Le temps propre à l’action
p. 75-92
Texte intégral
1. Temps scientifique et temps non-scientifique
1L’étude d’Aristote du temps en Physique IV constitue un événement majeur de l’histoire de la pensée, ne serait-ce que parce qu’elle est la première approche scientifique du temps1. Elle a réussi à fixer le temps dans l’ordre de l’intelligibilité et à le rendre fonctionnel dans la science. Mais en soumettant le temps au mouvement, qui formerait la pierre angulaire de l’étude de l’étant naturel, Aristote verrouilla pour ainsi dire la question scientifique du temps à l’intérieur d’un cadre limité des divers types de mouvement en fonction de quatre modes de l’étant (ousia, qualité, quantité et lieu), réduisant l’espace au transport (phora). En renversant cette conception du mouvement grâce au principe d’inertie, Galilée et Baliani produisirent un espace homogène apte à développer une étude mathématique du mouvement, que Newton porta en son point culminant grâce à sa théorie du temps et de l’espace absolus2.
2Paradoxalement, cette conception moderne du temps, infléchie il est vrai par la physique relativiste, laisse de côté le rapport entre action et temps, essentiel chez les Grecs avant la fondation du temps scientifique (chronos). Pour la pensée moderne et contemporaine, le lien entre temps et action parut longtemps constituer quelque chose à part, appartenant à une temporalité subjective, introduite par saint Augustin, mais thématisée par Kant à travers l’Esthétique transcendantale. Prolongée par Bergson grâce à l’opposition entre temps physique et durée, puis par Husserl par l’idée d’auto-constitution du temps comme flux unique, la question du temps n’a jamais franchi réellement le seuil qui conduit à son lien véritable avec l’action. C’est Heidegger, par l’insertion d’une temporalité originaire propre à l’homme, qui rendit possible ce lien, même si le thème de l’action demeure problématique dans sa pensée3. Quelle que soit la théorie du temps proposée avant Heidegger, c’est l’unicité du temps qui semble se tenir à l’horizon de la question du temps. Selon Ricoeur, qui se limite à la première forme de la pensée de Heidegger, la question de l’unité hante les philosophes, sans qu’ils réussissent à briser le cercle. D’où la nouvelle analyse du temps qu’il propose dans Temps et récit4, qui se place sous le signe d’une meilleure prise sur l’action5.
3Si l’on excepte le cas Heidegger, c’est l’étude de la subjectivité qui est généralement retenue pour éclairer le temps non scientifique. Mais Ricoeur fait un pas de plus en relevant le temps de la narration, avec comme référence l’analyse aristotélicienne de la tragédie et l’idée augustinienne de la distensio6. Aussi établit-il un « tiers-temps » issu de l’entrecroisement des visées ontologiques propres à l’histoire et à la fiction. L’interpénétration dialectique de l’histoire et de la fiction, produite par la rencontre croisée de la fictionalisation de l’histoire et de l’historicisation de la fiction, assigne à un individu ou à une communauté une identité narrative. Celle-ci traduit un questionnement constitutif de l’action, ne serait-ce que parce que l’identité narrative renvoie à l’agent de l’action, à celui qui l’a accomplie. La réponse à ce type de question concerne d’abord un nom propre qui dure selon cette identité tout le long d’une vie, entre la naissance et la mort. De sorte que la question concernant l’agent de l’action (exprimée par la question : qui ?) renvoie à l’histoire d’une vie, et au récit de celle-ci. L’identité narrative substitue ainsi l’identité qui met en jeu le « soi-même » (ipse) et qui s’accorde au paradigme dynamique de la narration poétique à l’identité fondée sur le « même » (idem) et régie par l’opposition entre Même et Autre. Aussitôt apparaît une forme de temporalité propre à l’action décrite par la narration, qui inclut les changements dans l’action d’une vie. Nous verrons que cette structure peut être complétée par l’analyse aristotélicienne de l’application du droit, lorsqu’il s’agit de juger un délit.
4Ricoeur montre que l’histoire d’une vie est réfigurée sans cesse par les histoires véridiques ou fictives qui sont racontées par un sujet sur lui-même, de sorte qu’elle circonscrit l’ipséité comme structure indissociable de l’identité narrative. Rapportée à la communauté, la démarche atteste une temporalité particulière pour l’histoire de la communauté, comme un tiers-temps. Dans ce contexte, la connaissance de soi devient, à l’image de l’action socratique, un procédé cathartique qui épure par réfigurations successives les fictions portées par le discours de l’individu, tout comme l’histoire mise en scène par l’historien rectifie et réfigure les descriptions fictives des prédécesseurs. Toutefois, selon Ricoeur, l’identité narrative non seulement ne saurait épuiser l’ipséité du sujet, mais risque de soumettre la volonté à l’imagination au détriment de la responsabilité éthique.
5C’est sur ce plan que temps et action se découvrent une connivence secrète. Passant à une perspective cette fois-ci levinassienne, Ricoeur reconnaît que la perspective de la narration est déjà d’emblée marquée par celle de la justesse éthique. De la « promesse » comme ouverture vers l’avenir aux transactions entre attente et mémoire qui permet de traiter le présent selon le mode de l’« initiative », s’inscrit le chemin d’une histoire unique où fusionnent l’engagement personnel, la confiance interpersonnelle et le pacte social, tacite ou virtuel, condition de l’espace public. Ainsi, la réponse de Ricoeur à la recherche d’un temps unique est, en fin de compte, celle de la promotion d’une histoire unique qui rend possible des manières multiples de la subjectivité tout autant que de la collectivité. Partant de là, on serait tenté de conclure que c’est la corrélation entre l’unité plurielle des ek-stases du temps et la médiation imparfaite de la conscience historique qui porte la narration au centre de la question du temps. Pourtant, Ricoeur refuse pareille conclusion, car la multiplicité des intrigues fragmente les temporalités et la dimension littéraire du récit demeure inadéquate à la pensée historique. Mais loin de constituer une défaillance, cette situation peut être féconde, à condition de tenir compte des possibilités productrices des apories du temps et des limites de la validité d’une théorie. Ces limites, qui révèlent l’impuissance du récit à épuiser la capacité du dire à réfigurer le temps, manifestent une réelle fécondité. « C’est, dit-il, dans la manière dont la narrativité est portée vers ses limites que réside le secret de sa réplique à l’inscrutabilité du temps »7. Cela signifie qu’il convient de discerner « les limites mêmes de la réfiguration du temps par le récit », mais en comprenant doublement la limite : aussi bien comme dépassement narratif, à travers les variations de l’imaginaire (notamment sur le plan de la fiction) et l’expérience de l’éternité jusqu’au seuil de l’inscrutable, que comme débordement du genre narratif par d’autres genres de discours (l’épique, le dramatique et le lyrique) qui s’emploient à leur façon à dire le temps8. Ces limites qui cautionnent la fécondité du récit n’aboutissent pas moins à avouer « le mystère du temps ».
