La modernité comme accélération du temps : temps manquant, temps manqué ?
p. 15-48
Texte intégral
Tu ne peux être autrement que ton temps
mais ton temps, tu le seras au mieux
G.-W.-F. Hegel
Perdre son temps ?
1Une question lancinante nourrira de bout en bout cette étude. Sous sa forme banale, elle demande : comment ne pas perdre son temps ? Mais j’inviterai à y entendre, en sourdine, le défi d’une condition humaine dont le caractère temporel signe l’inconfortable finitude ; la question devient alors : comment ne pas manquer au temps ? C’est sur ce double fond d’inquiétude que je tenterai d’approcher ici l’expérience contemporaine de l’accélération du temps ; car elle me semble porter ces questions jusqu’à l’angoisse et à la souffrance— la plus commune, peut-être, des souffrances modernes : une presse désorientée. La conscience de cette menace justifiera le ton souvent tendu de ma réflexion ; pour ne pas céder cependant trop facilement au pathos de la dénonciation des malheurs du temps, je commencerai par esquisser la structure élémentaire de la temporalisation (I) et de ses modalités pratiques (II), en soulignant la tension inéliminable qui y articule l’actuel et le virtuel, l’acquis et l’excédent. Ces éléments nous permettront alors de tenter une approche réfléchie de l’accélération du temps, en l’analysant au ras de l’expérience quotidienne — presse, dépassement, urgence (III), et, surtout, en la rapportant à certaines temporalités structurelles de la modernité (IV) : l’innovation techno-scientifique, l’opportunité économique, le cycle de l’investissement, la pure créativité de la liberté éthico-politique. Au total, cette accélération laisse soupçonner une tentative de dissoudre la tension constitutive de la temporalité finie dans la futurition dévorante de l’utopie, de la crise permanente et du changement pur. Dans une dernière partie, j’articulerai enfin une critique de cette temporalité accélérée (V) ; comme riposte à ses risques de violence, de désorientation et de volatilisation des identités, je proposerai la catégorie de durée comme structure d’une temporalisation sensée, accordée à la finitude humaine, et ainsi capable — peut-être, dirai-je alors avec Jan Patocka — de faire histoire.
2Il me reste à préciser en quoi l’accélération du temps me semble poser un problème de nature proprement éthique. C’est que d’abord, comme je viens de le noter, cette accélération est très communément vécue comme une souffrance, individuelle ou collective. Mais il me semble aussi et surtout qu’elle mine les capacités des individus ou des groupes à former des projets et à évaluer leur devenir ; or, avant toute autre chose, la dimension éthique de l’existence tient à cette capacité d’agir et de juger, qui fait de l’existence le mouvement d’un « effort d’être »1 précédant toute conformité ou infraction à la norme2. Si mon diagnostic est juste, l’accélération du temps blesse donc aussi bien la fragilité que la capacité humaines en ce qu’elles ont de plus fondamental ; à ce double titre, elle relève bien d’une intelligence — et d’une résistance — d’ordre premièrement éthique.
3Mais repartons de la question banale que j’énonçais en commençant : comment donc, et ici par exemple en parlant du temps, ne pas le perdre — ni le faire perdre à ses lecteurs ? Il me semble remarquable que cette question se développe d’emblée selon une ambiguïté très significative. D’un côté, elle peut orienter la préoccupation vers l’efficacité productrice optimale ; il s’agirait alors avant tout de construire une problématique innovante, de ne pas répéter (ou de ne pas en donner l’impression) ce qui est supposé déjà connu et compris, puisque cela a déjà été dit, donc de se tenir autant que possible à la pointe de l’actualité intellectuelle, voire de surfer sur les vagues inépuisables des publications — et finalement de pouvoir, en fin d’année ou de carrière académique, remplir un rapport d’activités et un bilan bibliographique bien fournis. Mais chacun de nous sait que ces préoccupations, qui vont croissant au fil de l’accélération du temps universitaire et intellectuel, ont quelque chose d’ironique — et peut-être de tragique. A s’empresser ainsi, ne se trouve-t-on pas progressivement menacé et dévoré par l’insignifiance affairée, ne voit-on pas poindre, sous l’accumulation des colloques et de la « campus litterature », le dérisoire d’une industrie qui ne laisse derrière elle que des montagnes de produits déclassés avant même d’avoir servi, et si peu de ce qui ressemblerait à un monde de sens, où la pensée puisse trouver et offrir à tout un chacun une demeure ? Et ne se découvre-t-on pas ainsi, faute de prendre son temps, comme dérivant à la surface d’un vide menaçant, celui de la compréhension authentique et peut-être de l’enseignement ? L’aventure de l’art moderne peut servir ici d’avertissement : le souci premier du renouvellement, le projet de faire événement (ce qui est une contradiction in terminis : voilà l’ironie, et le tragique) l’ont souvent conduit, à travers la course à l’avant-gardisme, aux paradoxes de l’anti-art, puis à l’ombre menaçante de la mort de l’art3.
4Dès lors, ma question initiale peut résonner selon une seconde direction, qui paraîtra peut-être ici quelque peu incongrue. Car cet autre désir de ne pas perdre son temps relèverait d’un souci que la philosophie universitaire, anxieuse de respectabilité scientifique, a depuis belle lurette abandonné aux oracles de magazines féminins et autres gourous thibéto-californiens : ce souci qu’on ose à peine nommer, c’est celui de la sagesse. Mais de quoi pourrait-il s’agir ? Pour ce qui est de l’acte intellectuel, la sagesse est liée à cette « pensée sans résultat », selon Heidegger, qu’est la méditation4. (Que serait une pensée sans méditation ? Une technique, sans doute. Mais aussi, imaginez, dans un rapport d’« activités scientifiques », destiné à prouver qu’on n’a pas perdu son temps : « j’ai médité » !5) Ensuite, la sagesse semble étroitement liée à une modalité essentielle de l’agir, mais à une modalité pour nous étrange, voire contradictoire, qui est la patience. Et enfin, la sagesse suggère quelque chose comme la capacité, fruit de la patience et de la méditation, à discerner l’essentiel — merveille du sens ou virulence de l’insensé — à même l’habituel, le banal, le trivial. Méditation, patience, banalité : la vieille idée de sagesse pourrait donc avoir plus à voir avec la raison pratique qu’avec une quelconque habileté plus ou moins ésotérique. Or, si le temps est un problème pour la pensée, il l’est en tant que problème pratique — comme c’est ultimement le cas pour toute question de raison, à en croire Kant6. Il me semble donc que, à méditer avec patience ma question initiale, cette inquiétude triviale du temps manquant ou manqué, on pourrait dégager quelques-uns des fils d’un propos qui ne soit pas, d’avance, du temps perdu.
I. La temporalisation
5La menace du temps manqué, la souffrance du temps manquant nous taraudent tous, fonctionnaires soumis à des rapports d’activités et autres évaluations de compétitivité ; époux, parents, amis ou amants, citoyens, si peu disponibles à l’essentiel ; mortels, enfin, sans doute incapables de s’oublier entièrement comme tels. Perdre son temps ou en manquer, nous le savons, ce serait, c’est perdre ou manquer un peu ou beaucoup sa vie, tout simplement. Et ce le serait en manquant ce qui se présente à nous, dans sa contingence fugace, comme occasions d’un essentiel énigmatique et pluriel, appelant un accueil approprié. Cette identité brutale entre le temps, la vie et finalement soi-même, cet entrelacs interrogatif de l’action et de l’événement incertain qui la sollicite pour pouvoir advenir, cette avancée en eux, en nous, de la réussite ou de l’échec, de l’essentiel, du nécessaire et du dérisoire, cette ombre de la mort enfin en tout instant — tout cela nous rappelle d’abord que le temps n’est en rien objet ou milieu extérieur : il est notre chair même, il est nous-mêmes — mais nous-mêmes se révélant de façon étrange, ironique et dramatique : nous-mêmes comme l’expérience continue d’un saisir et d’un trouver, d’un se saisir et se trouver qui sont toujours-déjà en même temps à la frontière du (se) manquer et du (se) perdre.
6Sans doute tient-on ici la racine de l’image tellement prégnante du temps qui coule ou qui passe. La vérité de cette image, ce n’est bien sûr pas que le temps soit, quelque part hors de nous, un quelque chose en déplacement de l’avenir vers le passé ; ni même avant tout la mutation constante du possible en irrévocable. C’est bien plutôt que nous sommes nous-mêmes un passage, un transiter, que cela nous constitue de part en part pour ce que nous sommes — que notre existence n’est que son déploiement continué. Avoir expérience, pour nous, c’est ainsi transiter ou passer ; et les passants que nous sommes se demandent donc les uns aux autres comment ils vont.
7On me permettra, pour expliciter cela, le rappel sommaire de quelques thèses très élémentaires de la phénoménologie du temps — dans une ligne aussi bien hégélienne7 qu’husserlienne8. Si notre expérience est, en sa totalité, un « passer », c’est que, si nous étions pleinement présents à quoi que ce soit, alors, nous confondant avec ce moment ou ce fragment de présence, nous nous perdrions en lui, et ne lui serions tout simplement pas présents du tout. Disons les choses autrement. Le temps, chair ou tissu de notre expérience, est un procès continu de différenciation : il est le milieu d’une présence — de soi, du monde, des autres — qui est en même temps distancement et différenciation continuels. Une expérience pleinement identique à elle-même est impensable, elle ne serait pas expérience. La temporalisation qui nous transit consiste au contraire à ouvrir toute présence, tout présent sur autre chose qu’eux-mêmes, à ménager ainsi la distance qui est du même coup, et l’un par l’autre, absentement et présentification. Présentification et différenciation sont une et la même chose, si on peut appeler « chose » la condition de constitution de toute expérience. La temporalisation est ainsi empiètement structurel de l’acquis et de l’excédent, et par là l’expérience à la fois d’une grâce et d’un pâtir permanents, qui définissent ce qui s’appelle précisément expérience et existence. Elle est cette dialectique absolument originaire qui ne nous met aux choses et à nous-mêmes qu’en nous en dégageant, et qui, pour constituer l’actuel, le pétrit de virtuel, de sorte que rien ne se donne à nous qu’en s’échappant ; ou encore, de sorte que ce qui n’est pas présent est radicalement constitutif de la densité même du présent.
8On admettra alors qu’il n’y ait rien de gratuitement grandiloquent à, d’entrée de jeu, évoquer la mort au seuil d’une réflexion sur le temps. La mort, nous le savons obscurément (et le réaliser est sans doute le commencement, rare, de la sagesse), la mort n’est pas d’abord l’arrêt de la temporalisation que nous sommes. Certes, elle transforme la succession indéfinie des vécus en l’histoire durable et finie d’une vie ; mais surtout, elle est toujours-déjà actuellement constitutive de toute temporalisation humaine, en tant que celle-ci est partant elle-même un transiter, une venue en présence qui est en même temps, et pour l’être, un absentement. Car de cet absentement, la mortalité — la conscience de la mort qui fait de nous, et de nous seuls sur cette terre, les mortels — est le symbole efficace : d’avance, elle dégage notre expérience du pur engloutissement permanent dans le vécu pour nous y rendre présents comme à un moment de possible. Voir cela, c’est comprendre que, pour avoir expérience, il nous faut, non pas du temps, mais temporaliser, pétrir d’absence le présent. La temporalisation nous échoit ainsi comme la finitude même, c’est-à-dire comme notre mise — « en porte-à-vrai »9 — à une altérité, celle de l’expérience, jamais totalement récupérable ; elle est à la fois notre engagement originaire par et dans l’expérience, et l’impossibilité d’une expérience achevée, totalisée sans reste.
