Temps de la loi, rythme des révisions et théorie des jeux
p. 93-103
Texte intégral
1On a observé depuis quelque temps une tendance des acteurs sociaux à recourir au procès, non seulement comme un mode de règlement des litiges, mais comme un instrument de définition de la loi dans des domaines qu’elle ne régissait pas jusque là de manière précise. La jurisprudence du procès permet de produire de nouvelles règles qui organisent des pratiques nouvelles. Le droit, au lieu d’être conçu essentiellement comme un dernier recours pour régler des litiges et décider quand les parties n’ont pu s’accorder, au lieu de proposer des règles régulatives des litiges, se présente comme un corps de règles constitutives des pratiques sociales. Toute nouvelle pratique est en quête de sa formalisation juridique qui, seule, lui donne une pleine institutionnalisation. Est-ce l’âge d’or du droit ? Pas forcément, puisque les pratiques sont en constante évolution et recréation, et ce recours perpétuel au droit risque de rendre le droit instable. A peine de nouvelles règles constituées, la demande sociale de droit exige que de nouvelles pratiques trouvent à leur tour des règles d’encore plus fraîche date. Il est évidemment très fréquent, dans une telle accélération du droit, que l’on n’ait pas eu le temps de vérifier si les conséquences des nouvelles règles juridiques sont bien en accord avec l’esprit de la pratique et avec les prétentions des pratiques déjà existantes, si bien qu’il devient nécessaire de réviser les règles juridiques quand on s’aperçoit de ces discordances. Mais ce processus de révision doit lui aussi s’accélérer. A un moment donné, on n’a donc plus affaire qu’à des règles de la période précédente mais qui sont en révision, et à des jurisprudences créatrices de droit pour de nouvelles pratiques mais dont on ne sait pas encore quel impact elles auront sur le système de règles, ni quels effets pervers elles peuvent produire sur les pratiques. Au total, aucune de ces règles juridiques ne peut se prévaloir d’une validité incontestable. Chacun parmi les juristes et les plaignants sait que ces règles sont révisables et seront révisées. On peut même espérer utiliser le procès pour déclencher une « prise de conscience » et faire réviser la loi (qu’on songe aux déclarations de médecins affirmant avoir procédé à des euthanasies). Mais une règle que l’on sait en voie de révision a-t-elle la même force d’obligation qu’une règle bien établie et que personne ne songe à contester ? En droit théorique, oui, dans la pratique du droit, non.
2On peut s’alarmer d’un tel affaiblissement de la force des lois, au nom d’une conception quasi sacralisée de la loi. Mais même si l’on est très critique envers une telle sacralisation, le problème demeure. Empruntons la perspective d’une conception minimaliste du droit, qui le réduit, d’une part, à des règles capables de trancher des litiges interminables sans elles (des règles régulatives), et d’autre part, à la fixation de repères qui permettent aux pratiques et à leurs anticipations de se coordonner (des règles constitutives). Si chaque acteur économique sait ce que sont les règles d’un contrat, cela permet de canaliser les anticipations de l’acteur sur les agissements des autres acteurs. Sans une telle coordination, bien des pratiques sociales ne pourraient tout simplement pas avoir lieu. Le droit joue ici son rôle de règle constitutive d’une coordination sociale. Or, si chacun des acteurs suppose que la règle sur laquelle ils se coordonnent actuellement a de grandes chances d’être changée, cela peut donner lieu à divers comportements d’anticipation qui tentent d’infléchir le changement en accentuant certaines pratiques en marge de la règle. Ainsi, non seulement la force d’obligation du droit sera affaiblie, mais sa force de coordination le sera aussi. Mais par ailleurs, se borner à réaffirmer la nécessité d’une stabilité des règles du droit et à renforcer la sacralisation de l’obligation juridique ne serait pas une réponse au problème, puisqu’il ne naît pas d’une anomie sociale, d’une évasion par rapport au droit, mais au contraire d’une demande de droit, d’un report de nombre de régulations sociales sur les procédures juridiques. Le droit se trouve par là même submergé par des pratiques qui sont forcément fluantes et qui se modifient sans cesse, il ne peut donc pas échapper à la gestion du problème de sa révision.