2. Temps propice et temps de l’action
6Trois questions me semblent demeurer en suspens dans cette façon de procéder : N’existe-t-il pas un temps plus adéquat à l’action dont le caractère singulier déjoue toute réduction au temps scientifique ? Et, de ce fait, ne devons-nous pas nous demander quel est le temps utilisé par les Grecs avant la naissance de la philosophie et avant le temps scientifique introduit par Aristote ? Enfin, quel est le temps employé par Aristote lui-même pour l’action (dans son Éthique) ?
7Ces dernières années, je me suis penché sur ces questions à plusieurs reprises9. Du reste, des travaux récents, que « Ricoeur ne pouvait connaître, ont renouvelé notre rapport à la question du temps10. Ces contributions m’ont aidé à relever deux types de temps parallèles au chronos : le « temps de vie » (aiôn) qui se transforme, peu à peu, en « éternité »11, et le « temps propice » (kairos) qui concerne une temporalité en accord avec des événements singuliers et contingents. C’est ce dernier type de temps qui me semble le plus adapté à l’action, et qui est le signe d’une insuffisance de l’analyse de Ricoeur.
8Le temps propice (kairos) plonge ses racines dans le monde archaïque, où cependant il n’est pas exclusivement un temps propre à l’action. Il concerne également l’épanouissement des êtres vivants, en tenant compte des rythmes de la nature. Mieux, le terme grec « kairos » se rapporte également à l’espace. En effet, pour les Anciens, il n’y a pas seulement un temps propice, mais il existe aussi un espace propice. A l’origine, le terme kairos concerne un coup fatal parce qu’il touche le corps à l’endroit le plus apte à tuer12. La rencontre entre espace et temps se produit, par exemple, lorsqu’on tue un oiseau avec la flèche d’un arc : il faut viser au bon moment et l’atteindre à un endroit précis, comme le cœur. Temps propice et espace propice s’entrecroisent ainsi pour exprimer une activité favorable ou défavorable, attestant la possibilité d’un temps propre à un événement singulier. Il s’agit là du temps le plus apte à traduire l’action — ce qui explique, nous le verrons, son importance dans la pensée grecque antique —, mais aussi dans l’activité de la nature.
9En effet, la nature se déploie aussi selon ce type de temps, comme dans le cas de la poussée des plantes au printemps, lorsque les conditions saisonnières rendent possible la croissance des végétaux en des lieux et en un temps propices. Cet exemple révèle qu’il faut tenir compte aussi du hasard, puisque les semences peuvent arriver à un endroit favorable à la poussée (dans un champ plutôt que sur du béton) grâce au concours du vent, d’un insecte, d’un oiseau, etc... Cette rencontre entre nécessité (climatique) et hasard forme le cadre dans lequel s’insère le temps propice13. Rapportée à l’homme, cette démarche s’accorde bien à l’action de l’agriculteur qui limite le hasard. Mais si, au départ, ce type de temps correspond bien au temps de l’agriculture où les conditions favorables et défavorables associent la nécessité et le hasard, il a été transposé rapidement à la vie dans la cité, s’accordant au temps de l’action. L’homme y agit en effet en tenant compte d’un cadre nécessaire, qu’il soit celui des traditions, de la religion ou des institutions auxquelles il obéit. Certes, le hasard y joue un rôle moins grand que dans la nature, puisque l’ordre social dans le monde archaïque semble régi par des rythmes bien réglés. Mais cela n’est qu’une apparence car, en réalité, la contingence subvertit cette régularité, même si les limites de l’action sont déterminables. L’application du kairos par les Sophistes et par les adeptes de l’improvisation avait manifestement éclairé le sens de ce type de temps14.
10Sur le plan théorique, ce type de temps a été envisagé surtout par Platon, qui y fait expressément allusion dans le Politique et le Philèbe, sans pour autant proposer une théorie plus exhaustive, comme si la compréhension de ce temps allait de soi. Il me paraît même qu’il ne cesse de l’utiliser en pratique dans ses dialogues. Il faudrait un jour étudier de plus près les interventions tant de Socrate que des différents interlocuteurs qui appliquent ce type de temps. Ici, je me limite à deux exemples complémentaires qui associent nécessité et hasard. Pour discerner leur sens et leur portée, je commencerai par rappeler un passage du Politique où Platon dit que la science politique commande aux puissances qui doivent agir, car elle connaît quels sont les moments favorables (enkairiai) ou défavorables (akairiai) aux cités pour s’élancer dans des grands projets, alors que les autres puissances exécutent les ordres reçus15. Bref, il y est clairement indiqué qu’il existe un temps propice pour l’action.
11Lié au danger de la justice du plus fort, — traitée selon ses diverses formes dans le Gorgias et dans les livres I et II de la République I-II —, le temps propice intervient dans le mythe de l’anneau de Gygès. Un berger eut la chance de trouver par hasard (condition favorable) un anneau qui rend invisible, ce qui lui assura un pouvoir incontrôlable. En se rendant invisible, il parvint à rentrer dans le palais du roi, à séduire la reine, à tuer le roi et à prendre le pouvoir. Aidé ainsi par des circonstances favorables, l’homme injuste peut prétendre au bonheur aussi longtemps que sa position n’est pas contestée dans la cité, en lui opposant un autre rapport entre temps et action. Cette dernière éventualité suppose une limitation du facteur hasard au profit d’une éducation circonstanciée permettant à l’agent d’assumer librement sa promotion par l’effort. Cela ne signifie pas qu’il faille éliminer entièrement le facteur hasard pour écarter le mal. Platon met en œuvre le hasard dans la nature de l’homme, puisque l’éducation doit permettre un triage entre ceux qui sont aptes à gouverner et ceux qui ne le sont pas et qui doivent se contenter d’obéir. Cette discrimination, fondée chez lui par nature, renforce l’idée que le hasard se tient à la racine de l’action. En associant ainsi la nécessité éducative au hasard, l’homme doit saisir le temps propice qui lui est offert pour accomplir la justice (en assumant sa fonction propre dans la cité) et atteindre le bonheur16.