9Le jeu de cette présentification/différenciation, j’ai dit en commençant qu’il était étrange, ironique, dramatique. Ironique, d’abord, parce qu’il est l’empiètement du se présenter et du s’échapper, du saisir et du manquer, du (se) gagner et du (se) perdre. (Rien, sans doute, ne témoigne mieux que la pratique analytique de ce jeu de réversibilité, où on ne se gagne qu’en se perdant, où on ne trouve vraiment que ce qu’on abandonne.) Mais ce jeu est ironique, en un autre sens encore — étymologique, cette fois — parce que ce chiasme originaire ne structure notre expérience qu’en la marquant d’une interrogation ou d’une problématicité décisives, et qu’il engage ainsi, dans notre possible façon de le gérer, le drame du temps — ou la temporalisation comme une dramatique. Cette problématicité tient au fond à la question suivante : à ce jeu de la présence et de l’absence, qui gagne en fin de compte — et comment ? Contre toutes les réponses prématurées, il faut résister à effacer aucune des deux dimensions (dont Héraclite et Parménide restent les symboles) qui ensemble constituent le paradoxe et le défi. D’un côté, la temporalisation est la dispersion de la présence, son continuel effacement, sa mise en échec par l’impossibilité d’une saisie stable, d’une plénitude sans fractures10. Toujours-déjà, nous sommes ailleurs, et les choses sont autres : « la vraie vie est absente, et nous ne sommes pas au monde » — ni à nous-mêmes. Et pourtant, et en même temps, cet absentement n’est pas total, puisque nous le vivons comme tel : puisque, donc, nous nous approprions toujours cette dispersion dans une synthèse, aussi fragile qu’elle soit. Sans celle-ci, nous ne parlerions ni d’aucune réalité ressaisie dans son identité au-delà de sa constante différenciation en aspects successivement expérimentés (c’est l’affirmation première de la pensée platonicienne), ni bien sûr de la fuite du temps, puisqu’en parler comme telle suppose déjà le rassemblement des instants dans une liaison. Il faut donc dire que cette synthèse est tout autant constitutive de la temporalisation originaire que ne l’est la dispersion des moments : c’est ce qui fait dire à Hegel que « le temps est le concept lui-même », en tant que synthèse des moments particuliers du réel, et c’est aussi, on le sait, un des apports majeurs de la pensée kantienne, telle que Heidegger nous a permis de la lire11. Lorsque Kant montre que les catégories (du jugement, c’est-à-dire de la compréhension) font appel à des schèmes de liaison temporelle, déployés par l’imagination productrice, il dit ainsi deux choses décisives. D’abord, que ce qui fait de notre expérience celle d’un monde, c’est son accueil selon de multiples figurations synthétisantes de la pure dispersion temporelle. Ensuite, que cet accueil, aussi réceptif soit-il, est pourtant acte de créativité — peut-être le mot juste serait-il celui d’herméneutique inventive. En prolongeant cette perspective kantienne, on pourrait alors avancer ceci : le temps et l’expérience se constituent au croisement de la pure (et impensable) occurrence donnée, factuelle, et de l’intervention par laquelle une subjectivité s’y pose et, ainsi, la temporalise ; subjectivité transcendantale chez Kant, Dasein anticipant sa mort chez le premier Heidegger, sujet de l’énonciation pour Hegel comme pour une réflexion instruite par la linguistique12 ou la psychanalyse13.
10Ainsi donc, une double dialectique superposée de présentification et d’absentement, de synthèse et de dispersion, structure de façon élémentaire la temporalisation finie qu’est l’existence humaine14. Notre question initiale peut alors se reformuler de la façon suivante : perdre son temps, ne serait-ce pas manquer à cette dialectique, chercher à échapper à la tension et au mouvement qu’elle structure, fuir, en fin de compte, la finitude elle-même qui est le jeu constant de l’acquis et de la visée de ce qui l’excède ? Mais comment temporaliser de façon sensée ?
II. La temporalisation pratique
11Pour élaborer cette question, nous repartirons de Kant, mais en marquant à présent la limite de son apport à la compréhension du temps. Cette limite tient à la perspective étroitement théorétique dans laquelle il déploie l’analyse à laquelle nous venons de nous référer : les schèmes temporalisants n’ont dans la Critique de la raison pure qu’une fonction transcendantale au sens étroit — c’est-à-dire qu’ils structurent l’appréhension des objets de connaissance. Mais l’expérience n’est pas seulement, ni même essentiellement, théorétique : c’est Kant lui-même qui nous le dit ; la raison elle-même est ultimement pratique. Ce qu’il nous faut donc chercher à percevoir, ce sont les schèmes de ce que l’on pourrait appeler la temporalisation pratique. Et dans cette recherche, il nous faut tenir compte de la mise au point, par Husserl et Merleau-Ponty, de l’idée d’une synthèse temporalisante : cette synthèse ne peut être de l’ordre d’une vue portée, de l’extérieur, sur le temps ; la conscience du temps ne serait alors pas elle-même temporelle. La synthèse est plutôt de l’ordre d’un échange vivant, c’est-à-dire pratique, entre les horizons constitutifs du champ de présentification. Pour désigner ces horizons, on pourrait, plutôt que de parler de passé et d’avenir, faire appel à la façon dont R. Koselleck15 les caractérise, d’une part, comme espace d’expérience, d’autre part, comme horizon d’attente : c’est leur jeu proprement dialectique, de situation et de projection, d’acquis et d’excédent, qui est la temporalisation.
12Pour approcher de plus près les figures concrètes de cette temporalisation vivante, on pourrait à présent faire appel à la très fine pensée d’Hannah Arendt, qui développe de façon originale un des axes centraux de Sein und Zeit.
13Rappelons d’abord, au risque de la caricature, qu’en des pages qui sont parmi les plus complexes de son opus magnum, Heidegger avait noué l’une à l’autre trois problématiques : celle du Dasein authentique, celle de l’identité individuelle, celle de la temporalisation mortelle enfin. Leur entrelacs peut grossièrement s’énoncer de la façon suivante : ce n’est qu’en anticipant résolument sa mort, en tant que possibilité et possibilisation fondamentale et radicalement propre, que l’individu accède à une existence « authentique », c’est-à-dire (selon les deux connotations du mot Eigentlich) à la fois véritablement propre et fidèle à sa condition d’existant, d’être en charge radicale de soi. Sans nous attarder sur les arrières-fonds ou les implications de cette thèse heideggérienne, on suggérera ici d’en retenir simplement la corrélation qu’elle établit entre un mode particulier et pratique de temporalisation (l’anticipation résolue de la mort) et une qualité déterminée d’expérience (l’authenticité). C’est ce genre de corrélation qui nous retiendra désormais.
14L’intérêt de la pensée d’Hannah Arendt tient, me semble-t-il, à ce qu’elle prolonge ce thème tout en s’émancipant de certains éléments du contexte de la pensée développée par Sein und Zeit. De façon rapide, on pourrait dire d’abord qu’elle échappe à l’alternative dualisante entre authenticité et inauthenticité, et qu’elle le fait en changeant d’univers de référence. Certes, comme Heidegger, elle interroge l’aventure de la modernité et ses menaces de nihilisme. Mais ce qui nourrit sa méditation n’est plus le souci lancinant d’une individualité rendue à son elle-même, comme c’est le cas de tous les post-hégéliens — de Kierkegaard à Nietzsche et au Heidegger de Sein und Zeit ; c’est, très différemment, le vieux souci d’une vie sensée, qui court d’Aristote à Hegel et dont, on le sait, elle cherche l’armature dans certaines articulations décisives de la pensée grecque de l’action.
15Or, aux yeux d’Arendt le défi le plus radical lancé par la modernité à la confiance dans la possibilité d’une vie sensée, c’est l’événement totalitaire ; l’analyse qu’elle en mène donc le reconduit à une thèse fondamentale, qui est la malléabilité radicale de l’humain16. Or, cette thèse est corrélative d’une idéologie et d’une pratique de la temporalité comme pur et simple mouvement, historique et/ou naturel, dissolvant toute stabilité dans un changement sans limite ; ce qui implique, en particulier, l’élimination de toute tradition comme de toute stabilisation institutionnelle. C’est pour chercher une base de résistance à cette temporalité de pure errance (qui n’est pas sans rappeler certaines thèses sophistiques et, évidemment, nietzschéennes) qu’Arendt en est venue à analyser « la condition humaine » dans ses structures durables. Or, comme le souligne Ricœur dans la Préface qu’il a donnée à la traduction française du maître-livre d’Arendt, ces structures elles-mêmes sont précisément des modes différenciés de temporalisation. Elles ont en commun d’affronter le paradoxe de fond de cette condition humaine qui est celle d’êtres à la fois périssables et, parce que pensants, ouverts sur l’éternité — disons sommairement : sur le non-éphémère. Mais cette ouverture, c’est en mortels qu’ils l’explorent ; elle prend alors la forme de tentatives pour « conférer l’immortalité à des choses périssables »17.
16On sait qu’Arendt schématise ces modes de temporalisation pratique selon trois registres majeurs. Dans le travail, la temporalité typique est celle de la vie biologique, caractérisée par la répétitivité cyclique du besoin et de la satisfaction : à chaque jour sa peine et sa satisfaction, sans que rien de tout cela ne dure jusqu’au lendemain. Dans l’œuvre, l’éphémère de la production consommatoire fait place à la durabilité de l’usage et des objets d’usage ; ceux-ci constituent un monde habitable, où trouve à s’inscrire la trajectoire d’une vie, avec sa durée propre, toute différente du simple passage biologique et laborieux. Dans cet espace peut enfin surgir l’événement de l’initiative par quoi les sujets se manifestent les uns aux autres dans l’action qui fait histoire — qui peut faire histoire, faut-il dire, car sa marque est la fragilité. C’est cette fragilité que pallient à la fois le récit et la mémoire, l’institution de l’espace politique, la promesse et le pardon.
17Mon propos n’est pas d’explorer les ressources de cette grande pensée, ni de réfléchir à ses ambiguïtés. Pour mon propos, je me bornerai à en souligner trois enseignements. D’abord : la temporalisation est l’affrontement des mortels au pur éphémère ; ensuite : vivante, mondaine, historique, la temporalisation humaine est plurielle ; enfin : chacune de ses modalités est corrélée à un étayage décisif : celui des rythmes biologiques, celui de la stabilité des choses, celui de la durée des institutions, de la mémoire racontée, de la promesse et du pardon. Vient alors une question : par rapport à cette structure complexe de ce qu’on pourrait appeler la temporalisation pratique fondamentale, comment situer la modernité ?
18Ce qui en décide est, selon le Husserl de la Krisis — et Arendt le suit ici au moins autant qu’elle ne médite Heidegger — le triomphe de la science calculatrice du réel, un réel lui-même envisagé, en son fond, comme purement processuel. On remarquera que s’efface alors d’un seul coup le triple étayage de temporalisation que je viens d’évoquer : car l’ontologie processuelle sous-jacente à la science moderne implique, et pour longtemps, une temporalité aussi abstraitement homogène et mécaniciste que l’est la spatialité galiléenne ; hors de l’enchaînement immédiat des causes et des effets, elle ne connaît guère de rythmes (par exemple celui de la maturation), ni, à part celle de ses lois structurantes, de stabilité (mais seulement des effets de système provisoires). Mais la thèse la plus connue du livre d’Arendt est que, sous cette ontologie processuelle, la modernité en vient à se caractériser par la prévalence surdéterminante de la catégorie de travail. Cette prééminence du processus transformateur et consommatoire engendre un animal laborans à la fois privé de monde, rejeté sur un soi abstrait, et rivé à la simple vie, et elle brouille la différence de l’économique et du politique. Pour notre propos, ce qui nous retiendra, et sur quoi Arendt insiste étonnamment peu, c’est que le règne moderne du travail, avec le caractère essentiellement répétitif et éphémère de sa temporalité, peut s’interpréter comme le milieu de l’accélération du temps.
III. La souffrance banale : la presse, le dépassement, le temps « réel »
19Je voudrais, pour saisir cette accélération, commencer par rendre justice, autant qu’il se peut, à ces choses banales que chacun va disant et répétant : que notre souffrance et notre malheur, d’abord et avant tout, c’est le manque de temps, par quoi notre vie nous échappe dans le moment même où elle nous emporte. Cette plainte universelle de la modernité avancée, que j’évoquais au début de ces pages, diffère entièrement de l’antique conscience qu’ont pu avoir les humains de leur mortalité ; elle résonne donc comme un défi inédit adressé au désir de sagesse. Je voudrais la prendre au sérieux à ce titre, et d’abord au ras de l’expérience quotidienne. Elle y présente des visages multiples ; j’en distinguerais trois, en les enchaînant.