3Le système juridique aux USA semble avoir trouvé une solution à ce problème. Elle consiste à permettre au juge de déléguer à la société le soin de fixer les repères des nouvelles règles. Au lieu de devoir définir les règles des nouvelles pratiques par la jurisprudence, on demande aux parties de se mettre d’accord sur ces nouvelles règles. On est alors assuré que ces nouvelles règles seront créées (et révisées) aussi vite que les pratiques sont créées. Le problème est qu’on donne ainsi un pouvoir juridique et un pouvoir politique aux acteurs sociaux, sans que l’exercice de ces pouvoirs soient eux-mêmes clairement réglés. En particulier, les acteurs ne se soucient ni de la cohérence des règles qu’ils inventent avec les autres règles du système juridique, ni des conséquences de ces règles propres à leurs pratiques particulières sur les autres citoyens.
4On ne prétendra pas ici donner une solution à ce problème, mais simplement tenter d’en poser plus clairement les termes. Un détour par la théorie des jeux peut se révéler utile. En effet, elle nous permet de traiter des problèmes de coordination, et elle pose les problèmes de coopération, qui sont liés, on va le montrer, à l’apparition de la dimension de l’obligation. On y retrouve donc la co-présence de règles constitutives d’une coordination et du problème de l’obligation. Par ailleurs, on peut tenter de reformuler les raisonnements de théorie des jeux comme des révisions de nos stratégies en fonction de nos croyances sur les stratégies des autres. Et dans certains cas, ces révisions semblent présenter une source d’instabilité assez similaire à ce que la nécessité d’une révision perpétuelle provoque comme problèmes dans la situation actuelle du droit.
Les jeux de coordination
5La fonction « constitutive » des règles de droit nous renvoie à des problèmes de coordination, bien connus en théorie des jeux. Il peut être avantageux pour deux joueurs de choisir tous les deux une action A1, ou tous les deux une action A2, mais comme en théorie des jeux « non coopératifs », on ne peut pas communiquer, l’un peut choisir Al en pensant que l’autre fera de même, pendant que l’autre choisit A2 pour les mêmes raisons, ce qui est à leur désavantage commun. La théorie des jeux n’offre pas de solution interne à ce problème, mais indique bien la nécessité d’une solution externe, qui fixe un repère. Si tous les deux, nous croyons que A1 est le bon choix, nous arriverons à nous coordonner. Il faut donc rendre Al plus saillant cognitivement que A2 (si Al offrait un gain supérieur, la question aurait déjà été réglée). La règle juridique est un bon moyen de donner ce repère.
6La position du problème de coordination permet de définir les conditions de la révision des repères. Nous ne changerons de repère que si c’est dans notre intérêt et dans celui de notre partenaire. Mais alors il devrait être aisé de trouver un nouveau repère, puisqu’il sera lié à ce déplacement des intérêts. Le problème de la révision des repères dans des jeux de coordination semble donc se résoudre facilement en théorie. Dans la pratique, un déplacement des intérêts peut apparaître plausible à tous sans qu’on sache encore sur quels repères on devrait coordonner les actions, parce qu’une fois l’intérêt déterminé, il peut rester plusieurs repères régulatifs possibles. Il se peut même que le choix de tel ou tel repère ne soit pas une question arbitraire, mais qu’elle soit liée à des conflits d’intérêt, telle règle favorisant tel intérêt par rapport à tel autre. Un jeu schématise cette situation, celui de la boxe et du ballet. Une femme et son mari préfèrent sortir ensemble à passer seuls la soirée, mais l’un préfère la boxe et l’autre le ballet. Choisir le ballet, c’est brimer l’un d’eux, choisir la boxe, c’est brimer l’autre. Si aller au match de boxe avec sa femme est ce qu’il y a de mieux pour le mari, aller au ballet avec elle est son deuxième meilleur choix, son troisième étant d’aller tout seul à la boxe, et le pire est pour lui de se retrouver tout seul au ballet. La théorie des jeux recourt ici à un tirage au sort.