12Dans un autre contexte, qui concerne la réalisation d’une cité modèle, Platon revient à nouveau au hasard. Une fois décrite en République II-IV, lorsqu’il vient à la question de sa réalisation, il dit que cela est possible seulement si les rois deviennent philosophes ou les philosophes deviennent rois — à condition que le hasard et la providence divine le permettent. Cette précision indique bien que le pouvoir philosophique se produira seulement lorsque les temps seront favorables.
13En effet, les philosophes, sachant les dangers qu’ils encourent en prenant le pouvoir, préfèrent leur vie solitaire, bien qu’ils savent qu’ils doivent prendre des responsabilités dans la cité pour ne pas être accusés de défendre des théories qu’ils sont incapables d’assumer. C’est plutôt du côté des citoyens que la difficulté apparaît à cause de la mauvaise image qu’ils ont des philosophes (sophistes). Platon observe qu’en réalité c’est le malade (le citoyen) qui doit se rendre au médecin (philosophe) et non l’inverse. Cela veut dire que l’appel aux philosophes n’est possible que lorsque le moment sera favorable, c’est-à-dire quand la cité sera en crise profonde, car ils seront appelés par les citoyens mêmes comme des hommes providentiels17. Cette analyse qui relève la façon dont émerge un pouvoir fort en faisant appel à des hommes « providentiels » éclaire bien le lien entre action et temps propice, même si Platon ne parle pas de kairos — qui constituait un temps habituel chez les Grecs.
14Ce temps prolonge le temps physique du Timée, où Platon y décrit une double temporalité : un temps sensible (chronos), image mobile de l’éternité (aiôn) immobile. Associée à l’Ame cosmique automotrice, cause du mouvement régulier, l’âme humaine met en œuvre d’autres types de temps. Parmi ceux-ci, il y a ce qui arrive soudainement (exaiphnès) et le temps propice (kairos). Les interprètes du kairos les confondent souvent, à tort, alors que le « soudain », étudié dans le Parménide lors de la troisième hypothèse, arrive au moment d’un mûrissement, et fait voir le passage dans ce qui change, entre ce qui n’est pas encore et ce qui n’est déjà plus, qui se produit soudainement (exaiphnès). Le soudain se limite à une nécessité propre au changement, en dehors de toute conjonction entre nécessité et hasard qui forme la structure essentielle du temps propice, laquelle requiert, en plus, pour les cas favorables, une prise en compte du « bien », de « ce qui convient ». Sorte d’éternité dans le temps, l’exaiphnès trouve sa destinée dans le néoplatonisme hellénique et chrétien.
15Comme je l’ai montré ailleurs18, ce qui est en jeu, dans le kairos, c’est la prise en compte d’une autre métrétique, qui n’est pas celle qui mesure le mouvement selon le nombre, mais celle qui le mesure selon le bien, c’est-à-dire selon la juste mesure. Il y a, dit Platon, des arts qui mesurent selon les contraires dans le champ dominé par l’ordre mathématique et des arts qui se réfèrent à la juste mesure (to metrion), à ce qui se doit (to prepon), à ce qui arrive au temps propice (ton kairon) et à ce qui convient (to deon)19. Dans le Philèbe, il limite le hasard comme facteur de la création de l’univers et porte au premier rang, dans la hiérarchie des biens, la mesure (to metron), la juste mesure (to metrion) et le moment propice (to kairion)20. Cela montre que sous sa forme pure, le temps favorable doit éliminer le hasard. Mais cela n’est possible que pour le Divin, dont l’action providentielle écarte le hasard, mais non pour l’homme, dont l’action est tributaire de la contingence. Comme le dit Aristote, l’action est contingente, c’est-à-dire qu’elle peut être autrement qu’elle est (to endechomenon allôs echein). Le temps propice ajoute à cette contingence la possibilité d’une réalisation comme il convient et au moment qu’il convient, et concerne aussi bien la production que l’action.
3. Le temps propice selon Aristote
16Aristote précise ce temps de l’action, qu’il conçoit différemment du temps physique. De plus, il ne conçoit pas seulement le temps physique comme étant extatique, comme le soutiennent la plupart de ses interprètes, sur base de Phys. IV, mais comme créateur (dans ses traités biologiques). C’est ce temps créateur qui s’accorde le mieux à l’action, à condition de l’associer à une forme de pâtir positif. En effet, dans son traité De l’âme II, 5, il soutient qu’il existe deux formes du « pâtir » (paschein) : un pâtir qui concerne le dépérissement par l’action du contraire, et un autre qui implique une « sauvegarde », un « salut » (sôtèria), et qui se traduit par une progression (epidosis), comme dans la connaissance ou dans l’action21. Tandis que la première forme du pâtir concerne le rapport entre changement et dispositions privatives, la seconde renvoie aux dispositions acquises et à la nature (epi tas hexeis kai tèn physin).
17Il me semble que les quelques références au temps créateur dans l’Ethique à Nicomaque confirment cette perspective et nous apprennent que, dans une première approximation, la temporalité qui atteste une progression se lie à une visée, c’est-à-dire à la fin comme ce qui est meilleur22. Il apparaît aussi que l’opposition entre ce qui détruit et ce qui produit permet à Aristote de mettre en évidence ce qui sauve et qui réalise une progression permanente, surtout lorsqu’il est question de la vertu. Par suite, pour dépasser le temps physique, plus apte à expliquer le temps extatique qui conduit à la mort, Aristote hisse au premier rang un autre type de temps qui, à travers la contingence, peut néanmoins être associé au bien. Ce temps concerne l’avenir grâce à la délibération et à ce qu’elle vise en dernière instance, à savoir le bien propre de l’homme, le bonheur. Celui-ci concerne l’activité même, en mettant enjeu une structure où la délibération s’accorde à la vertu. Cette activité est conforme à la vertu. Ainsi, dominée moins par la promesse que par l’initiative23 fondée sur la vertu, l’action met en œuvre une temporalité qui accorde sans cesse la nécessité (la recherche du moyen terme pour chaque action) et le hasard (contexte dans lequel s’inscrit la délibération).