20Le premier, le plus famillier, est celui de l’empressement ou, plus justement, de la presse18 qui soumet presque chacun de nous a un harcèlement continu, à la violence que subissent les légumes et le cheptel qu’on dit très significativement forcés. L’accélération des cadences, qui a fait les beaux jours des mouvements ouvriers, s’est intégrée à la loi désormais universelle de l’accroissement de la performance19 et de la compétitivité, en tous domaines ; comment arriver à faire ainsi tout ce qui est possible et donc requis de nous, et d’abord par nous-mêmes, que ce soit au travail ou au loisir, dans la vie privée ou publique ? La presse a des formes bénignes : la plus courante est peut être celle de l’encombrement, fruit de la civilisation d’abondance. Encombrement par l’accroissement des choses disponibles, qui réclament impérativement qu’on s’en occupe, de toutes les façons possibles — pour les acquérir, les consommer, en user, les entretenir ; encombrement, dès lors, par les activités qui se multiplient autour de ces choses, jusqu’à donner aux temps de loisir (objets d’une industrie...) un rythme aussi frénétique et épuisant que ceux de travail ; encombrement, en particulier, par toutes les formes de « communication », des médias au téléphone portable, aux bibliothèques vidéo et à Internet, et qui font des écrans cathodiques d’innombrables aspirateurs à temps, plus insatiables qu’aucun des ogres imaginés par nos ancêtres. Mais, à une autre échelle et sous un autre angle, plus tragique, le temps de la presse, c’est aussi le temps brisé de ceux dont l’histoire et la culture, personnelles ou collectives, se trouvent disloquées par l’avalanche des innovations impossibles à assumer et par les recyclages ou les modernisations à marche forcée : les paysans de toute la planète seraient ici des exemples privilégiés.
21Ce qui nourrit et relance cette presse, c’est donc l’expérience constante du dépassement par l’irruption et l’injonction d’objets et de possibles encore peu ou pas apprivoisés. C’est ce dépassement permanent qui me rend incapable d’utiliser de façon optimale (à plein rendement) le nouvel ordinateur (en fait, il est déjà obsolète) qu’un service technique plein d’une bienveillance ironique vient d’installer dans mon bureau ; c’est le même dépassement qui rend d’avance dérisoire la lecture du livre que j’entame, puisqu’à la rentrée la promotion éditoriale d’un autre auteur aura défini la problématique alors en vigueur, et qui permet à un ministre, pour justifier la transformation d’une loi, de signaler sans plus qu’elle date d’une trentaine d’années (et que dire, alors, de l’attardement à une fidélité conjugale quasiment néolithique ?). On voit que le dépassement n’est pas seulement une expérience factuelle ; c’est bien plus fondamentale ment l’injonction normative exercée par un critère axiologique décisif en modernité (au point de lui donner son nom), le critère de nouveauté, qui a ceci de remarquable qu’il invalide d’avance, et par définition, tout ce qui se fait, se vit ou se pense.
22Il est important de noter que l’unification de la planète concourt lourdement à ce phénomène du dépassement : car des cultures différentes, issues et porteuses d’histoires propres, avec leurs rythmes particuliers, se trouvent brutalement mises en contact les unes avec les autres ; ce choc et ce mixage des cultures et des temporalités disloquent, en chacune, la dynamique d’intégration20 par remémoration et projection qui permet à leurs membres de se situer dans un temps propre ; chacun se trouve alors dépassé par l’irruption massive des altérités ; la catastrophique collision de l’Europe et des Amériques, au moment des grandes découvertes, est sans doute le prototype de ce processus qui ne cesse de se poursuivre (en particulier via la mondialisation technique et médiatique).
23Il existe alors une forme extrême du dépassement, sur laquelle je voudrais insister : c’est celle qui détermine le temps de ceux qui sont rejetés du cours de la presse, comme des cailloux par un torrent. Ce temps vide, parce qu’entièrement dépassé, c’est celui des exclus ou des largués (comme on largue un lest encombrant, pour accélérer le système ainsi dégraissé) — à qui le temps (trop) plein manque, de sorte qu’ils ont trop de temps — un temps insignifiant, qu’il faut alors meubler, selon les cas, de contraintes administratives interminables et pressantes, de mini-football, de télévision ou, tout simplement, de la patience désespérée du tiers-monde qui regarde passer le train de la mondialisation modernisante. La société duale est dans ce partage entre deux formes inverses de temps manquant.
24Enfin, la presse, et le dépassement trouvent peut-être leur ressort dans l’exigence de simultanéité ou d’immédiateté, souvent invoquée sous le nom d’urgence21, qui rend intolérable le délai entre une commande et sa livraison, l’envoi d’un message et son arrivée à destination, entre une plainte et son soulagement, un apprentissage et une compétence, une crise et sa résolution, une demande et sa satisfaction, finalement un possible et son actualisation. La mutation récente du rythme des liens affectifs en témoigne assez : il est désormais normal qu’un flirt se mue immédiatement en cohabitation, et que celle-ci — mariage ou pas — soit d’avance envisagée comme provisoire face à une crise un tant soit peu durable. Cette fragilité, voire cette volatilité croissante du lien22, dans la modernité avancée, me semblent un indice significatif de la difficulté, voire de l’illégitimité instituée de la patience, et du peu de sens de la durée dans notre culture. Comment, alors, ne pas prendre notre langage au sérieux lorsqu’il qualifie de « temps réel » cette immédiateté exclusive du délai et du cheminement, de la maturation et de la patience résolue23 ? Mais comment, aussi, ne pas voir que ce temps « réel » de l’immédiateté est fantasmatique, et même contradictoire — parce qu’en vérité détemporalisé ? Il cherche désespérément à échapper à la dialectique de l’actuel et de ce qui l’excède qui signe la finitude. Exclusif de la tension constitutive du désir24, ce non-temps n’est donc « réel » que pour l’imaginaire, et ne peut être que l’objet d’une demande (au sens que Lacan donne à ce mot) toujours frustrée, qui pourtant pèse sur le temps effectif pour le dénoncer : alors se boucle la figure de ce temps de malheur, de ce malheur du temps, écartelé entre une immédiateté impossible et un empressement jamais assez pressé.
25Peut-être trouvera-t-on ces lignes insignifiantes par exagération. Je me bornerai à invoquer deux témoignages, tous deux choisis dans le registre de l’art, où une époque se signifie — et se trahit. Le premier exemple est banal à souhait : il concerne le cinéma. Chacun de nous sait que l’âge d’un film se trahit, presque toujours, à son rythme : chacun peut ainsi vérifier qu’un thriller des années 60 se déroule, aux yeux d’un spectateur actuel, au rythme d’un roman de Proust. L’autre exemple, plus décisif, concerne la musique, dont Platon faisait, après la gymnastique, le moment élémentaire et décisif de l’éducation à la vie sensée. Son histoire longue montrerait, en Occident, une mutation progressive, d’abord, du rapport entre mélodie, harmonie et rythme, avec une prévalence et une dramatisation progressive du dernier (qu’on écoute Beethoven après Mozart et Haydn), jusqu’à sa dislocation chaotique dans la musique savante contemporaine et, pour la musique populaire, sa simplification et son accélération paroxystiques, jusqu’à sa réduction à une pure pulsation frénétique. Si, comme le pensait Platon, notre musique est notre éducatrice, il y a là de quoi réfléchir.
IV. Les temporalités modernes d’infrastructure : l’utopie et la crise, la techno-science, l’économie, le réinvestissement
26Ces indications sommaires suffiront, je l’espère, pour une première approche de l’accélération du temps. J’en rassemblerais l’acquis sous l’idée suivante : l’accélération du temps, c’est la pression croissante sur le présent des possibles, et surtout des possibles inédits, imprévisibles, inapprivoisés, donc finalement aléatoires et sauvages ; c’est, du même coup, l’exigence urgente et la tentative pressante d’une actualisation immédiate et sans reste de ces possibles. Cet effort tendrait donc à échapper à ce qui semble bien structurer la temporalisation finie qui est la nôtre : une dialectique inachevable de présence et d’absence, une tension maintenue entre l’acquis et l’excédent, qui ne peuvent s’identifier sans que s’abolisse la temporalisation elle-même. L’accélération du temps, selon la lecture que j’en propose donc, ce serait la forme paradoxale d’un désir d’échapper à la finitude du temps humain. Mais il faut comprendre comment cela est devenu une part de notre destin. L’entreprise est ambitieuse à l’excès : on me permettra de tenter une esquisse, à mes risques et périls.
De l’eschatologie à l’utopie : le temps de la crise
27Je ne ferai qu’évoquer ici l’arrière-fond de ce destin moderne, qui est son origine judéo-chrétienne. Sans opposer un temps biblique — linéaire ou historique — à un temps grec soi-disant cyclique ou de destin, on doit reconnaître l’originalité d’une perspective qui envisage le temps comme une histoire en tension vers son accomplissement. Le caractère propre du temps biblique, c’est donc sans doute moins la linéarité que la tension eschatologique, qui articule présent et avenir (inaccompli et accompli, selon la structure des temps verbaux sémitiques) dans une relation dynamique d’anticipation réciproque, et sous le signe d’un accomplissement qui est en même temps maturation achevée et, en raison de sa plénitude, rupture ou originalité : ainsi, le temps de l’histoire s’appuyerait à son accomplissement dans le temps de l’éternité25. Jean Ladrière définit donc la tension eschatologique comme « une certaine forme de temps historique, qui est certes un temps ouvert, disponible pour l’action et pour les initiatives de la liberté, non toutefois sur un futur indéfini mais sur un futur polarisé par la présence en lui, déjà advenante et cependant toujours à venir, d’une figure ultime à partir de laquelle vient à l’action présente son sens à la fois le plus secret et le plus authentique »26 ; il a montré de façon convaincante27 que cette tension eschatologique était commune à la conscience biblique et à la conscience moderne, en particulier comme projet de raison, théorique et pratique : il précise ainsi la thèse bien connue selon laquelle l’idée moderne de progrès est une version sécularisée de l’idée théologique d’eschatologie.
28Mais cela ne suffit pas, me semble-t-il, à rendre compte de ce qui fait virer la tension eschatologique en accélération du temps, et le progrès en pur et simple règne du changement — comme nous croyons pouvoir le constater. Dans cette perspective, ce qu’il faudrait examiner ici est cet autre schème de temporalisation qu’est l’utopie. En un sens, l’utopie est proche de l’eschatologie ; comme elle, elle discerne dans Factuel les germes d’un avenir d’accomplissement. Mais on pourrait dire, sommairement, qu’une double différence d’accent les met en contraste. D’abord, alors que l’eschatologie peut s’appuyer sur une puissance de maturation immanente à la temporalité naturelle elle-même (comme cela semble bien encore le cas chez Hegel et chez Marx), l’utopie fait appel à la seule action pour actualiser des possibles qui, sans cette décision à l’action, avorteraient. Une seconde différence, plus décisive à mon sens, contraste alors eschatologie et utopie : alors que la première peut s’entendre sous le signe de la promesse d’un avenir dont le présent est gros, la seconde résonne sur le mode de la subversion et de la dénonciation du présent au nom de l’avenir qu’il contredit et retarde. On voit le basculement : il est moins d’une primauté du présent ou du passé à celle de l’avenir, que d’un type d’articulation à l’autre entre les horizons temporels — espace d’expérience et horizon d’attente : d’une dialectique d’anticipation réciproque à une étrangèreté, voire à une contradiction structurelle entre ces polarités toutes deux constitutives du temps. Et cette mutation implique une puissance inédite d’injonction urgente adressée à l’action, toujours convaincue de retard sur le possible qu’elle est requise de faire advenir.
