard, Pa ris, 1993
3 P. RICOEUR, op. cit., p. 379.
4 Ibidem, p. 382.
5 Voir par exemple C. OFFE, Les liens et les freins : Habermas et les aspects moraux et institutionnels d’une « autolimitation intelligente », in Les démocraties modernes à l’épreuve, L’Harmattan, Paris, 1997, p. 171 et sv.
6 R WAGNER, Liberté et discipline, Les deux crises de la modernité, Métailié, Paris, 1996.
7 Voir J.L. GENARD, La grammaire de la responsabilité, Humanités, Cerf, Paris, 1999.
8 K. POMIAN, L’ordre du temps, Bibliothèque des histoires, Gallimard, Paris, 1984, p. 44.
9 E. CASSIRER, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, Le sens commun, Minuit, Paris, 1983, p. 110-111.
10 Alexandre Koyré montre avec beaucoup de force cette transposition lorsqu’il étudie, à propos d’une période il est vrai plus tardive, les mystiques, spirituels et alchimistes du XVIe siècle allemand, chez lesquels l’homme sera tout à fait explicitement identifié à un « petit dieu ». A. KOYRE, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand, idées, no 233, Gallimard, Paris, 1971.
11 A. DE LIBERA, La philosophie médiévale, P.U.F., Paris, 1993, p. 423.
12 F. BACON, Du progrès et de la promotion des savoirs, Tel, no 178, Gallimard, Paris, 1991, p. 247. Dans la tradition antérieure, ce concept de Fortune renvoyait prioritairement à l’ordre de la non maîtrise.
13 B. GROETHUYSEN, Origines de l’esprit bourgeois en France, Tel, no 21, Gallimard, Paris, 1977, p. 221 et sv.
14 G. LE BRAS, Histoire de l’Eglise, t. 12, Institutions ecclésiastiques de la Chrétienté médiévale, Bloud et Gay, Tournai, 1959, p. 214 et sv.
15 J. LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Vrin, Paris, 1972, Livre II, chap. 28, § 10 et sv, p. 281 et sv.
16 R. BODEI, Géométrie des passions, Pratiques théoriques, P.U.F., Paris, 1997.
17 W. GROSSIN, Pour une science du temps, Introduction à l’écologie temporelle, Octares, Toulouse, 1996, p. 25-27.
18 Ibidem, p. 176.
19 R. BODEI, op. cit., p. XXI-XXII.
20 Ibidem, p. XXIII.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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