7Si on en revient à la pratique sociale, ce tirage au sort nous renvoie à la nécessité de redonner au débat sa dimension politique. Il est donc exclu que la régulation puisse en être fixée par la simple jurisprudence d’un procès, puisque le juge n’a ni vocation, ni capacité d’exprimer une volonté générale politique. Soit la révision se révèle consensuelle, parce que tous sont d’accord sur le changement des intérêts, et elle peut alors être déléguée par le juge aux acteurs sociaux eux-mêmes. Soit elle ne l’est pas, elle met en jeu des conflits, et elle doit alors revenir au politique. Dans aucun des deux cas, la révision n’est proprement d’origine juridique. L’apport du droit consiste seulement à formaliser les repères de manière à les rendre plus saillants et plus faciles à définir en cas de recours. S’il y a consensus, cette révision qui change la formalisation pourrait se produire à un rythme tout aussi soutenu que celui des mutations socio-technico-économiques. S’il y a conflit, elle ne peut pas aller plus vite que le débat politique. Dans aucun des deux cas, elle ne suit le rythme de la jurisprudence. Celle-ci, qui va plus vite que le débat politique, parce que la décision du juge n’a pas besoin de tenir compte de mouvements de protestation, mais moins vite que les mutations techniques, par exemple, parce qu’une jurisprudence présuppose que les pratiques soient suffisamment installées pour qu’elles donnent lieu à litige, et que les décisions des juges ne prennent tout leur poids que lorsque la jurisprudence s’est quelque peu stabilisée sur une certaine tendance.
Les problèmes de la coopération
8La théorie des jeux va plus loin que les problèmes de coordination. Elle pose les problèmes de la coopération. On connaît le célèbre dilemme du prisonnier.
I\II | faire défection | coopérer |
faire défection | 1 ; 1 (Nash) | 3 ; 0 |
coopérer | 0 ; 3 | 2 ; 2 (Pareto) |
9Un joueur peut esperer un gain maximum s’il fait défection alors que l’autre coopère. Son gain de second ordre, il l’obtient s’il coopère et que l’autre coopère. Si tous les deux font défection, ils obtiennent chacun le gain de troisième rang. Le pire est de coopérer quand l’autre fait défection. Le raisonnement classique en théorie des jeux conclut à la défection, puisqu’à supposer que l’autre coopère, j’ai intérêt à faire défection pour obtenir mon gain maximum, et qu’à supposer qu’il fasse défection, il me faut faire défection pour ne pas me mettre dans la pire situation, et de même pour lui. On ne peut vouloir obtenir la coopération en se mettant d’accord, d’une part, parce que la théorie interdit les communications, d’autre part, parce que chacun sait que les promesses de coopération pourraient être des pièges pour exploiter ensuite son adversaire. Nous sommes donc dans une situation où le raisonnement stratégique fondé sur la maximisation de l’intérêt personnel étant donné les coups possibles de l’adversaire conduit à la défection mutuelle (l’équilibre de Nash). Cependant, nous savons tous les deux que chacun préférerait sortir de l’équilibre de Nash pour passer dans l’état de coopération mutuelle — ce qui fait de cette situation un optimum de Pareto — puisqu’il échangerait alors son gain de troisième rang contre son gain de second rang.
10On peut ainsi appeler coopération une coordination qui, au moins sous une certaine évaluation, n’est pas notre meilleur choix si nous suivons un raisonnement stratégique basé sur l’intérêt personnel. Elle peut être notre meilleur choix si nous nous guidons sur l’intérêt collectif, ou encore, dans le dilemme du prisonnier, s’il y a conflit entre l’évaluation liée au raisonnement stratégique et l’évaluation liée à l’optimum de Pareto — qui reste évalué d’un point de vue individuel, mais qui permet aussi une évaluation collective. Le dilemme du prisonnier définit ainsi un point de transition entre les choix dictés par une rationalité d’intérêt individuel et les choix dictés par une rationalité d’intérêt collectif, et ce point se révèle instable, parce que nous n’arrivons pas à faire converger les deux mode d’évaluation. Il définit donc le point de basculement de la coordination intéressée dans la coopération.
11Imaginons au contraire un jeu où (1) j’obtiens mon gain de troisième rang quand il obtient son gain de second rang, (2) j’obtiens mon gain de second rang quand l’adversaire obtient son gain le meilleur, (3) j’obtiens mon gain maximum quand l’adversaire obtient son gain le pire (comme pour le DP), et (4) mon gain le pire quand il obtient son gain de troisième rang. Il n’y a pas ici d’équilibre de Nash en stratégie pure, parce que dans chacune des cases chacun a intérêt à changer de coup.