29Il resterait à montrer que l’affirmation progressive de la modernité peut se lire comme une prévalence croissante de la temporalisation utopique. La thèse qu’on suggèrera ici est la suivante : cette croissance de l’utopie va jusqu’à une subversion permanente du présent par l’avenir, de sorte que s’installe une dissociation presque complète entre espace d’expérience et horizon d’attente, et donc une véritable dislocation de la temporalisation. Cette dislocation caractérise une figure temporelle qui est celle de la crise — une crise qui, nous ne le savons que trop, est devenue permanente et généralisée28. De cette dissociation témoigneraient, d’un côté, des phénomènes comme l’invalidation croissante de toute tradition, la fragilisation des durabilités instituées (donc des institutions autres que purement instrumentales, auxquelles sont appelées à se substituer de pures procédures), la rupture de la capacité de transmission intergénérationnelle qui mine en particulier nos systèmes éducatifs, la disqualification d’avance de tout présent. Mais surtout, et de l’autre côté, ce qui surgirait de cette radicalisation de l’utopie, ce serait le caractère désormais indistinct, infigurable et donc aléatoire de l’avenir (à partir de quel espace d’expérience pourrait-on déterminer ce qui contredit passé et présent ?), c’est-à-dire au fond la crise des possibilités d’orientation déterminée vers lui. L’ouverture résolue à l’avenir prend alors la figure paradoxale de l’exposition au pur et simple changement permanent. L’avenir déjà dans le présent et contre lui, ce ne peut être que le changement constant — c’est-à-dire un présent qui est sa propre abolition permanente. Telle est sans doute la limite paroxystique de cette accélération du temps qui est notre gloire — comme émancipation créatrice — et notre souffrance — comme pur pâtir du changement : « la crise est une pathologie du procès de temporalisation de l’histoire : elle consiste dans une dysfonction du rapport normalement tendu entre horizon d’attente et espace d’expérience ».29
30Ce schème, il faut en souligner le caractère paradoxal — ou, dans une tonalité postmoderne qui est ici à sa place, son caractère ironique. Car s’il paraît d’abord sacrifier passé et présent à l’avenir, il tend à sacrifier pour finir cet avenir lui-même. Car, d’abord, cet avenir, ironiquement, ne sera que semblable au présent — à savoir : nouveau30. Ensuite et surtout, privé de son appui d’anticipation et d’évaluation à partir d’un espace d’expérience, l’horizon d’attente lui-même se vide d’abord de toute détermination pensable, pour s’effacer au profit de l’indistinction du simple changement — qui est l’avenir sans qualité, pourrait-on dire. Cette paradoxale disqualification d’un avenir pourtant souverain semble bien confirmée, non seulement par tous les mouvements néo-et rétro-qui parcourent la postmodernité, de sorte qu’avant-garde et reconstitution ou réaction en viennent à se confondre, mais aussi par l’érosion de l’idée/idéal de progrès, et banalement par l’effacement du long terme au profit du court terme. Ce dernier phénomène détermine par exemple profondément et dramatiquement un système socio-économique et industriel à la fois arc-bouté sur la croissance et intrinsèquement déséquilibré par une crise de l’avenir qui lui fait maintenir des taux d’intérêts excessifs31, fermer ses portes aux jeunes générations, et dévorer les ressources d’un développement durable.
31Mais il faudrait donner crédit à cette analyse. A nouveau, je prendrais le risque de notations schématiques, en envisageant trois domaines majeurs de notre culture : la techno-science, l’économie, enfin et très sommairement l’éthico-politique. Je voudrais donc suggérer que la crise contemporaine de la temporalité n’est ni un hasard ni un phénomène passager, mais l’effet des logiques lourdes constitutives de ces trois registres d’expérience dans leurs formes typiquement modernes.
La techno-science et le temps de l’innovation
32L’essence de la science moderne reste souvent énigmatique. Un des grands apports de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne est d’avoir remis en cause la vulgate positiviste, et d’avoir attiré l’attention sur ce qui se joue d’assez décisif chez Galilée pour que Descartes ou Hobbes y voient l’exigence de philosophies entièrement nouvelles. Avec le remarquable analyste qu’est Ladrière32, on proposera de caractériser l’originalité de cette science par deux traits constitutifs, d’ordre proprement normatif : elle est opératoire et, surtout, expansive. Opératoire d’abord — c’est son caractère mathématique, et c’est ce qui la lie de façon essentielle à la technique. Penser scientifiquement, c’est figurer le réel comme un processus articulé mathématiquement (c’est la modélisation, génialement analysée par Descartes dans les Regulae ad directionem ingenii33 ; l’énoncé de ses structures prend donc la forme d’opérations intellectuelles (systématisées en équations) — qui elles-mêmes schématisent des opérations matérielles possibles. La vérité du réel, c’est alors sa praticabilité technique, et cela s’énonce banalement : est vrai ce qui est expérimentalement vérifiable. Penser (le vrai) s’identifie alors à schématiser le faire (technique), et faire à intervenir dans des processus : voilà l’homo laborans d’Arendt. Le temps de la science moderne est alors celui du processus et de l’opération. Par ailleurs, dans cette perspective, le critère ultime de scientificité, souligné en particulier par Karl Popper34, est la possiblité de réintégrer les résultats de la pensée dans un processus indéfini d’avancée de cette même pensée : une théorie n’est scientifique, au fond, que si elle est provisoire, susceptible soit d’infirmation, soit d’une confirmation qui en fera l’élément potentiel d’une théorisation nouvelle. Ce critère de fécondité, c’est-à-dire de productivité théorique, montre que tout état de la science n’est qu’une actualisation provisoire de ce qui est sans doute l’essence même de cette science : un processus indéfiniment expansif de recherche, bien plus qu’une prétention au savoir. D’ailleurs, faute de satisfaire à ce critère de fécondité, une théorie relève, selon Popper, de quelque chose comme l’intuition métaphysique stérile : n’est scientifique que ce qui relance le développement scientifique lui-même.
33Cette logique normative, comme de juste, s’étend à l’effectuation technique des théories : une technique est alors moins essentiellement un résultat qu’un moyen pour le développement d’une technique ultérieure. On comprend alors que, comme le remarquait très simplement et très profondément Ellul, la loi immanente de la technique moderne stipule que « tout ce qui est possible doit être réalisé », c’est-à-dire aussi bien que tout n’est qu’un moyen au service d’autres possibilités35 — et ainsi que doit s’abolir la distance entre l’effectif et le virtuel. La temporalité de la techno-science est celle de l’innovation s’auto-engendrant constamment ; on comprend alors que l’époque moderne se soit précisément donné ce nom, qui signifie : innovation ; et on comprend aussi pourquoi Descartes, l’œil rivé sur l’événement galiléen, s’assigne sans cesse pour tâche de planifier d’avance et de produire « des inventions ».
34Il faut ajouter un dernier trait à cette temporalisation de la techno-science : c’est le caractère abstrait de son rythme — abstrait par rapport aux rythmes naturels de l’expérience humaine, c’est-à-dire par rapport au temps propre du « monde de la vie », et en particulier par rapport aux rythmes corporels. Les célèbres analyses husserliennes36 de la rupture constitutive entre science moderne et Lebenswelt justifient ici un des leitmotive les plus triviaux de la modernisation vécue : la dénonciation du divorce entre la temporalité technique, celle des machines, et la temporalité naturelle, c’est-à-dire corporelle. La technique impose son rythme, celui des opérations algorythmiques matérialisées, à l’organisme humain, musculaire d’abord, nerveux ensuite ; c’est une des formes les plus courantes de la presse — et de sa souffrance. A terme (et nous y sommes), le rythme technique s’émancipe intégralement des rythmes naturels : le cœur d’une grande ville moderne ne connaît ni saisons, ni heures — sinon digitalisées : la luminosité (non pas la lumière !) y est presqu’équivalente à midi ou à minuit, le paysage ne diffère pas entre juin et décembre, sinon par les enseignes commerciales (la quinzaine du blanc, la saison des soldes...) et le cycle des démolitions/reconstructions. De cette volatilisation technique des rythmes naturels les plus élémentaires, les plus structurants, témoignent sous forme hyperbolique certaines formes aberrantes (les exemples existent) de la procréation médicalement assistée : un embryon peut être produit (on n’ose dire : conçu) à partir de spermatozoïdes et d’ovules de « géniteurs » morts depuis longtemps, puis maintenu en congélation pendant un temps indéfini, enfin porté et mis au monde par sa propre grand-mère ou sa sœur. Le temps de la techno-science n’est pas seulement celui de l’innovation constante : c’est aussi un temps en voie d’émancipation par rapport à tous les rythmes de la finitude humaine — un temps radicalement unzeitmässig.
L’économie et le temps de l’opportunité
35Hors de la tradition marxiste, on a plus rarement noté combien l’économie moderne participe de la mutation de temporalité que j’essaie ici de saisir. Je me limiterai à quelques notations sommaires. Je rappellerai d’abord cette évidence simple, qui est l’interaction de l’économie et de la technique évolutive qu’on vient d’évoquer : ce premier phénomène caractérise l’économie moderne comme un système structurellement dynamique. L’évolution des techniques de production (y compris de production de la demande : c’est le rôle de la publicité et du marketing) et d’échange transforme sans cesse les positions respectives des acteurs économiques, et confère à leur jeu d’anticipation réciproque des comportements une instabilité essentielle. Si le temps de la techno-science est celui de l’innovation, celui de l’économie devient celui des « opportunités » fugaces. Il convient en second lieu de souligner le caractère structurellement anticipatif ou spéculatif de l’économie monétarisée : car les signes monétaires sont, aussi fondamentalement que des opérateurs d’équivalence et d’échange, des opérateurs temporels37, des gages d’opérations économiques passées ou à venir. Et il est alors significatif de noter le passage des monnaies matérielles, encore proches d’une valeur d’usage éventuelle, aux monnaies purement fiduciaires, puis la fin de la convertibilité de ces dernières en valeurs d’échange stables et disponibles (les réserves métalliques, actuellement en voie de liquidation), enfin et surtout l’explosion récente des « produits financiers » complexes (actions classiques, options à terme, options sur des options, etc...) qui constituent autant d’outils sophistiqués d’anticipation. Notre économie fonctionne ainsi au temps spéculatif, de façon absolument originale dans l’histoire — si bien que le pouvoir décisif, dans nos sociétés, est peut-être celui qui s’exerce sur les taux d’intérêts, qui ne sont que les indices d’un calcul sur l’avenir. Enfin, un dernier phénomène est peut-être moins évidemment lié à l’accélération du temps : c’est la généralisation d’une économie de pur marché (ce qu’on appelle la « libéralisation »). On peut penser que, à la faveur en particulier de facteurs techniques et politiques, l’extension spatiale de la sphère des échanges économiques (la « globalisation ») modifie la nature que peuvent avoir ceux-ci dans un cadre local limité. Cette délocalisation offre en effet la possiblité croissante d’opérations économiques purement marchandes, c’est-à-dire émancipées des règles de modération et de réciprocité équilibrée que leur impose, lorsqu’elles sont encloses dans un espace restreint, la fonction socialisante des échanges et le maintien de la confiance réciproque qui en est la base. La mutation d’échelle de l’espace économique concourt donc au divorce entre logique marchande et logique sociale38, entre jeu économique (délocalisé) et décision politique (locale), comme nous le vérifions sans cesse.