18Sans entrer dans les détails de l’analyse d’Aristote, il faut au moins se sou venir que, pour lui, l’homme qui vit selon la qualité vertueuse de son « caractère » (éthos) se donne les conditions optimales pour affronter les aléas de la vie et les infortunes qui pourraient surgir au cours de son existence24. Cela signifie que le temps propice lié à l’action délibérative n’est pas le temps propre de l’action singulière fragmentée et décousue, mais s’inscrit dans une continuité. L’homme heureux est celui dont l’activité est conforme à une parfaite vertu25, à condition qu’il soit aussi suffisamment pourvu de biens extérieurs26 et que cet état soit vécu non pas pendant un laps de temps quelconque, mais pendant une vie longue et complète. Bref, cet état doit se poursuivre dans les mêmes conditions et atteindre un terme en rapport avec le reste de l’existence27.
19D’une façon donc presque paradoxale, Aristote cherche à réaliser, par des actions qui se manifestent selon un temps propice, le temps d’une vie conforme à une continuité, laquelle puisse sauvegarder, entre la naissance et la mort, des conditions semblables, comme s’il fallait que l’agent de l’action imite le mouvement continu des sphères célestes. Dans son incapacité de reproduire un temps de vie divin qui ne se limite jamais (aiôn), l’homme doit au moins tenter de réaliser, dans le temps (chronos), une continuité qui ressemble au mouvement céleste. Cette forme spéciale d’immortalité sera atteinte par l’activité de l’intellect, qui constitue la partie divine en l’homme et qui s’accomplit grâce à l’étude des choses nécessaires, objets stables de la science et de l’intellection28. Or, comme l’homme est incapable de réaliser une pensée continue, comme Dieu par exemple, il atteint la continuité dans son existence uniquement en des moments fugitifs, incompatibles avec la perpétuité ou l’éternité propre aux dieux ou à Dieu. C’est par son action régie par la phronèsis (sagesse pratique ou prudence) qu’il s’intègre dans le monde de la contingence comme étant social, accordant cette continuité avec la discontinuité qui marque ses multiples actions singulières et variées, et dont la loi est celle de l’unicité. Autrement dit, si l’on veut comprendre la spécificité du rapport entre action et temps chez Aristote, il faut se libérer du schéma physique du temps et appréhender l’autre type de temps, le temps propice (kairos), lié aux actions variables et singulières (temps hénologique), mieux, aux actions régies par les diverses formes de bien (temps agathologique) et qui conduisent, tout le long d’une vie, au bonheur vécu29.
20Pour voir plus clair, revenons à l’exemple de l’archer qui, pour tuer un oiseau en vol, doit viser, par un acte singulier, un lieu propice au moment propice. Aristote se souvient de cet exemple lorsqu’il fait état au début de l’Éth. à Nicom. de nos diverses activités en les rapportant à la finalité et en montrant qu’il existe une fin ultime des activités, le Souverain Bien. Il constate que, pour la conduite de la vie, la connaissance de ce bien et de ce qui est parfait est essentielle, et qu’il faut agir comme les archers qui visent une cible, pour atteindre plus aisément le but qui convient (tou deontos)30. L’expression « ce qui convient », qui s’accorde à la terminologie de Platon, conduit au problème de l’action. Il va sans dire que ce « bien » est étranger au Bien transcendant de Platon, qu’Aristote écarte, en montrant qu’il ne peut former une essence commune ; il est, selon lui, de l’ordre de l’immanence et concerne des activités en elles-mêmes31. C’est à l’occasion de cette critique qu’il met en évidence la notion de kairos, en tenant compte des différentes catégories de l’être, ce qui bouleverse radicale ment les données du platonisme.
21« Puisque le bien se dit d’autant de façons que l’étant, car il se dit dans l’étance, par exemple Dieu ou l’Intellect, dans la qualité, comme les vertus, dans la quantité, comme la juste mesure, dans la relation, comme l’utile, dans le temps (chronos), comme le temps propice (kairos), dans le lieu, comme l’habitat, et ainsi de suite, il est clair qu’il ne saurait être quelque chose de commun, de général et d’un : s’il l’était, il ne se dirait pas de toutes les catégories, mais d’une seule. De plus, puisqu’il y a (chez Platon) une seule science pour les choses tombant sous une seule Idée, il y aurait aussi une science de tous les biens. Or, en fait, les biens sont l’objet d’une multiplicité de sciences, même ceux qui tombent sous une seule catégorie, comme le temps propice (kairos). En effet, dans la guerre, il y a la stratégie, dans la maladie, la médecine, et dans les exercices fatigants, la gymnastique »32.
22Ce texte fait voir effectivement que, rapporté au bien, le temps n’est autre que le temps propice (kairos), c’est-à-dire ce temps unique, singulier, qui se produit dans les meilleures conditions. Il s’accorde en fait à la seconde métrétique, celle de la juste mesure. Cette perspective est prolongée dans les différentes activités comportant la contingence, comme celles qui sont régies par une forme d’art, par exemple la stratégie, la médecine, la gymnastique, le pilotage, etc. En somme, on peut former un art susceptible de nous apprendre à maîtriser le temps, comme le fait le stratège qui doit agir au moment propice pour gagner une bataille ou le médecin pour guérir son malade, etc. Au livre II, Aristote transpose cette perspective à l’action, en utilisant l’analogie avec l’art ou d’autres activités. Il montre que les vertus éthiques (comme médiété) sont sujettes à périr par l’excès ou par le manque, comme dans le cas de la vigueur corporelle et de la santé. « L’excès et l’insuffisance d’exercice font perdre, dit-il, la vigueur ; pareillement dans le boire et le manger, une trop forte ou une trop faible quantité détruit la santé, tandis que la juste mesure la produit, l’accroît et la conserve ». L’analyse renvoie au temps créateur et non plus seulement un temps extatique.
23Par suite, Aristote peut associer activité créatrice et juste mesure. Il en est ainsi, dit-il, également pour la modération, le courage et les autres vertus, car « celui qui fuit devant les périls, qui a peur de tout et qui ne sait rien supporter est lâche, tout comme celui qui n’a peur de rien et va devant n’importe quel danger, devient téméraire, etc. »33. En tant que médiété et juste mesure entre la lâcheté (défaut) et la témérité (excès), le courage manifeste ainsi un progrès. Cela illustre bien la « vertu » comme médiété dans l’ordre de son essence exprimée par la définition, mais aussi comme une extrémité dans l’ordre du bien34. A cette occasion, Aristote observe que l’excès et le manque transgressent ce qui convient (to deon) dans les affections et les actions35, ce qui nous situe d’emblée dans cette juste mesure — laquelle ouvre effectivement (par ce type de métrétique) à une autre temporalité, celle du temps propice.