I\II | action a | action b |
action A | 2 ; 3 (1) | 3 ; 4 (2) |
action B | 1 ; 2 (4) | 4 ; 1 (3) |
12Mais si je mets de cote ma tendance à préférer le gain le meilleur a celui de second rang, nous pouvons nous retrouver dans la situation (2), lui avec son meilleur gain, moi avec mon gain de second rang. Cela exige une coopération de ma part. C’est un optimum de Pareto par rapport aux états (1) et (4) puisque nous y arriverons unanimement, et que nous ne pourrions pas en sortir à l’unanimité pour aller en (3). Et c’est sûrement une situation collectivement meilleure que tous les autres états. Mais, contrairement au dilemme du prisonnier, il n’y a pas de conflit avec un équilibre de Nash en stratégie pure, puisqu’il n’existe pas.
13Le dilemme du prisonnier est donc un cas de figure intéressant parce qu’il constitue ce point instable où nous pouvons osciller entre la stratégie basée sur l’intérêt individuel et la coopération d’intérêt collectif. Autrement dit, une fois parvenus à l’équilibre de Nash, nous avons des raisons de réviser nos choix parce que nous sommes sensibles à la différence de gains individuels avec la situation de Pareto. Mais imaginons que nous puissions atteindre cette situation de Pareto, la coopération mutuelle, alors nous aurons d’autres raisons de réviser notre choix, puisque nous ne savons pas comment rester dans cette situation. En effet, il suffit que chacun de nous sache que l’autre va coopérer pour qu’il ait intérêt à faire défection, si bien que la coopération mutuelle est ce qu’on pourrait appeler un équilibre instable. Nous sommes donc renvoyés à la solution de Nash, et donc pris dans un cycle de révisions. Souvenons-nous d’ailleurs que les problèmes de coordination pouvaient amener de tels conflits de révision quand le choix de telle règle-repère impliquait de favoriser certains intérêts. Nous pouvions alors osciller entre une règle et une autre en étant sensibles aux deux intérêts en conflit.
14Je voudrais simplement montrer, pour le dilemme du prisonnier, donc pour les problèmes de pure coopération, qu’un raisonnement en termes de révision de nos révisions et un raisonnement en termes d’obligation dans l’incertitude se trouvent ici mis en parallèle. Dès lors, nous pourrons relier une certaine forme d’obligation à une certaine forme de révision, ce qui pourrait nous permettre de sortir de notre dilemme : tenir compte de l’inventivité des pratiques exige une révision perpétuelle du droit, mais réviser perpétuellement le droit affaiblit la force de l’obligation juridique telle qu’elle est ressentie par les acteurs sociaux.
La possibilité conditionnelle de la coopération
15Esquissons un raisonnement qui nous conduise à la coopération par des cascades de révision. Nous avons raisonné de la manière suivante pour atteindre l’équilibre de Nash, la défection mutuelle : 1) a) « à supposer que alter fasse défection, ego fait défection » ; b) « à supposer que alter coopère, ego fait défection ». 2) Vérifions maintenant si ces antécédents sont justifiés par le raisonnement d’autrui, qui fonctionne en sens inverse, en prenant pour antécédent du nouveau conditionnel la conclusion du conditionnel précédent : « à supposer que ego fasse défection, alter fait défection » ; cela vérifie notre conditionnel a). Mais nous ne trouvons pas de conclusion qui donnerait comme coup d’alter la coopération (puisque même à supposer que ego coopère, alter ferait défection). Si bien que le seul conditionnel qu’on peut lire dans les deux sens, en prenant le premier membre pour antécédent ou inversement est le conditionnel (a), la défection mutuelle. Mais nous nous apercevons alors que nous ne gagnons que notre gain de troisième rang, alors qu’en coopérant, nous serions dans une situation parétienne par rapport à cet équilibre de Nash. Pouvons-nous retrouver cette situation en changeant notre stratégie, en procédant à une révision ? « A supposer que ego révise pour la coopération » est un antécédent qui, anticipé par alter, le conduit tout de même à faire défection. Cependant, tentons d’utiliser un conditionnel emboîté comme antécédent : « à supposer que ego révise pour la coopération, à supposer que alter révise pour la coopération ». Cela veut dire que ego ne révise pour la coopération que si alter révise pour la coopération. Cet antécédent peut bien avoir pour conclusion la coopération d’alter. En effet, alter ne peut réviser pour la coopération que s’il suppose que c’est à condition qu’il révise pour la coopération que je révise pour la coopération et réciproquement. Et il en est de même pour ego. Mais ici, comme la révision d’un des joueurs pour la coopération est conditionnelle à la révision de l’autre, aucun ne peut faire le projet de faire défection dès qu’il sera certain que l’autre coopère. On dira que ne pouvant communiquer, aucun des deux joueurs ne peut s’assurer que la révision de l’autre est bien conditionnelle à la sienne. Mais il n’y a pas besoin de communication pour cela. Il suffit qu’on puisse imaginer l’entrelacement des révisions. Or, cet entrelacement, chacun peut l’imaginer de son côté, et imaginer que l’autre l’imagine, etc.