36Sur ce triple fond (innovation technique, monétarisation spéculative, émancipation du marché par rapport à la socialité) peut enfin s’affirmer avec une vigueur historiquement inédite le principe de base qui caractérise l’économie moderne, à savoir la norme de maximisation de la marge bénéficiaire. Je me contenterai de rappeler ici que ce qui est pour nous un principe élémentaire de bonne gestion gardait encore, et même pour les fondateurs de la science économique d’il y a à peine deux siècles, sa couleur de vice, sa signification d’avidité insensée — tolérée seulement à la faveur de la foi dans le jeu compensateur de la « main invisible » : private vices, public virtues. L’essentiel pour notre propos est que la légitimation et l’autonomisation récentes de ce principe, à nouveau, interdisent toute stabilité, voire toute prévisibilité, à une pratique économique quelconque : car on peut, et donc on doit toujours et sans limite faire mieux, c’est-à-dire plus (d’argent, non de biens), comme la bourse, les gestionnaires de fonds de placement et les dirigeants de holdings le rappellent durement aux entreprises. L’enjeu, ce n’est pas seulement la pression à la compétitivité, donc à la productivité croissante ; c’est aussi, et surtout, que la libre mobilité des capitaux en quête de rentabilité optimale immédiate signe la livraison de l’avenir à l’imprévisible. Cette dérive est confirmée, a contrario, par les propositions récurrentes d’une taxation des mouvements de capitaux, dont l’effet attendu serait de freiner quelque peu une volatilité qui menace le système économique dans son ensemble : il y a là l’équivalent des demandes de moratoires dans certains domaines d’innovation technologique. Ces propositions ont une valeur essentiellement révélatrice ; elles désignent bien ce qui fait la temporalité économique avancée : l’opportunité pure, à la frontière de l’aléatoire radical que signe une histoire où booms et krachs, croissance et stagnation ou récession, scandent l’opacité de cycles énigmatiques.
La civilisation industrielle et le temps de l’investissement
37Le croisement de la techno-science et de l’économie, c’est la civilisation industrielle. Or, celle-ci se développe globalement selon une temporalisation d’expansion tout-à-fait originale : celle de l’investissement, ou plus exactement du réinvestissement. Ce qui caractérise cette logique est, d’abord, que « tout résultat de l’action, une fois obtenu, n’a d’autre sens que de servir de point d’appui à un dépassement ; sa valeur est annulée au moment même où il est posé, il est seulement comme la « choséification » purement instantanée de l’action »39 ; la logique du réinvestissement est celle de l’éphémère et de la relance constante, qui transforme tout résultat en moyen pour un résultat ultérieur ; nous avons vu qu’elle gouverne aussi bien la science que la technique et l’économie monétarisée et vouée à la rentabilité « marginale ». Mais une autre caractéristique de cette logique temporelle se révèle à un second regard : c’est que l’action qu’elle gouverne n’a alors d’autre finalité décisive que le pur accroissement de sa propre capacité, capacité à la fois indéfinie et indéterminée. Tel est l’horizon d’attente qui aimante la pratique systématique du réinvestissement : un possible indéfini et indéterminé, la pure potentialité (possibilité/puissance), destinée à sacrifier40 à sa propre relance tout résultat acquis, donc toute forme d’effectivité actuelle ; les « bulles spéculatives » de l’économie financière en sont la matérialisation (si l’on peut dire). La logique du réinvestissement, c’est celle d’une fuite en avant qui engloutit le présent dans la poursuite permanente d’un avenir indéterminé, mais plus essentiel et plus pressant que tout présent. Comme le note Lyotard, « nous ne pouvons plus appeler progrès ce développement. Il paraît se poursuivre de lui-même, par une force, une motricité autonome, indépendante de nous. Il ne répond pas aux demandes issues des besoins de l’homme. Au contraire, les entités humaines, individuelles ou sociales, paraissent toujours déstabilisées par les résultats du développement et leurs conséquences. J’entends : non seulement les résultats matériels, mais aussi intellectuels et mentaux. Il faudrait dire que l’humanité est dans la condition de courir après le processus d’accumulation des nouveaux objets de pratique et de pensée »41.
38Courir, non pas après un résultat, mais après un processus d’accumulation, c’est-à-dire après l’expansion en tant que telle, et pour elle-même : c’est donc là une norme structurelle de nos institutions culturelles essentielles, et sans doute le ressort décisif de l’accélération du temps que nous vivons au plus quotidien. Comment, sans remords, manquer à cette expansion, proclamée libératoire (« progressiste »...) depuis bientôt quatre siècles ? Mais aussi, comment s’orienter et se projeter de façon déterminée face à ce surgissement imprévisible ? Voilà l’ironie et le tragique du temps — plutôt : de cette temporalisation affolée qui est la nôtre. Adorno et Horckheimer l’ont bien vu : il y a une dialectique, non seulement de la raison, mais de la temporalisation moderne : nous avons joué de l’advenir des possibles comme d’un levier d’émancipation — mais le dévouement à la poursuite de ces futuribles pour elle-même est en passe de nous ôter tout séjour42 au monde, à nous-mêmes et aux autres.
La liberté : le temps du jeu ?
39Il faudrait enfin chercher, dans le registre éthico-politique, le développement de logiques liées à celles qui norment la techno-science et l’économie modernes43. En prenant plus que jamais le risque d’une esquisse brutale, je voudrais interroger certains traits de l’émergence moderne de la subjectivité, et de sa transcription éthico-politique.
40Le cogito cartésien offre ici un point de départ très significatif. Il suffira de rappeler que, dans sa quête de fondement, Descartes — « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas », selon Péguy, : un pas empressé ? — commence par révoquer, par le doute, à la fois l’expérience sensible et les témoignages reçus : soit, d’un côté, la corporéité mondaine, de l’autre, la participation à une communauté et à une tradition. L’abstraction qui demeure et s’impose alors, c’est un foyer de pure activité propre : le cogito. Cette activité surgit toute armée d’idées innées ; hors sa création intemporelle, elle n’a pas d’autre histoire que, d’un côté, celle de son aliénation passée — de son Moyen-Age, et de l’autre côté, son avenir de créativité, une créativité placée sous la norme d’une « générosité » qui consiste, sans aucune autre détermination, à « faire tout ce qui lui est possible » (de bien)44. Comme la techno-science et l’économie, cette subjectivité se précipite vers l’indéfini d’un avenir qui n’est que sa propre accumulation.
41Bien évidemment, il serait caricatural de réduire à ce squelette l’histoire moderne de la subjectivité, avec ses tensions, ses antinomies et ses bifurcations. Il reste que la part majeure de la modernité, de l’autonomie kantienne à l’émancipation marxienne et à la volonté nietzschéenne, est fascinée par cet idéal normatif d’une subjectivité entendue comme pur principe d’activité. Et aussi bien sur le plan éthique que sur celui de l’institution politique, le souci constant de la modernité est alors de garantir la proximité constante, voire — à la notable exception de Hegel — immédiate de cette subjectivité à elle-même : tel est, en particulier, le souci qui travaille l’éthique et l’histoire des droits de l’homme. L’homme dont il s’agit ici est beaucoup moins l’habitant d’un monde et l’acteur d’une vie qu’une permanente et formelle capacité d’action, c’est-à-dire de création et d’auto-création sans cesse renouvelées.
42Il n’est pas difficile de percevoir que la temporalité d’une telle subjectivité est prête à se laisser capturer par le constant renouvellement des possibles et l’arrachement à toute durabilité qui caractérisent la techno-science et l’économie modernes45 : la liberté se comprend alors d’abord comme liberté négative46, et se définit par sa puissance d’arrachement, toujours à renouveler, au regard de quoi toute situation, tout établissement, toute habitude47 ou toute institution sont autant de menaces d’aliénation ; le premier Sartre célébrait à l’envi cette lutte du projet néantisant contre l’engluement. Il apparaît ici que l’horizon d’attente qui aimante le déploiement de cette subjectivité, c’est le pur exercice, purement formel et indéfiniment croissant, de sa propre créativité (ou, si l’on veut, de son autonomie, ou de son authenticité) ; quant aux institutions sociales et politiques, elles ont alors le choix entre la « révolution permanente » destinée à désamorcer successivement toutes les retombées de cet élan en structures établies (et l’accélération du temps législatif en est peut-être une forme « soft »), et la simple récusation du politique, considéré comme un mal nécessaire, un cadre minimal tout entier ordonné au jeu des libertés individuelles. Le temps de cette subjectivité, serait-ce alors celui du jeu, et son rythme, celui des « coups » par quoi elle témoigne d’elle-même48, dans une fuite en avant qui ne peut connaître de pause, sinon dans la déchéance du conformisme conventionnel ? Nietzsche, encore une fois, semble l’avoir prophétisé : le « grand dragon » à combattre est celui dont les écailles proclament que « toute valeur fut déjà créée » ; une fois révoquée cette inscription dans la durée, l’héritage et la convention collective aliénante, l’enfant-surhomme pourra se livrer au jeu de « la roue qui d’elle-même tourne », au pur et ironique changement qui n’est pas lié par la vection d’un devenir49, à une créativité qui n’est qu’un nouveau visage, paradoxal, du consentement à Anankè — à la nécessité d’un destin qui prend désormais le visage du changement. Ce que la résignation populaire a parfaitement compris : il faut bien vivre avec son temps—et nul n’y peut rien : l’ultime vertu, c’est alors l’adaptabilité.
V. Les menaces du temps accéléré et la durée
43La philosophie ne prêche pas, disait Eric Weil — mais il ajoutait, avec son ironie féroce : elle définit la vie raisonnable. Je conviens volontiers que les analyses qui précèdent cèdent au penchant dénonciateur qui marque tout un pan de la philosophie post-hégélienne, hantée par l’ombre de ce nihilisme qui est le double grimaçant de la modernité. Pour ma défense, j’avancerai la volonté de comprendre, et de comprendre dans sa souffrance d’abord le réel qui est le nôtre ; c’est ce point de départ qui justifie le caractère unilatéral du parcours que j’ai tenté. Dira-t-on alors qu’il faut tenter de reconstruire ? Mais, encore une fois, la philosophie ne prêche pas — et moins que toute autre, oserais-je dire, la philosophie morale, qui connaît par métier la vanité de cet exercice — par ailleurs si commun sous des formes clandestines ou auto-dénégatrices. Je placerai donc les réflexions finales de cet exposé sous le signe d’un aphorisme hégélien. Ce grand amoureux du réel nous avertissait ainsi : « tu ne peux être autrement que ton temps — mais ton temps, tu le seras au mieux ». Comment, encore une fois, temporaliser de façon sensée ?
44Je commencerai par tâcher d’évaluer avec un peu de précision les apories et menaces qui habitent l’accélération du temps, telle que nous l’avons approchée. En contrepoint de ces apories, je suggérerai à chaque fois comment la durée, comme mode original de temporalisation, semble appelée à riposter à ces apories menaçantes. Mais, pour éviter les malentendus, il faut préciser d’entrée de jeu en quel sens on entend ici le concept de durée. Elle n’est pas la permanence stable d’une situation ou d’une pratique ; elle est une forme d’articulation entre les extases du temps, entre l’espace d’expérience et l’horizon d’attente. A l’inverse de leur contradiction ou de leur étrangèreté réciproque, telles que les déploient les temporalités de crise ou d’utopie, la durée est leur mise en continuité, ou plus exactement leur co-appartenance, de sorte que l’expérience actuelle ou acquise trouve de quoi se retrouver dans l’avenir qui la transforme. La durée n’est donc pas le statu quo, mais la continuité d’un mouvement par quoi passé, présent et avenir communiquent structurellement au lieu de se rendre extérieurs les uns aux autres50 : elle est à ce titre la réplique au schisme que l’utopie et la crise infligent à la dialectique temporalisante.
Le changement comme violence
45La première caractéristique de l’accélération du temps, c’est qu’elle constitue à tout le moins une possible, et bien souvent une très réelle violence. C’est le moment de rappeler que l’idée de violence a une connotation temporelle : la violence, c’est en ce sens la soudaineté, la brusquerie, la brutalité. Et ce qui caractérise une soudaineté comme violente au sens évaluatif et éthique du mot, c’est l’impossibilité d’assumer activement ce qui se présente avec cette soudaineté. Impossibilité, parce que le temps manque pour mobiliser ses ressources et intégrer la nouveauté dans la continuité d’un mouvement et d’une histoire propres : on ne peut que la subir ; ce subir, c’est précisément la violence51. Le stress52 des individus et le désarroi des collectivités ainsi violentées par un régime de changements soudains ou constants en sont le signe non équivoque.
