Écritures dramatiques contemporaines : le jeu des possibles
p. 79-91
Texte intégral
1Que le « possible » soit une dimension essentielle de l’art du théâtre, voilà qui est établi depuis les origines : « L’œuvre du poète, lit-on dans La Poétique, n’est pas de dire ce qui s’est passé mais ce qui peut se passer, ce qui est possible selon la vraisemblance et la nécessité »1 Archicommentés dans toutes les études dramaturgiques depuis Aristote, le vraisemblable et le nécessaire n’ont pas d’autre fonction que de fixer l’économie de cette catégorie du « possible », qui mériterait d’être à son tour mieux explorée.
2Que l’on veuille donc considérer cette intervention comme une contribution à la réflexion sur ce « possible ». A ceci près que, traitant des dramaturgies contemporaines, univers pluriel et relativiste par excellence, nous serons amené à proposer une inflexion - ou, comme eût dit Brecht, un « déplacement d’accent » - et à passer du possible aux possibles.
3S’il est encore permis de « rêver de l’avant », j’avancerai que le théâtre est le lieu de l'invention des possibles ; que les possibles représentent l’horizon utopique sur lequel se découpent les dramaturgies d’aujourd’hui. Ecrire et faire du théâtre, c’est, dans une large mesure, donner du jeu aux possibles. « Qu’il s’agisse de groupes ou d’individus, toute vie humaine fait intervenir un dialogue continu entre ce qui pourrait être et ce qui est. Un mélange subtil de croyance, de savoir et d’imagination construit devant nos yeux l’image sans cesse modifiée du possible. C’est à cette image que nous confrontons nos désirs et nos craintes. C’est sur ce possible que nous modelons notre comportement et nos actions. En un sens, beaucoup d’activités humaines, les arts, les sciences, les techniques, la politique, ne sont que des manières particulières, chacune avec ses règles propres, de jouer le jeu des possibles »2.
4Mais si le théâtre - celui des dramaturgies contemporaines - entre dans ce jeu des possibles « avec ses règles propres », précisons que ce ne peut être qu’en faisant continûment évoluer, varier devant lui lesdites règles. Sans prétendre ouvrir le débat philosophique sur cette catégorie du possible, notons que le possible auquel nous nous reférons n’est pas un possible préexistant, un possible idéaliste ou normatif, qu’il n’est pas contenu dans cette « armoire des possibles » que dénonce Bergson. Pour nous, comme pour Bergson, « c’est le réel qui fait le possible, et non le possible qui devient réel »3. Ce qu’il s’agira de surprendre, à travers le jeu théâtral des possibles, ce n’est pas un monde fixe, rivé à une rigide arithmétique des possibles, mais au contraire « la mouvante originalité des choses » et le « jaillisement effectif de la nouveauté imprévisible ». En ce sens, plus encore qu’au possible, le jeu que nous allons essayer d’évoquer est lié au virtuel au sens où Artaud parle du théâtre comme « réalité virtuelle ».
5Dans son rejet du « faux mouvement » de la pensée conceptuelle et dans la façon dont il associe toujours un certain théâtre - théâtre « de la répétition » Vs théâtre de « la représentation » - à l’avènement du « pur mouvement », Gilles Deleuze nous convainc de faire basculer nos possibles sur ce plan du virtuel : « Le possible, note-t-il, n’a pas de réalité (bien qu’il puisse avoir une actualité) ; inversement le virtuel n’est pas actuel, mais possède en tant que tel une réalité »4. Dès lors, l’acte théâtral ne consistera pas à sélectionner des possibles préalables mais à multiplier et à faire fuir devant lui, sous l’effet d’une constante différenciation, ces « possibles virtuels » qu’il n’en finit pas de créer.