16Le problème logique qui demeure est de savoir comment nous pouvons détacher une conclusion de ces conditionnels entrelacés, puisqu’aucun antécédent ne nous est véritablement donné, si bien que nous en restons à la liaison conditionnelle sans pouvoir en détacher un conséquent. A vrai dire, en théorie des jeux, aucun antécédent ne peut jamais être donné, puisque nous raisonnons par supposition. Nous pouvons donc considérer la supposition des conditionnels entrelacés comme une hypothèse, tout comme nous pouvons considérer la supposition d’un coup donné de l’autre comme une hypothèse. La seconde nous conduit à l’équilibre de Nash, la première nous conduit à la situation de Pareto. Il semble rationnel de choisir entre les deux suppositions celle qui nous conduit à l’optimum de Pareto. La coopération est donc possible. Mais qui nous assure qu’autrui va bien entrelacer correctement les antécédents et conséquents au lieu de se borner à des conditionnels « désemboîtés » ? Il se pourrait qu’il préfère partir de coups supposés donnés au lieu de partir de coups virtuels dépendant de coups virtuels de l’autre joueur. Il préférerait alors la situation épistémique la plus similaire à une situation d’expérience classique, qui doit supposer un état du monde donné. Mais cette similarité peut se discuter, puisque le choix anticipé de l’adversaire n’est pas un état du monde, mais une orientation elle-même conditionnelle à notre propre choix, et réciproquement. Il reste qu’il est toujours possible de traiter ce choix anticipé comme un état du monde donné et non pas comme un entrelacement de conditionnels. Autrement dit, il est toujours possible de réviser notre choix en fonction d’un coup supposé donné, au lieu de réviser notre choix en fonction d’un entrelacement de révisions qui s’appuient l’une sur l’autre. On peut en effet passer des conditionnels aux révisions puisqu’un conditionnel consiste à réviser notre représentation du monde pour la rendre compatible avec l’antécédent et à considérer si le conséquent est alors une conséquence de cette révision, si bien qu’un entrelacement de conditionnels est un entrelacement de révisions.
L’obligation par incertitude
17En quoi cette notion très abstraite d’entrelacements de révisions est-elle liée à la notion d’obligation juridique ? Admettons par hypothèse que toute obligation juridique soit révisable (puisque, de fait, il n’est guère de lois qui n’aient pas été révisées au cours de l’histoire). Pouvons-nous supposer qu’une obligation fondée sur du révisable soit encore une obligation dans toute sa force ? Oui, nous le pouvons, si du moins nous pouvons aussi démontrer qu’il n’est pas possible de savoir avec certitude si, étant donné une règle pratique, nous n’aurons jamais besoin de la réviser. Cette impossibilité est une impossibilité limite, puisqu’elle tient à ce que, même si nous nous trouvions par chance dans le domaine parfait des règles qui n’ont effectivement pas besoin d’être révisées, et qui passeront victorieusement toutes les mises à l’épreuve par des tentatives de révision, nous n’aurions aucun moyen de le savoir, parce que nous n’avons aucun moyen de définir à l’avance toutes les raisons possibles de révision. Nous aurions toujours à mettre nos règles à l’épreuve, sans pouvoir évidemment être sûrs qu’elles passeront toujours l’examen avec succès. Et cela tient, bien entendu, à ce que nos règles sont supposées révisables.