24Rapportée ainsi aux affections et aux actions, matières en lesquelles il y a excès, défaut et moyen, la vertu éthique produit une progression qui se lie, par sa nature même, à une temporalité soumise à la métrétique du bien. Dans la crainte, l’audace, l’appétit, la colère, la pitié, et en général dans tous les sentiments de plaisir et de peine, on rencontre, dit Aristote, du trop et du trop peu, lesquels ne sont bons ni l’un ni l’autre, alors que le fait de « ressentir ces émotions au moment propice (ote deî), dans les cas (eph’hoîs) et à l’égard des personnes qui conviennent (pros hous), pour les raisons (hou heneka) et de la façon qu’il faut (hôs deî), c’est à la fois atteindre le milieu et être dans l’excellence, caractères qui appartiennent à la vertu »36. Ces précisions révèlent l’ampleur de la problématique de « ce qui convient » (deî), qui concerne la façon dont s’accomplit l’action (hôs deî), la fin (hou deî) et le temps (ote deî). L’action doit tenir compte, non pas seulement de règles, mais également du contexte réel dans lequel elle s’accomplit. Mais cette approche ne risque-t-elle pas de rester insuffisante si la délibération, plus spécialement le bonne délibération n’est pas assumée, en pratiquant la phronèsis pour adapter l’action vertueuse au contexte où elle est accomplie37 ?
25C’est dans ce contexte que le temps propice impose sa présence, même si, une fois encore, le terme kairos n’est pas utilisé. Car si la bonne délibération est une certaine rectitude (orthotès), elle n’est cependant pas n’importe quelle rectitude, puisque je peux bien délibérer en vue d’une mauvaise fin et agir au moment propice. On peut, dit Aristote, atteindre le bien par des mauvais raisonnements et des moyens erronés, et on peut l’atteindre en beaucoup de temps, tandis que d’autres réussissent à l’atteindre en un temps court. On ne peut donc, dans le domaine de l’action, se contenter d’une réussite détournée ; on doit plutôt réaliser l’action dans les meilleures conditions, selon des données qui conviennent. La rectitude visée est ainsi tout autre, puisqu’il s’agit de celle qui cherche à atteindre le bien. La voie, par laquelle on atteint ce qui convient (kath’hèn hoû deî), doit être une voie où la bonne délibération conduit à une rectitude utile. Elle est utile, parce qu’elle contribue à réaliser la fin, parce qu’elle porte sur ce qui convient, c’est-à-dire sur la fin requise (hoû deî), selon la manière qu’il convient (hôs deî) et au moment qu’il convient (ote deî)38, c’est-à-dire au moment propice (kairos).
26Lorsqu’on tient compte de tous ces éléments, on comprend que la phronèsis doit régler l’action selon les meilleures conditions possibles dans un contexte déterminé et selon un temps propice. Elle s’impose et ordonne (epitaktikè) l’action en tenant compte de la fin propre de l’homme et ce qu’il convient (deî) de faire ou de ne pas faire pour réaliser cette fin, le bonheur39.
4. Temps propice et genres de la rhétorique
27Si l’on adopte la méthode analogique, on peut découvrir, parmi tous les domaines de l’action (tant de l’action individuelle que de l’action politique), un domaine qui s’accorde davantage à la cité, et plus spécialement la cité gouvernée selon un régime démocratique ou, comme le souhaite Aristote, par une république qui associe démocratie et aristocratie (régie par la vertu). Dans ce type de régime où le genre délibératif joue un rôle crucial, le temps propice n’est sûrement pas absent. Au contraire, dans l’usage des trois genres rhétoriques qui la constituent, à savoir le délibératif, l’épidictique et le judiciaire, l’agent du discours doit être apte à saisir l’occasion pour réussir à faire passer son message à l’auditoire concerné. C’est pourquoi, bien qu’il ne soit pas, non plus, question du temps propice dans l’analyse de la Rhétorique I, où ces trois genres sont abordés, c’est bien de cela qu’il s’agit.
28En effet, Aristote y cherche à établir les conditions préalables et nécessaires pour que le discours se réalise comme il convient et au moment qu’il convient. Cela suppose l’action de l’agent qui doit saisir l’occasion en s’adaptant au contexte et en transformant le hasard en une sorte d’effectivité. Mais contrairement à l’action favorable conforme à la vertu, qui a été jusqu’ici l’horizon de notre analyse, cette nouvelle approche élargit le domaine de l’action singulière du côté de ce qui se présente également comme défavorable à l’action, et qui constitue souvent dans la vie privée ou publique la cause de l’échec, du blâme ou du délit. Commençons par le premier genre, la délibération.
29Dans son analyse de la délibération (en Eth. Nic. III), Aristote insiste sur le fait qu’elle n’est pas une opinion (doxa), car celle-ci entraîne une décision, alors que la délibération, parce qu’elle concerne le contingent et porte sur l’avenir, produit la recherche des meilleures conditions pour réaliser une action. Par suite, si du seul fait qu’elle constitue une ouverture vers un avenir incertain en fonction d’une fin, la délibération intègre l’agent de l’action dans le temps (chronos), la recherche des meilleures conditions pour accomplir une action singulière met en œuvre un temps propice (kairos). Cette recherche d’un temps propice dépend de la délibération, y compris dans certaines activités artisanales. Mais entre l’activité conforme à un art (poièsis) et action éthique (praxis), il existe une différence importante qui circonscrit d’une façon plus adéquate le rapport entre temps et action40. Tandis que la délibération technique est fondée sur une forme de savoir et recherche les moyens les plus efficaces pour produire (cf. stratégie, médecine, pilotage, etc.), la délibération éthique, tributaire du caractère de l’agent, requiert un processus délibératif marqué par le bien (euboulia) et régi par la phronèsis. Cette orientation de l’analyse conduit, on l’a vu, à la vertu, tant à la vertu éthique qu’à la vertu dianoétique particulière qu’est la phronèsis41.