46La violence, ici, ce serait donc la difficulté à temporaliser l’événement, à lui ôter ainsi sa massivité immédiate, non-médiatisée, de pur et simple fait s’imposant à l’existence de l’extérieur de son mouvement propre. Cette violence qu’emporte avec elle l’accélération du temps est le symétrique inversé de cette autre violence, celle du passé figé et figeant, contre quoi s’élevait la jeune modernité. L’accent qu’elle mettait sur la futurition et l’innovation voulait rompre avec la factualité du passé qui emprisonnait l’existence et la subjectivité dans la répétition, l’aliénait à un déjà-advenu extérieur. Mais au bout de la futurition systématique s’annonce une nouvelle capture, cette fois par le changement aléatoire, de cette capacité à faire histoire qui est la liberté même.
47Amorçons ici le thème de la durée. En contraste avec la soudaineté de l’aléatoire, la durée s’avance sous la forme moins d’une certaine lenteur que d’un certain rythme qui préserve comme tel le jeu des polarités de la dialectique temporalisante. Il faut pouvoir prendre son temps, c’est-à-dire s’enraciner dans l’acquis d’un espace d’expérience, pour pouvoir sans s’aliéner y intégrer l’altération du changement. Contre la violence de l’accélération, la durée a la forme du rythme qui permet à l’action de se maîtriser elle-même en apprivoisant, en s’appropriant à partir de l’acquis un avenir qui alors seulement peut être son devenir.
La désorientation : crise du jugement téléologique, procédure, projet et durée
48La même violence prend une forme majeure : celle de la désorientation. J’ai tâché de montrer comment la scission de la dialectique temporalisante conduit à la pression d’un horizon d’attente indéfini, indéterminé, sans lien possible avec l’espace d’expérience. Le changement pur, c’est alors l’advenir de n’importe quoi, dans une variabilité et une mobilité sans limites ; les innovations technologiques et les productions économiques en donnent une assez bonne idée. Mais, plus profondément, l’avenir, lorsqu’il devient ainsi tout autre, et donc infigurable au fil même de son surgissement, annule d’avance toute possibilité sérieuse de s’orienter en lui. Avec la désorientation, la violence révèle donc son véritable sens, celui de l’aliénation manipulée. Les peuples et les êtres ainsi désorientés ne peuvent en effet que se livrer, sans possibilité de projets propres, à la pure contingence de ce qui advient alors comme un destin indéchiffrable. Platon l’avait clairement vu53, et Arendt a vérifié cette logique dans ses analyses du totalitarisme : le destin d’une temporalité aussi indéterminée, c’est la tyrannie ; la fulguration constante de l’inédit, c’est la manipulation. Dans une perspective marxienne, on devrait dire que la célébration du changement accéléré est idéologique, exprimant la logique techno-économique de l’innovation et de l’opportunité dérégulées, et délégitimant toute prétention (éthique et politique) à s’orienter, c’est-à-dire à projeter, et donc à déterminer un avenir sur base d’une expérience réfléchie, comprise, jugée. Il n’est pas accidentel que l’accélération du temps s’accompagne d’une crise du politique — c’est-à-dire, ici, de la capacité de projet ; il y a là de quoi reconsidérer les analyses qui, comme celles de Claude Lefort54, majorent à l’excès le caractère indéterminé de l’avenir propre à la société démocratique.
49On me permettra ici un apparent excursus, qui nous ramènera dans les parages d’études récentes consacrées au « droit négocié »55 : je voudrais en effet suggérer qu’existe une certaine solidarité entre l’accélération du temps et la procéduralisation de la décision. Car la déliaison de l’expérience disponible et de l’avenir surgissant, c’est évidemment la mise en crise du jugement téléologique ; or, cette crise sous-tend la pensée procéduraliste. On ne s’étonnera pas, au vu des analyses précédentes, que cette crise ait marqué d’abord la naissance de la science moderne, qui se constitue par répudiation de la physique téléologique aristotélicienne au profit du schème mécaniciste56 ; le même processus marque la constitution de l’économie moderne, avec l’autonomisation (libérale) tendancielle du jeu autonome du marché par rapport à son ordination sociale (« volontariste » ou « interventionniste »). La même récession du jugement téléologique touche enfin au jugement éthique et politique, avec l’affirmation de l’éthique d’abord formelle-déontologique (Kant)57, puis procédurale (Habermas, Rawls), et avec la préeminence, en philosophie politique, de la déliaison des politiques du Juste (formel) par rapport aux politiques du Bien ou de la vie bonne (substantielle) ; à chaque fois, c’est le jugement téléologique qui se trouve récusé. On pourrait citer ici les cas exemplaires des éthiques récentes de la technique, de la bio-médecine en particulier : ils montreraient que l’appel à une régulation éthique essentiellement procédurale se justifie explicitement par l’impossibilité alléguée de déterminer a priori, ou même de projeter, les possibles souhaitables parmi tous ceux que réserve l’évolution technique. Faute d’un tel jugement (téléologique), il ne reste qu’à délimiter, au fur et à mesure de l’innovation, ce qui en est acceptable selon les règles d’une procédure qui ne fait alors jamais que formaliser, aussi rationnellement qu’on voudra, ce qui ne peut plus avoir le sens que d’une décision58. On peut donc penser que les éthiques procédurales jouent au fond un rôle de suppléance et de pis-aller dans une situation de désorientation plus ou moins radicale, où le jugement projectif est devenu presqu’impossible. Sans ouvrir ce dossier complexe59, je voudrais alors attirer l’attention sur les limites de ce type d’éthiques — limites qui les renvoient, de l’intérieur d’elles-mêmes, à la nécessité incontournable d’une dynamique de projet et d’orientation, donc au jugement téléologique — et par là à la perspective de durée qui constitue un projet comme projet.
50La première limite des éthiques procédurales est tout simplement cette impossibilité où elles se trouvent de faire réellement l’économie du jugement téléologique60 ; car, au moins autant que sur la forme de la procédure, elles reposent sur sa finalité constitutive et sur son matériau61. Or sa finalité, c’est la poursuite de ce « projet inachevé », selon la belle formule de Habermas, qu’est la liberté égale, voire réciproque, des personnes. Cet avenir-là du moins se trouve soustrait à l’indétermination — et donc aux aléas de la procédure elle-même, dont il est la visée constitutive. Quant au matériau de la procédure, ce sont les convictions appelées à s’argumenter ; or, celles-ci ne sont, finalement que des évaluations du souhaitable, du bon et du meilleur — soit des jugements téléologiques. Pour ces raisons, il me semble qu’on peut affirmer que les éthiques procédurales ne font en un sens que structurer et rationaliser ce qui est bel et bien un effort d’orientation.
51Mais alors apparaît la seconde limite de ces éthiques : c’est que la façon dont elles se présentent tend bien souvent à occulter cette dynamique d’orientation, en focalisant le principe de validité des décisions non pas sur le projet qui les sous-tend, mais uniquement sur la procédure qui les légitime. Je crains fort que, de la sorte, l’auto-interprétation des éthiques procédurales ne contribue à affaiblir, voire à aliéner, chez ceux à qui elles s’adressent, les capacités de projet et de jugement. Car la procédure est ce qu’on suit — et au fil de quoi on peut se laisser mener, en oubliant trop facilement les raisons qu’on a de la suivre et ce qu’on en attend finalement. L’actuelle réduction du politique au juridique (dont témoigne la « judiciarisation » accélérée de nombreux domaines des relations sociales) me semble témoigner de cette menace liée à l’éthique et à la démocratie procédurales. La démocratie formaliste — procédurale n’est peut-être alors qu’un succédané de la démocratie positive — qui est la capacité d’un peuple à choisir son destin, à faire (son) histoire. A dissoudre celle-ci dans le fonctionnement de procédures prétendant faire sens par elles-mêmes, c’est la temporalité démocratique, c’est-à-dire historique, qui en est menacée.
52En quoi ceci concerne-t-il l’accélération du temps ? C’est que, je l’ai dit en passant, la durée est constitutive du projet. Ce dernier consiste, non en une pure et simple futurition, une pure visée de la nouveauté, mais en l’anticipation active d’une transformation. Trans-formation : le projet n’est tel qu’à établir une continuité entre le présent et l’avenir qu’il lui donne ; la durée est précisément cette continuité. Dans le projet, c’est l’actuel qui se ressaisit lui-même dans l’anticipation de ses propres possiblités, et dans la volonté, non de s’y abolir, mais de s’y retrouver, autrement et mieux. Cette continuité, cette identité est entièrement différente de l’exposition subie à un changement imprévisible. L’effacement du projet inhérent à la procéduralisation me semble alors concourir dangereusement à la forclusion de la durée ainsi entendue, et donc au développement d’une temporalité éthique et politique aléatoire, alors même que régulée.
La crise des identités
53J’en viens enfin à la troisième facette de ce qui est au fond une seule menace portée par l’accélération du temps ; cette troisième facette concerne les identités. Il est à peine nécessaire de noter que l’actuel réveil, parfois violent, des identités traditionnelles, ethniques ou religieuses, témoigne de la violence que leur fait subir le règne d’un changement qui a pris le sens d’une aliénation. Mais il faut porter ce constat plus loin que le simple diagnostic d’une pathologie ou d’une souffrance ; il faut se demander ce qui est en cause dans la revendication générale d’identité (ou de « différence ») — celle des peuples, des groupes ou des individus. Il me semble que l’élaboration de cette question ne peut ignorer le magistral travail de Paul Ricœur, rassemblé dans son grand livre, Soi-même comme un autre62. J’en extrais quelques enseignements majeurs.
54D’abord, la question de l’identité ne peut se réduire à celle de la particularité du moi singulier ou du nous collectif ; elle est autant, et même d’abord, celle du soi universel : non pas uniquement la question d’une identité déterminée et singulière, d’une individualité, mais d’abord celle de la capacité à se poser comme sujet propre (soi-même) de son expérience et de sa vie. Autrement dit, elle est d’abord la question de la subjectivité, ou de la liberté positive ; et son vis-à-vis, alors, n’est pas la généralité impersonnelle, mais l’incapacité ou l’impossibilité d’agir et de s’agir — c’est-à-dire ce que nous appelions tantôt la violence. En second lieu, cette capacité d’action propre n’est précisément rien d’autre que la capacité de temporaliser l’expérience, en l’arrachant à la successivité des purs faits. La temporalisation, c’est ici à la fois la capacité d’initiative et celle du rassemblement des moments vécus, par un double jeu de rétrospection et de projection, en une histoire, donc en une identité narrative. Cette « mise en intrigue » pratique, c’est, conformément à la dialectique de la temporalisation (synthèse et dispersion), l’établissement d’une continuité dans une discontinuité : continuité du soi-même dans les changements qui affectent et altèrent le moi concret ; c’est l’inscription des moments vécus dans une durée qui est à la fois la condition de l’accès à soi et l’effet de la position de soi.
55La durée qui est ainsi en quelque sorte, d’un seul coup, la matière et l’acte du soi dans son identité, cette durée est complexe ; et sa complexité me semble répéter le chiasme fondamental de l’espace d’expérience et de l’horizon d’attente. Elle met en dialectique, d’un côté, la permanence relative ou l’acquis d’une identité factuelle, d’un « caractère » (individuel ou collectif) que Ricœur appelle la mêmeté et, de l’autre, la fidélité à soi d’un mouvement qui est inachevable anticipation de soi — ce que Ricœur appelle l’ipséité. Le jeu de ces deux types de continuité, de ces deux registres de durée, donc, constitue l’identité narrative, le temps de la vie. Or, en raison de la finitude humaine qui voue le pur mouvement de l’existence à s’effectuer de façon incarnée, la permanence relative de la mêmeté est appelée à servir en quelque sorte de support et de témoignage à la continuité d’une fidélité créatrice à soi. Cette complicité, cet appui du projet dans l’héritage et l’habitude, c’est précisément ce qui devient difficile ou impossible sous le règne du changement accéléré. Alors advient le drame des identités modernes, plus ou moins privées de leur appui dans une durée concrète. Lesquelles d’entre elles pourront prendre la forme d’un exode serein d’une fidélité héroïquement dépouillée, purement interrogative, littéralement « à corps perdu », dont la nuit obscure des mystiques ou le déroulement d’une psychanalyse illustrent le caractère dramatique, presqu’insoutenable ? Elles risquent plutôt, nous ne le savons que trop, de partir désespérément et sauvagement à la recherche d’un support dans une identité factuellement assurée, et de se faire réactives à toute altérité soupçonnée d’être aliénante ; c’est la voie des intégrismes identitaires. A défaut, elles tendent à se réduire à un pur et formel sentiment de soi, plus ou moins incantatoire et en demande insatiable de reconnaissance63 — c’est un aspect notable de la « mélancolie démocratique ».