Un théâtre du paradigme
6Incontestablement, c’est l’idée brechtienne d’un spectateur actif-diversement modulée selon qu’il s’agit des pièces didactiques (Lehrstück ou Lehrnstück), des paraboles ou des « grandes pièces »-qui donne toute son ampleur à cette utopie d’un théâtre des possibles. Dans Le Principe Espérance, Ernst Bloch, qui en tient pour un marxisme utopique, prête à Brecht l’ambition de mettre en place un théâtre qui « juge les êtres, les rencontres, les actes représentés, non seulement d’après ce qu’ils sont, mais aussi d’après ce qu’ils pourraient être »5. Dans la perspective d’une transformation du monde, le théâtre ne se contente pas d’interpréter, il participe, du moins au stade expérimental du laboratoire, d’une stratégie de changement. Les comportements sociaux (les « gestus », dit Brecht) sont étudiés sur la scène dans leur variabilité, c’est-à-dire dans ce qu’ils comportent de transition vers le socialisme, dans ce qu’ils contiennent déjà, ne serait-ce qu’à l’état de promesse, de « réalité nouvelle ».
7Cette annexion du théâtre brechtien, en particulier de l’époque des paraboles et des pièces didactiques, à l’Utopie concrète rencontre effectivement la pensée de Brecht : « En dehors des actions des hommes qui furent réellement faites, il y en a qui auraient pu être faites. Ces dernières actions demeurent tout aussi dépendantes des temps que les premières, il existe d’elles une histoire, tout autant, une histoire qui montre ses connexions par-delà de vastes époques »6. La préoccupation de donner à voir ces carrefours et ces alternatives est si forte et si constante chez Brecht qu’elle se manifeste jusque dans ses conseils aux acteurs à travers la technique du « Non pas-mais » : « Le comédien doit (...) découvrir, formuler et laisser entrevoir, à côté de ce qu’il fait, quelque chose qu’il ne fait pas. C’est dire qu’il joue de telle sorte qu’on aperçoive très clairement l’alternative ; son jeu n’est jamais qu’une variante et laisse pressentir toutes les autres7 »
8A la faveur de ce mouvement utopique, le théâtre devient ce que Bloch appelle une « institution de vérification par l’exemple ». Et l’on comprend mieux, à un niveau philosophique et non plus seulement technique, la nouveauté et l’importance du principe épique de discontinuité de l’action. Ce qu’il s’agit de favoriser, dans l’exégèse de la fable qui est au cœur de la représentation, c’est l’arrêt sur et l’exploration de chacun de ces moments-carrefours, de ces moments d’alternative où surgissent les possibles. De syntagmatique qu’elle était, l’œuvre théâtrale devient paradigmatique : non plus « chaque scène pour la suivante », mais « chaque scène pour soi », comme il est mentionné dans le fameux « Tableau de Mahagonny ». Et cela afin de pouvoir, dans chaque situation, pour chaque gestus, faire jouer les possibles.
9Du possible aristotélicien aux possibles brechtiens, l’écart est le même qu’entre le modèle organique - le « Bel animal » -, qui préside à la tragédie grecque et l’art du montage brechtien, qui met en cause l’unité d’action et, au-delà, la dramaticité même du théâtre. L’accord de Brecht avec Aristote sur le primat de la fable n’est en fait qu’apparent. Afin d’assurer le passage du bonheur au malheur du héros (ou l’inverse), la fable selon Aristote est fondée sur la concaténation des actions. A l’inverse, l’usage brechtien procède d’une complète fragmentation de la fable. A partir de Brecht (et, déjà bien avant : dès le tournant du siècle, dès Strindberg ; peut-être même dès le Woyzeck de Buchner...) le travail dramaturgique ne consiste plus à enchaîner les événements jusqu’au dénouement mais bien à détacher ces événements les uns des autres. A les segmenter selon leurs possibles contradictoires ; à briser la chaîne des actions ; à désenchaîner, démultiplier, pluraliser, les possibles de la fable.