18Cependant, dans cette situation qui est de fait la nôtre, si nous ne pouvons pas appuyer l’obligation sur une validité intangible des règles, elle reste d’autant plus forte pour les règles dont nous ne voyons pas actuellement comment elles pourraient être ébranlées par une révision. En effet, il n’y a plus de source externe de l’obligation, et sauf à supposer que toute obligation disparaît par là même, ce qui serait tomber dans un nihilisme arbitraire, l’obligation se reporte des règles qui ne seront jamais révisées sur celles qui n’apparaissent pas actuellement comme fragiles en face d’une éventuelle révision. Le fait que nous puissions envisager de réviser toute règle ne diminue en rien l’obligation actuelle qui est liée à celles qui ne soulèvent pas de contestation. Une version juridique dérivée de cette obligation générale est que les règles qui n’ont pas été révisées juridiquement sont actuellement obligatoires.
19On peut donc admettre que l’obligation propre à des règles dont nous sommes incertains de la validité est toujours une obligation, à condition que nous ne puissions espérer lever cette incertitude. Or, le choix de la coopération dans le dilemme du prisonnier a exactement ce statut. En effet, si nous étions certains que l’autre va jouer la coopération, nous aurions toujours intérêt à jouer la défection. Mais la possibilité de raisonner selon la défection est liée, comme on l’a vu, à la démarche épistémique qui préfère partir d’un donné. Si on suppose le coup de l’autre donné, alors il faut faire défection. Si on le suppose conditionnel à une supposition de coopération, il n’est pas donné. Le raisonnement de la défection ne s’applique donc plus. Mais cela exige aussi que la coopération ne puisse jamais être considérée comme donnée, mais toujours comme conditionnelle, c’est-à-dire comme dépendante d’une révision. Or, un conditionnel n’a pas la certitude d’une donnée, et il est éminemment révisable. Mais ce qui fait sa faiblesse fait aussi sa force, puisque, si la coopération était certaine, elle susciterait la défection.
20Nous avons donc montré comment la coopération dans le dilemme du prisonnier et l’obligation liée à des règles révisables ne sont toutes les deux valides que dans une situation d’incertitude indépassable. Mais il nous est aussi possible de montrer que la coopération a le statut précis d’une obligation « par incertitude » dans le dilemme du prisonnier. Les obligations se fondent en effet sur une évaluation. Si nous savions qu’une règle est meilleure qu’une autre, l’obligation associée à cette dernière s’affaiblirait. Nous sommes obligés de mettre en pratique la règle d’action que nous croyons la meilleure dans une situation donnée, et c’est là simplement une implication conceptuelle de la notion de pratique valable. Or, dans le dilemme du prisonnier, la situation paretienne est meilleure que l’équilibre de Nash, par définition. Si bien que nous avons obligation de la réaliser. Mais cette réalisation pourrait être impossible, dira le partisan de l’équilibre de Nash. Nous avons montré qu’il n’en était rien et que les révisions entrelacées pouvaient justifier le choix de la coopération, mais comme un choix conditionnel au choix de l’autre. Or, un tel choix ne garantit pas que notre action lui sera conforme. Nous pourrions en effet faire défection après avoir choisi la coopération, simplement parce que nous serions hantés par le soupçon que l’autre va nous exploiter. Et ce ne serait pas irrationnel. Mais cela est tout à fait compatible avec le statut d’une obligation, qui n’implique en rien l’action qui lui correspond. Le monde réel n’est pas supposé correspondre au monde dans lequel toutes les obligations sont satisfaites. La coopération du dilemme est donc une obligation en ce qu’elle découle du choix du meilleur, mais elle est aussi une obligation en ce que son application reste soumise à incertitude, et c’est d’ailleurs la condition pour qu’elle se réalise. Le dilemme du prisonnier nous révèle ici une particularité de l’obligation qui n’est pas souvent soulignée : elle n’a de chances de devenir efficace que si l’on n’est pas persuadé qu’elle sera satisfaite (mais qu’on a tout de même des raisons de croire qu’elle peut l’être, et qu’il serait mieux qu’elle le soit).