30Or, je viens de le rappeler, ce type d’action n’est pas courant dans la vie quotidienne, ce qui nécessite d’autres variables, analysées dans la Rhétorique. Aristote y circonscrit l’action à travers plusieurs genres discursifs : le délibératif dominé par le fait de conseiller et de déconseiller, lié à l’avenir, l’épidictique qui concerne le fait de louer ou de blâmer, qui se rapporte au présent, et le judiciaire où l’on accuse ou l’on défend et qui concerne le passé. A première vue, cette étude n’a pas grand’chose à voir avec le temps propice, puisque, pour chaque genre rhétorique, Aristote établit les conditions de l’action. Jamais il n’est question d’un temps qui ferait état d’un moment propice selon lequel il convient ou non de faire ou de ne pas faire ceci ou cela. Pourtant, je viens de le rappeler, chaque genre s’accorde avec une structure temporelle, comme si l’action était délimitée en fonction de ce qui a été, est ou sera accompli. Or, justement, l’analyse des conditions de l’action déterminent un cadre nécessaire sans lequel l’action n’appartiendrait à aucune de ces structures temporelles et des genres qui y sont associés. Je veux dire par là que, dans la mesure où le temps propice traduit une situation temporelle propre à une action singulière en fonction de la conjonction de la nécessité et du hasard selon divers degrés, c’est bien le cadre préalable que l’exposé d’Aristote nous offre. Le reste appartient au temps de l’action telle qu’elle s’est réalisée ou se réalise ou sera réalisée à un moment donné, qu’il soit favorable ou défavorable. Selon ce qu’un orateur souhaite défendre, il doit être capable de faire prévaloir que le temps de l’action s’accorde ou non avec le temps propice. Sans suivre ici en détail l’exposé d’Aristote, qui n’est pas l’objet de cette étude, je crois néanmoins qu’il est utile de retenir quelques points qui pourraient éclairer davantage mon travail.
31Comme le genre délibératif met en œuvre ce qui est utile ou nuisible pour l’agent de l’action, il s’accorde bien au temps propice. En effet, l’analyse d’Aristote en Rhét. I, 4-8, qui renvoie à l’étude de sa Politique42, révèle qu’on délibère, donc aussi qu’on conseille et on déconseille, en fonction de choses possibles ou impossibles. Or, ce qui est possible ne peut se réaliser selon les meilleures conditions, c’est-à-dire au moment propice, que si les conditions de l’action sont réunies pour qu’il en soit ainsi. Les domaines qui s’offrent à ce type de délibération concernent la recherche des ressources, la guerre et la paix, la protection du territoire, l’importation et l’exportation, ainsi que les problèmes législatifs. Ce dernier cas nous situe d’emblée dans le domaine du droit. Son importance apparaît dès lors qu’Aristote reconnaît que « c’est sur les lois que repose le salut de la cité ». Son analyse dans la Politique IV-VI concernant tant les régimes politiques selon ce qui leur est favorable ou défavorable pour conserver ou changer un régime politique que le problème du changement des lois43, prend plus de consistance lorsqu’elle est éclairée par la perspective du temps propice.
32Ce type de temps n’est pas moins important pour le genre épidictique qui repère, à telle ou telle occasion favorable (moment propice), les valeurs associées au beau et à la vertu, pour les louer, alors qu’on blâme le laid et le vice (Rhét. I, 9). L’éloge est un discours qui fait apparaître jusqu’à l’excès la grandeur d’une vertu. D’où l’intérêt pour l’orateur d’être attentif au sens des vertus ou des vices. Or, paradoxalement, l’orateur doit non seulement saisir le bon moment pour faire prévaloir une louange, mais doit en même temps éviter d’indiquer que les actions qu’il loue sont l’effet du hasard. « Il est utile, dit Aristote, de faire voir que l’agent a souvent agi de la même façon ; aussi faut-il montrer que les coïncidences et les actions dues au hasard sont réalisées par un choix libre »44. Or, s’il en est ainsi, le discours épidictique tient compte d’éléments propres au discours délibératif, comme ce que l’on doit ou non à la chance. Plus l’agent de l’action est considéré comme responsable et non comme soumis au hasard, plus il est objet de louanges. Cette situation peut aussi être associée au conseil. « Quand, dit Aristote, vous voulez conseiller, voyez ce que vous pourriez louer »45. Mais qu’il s’agisse de conseil ou de louange, une fois encore il faut tenir compte du moment propice et du contexte où ces discours sont pratiqués.
33Quant au genre judiciaire, il met en jeu l’accusation et la défense en fonction des lois (écrites et non écrites) qui, dans ce cas précis, délimitent le juste, en supposant que l’agent de l’action est libre et responsable. Cela entraîne l’étude de la nature et du nombre des raisons pour lesquelles on commet une injustice, des dispositions dans lesquelles on la commet et des caractères des personnes envers lesquelles on la commet46. Au fil de cette énumération, d’autres facteurs de l’action sont avancés, comme les contraintes, les passions, la chance ou la malchance, etc. A cette occasion, Aristote adjoint à l’utile qu’il retient pour son étude du genre délibératif, l’agréable (to hèdes)47. Cette précision révèle l’étendue du genre judiciaire, du fait qu’il concerne d’innombrables actions où sont impliqués le désir et la responsabilité48. S’il est vrai que l’agréable échappe à la contrainte ou à la nécessité49, il n’est pas moins vrai qu’il favorise des actions qui peuvent être répréhensibles, telle la vengeance, la volonté de puissance, etc.50. C’est pourquoi si, pour Aristote, l’éthique suppose une instance (la sagesse pratique) qui assure l’adaptation de la délibération à tout ce qui convient, il s’oppose néanmoins à la tradition socratique qui soutient que nul ne fait le mal volontairement.
34Au contraire, d’après Aristote, on peut tuer par accident, par passion ou encore par un acte volontaire. Le crime parfait, tout comme la vengeance préméditée, suppose ainsi une bonne délibération réalisée dans les meilleures conditions et au moment propice, mais en vue d’une mauvaise fin. Mais cet acte qui se réalise en fonction d’un caractère (èthos) défaillant (vice) fait voir l’ampleur du rapport entre action et temps, puisqu’on peut agir au moment propice pour réussir une action répréhensible. En revanche, l’accident peut arriver en toute circonstance, soumis à un temps défavorable, tout comme la passion qui règle beaucoup de nos actions. C’est ici qu’apparaît l’importance du rôle du juge, qui doit juger, en toute équité, en établissant la vérité concernant l’action. C’est précisément la connaissance du contexte de l’action qu’il doit maîtriser le mieux pour juger avec justice. D’où l’étude des dispositions conduisant à des actes injustes, en fonction de l’analyse des actions possibles ou impossibles (Rhét. I, 12). Cela montre que, si les juges portent leur jugement sur des actions déjà accomplies, l’analyse de ces actions suppose l’éventualité qu’elles aient été accomplies à la suite d’une délibération.