56Ces figures désolées de l’identité ne sont pas tenables, ni pour les individus64, ni pour les peuples. Elles réclament l’étayage de l’identité en histoire d’elle-même par une durée concrète qui ne soit pas entièrement fragmentée et brisée par le changement immaîtrisable. Elles réclament la durée et ses rythmes, comme riposte à l’affolement du temps.
Conclusion : espérer l’histoire ?
57Je commencerai ces notations finales en tâchant d’exorciser une fréquente erreur de perspective. La riposte qu’appelle l’accélération du temps ne peut se fonder sur l’alternative illusoire entre stabilité et changement ; ce serait se tromper sur le sens de ce qu’est la durée, et surtout se livrer à un nouveau fantasme de fuite de la temporalité finie qui est la nôtre : car il n’y a pas plus de sens à prétendre totaliser et éteindre la dialectique temporelle dans l’immobilisation du passé-présent que dans l’anticipation frénétique de l’avenir-présent. Le défi de la finitude (et de la modernité) n’est pas d’avoir à choisir entre ces polarités, mais de les maintenir en tension vive et vivifiante — une tension dont une histoire d’amour authentique65, l’aventure d’une éducation, une véritable œuvre intellectuelle, artistique ou politique peuvent donner une assez bonne idée.
58Mais, une fois assurée cette précision banale et essentielle, comment assumer de façon responsable cette accélération universelle du temps qui semble désormais notre destin ? J’avouerai ici que les réponses que j’entrevois à cette question me paraissent bien fragiles.
59Certes, on peut déployer certaines stratégies de résistance à l’exaltation hyperbolique du changement, et tenter ainsi de tempérer66 le rythme de la temporalisation. Au ras du quotidien, par exemple, il peut n’être pas insignifiant de démystifier les soi-disant nouveautés radicales sur lesquelles on ne cesse de fantasmer : il y a souvent moins de nouveautés réelles qu’on ne le prétend, et c’est vrai dans tous les domaines ; un peu de sens historique, et d’abord de simple bon sens, pourrait ainsi nous protéger des manipulations mentales dont les médias et certains dogmes niais (« hors modernité et modernisation, ni sens ni salut ») se font souvent l’instrument. Par ailleurs, dans la mesure où le processus de mondialisation globalisante est un des vecteurs essentiels de la violence du « progrès » à l’égard des temporalités particulières, les résistances à cette mondialisation offrent ici des relais précieux. Enfin, et plus généralement, on peut opposer, aux prétentions impérialistes de l’innovation, une légitimité concurrente : celle du « principe de précaution » — au sens que H. Jonas donne à son « principe responsabilité »67, en réplique à un « principe espérance » qui nous paraît aujourd’hui trop naïf — ou pas assez rusé ; il s’agirait ainsi de réarticuler le risque de l’innovation à la responsabilité de l’évaluation prospective. Il me semble remarquable que ce principe de précaution ou de prudence commence à recevoir, en certains domaines68, une effectivité politique.
60Il ne faut pas en sous-estimer la portée : il supposerait une réhabilitation du jugement téléologique ; et, surtout, il suggère une mutation peut-être aussi impressionnante que celles qui nous ont fait modernes ; car il demande au fond, dans certains cas, de renoncer à des possibilités nouvelles — le mot « possibilités » ayant ici le sens de « puissances ». Renoncer à des puissances nouvelles, ce serait là une conversion bouleversante pour une humanité qui, depuis bien longtemps, depuis toujours peut-être, est tentée d’attribuer la première part de ses malheurs aux limites de sa puissance, et dont la figure moderne s’appuie structurellement à l’expansion de cette puissance. Il faudra beaucoup de temps pour que, si c’est possible, nous en arrivions à estimer véritablement qu’un gain en puissance quelconque puisse être, parfois même en tant que tel, une perte en possibilité d’existence ; c’est pourtant ce jugement que me semble appeler, en bien des cas, le gain en vitesse qu’est l’accélération du temps.
61Les gains promis par l’actualisation urgente des futuribles, si alléchants pour l’avidité impatiente, ne sont-ils pas la menace d’une perte qui frappe solidairement passé, présent et avenir, et la capacité de temporaliser elle-même ? On pourrait se demander si on ne se trouve pas ici à la jointure de l’éthique et de la spiritualité.
62Il en va sans doute du temps comme de « la vie » elle-même : selon une formule de l’Evangile dont le vieux Freud disait qu’elle était la loi même de la condition humaine, « qui veut saisir sa vie la perdra »69 ; qui cherche à échapper à la temporalisation inachevable, à se saisir immédiatement du temps en totalité et sans reste, est paradoxalement condamné à en manquer et, finalement, à le manquer.
63Mais j’avouerai, in fine, que je vois mal sur quelles bases pourraient s’appuyer les efforts pour tempérer effectivement, c’est-à-dire culturellement, une logique d’accélération profondément inscrite dans les institutions déterminantes de la modernité — la science et la technique, l’économie, la liberté négative. S’il est vrai que même le rythme des conversations et des amours humaines, même les structures temporelles de la génération humaine, se laissent prendre à l’accélération du temps, je crains qu’il ne reste plus guère d’ancrage auquel on puisse appuyer la légitimitation collective de la durée. A ce terme de mon analyse, je me retrouve donc proche de la perplexité d’un des grands témoins —et héros — de notre temps, le philosophe tchèque Jan Patocka.
64En 1975, deux ans avant que les interrogatoires policiers ne le conduisent à la mort, il publiait ce petit livre saisissant que sont les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire70. Il y suivait les péripéties de l’aventure occidentale, saisie essentiellement comme émergence, affermissement, puis ébranlement de la conscience et de l’action historiques. Son avant-dernier chapitre se donnait comme titre : « la civilisation technique est-elle une civilisation de déclin ? », et se concluait par cette question : « il se peut qu’on ait mal posé la question du déclin de la civilisation. La civilisation en soi n’existe pas. La question serait plutôt de savoir si l’homme historique veut encore avouer l’histoire »71 — une histoire qui semble s’effacer dans le règne du changement pur où la « force » célèbre sa propre expansion indéfinie. Face à cet aboutissement, le fondateur du « mouvement de la charte 77 » ne trouvait à proposer aucun programme d’action ; il se demandait seulement si l’exacerbation même du jeu de la force n’ouvrait pas sur la possibilité de sa mise en cause radicale. C’est ce thème que développait le dernier (et désormais célèbre) chapitre du livre, sous l’idée d’une « solidarité des ébranlés ». L’idée maîtresse en est que, à son accomplissement, la poursuite de l’expansion de la force ne peut plus couvrir son caractère insensé du voile d’une finalité sensée quelconque : c’est ce qu’en viennent en tous cas parfois à pressentir certains de ceux qui se trouvent plongés au cœur même de ce processus, qu’ils en soient patients ou agents, ou les deux à la fois. Pour ces « ébranlés », en même temps que se dénonce la mystification de la mobilisation par un indéfini mortifère, se dissipe l’enchantement qui les y faisait participer. Tout tient alors à la constitution entre eux d’une solidarité qui ne peut être qu’en deçà/au-delà de tout programme ou projet : tel est l’infime appui sur lequel Patocka trouvait à édifier sa fermeté — une fidélité résolue qui fut ainsi, plutôt qu’une espérance en l’avenir, une foi nue dans la possibilité de faire histoire.
65Ce que Patocka disait ainsi de l’affrontement au règne de la force, peut-être devons-nous l’entendre de l’accélération du temps. Peut-être est-elle allée ou ira-t-elle assez loin pour que son enchantement, par endroits, révèle à certains ses impasses, et perde ainsi sur eux son pouvoir. Peut-être, par des voies imprévisibles, les solidarités de ceux qui accepteront cette libération pourront-elles aménager un espace de séjour pour les expulsés permanents que l’accélération du temps fait de nous : de sorte qu’il y ait, encore ou de nouveau, « un temps pour chaque chose », et pour des histoires humaines elle-mêmes où puisse alors prendre corps l’éternité, la simple et infinie densité dont notre temps fini nous réserve la grâce.
Notes de bas de page
1 Selon la belle expression de J. NABERT, Eléments pour une éthique, Paris, 1971.
2 On reconnaîtra ici les idées désormais bien connues de P. RICOEUR (Soi-même comme un autre, Paris, 1990 ; ID. Le juste, Paris 1996 ; ID. Ethique et morale, in Lectures I, Paris, 1991). Je me permets de renvoyer aussi à mes articles sur ce thème : L’habitat, la crise, la cité, in Variations sur l’éthique (coll.), Bruxelles, 1994 ; The meaning of ethics in human existence, in Matter of breath : transversal foundations for professional ethics, coll., Leuven, 2000.
3 Cfr. Jacques TAMINIAUX, Recoupements, Bruxelles, 1982.
4 Cfr. M. HEIDEGGER, Wissenschaft und Besinnung, (1953), in Vorträge und Aufsätze, Pfüllingen, 1954. Tr. fr. : Science et méditation, in Essais et conférences, Paris, 1958. On peut également se rapporter aux réflexions du vieux Platon, dans la 7° Lettre.
5 « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : celui d’en faire perdre » (J.-F. LYOTARD, Le post-moderne expliqué aux enfants, Paris, 1988, p. 60).
6 Cfr. Critique de la raison pure, II (Théorie transcendantale de la méthode), ch. II : Canon de ta raison pure.
7 Cfr. Phénoménologie de l’Esprit, Section A : Conscience. I : L’intuition sensible.
8 Cfr. Ed. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, 1939 ; Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, 1945, p. 459 et sv. Pour ne pas multiplier les références, on se limitera à citer la synthèse vigoureuse d’A. DE WAELHENS, La philosophie et les expériences naturelles, La Haye, 1961, ch. VII.
9 Selon l’heureuse expression de P.-J. LABARRIERE, Le discours de l’altérité. Essai d’une logique de l’expérience, Paris, 1983.
10 Peut-être cette idée est-elle le cœur de la pensée de Heidegger — l’Etre est l’événement d’une donation/retrait — et la racine de la critique de la « métaphysique » — comme un Derrida l’a bien vu, en célébrant naguère la « différence » sur un ton très nietzschéen.
11 Dans la première édition de la Critique de la raison pure, I (Théorie transcendantale des éléments), II (Analytique des principes). Cfr M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, 1953.
12 Cfr G. GUILLAUME, Temps et verbe, Paris, 1965 ; E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, 1966.
13 Cfr A. VERGOTE, L’articulation du temps, in Revue philosophique de Louvain, 1980, p. 219-231.
14 Il est évident que cette analyse de la temporalisation est, non seulement sommaire, mais gravement incomplète : faute de temps, nous laissons entièrement de côté ici ces autres structures essentielles et liées de la temporalité que sont la différenciation des extases temporelles — présent, passé, avenir, avec le caractère irréversible de leur rapport et l’énigmatique liaison de la temporalisation humaine et du temps naturel, « objectif ». Sur tout cela, on se reportera à P. RICOEUR, Temps et récit, III, Paris, 1985.
15 R. KOSELLECK, Kritik und Krise. Eine Studie zur Pathogenese der bürgerlische Welt, Frankfurt-am-Main, 1973 ; tr. fr. : Le règne de la critique, Paris, 1979.
16 Cette hypothèse diabolique est superbement formulée par le titre du célèbre livre de Primo Lévi : « si c’est un homme » tr. fr., Paris, 1987.