Obligation par incertitude et dilemme de la révision du droit
21Pouvons-nous utiliser cette notion d’obligation par incertitude pour sortir de notre dilemme initial ? Nous avons au moins montré que l’obligation est tout à fait compatible avec la perspective perpétuelle d’une révision, et qu’elle peut s’appuyer sur des révisions conditionnelles l’une à l’autre. Réviser n’affaiblit pas la force de l’obligation, à condition que personne ne puisse compter sur un ordre social déjà donné dont il se dirait qu’il peut l’exploiter. L’obligation juridique est bien de celles dont on n’est pas persuadé qu’elles seront toujours satisfaites, puisque le droit prévoit justement les infractions. La croyance en la force du droit repose aussi sur des révisions entrelacées. On pense que la plupart vont se soumettre à l’obligation, mais pas tous, qu’on perdrait des possibilités de coordination collective et qu’on irait vers un état moins bon si on ne se soumettait pas soi-même à l’obligation, alors même qu’on sait qu’il est possible de ne pas s’y soumettre ou de tenter quelque fraude. On objectera cependant qu’on n’est pas dans une situation de dilemme, puisque des sanctions viennent renforcer les risques pris par celui qui ne se soumet pas à l’obligation ; mais une société dans laquelle les sanctions seraient suffisantes pour rendre dominant le choix de se soumettre à l’obligation serait une société bien plus coercitive que la nôtre, et ce ne serait pas une société de coopération, ni véritablement d’obligation.
22Il reste que changer sans arrêt les repères du droit désoriente les esprits, alors que si l’obligation juridique est de ce type d’obligation par incertitude, elle est d’autant plus aisément établie qu’elle repose sur une confiance acquise au cours du temps, comme toutes les coopérations. Mais il faut ici distinguer deux choses, la confiance dans la capacité du droit à établir ces obligations et donc ces coopérations, et la perpétuation de l’assentiment donné à telle règle. La coopération de la société avec le droit, si l’on peut dire, sera d’autant plus assurée que les acteurs sociaux seront persuadés que le système du droit assure sa propre révision tout en maintenant les possibilités de coopération et de coordination que permettent les règles. Puisqu’il n’y a pas antinomie entre révision et obligation, nous savons que c’est possible.
23La confiance dans le droit ne peut alors diminuer que pour trois raisons. Soit des révisions nécessaires ne sont pas faites, et le droit nous maintient clairement loin d’un optimum de Pareto pourtant accessible. Soit des révisions sont entreprises, mais elles ne progressent pas vers cet optimum. Soit des révisions sont entreprises, elles progressent, mais fort lentement, et les repères juridiques deviennent flous, ne permettant plus les coopérations tant que la révision n’a pas été menée à terme. On a montré que le fait qu’une révision de règles ne soit pas menée à terme n’implique pas nécessairement que l’obligation liée à ces règles soit affaiblie. Mais encore faut-il que ces règles continuent à donner des repères de coordination, même si l’on sait qu’ils sont transitoires.
24Dans une situation de révision, comment conserver une confiance dans le droit maximale ? Il faut que les acteurs sociaux sachent que les révisions nécessaires sont entreprises, que ces révisions ne sont pas faites au hasard et donc à la va-vite, si bien qu’on peut considérer que le pour et le contre sont vraiment pesés, et que pendant ce travail, qui peut être lent mais dont on doit avoir l’impression qu’il progresse, les repères juridiques demeurent. Il peut s’agir soit des anciennes règles, soit de règles transitoires, proposées à ce titre. Mais ces règles ne seront respectées que si l’on peut comprendre pourquoi la transition demande du temps et si l’on peut être persuadé qu’elle s’oriente vers une situation meilleure.
25La force de l’obligation juridique demeure même lors d’un processus de révision, à condition que l’hypothèse de l’entrelacement de la révision juridique et de la révision sociale, donc d’une coopération entre le droit et sa société, demeure suffisamment fondée. Le rythme des révisions du droit ne peut être trop rapide, sauf à laisser soupçonner une désorganisation et un arbitraire des transformations juridiques, mais la patience sociale envers le droit exige qu’il soit en mouvement et que ce mouvement puisse se justifier par sa réponse aux révisions sociales.
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