10La forte nostalgie des hommes de théâtre dans les années soixante et soixante-dix à l’endroit des pièces didactiques (c’est le moment où Heiner Müller les érige en « modèle » de ses propres textes, avant de déchanter et de dire un « Adieu à la pièce didactique ») s’explique sans doute par le formidable potentiel qu’elles recèlent en matière de survenue des possibles. Durant ces deux décennies, le courant utopique, toujours accroché, bien que de façon critique, aux destinées du communisme, a tenté de développer, quelquefois à côté ou au-delà de Brecht et du brechtisme, la « dramaturgie des possibles ».
11En France c’est surtout Armand Gatti qui essaiera - et continue d’essayer, dans un jeu d’échanges et d’analogies entre la poésie et la science - de porter plus loin, en révolutionnant les catégories du temps et de l’espace et en faisant en sorte qu’une pièce se déroule dans plusieurs mondes à la fois, cette dramaturgie paradigmatique. « Il serait bon, proclame alors l’auteur de La Vie imaginaire de l'éboueur Auguste G., de changer les notions de temps et de lieu au théâtre, ces notions devant être considérées comme vieillies d’un point de vue scientifique comme humain (...) Toute la sénilité du théâtre vient de la scène unique et de son impossibilité à respirer dans une monde qui vit sur plusieurs dimensions et dans plusieurs âges à la fois ». Et Bernard Dort de saluer, dans un essai de l’immédiat après-68, ce « dépassement du théâtre (auquel) Gatti cherche à procéder, sur le lieu théâtral même et avec la collaboration des spectateurs. Il s’agit d’ouvrir le réel à tous les possibles, dans l’espace et dans le temps, de conjuguer l’expérience individuelle avec le combat collectif, et de faire prendre en charge ces possibles et ce combat par le public »8.
12Que penser de cet élan utopique, aujourd’hui où l’horizon de la pensée qui le favorisa semble définitivement obscurci ? La dialectique biochienne de l'Utopie concrète tout comme celle du théâtre didactique brechtien étaient trop liées à une espèce de messianisme ou de prophétie du Nouveau pour ne pas faire naître en nous un sentiment de scepticisme. C’est le Nouveau, à présent, qui paraît dépassé. Les grands systèmes, les grands récits, cette Histoire en marche sur laquelle le théâtre de Brecht était indexé, semblent s’être dissous dans la post-histoire et la post-modernité. Cependant, la post-modernité semble lasse d’elle-même et frappée d’obsolescence à son tour. Et l’utopie passée revient à la surface de façon lancinante... A force de constater notre double incapacité à problématiser l’échec et à liquider complètement la nostalgie de l’utopie marxo-brechtienne, la tentation fait son chemin de revisiter cette utopie pour en sauver quelque chose.
13Lorsque Edward Bond déclare « Mon rôle d’écrivain (...) c’est créer des structures théâtrales qui permettent aux gens de refaire leur vie de multiples façons », n’est-il pas en train de rouvrir le théâtre à l’utopie d’une dramaturgie des possibles ? Et ne pourrait-on pas imaginer qu’une telle dramaturgie, au lieu d’être déterminée par une idéologie et par un horizon téléologique fixé a priori, ne dépende plus que de la nécessité de se dessiller les yeux et de s’émanciper de toute croyance ? En d’autres termes, peut-on envisager, après Brecht, une nouvelle idée d’un théâtre critique mais qui, cette fois, procéderait d’un scepticisme généralisé et pratiquerait la « suspension du jugement » ?
La machine utopique
14Dans un article des Cahiers de la Comédie-Française intitulé « No Future, utopie et allégorie », François Régnault s’est employé à réfuter cette formule de Heiner Müller : « Le théâtre, établi dans la déchirure entre le temps du sujet et le temps de l’histoire, est l’une des dernières demeures de l’utopie »9. Regnault objecte que le théâtre est « allégorie » et non point utopie dans la mesure où la scène se définit comme un pur espace intemporel. Rétif, en tant que freudien, à cette projection dans un avenir d’illusion qu’opère la pensée utopique, il situe le théâtre - et sans doute a-t-il raison pour la dramaturgie classique - hors d’atteinte de toute dialectique temporelle. Impossible, dès lors, que l’espace soit le lieu d’une quelconque « déchirure » entre deux temporalités. Il se doit au contraire d’être uni, ne serait-ce qu’« au sens large ».