35Cela rapproche une fois encore l’action pénale à la délibération, laquelle prend comme horizon de l’action l’avenir. Or, sur ce point, une structure narrative, telle que l’introduit Ricoeur, c’est-à-dire en rapport avec l’histoire individuelle et la présentation fictionnelle de l’action, n’est pas étrangère à l’analyse d’Aristote. Celui-ci montre en effet que l’action injuste est souvent accomplie parce que l’agent prévoit son impunité — c’est-à-dire forge une fiction. De sorte que ceux qui agissent par hasard, ou par nécessité, ou par nature, ou par habitude, ne paraissent pas agir par injustice, mais plutôt commettre une erreur. C’est du moins ce que prétendent les accusés. Il arrive souvent que le prévenu, dit-il, reconnaisse l’acte, mais non la qualification qui lui est attribuée ou le délit qui lui imputé, comme lorsqu’il avoue avoir pris quelque chose mais pas volé, frappé le premier, mais sans avoir outragé, etc.51. Le juge doit relever ces facteurs, tout comme il doit tenir compte du fait que certains agissent injustement à la suite d’un besoin, comme ceux qui sont pauvres, etc. Dans tous les cas, il doit juger selon un principe d’équité52. Pour Aristote, cela suppose qu’on tienne également compte, non pas de l’action actuelle de l’agent, mais aussi de ce qu’il fut dans le passé, afin de lui conférer des circonstances atténuantes53. Ainsi émerge la perspective de l’histoire individuelle de l’accusé en même temps que l’usage qu’il fait de la fiction pour se défendre. Or, si les circonstances concrètes de l’action peuvent circonscrire un moment défavorable qui accuse l’agent du délit, le passé, articulé selon une histoire orientée ou véritable, vient à son secours pour que soit redressé ce moment défavorable. Par-là se mêlent une fois encore, comme pour le temps de la vie, le temps propice (kairos) et le temps naturel (chronos), laissant percer la complexité du temps selon Aristote. Par là il apparaît, en tout cas, que le tiers-temps selon Ricoeur est insuffisant à cerner le lien véritable entre temps et action, car ce lien requiert une temporalité qui reconnaisse des moments favorables et des moments défavorables à l’action. J’y reviendrai dans la conclusion. Retenons pour l’instant cet élément : le temps propice définit bien un tel cadre, devenant du coup un rouage essentiel pour éclairer le temps dans l’ordre juridique.
36Il s’ensuit qu’une extension de la théorie aristotélicienne du temps propice au droit aujourd’hui pourrait éclairer un nombre important de problèmes juridiques. A ma connaissance, ce domaine de recherche demeure encore inexploré. Cela suppose qu’on retienne du temps en question, non seulement son caractère pour ainsi dire agathologique, où le kairos reflète ce qui convient de faire, mais, plus largement, son caractère hénologique qui met en relief à la fois ce qui est favorable et ce qui est défavorable, comme l’analyse de la rhétorique vient de nous l’indiquer. Ce qui me semble essentiel dans ce type de temps, c’est sa capacité d’associer la nécessité (en l’occurrence les lois) et le hasard selon divers degrés, délimitant le contexte particulier de l’action.
37En guise de conclusion, je souhaite revenir à l’analyse de Ricoeur, comme je viens de l’annoncer. Nous avons vu que, lors de son analyse de l’identité narrative, il insiste, à juste titre, sur le nom propre qui dure selon cette identité tout le long d’une vie, entre la naissance et la mort. De sorte que la question concernant l’agent de l’action (exprimé à travers la question : qui ?) renvoie à l’histoire d’une vie, et consiste à raconter cette histoire. Par-là l’identité narrative met en jeu le « soi-même » (ipse), qui s’accorde au paradigme dynamique de la narration poétique, à laquelle Ricoeur associe les dimensions éthiques de l’action. Or, l’exemple du jugement retenu par Aristote, — et sur lequel je viens de porter un regard attentif —, tient compte de la vie passée de l’agent pour atténuer l’ampleur du délit occasionné à un moment défavorable. Cela révèle qu’au-delà du narratif, de l’histoire et de l’éthique de la promesse et de l’attente, il y a l’action quotidienne avec les fautes et les dons du passé, les louanges et les blâmes du présent, ainsi que les projets où s’entrecroisent le possible et l’impossible, les conseils qui encouragent ou découragent. Agir en fonction de ce contexte où les actions se déploient selon des attitudes opposées et contraires, afin de réaliser, en fin de compte, ce qui convient et au moment qui convient, tout en sachant que cela n’est pas toujours acquis, produit une autre forme de temporalité. Cette temporalité est celle où l’action se noue au temps selon les conditions d’un temps favorable ou défavorable, d’un temps propice ou d’un temps qui aurait dû être différé. A ce titre, la pensée grecque demeure une référence toujours féconde pour approfondir la pensée contemporaine.
Notes de bas de page
1 Dans la mesure où la nature (physis) est un principe de mouvement et de repos (Phys. II, 1). Cf. mon livre La Physique d’Aristote, Ousia, Bruxelles, 1997 (1980).
2 Voir mon étude L’avènement de la science dans l’Antiquité et la modernité, in Sartoniana (Université de Gand), 11, 1998, p. 43-65.
3 Cf. J. TAMINIAUX, Lectures de l’ontologie fondamentale, G. Millon, Grenoble, 1989.
4 P. RICOEUR, Temps et Récit, Seuil, Paris, 3 vol., 1983-1985. On trouvera une mise au point remarquable pour l’ensemble des trois volumes dans la Conclusion du dernier volume, p. 349 et sv.
5 Ricoeur ignore le second Heidegger, où l’on trouve une analyse du temps qui, au-delà de la répétition, de l’historialité et de l’être-au-Monde, inaugure la pensée du quadriparti et du jeu-du-monde, laquelle, grâce à la poésie, bouleverse profondément la conception traditionnelle de l’espace et du temps. Mais comme cette question déborde mon propos ici, je la laisse entre parenthèses.
6 Cf. V. GOLDSCHMIDT, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin. Paris, 1982.
7 P. RICOEUR, Temps et récit, T. III, p. 387.
8 Ibidem.
9 Cf. Temporaliser le temps, in L’Expérience du temps (Mélanges offerts à Jean Paumen), éd. L. Couloubaritsis, R. Legros, M. Richir et A.-M. Roviello, Ousia, Bruxelles, 1989, p. 57-90 ; Le temps hénologique, in Figures du temps, éd. L. Couloubaritsis et J.-J. Wunenburger, Presses Univ. de Strasbourg, 1997, p. 89-107 ; Temps et action dans l’Ethique à Nicomaque, in Ontologie et dialogue (Coll. de Rennes, mai 1996, en l’honneur de P. Aubenque), éd. L.-N. Cordero, Vrin, Paris, 2000 (à paraître) ; Can Aristotle contribute to the contemporary debate on the question of time ?, in Aristotle and Contemporary science, éd. D. Mentzou-Sfendoni, Amsterdam, 2000 (à paraître).