17 P. RICOEUR, Préface à Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, 1961, p. XIV.
18 On me permettra ici, en jouant sur l’ambiguïté du mot, de rappeler le célèbre aphorisme hégélien : « la lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne ». S’agenouiller devant les nouvelles, et non plus face à l’Eternel : on ne peut saisir avec plus d’incisive ironie la mutation qui nous occupe.
19 Cfr A. EHRENBERG, Le culte de la performance, Paris, 1991.
20 Sur la culture comme intégration, on se reportera à G. de STEXHE et M. THOMAS, La culture comme réalité complexe : un enjeu médiatique et politique, in H. DUMONT (sous la direction de), Politique culturelle et droit de la radio-télévision, Bruxelles, 1998.
21 On trouvera dans le présent ouvrage suffisamment d’éléments qui démontrent l’invasion du droit par l’urgence ; je signale simplement que c’est le cas d’autres domaines encore — en particulier celui de la médecine. On a vu se créer ces dernières années plusieurs diplômes en médecine d’urgence — et un nombre remarquable d’hôpitaux sont actuellement occupés à construire de nouveaux services d’urgence, pour faire face à une demande en croissance brutale. A une autre échelle, on peut évoquer le phénomène de l’action humanitaire ; ce qui la différencie de l’aide au développement des décennies précédentes est son ajustement aux situations de crise, avec un double caractère d’urgence et de provisoire qui signe une mutation de la temporalité éthico-politique. Cf., pour ce dernier thème, le collectif Humanité, humanitaire, Bruxelles, 1997.
22 Sur ce thème, cfr le point de vue très lacanien d’H. BEERNAERT, L’indissolubilité du couple, in Etudes, 1976.
23 Un des effets de cette impatience est le brouillage croissant des temps de la vie — enfance, jeunesse, maturité, vieillesse : c’est, évidemment, un des nœuds de la crise contemporaine de l’éducation. En particulier, la situation de l’adolescence est devenue singulière : ce temps prétendu d’attente ou de maturation s’allonge (par précocité, d’un côté, et de l’autre, report du plein statut d’adulte, avec emploi stable) au rythme même où croît l’illégitimité culturelle de la patience. Comment s’étonner que cette contradiction soit vécue comme telle ?
24 Sur la temporalité du désir, cfr A. DE WAELHENS, Les contradictions du désir, in Revue philosophique de Louvain, 1974 ; D. VASSE, Le temps du désir, Paris, 1969.
25 La question décisive est évidemment, ici, de comprendre en quel sens l’éternité est encore — ou n’est plus — un mode de temporalité, marqué donc par la dialectique ou la tension structurante que nous avons relevée. Il est clair que, dans de nombreux cas, l’idée d’éternité est investie par l’imaginaire qui y cherche une échappée à la temporalité elle-même ; mais cela ne règle pas la question, philosophique comme théologique, du sens authentique de la catégorie d’éternité, ni donc celle du rapport entre histoire et éternité. Pour maintenir la question simplement ouverte, on citera ici cette phrase d’Irénée de Lyon, qu’on pourrait considérer comme le premier penseur occidental de l’histoire « Dieu a fait l’homme immortel pour que jamais l’homme ne cesse d’interroger Dieu, ni Dieu de répondre » (IRENEE DE LYON, Contre les hérésies (A. Rousseau, éd.), Paris, 1985).
26 J. LADRIERE, Théologie et modernité, in Revue théologique de Louvain, 1996, no 27, p. 174-199.
27 Ibidem ; ou encore ID., Le christianisme et le devenir de la raison, in Christianisme et modernité (coll.), Paris, 1988 ; ID., Technique et eschatologie terrestre, in Vie sociale et destinée, Gembloux, 1973.
28 Telle est la thèse développée par P. RICOEUR dans son article : La crise, un phénomène typiquement moderne ?, in Revue de théologie et de philosophie, (Genève-Lausanne-Neufchâtel), 1988, no 120, p. 1-19. Cfr., du même auteur, Idéologie et utopie, in Du texte à l’action (Essais d’herméneutique, II), Paris, 1986.
29 P. RICOEUR, op. cit, p. 16.
30 C’est un des sens possibles du thème nietzschéen de l’Eternel retour de l’identique. Cfr K. LÖWITH, Nietzsche, philosophe de l’éternel retour tr.fr. : Paris.
31 Par exemple J.-P. FITOUSSI, Le débat interdit : L’Europe et la monnaie, Paris, 1996.
32 J. LADRIERE, La normativité des théories scientifiques, in Annales de l’Institut de philosophie de l’ULB,, Bruxelles, 1987, p. 25-47 ; ID., Les enjeux de la rationalité, Paris, 1977 ; ID., L’articulation du sens, I, Paris, 1970 ; ID. verbo Science, B : Science et discours rationnel, in Encyclopaedia Universalis, vol. 20, Paris, 1989.
33 Cfr J.-L. MARION, Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris, 1975.
34 K. POPPER, La logique de la découverte scientifique, Paris, 1973.
35 Ce retournement des fins en moyens, c’est bien sûr la « dialectique de la raison » d’Adorno et Horckheimer.
36 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (tr.fr. par G. Granel), Paris, 1976.
37 L’économie moderne, c’est l’économicisation du temps : c’est ce que devinait l’Eglise catholique dans sa lutte contre l’institution du prêt à intérêt, où elle voyait une appropriation privative et « contre nature » du temps.
38 Sur ce thème, cfr. K. POLANYI, La grande transformation, Paris, 1983.
39 J. LADRIERE, Prospective et utopie (1969), in Vie sociale et destinée, Gembloux, 1973.
40 Ce sacrifice du présent à l’avenir a été souvent mis en lumière comme schème fondamental de l’accumulation productive ; cfr J.-R DUPUY, Le sacrifice et l’envie, Paris, 1989. Il signe, selon les célèbres analyses de Max Weber, le caractère ascétique du capitalisme moderne — une ascèse qui est peut-être un des soubassements idéologiques de la souffrance liée à l’accélération du temps.
41 J-F. LYOTARD, op. cit.. p. 117 ; je souligne.
42 C’est le lieu de noter que la méditation du dernier Heidegger se concentre sur cette quête du séjour (Aufenthalt) — cherché essentiellement dans la poésie comme habitat : il rejoint sur ce point le thème husserlien d’une Lebenswelt dont l’humanité moderne aurait été expulsée par l’abstraction de la science moderne.
43 Sur ce point, je ne connais pas d’analyse plus suggestive que celle déjà citée de J. LADRIERE, Prospective et utopie, op. cit.
44 Cfr R. DESCARTES, Des passions de l’âme, article 153.
45 On pourrait trouver des traces de cette idée dans la critique marxienne des droits de l’homme, droits de « l’individu isolé », livré à la pure mobilité/mobilisation par l’innovation et l’opportunité du marché.
46 Cfr I. BERLIN, Four essays on Liberty, London 1969. Mais bien sûr d’abord G.W.F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Introduction.
47 Il serait très significatif d’étudier la façon dont le thème de l’habitude, comme celui de la promesse, a hanté les penseurs modernes (notamment au tournant des 18e et 19e siècles) ; ce sont toutes deux des structures de temporalité durable, qui font contrepoint à l’idée d’une créativité pure, c’est-à-dire purement innovante.
48 Cette identification de la liberté authentique à l’aléatoire pur de l’arbitraire se rencontre fréquemment chez les surréalistes, et chez André Breton en particulier.
49 F. NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra : Des trois métamorphoses.
50 On ne peut manquer, évidemment, de renvoyer ici à Bergson ; on suggèrera aussi : J. LADRIERE, La philosophie et son passé : durée et simultanéité, in Revue philosophique de Louvain,.... et R-J. LABARRIERE, La sursomption du temps et le vrai sens de l’histoire vécue : Revue de métaphysique et de morale, 1979/1.
51 Sur la violence, cfr. E.WEIL, Logique de la philosophie, Paris, 1950, et surtout Introduction : philosophie et violence ch. XIII : l’œuvre et ch. XIV : le fini.
52 Cfr A. EHRENBERG, L’individu incertain, Paris, 1995. A qui douterait encore de la réalité douloureuse de l’accélération du temps, il suffirait de jeter un coup d’œil sur la courbe de la consommation des calmants dans les pays de modernité avancée. Qu’essaie-t-on ainsi de calmer, sinon la presse ?
53 Cfr l’étude d’Anne-Marie DILLENS dans ce volume.
54 Cl. LEFORT, L’invention démocratique, Paris, 1981.
55 Droit imposé, droit négocié, (coll.), Bruxelles, 1996.
56 Cfr J. LADRIERE, La perspective mécaniciste, in Revue philosophique de Louvain
57 Deux critiques majeures de cette évolution : Max SCHELER, Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs, tr. fr. : Paris 1955 ; et surtout A. Mc INTYRE, After virtue, Londres, 1985.
58 Cfr J. LADRIERE, La déstabilisation de l’éthique, in L’éthique au temps de la rationalité, Namur-Québec, 1995.
59 Je me permets de renvoyer à mon étude : Négociation : le degré zéro et l’événement, dans le collectif déjà cité : Droit imposé, droit négocié, Bruxelles, 1996. On se reportera aussi à la très suggestive relecture de l’éthique procédurale par Jean-Marc Ferry, Ethique reconstructive, Paris, 1996.
60 Cfr P. RICOEUR, Une éthique purement procédurale est-elle possible ?, in ID., Le juste, Paris, 1995. Je me permets aussi de renvoyer à mon article : La neutralité et la distribution comme justice ? (Questions au libéralisme solidariste de Ph. Van Parijs), in Revue philosophique de Louvain, 1995, n°4, p. 399-431.
61 On peut faire le même exercice pour Kant, en montrant la fonction décisive de la téléologie dans les Fondements de la métaphysique des mœurs ; cet ouvrage s’ouvre par la question (téléologique) de ce qui serait « absolument bon » ; l’impératif catégorique se justifie comme médiation d’une volonté libre qui s’institue elle-même, comme l’énonce clairement la seconde formule de cet impératif, proclamant l’humanité comme une « fin en soi » à traiter comme telle. Enfin, le critère d’universalité ne fait que trier des maximes dont on voit mal comment elles pourraient ne pas être téléologiques.
62 P. RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, 1990, notamment ch. V et VI, sur l’identité narrative ; du même, L’identité narrative, in Esprit, 1988/1. Sur l’identité narrative, les références majeures me semblent être, par ordre chronologique : H. ARENDT, The human condition, New-York, 1958 ; A. Mac INTYRE, After virtue, op. cit. ; Ch. TAYLOR. The sources of the self, Harvard, 1989.
63 La mutation de la question de la justice politique, où la reconnaissance prend le pas sur tout autre bien à distribuer/attribuer, témoigne de ce drame.
64 Cfr. A. EHRENBERG, L’individu incertain, op. cit.
65 Cfr R.CELIS et M. GENNART, Temps fini, temps infini et éternité, in R. CELIS et R. BRISART (sous la direction de), L’évidence du monde, Bruxelles, 1994.
66 En plaçant ainsi l’éthique de la temporalisation sous le signe de la tempérance, je me réclame évidemment des Grecs — et d’abord d’Aristote ; la durée comme forme sensée de la dialectique entre espace d’expérience et horizon d’attente n’est qu’une forme de cette mésotès (juste milieu, médiété) qui définit pour lui toute arétè (vertu, excellence).
67 H. JONAS, Das Prinzip Verantwortung, Frankfurt-am-Main, 1979 ; tr. fr. : Le principe responsabilité, Paris, 1990.
68 Je pense à divers « moratoires » en matière technologique : en ingéniérie génétique en particulier, mais aussi en matière d’industrie nucléaire ; il me semble que le domaine décisif, à l’échelle de la planète, est celui de la géopolitique agricole, qui touche la masse imense des communautés paysannes — ou de ce qu’il en reste.
69 Evangile de Marc, ch. 8, v. 35 ; Matthieu, ch. 16, v. 25 ; Luc, ch. 9, v. 24.
70 J. PATOCKA, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, tr. fr. par Erika Abrams, Préface de P. RICOEUR, Paris, 1983.
71 Ibidem, p. 127.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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