10 Les travaux de E. Moutsopoulos sur le kairos ont joué un rôle moteur, mais aussi les analyses de G. Deleuze sur l’aiôn. Pour le kairos, nous possédons aujourd’hui un instrument important de travail mis en forme par M. TREDE, Kairos. L’à-propos et l’occasion. Le mot et la notion, d’Homère à la fin du IVe siècle av. J.C., Klincksieck, Paris, 1990.
11 Cf. mon étude La notion d’Aiôn chez Héraclite, in Ionian Philosophy, éd. K.J. Boudouris, Athènes, 1989, p. 104-113.
12 A. TORDESILLAS, L’instance temporelle dans la première et la seconde sophistique, in Plaisir de parler, éd.B. Cassin, Editions de Minuit, Paris, 1986, p. 31-61.
13 Voir mon étude Le temps hénologique, op. cit., p. 89-107.
14 Voir A. TORDESILLAS, L’instance temporelle dans la première et la seconde sophistique, op. cit.
15 Politique 305cd.
16 Le statut du mythe de Gygès chez Platon, in Mythe et Politique (Actes du Coll. de Liège, sept. 1989), éd. F. Jouan et A. Motte, Liège-Paris, 1990, p. 75-84.
17 Le paradoxe du philosophe dans la République de Platon, in Revue de Métaphysique et de Morale, 87, 1982, p. 60-81 et Condition pour une concordance entre philosophie et politique (en grec moderne), in Philosophie et Politique, Athènes, 1982, p. 49-57.
18 Voir à ce sujet mes études Le temps hénologique et Temps et action dans l’Ethique à Nicomaque, op. cit.
19 Politique 284e.
20 Philèbe 28d et 66a ; cf. Lois IV, 709b.
21 De anima II, 5,417b2 sv.
22 Voir pour tout ceci mon étude Temps et action dans l’Ethique à Nicomaque, op. cit.
23 Pour rencontrer le langage judaïque de Levinas et judéo-chrétien de Ricoeur.
24 Pour ce qui suit, voir l’ensemble du chapitre 10 du livre I de l’Éth. à Nicom.
25 Sur cette question, voir H.R. RICHARDSON, Degrees of Finality and the Highest Good in Aristotle, in Journal of the History of Philosophy, 30, 1992, p. 327-352.
26 Sur l’importance des biens extérieurs, voir J.M. COOPER, Aristotle on the Goods of Fortune, in The Philosophical Review, 94, 1985, p. 173-196. Voir aussi D. KEYT, The Meaning of, in Aristotle’s Ethics and Politics, Ancient Philosophy, 9, 1989, p. 15-21.
27 Ibid., I, 11, 1100b35-1101a19.
28 Ici encore, le problème se pose de savoir quelle est la différence entre ce type de continuité et le fait que l’intellect appartient au « bien », comme nous l’apprend l’Éth. à Nicom. I, 6, 1096a24-25. C’est là un point qui concerne les dimensions hénologique et agathologique de la Métaphysique. Pour le lien entre hénologie et noologie, voir R. BRANDNER, Aristotele e la fondazione henologica dell’ ontologia, in Rivista di Filosofia neo-scolastica, 87 (2), 1996, p. 184202 et Hénologie et noologie : à l’intersection de la pensée antique, in Revue de philosophie ancienne, 15 (1), 1997, p. 35-64.
29 Pour cette question, voir mon étude Le temps hénologique, op. cit.
30 Eth. Nic., I, 2, 1094a18 sv.
31 On a beaucoup écrit et dans des sens divers sur cette critique d’Aristote à l’adresse de Platon. Cette question déborde l’objectif de ce travail. Voir à ce sujet, A. M. ARMSTRONG, Aristotle Conception of Human Good, in The Philosophical Quarterly, 8, 1958, p. 259-260 ; B. WILLIAMS, Aristotle on the Good : A Formal Sketch, in The Philosophical Quarterly, 12, 1962, p. 289-296 ; H. HAIR, Le bien selon l’éthique d’Aristote, in Les Études philosophiques, 58. 1988, p. 181-193.
32 Eth. Nic., I, 6, 1096a23-34.
33 Ibidem, II, 2, 1104a1 sv.
34 Ibidem, II, 6, 1 107a7-8.
35 Ibidem, II, 6, 1107a4-5.
36 Ibidem, II, 5, 1106b18 sv.
37 Cf. Ibidem, VI, 9-10.
38 Ibidem, VI, 9, 1142bl7-33.
39 C’est là une perspective sur laquelle j’ai déjà insisté dans mon étude Temps et action dans l’Ethique à Nicomaque, op. cit., où je prolonge le problème du côté de la sunesis, du bon sens, de l’amitié et de l’amour, etc. De plus, j’y ai rappelé le sens plotinien du kairos, qui éclaire bien la problématique de « ce qui convient ». Dans ce travail, je porterai mon attention sur une autre perspective, en esquissant les conditions d’un temps rhétorique, et plus spécialement du temps propre au genre judiciaire.
40 Cette différence a été interprétée de diverses façons. P. Aubenque insiste sur le sens d’habileté (cf. La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963). Bien que cette interprétation soit insuffisante, comme je l’ai montré (cf. Le problème de la proairésis chez Aristote, op. cit.), elle trouve une forme de crédibilité à travers la problématique du temps propice.
41 Le problème de la proairésis chez Aristote, in Annales de l’Institut de Philosophie de l’U.L.B., 1970, p. 7-50.
42 Comme il l’indique lui-même en 8, 1366a21-22.
43 Cf. J. BRUNSCHWIG, Du mouvement et de l’immobilité de la loi, in Revue Internationale de Philosophie, 133-134, 1980, p. 512-540.
44 Rhét., I, 9, 1367b23-26.
45 Ibidem, 1367b36-1368a9.
46 Ibidem, I, 10, 1368b1-12.
47 Ibidem, 1369b28-32.
48 Ibidem, I, 11.
49 Ibidem, 1370a8 sv.
50 Ibidem, 1370b30 sv.
51 Ibidem, 13, 1373b38 sv.
52 Ibidem, 1372b 16 sv. et 1374a26 sv.
53 Ibidem, 1374b10 sv.
Auteur
Professeur ordinaire à l’Université Libre de Bruxelles
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010