15Je ne saurais évidemment deviner ce qu’eût été la réponse de Heiner Müller à François Regnault. Je pense toutefois qu’il aurait pu répliquer, comme beaucoup d’auteurs de notre époque (notamment Beckett et Duras), que son théâtre à lui était très largement un art du temps, susceptible donc de fragmenter, voire de « déchirer » l’espace. A Regnault convoquant « l’opposition faite par Aristote entre l’épopée, à laquelle le temps est essentiel, et la tragédie, que nous référons à son site », puis insistant sur le fait qu’« il y a espace dès qu’il n’y a plus de récitant, mais des personnages », nombreux me paraissent être les auteurs d’aujourd’hui qui pourraient rappeler que le personnage de leur théâtre est très largement devenu un récitant : récitant - et, d’abord, spectateur - de lui-même, de sa propre existence, de celle de sa communauté. N’est-ce pas là le signe de cette intense « choralisation » qui affecte le théâtre contemporain ?
16La polémique de Regnault - qui vise certainement là à dessein un des plus grands inventeurs de théâtre post-épique - a le grand mérite de révéler le « scandale » d’un espace théâtral fragmenté, décousu, impropre à toute relation dramatique intemporelle (c’est-à-dire au pur présent, au présent absolu). Or, cet espace lacéré, écartelé entre diverses temporalités (Müller cite celle de l’Histoire et celle du sujet), un texte de Michel Foucault le désigne, explicitement à propos du théâtre, comme un « espace différent ». Et cette singularité s’attache précisément au théâtre parce qu’il fait « succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres »10. L’ordre temporel de la « succession » évoquée par Foucault bouscule et fractionne l’ordre spatial du présent et de la présence théâtraux. Dès lors il ne s’agit plus d’« allégorie », au sens de Regnault, mais plus vraiment non plus d’utopie au sens strict. Foucault propose : « hétérotopie ». L’hétérotopie se livre à « une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons », non point en proposant un contre-modèle unique, comme l’utopie, mais en composant des espaces hybrides « absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent ». En désignant le théâtre comme un de ces lieux hétérotopiques par excellence - part d’utopie réellement inscrite dans la société-, Foucault pointe d’ailleurs le caractère moderne de cette utopie, c’est-à-dire l’emprise nouvelle, au théâtre, du temporel sur le spatial : « Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, précise-t-il, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel ». Ce qui est bien le cas du spectateur des dramaturgies les plus novatrices du XXe siècle, du Songe de Strindberg à Solo de Beckett.
17L’espace unitaire de la tragédie était celui de l’épuisement du possible, jusqu’à l’aporie, jusqu’à la catastrophe... L’espace hétérotopique du drame moderne et contemporain, qui s’ouvre sur une catastrophe toujours déjà accomplie, s’avère au contraire comme celui de la (ré)génération des possibles. On passe de cette Machine infernale encore convoquée par Cocteau - qui broie l’humain et le conduit inéluctablement au malheur et au tombeau (« machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel », dit le prologue de Cocteau), à un espace où l’homme ressort de sa tombe, sa mort définitivement derrière lui, pour revenir, d’étape en étape - ainsi que cela se passe à la lettre dans La Grand-route, dernière pièce de Strindberg - sur les lieux multiples de sa vie. La machine continue de mettre en mouvement la destinée humaine, mais désormais elle fonctionne à l’envers. Comme une agonie qui serait en même temps un revivre (Beckett de tous les derniers textes). Comme une scène de ménage et de séparation qui permettrait de retrouver le temps de l’amour (Duras, La Musica). Machine utopique, si l’on veut. Machine offerte aux spectateurs pour « refaire leurs vies de façon multiple ».
Le théâtre offre réparation
18Désamorcer la « machine infernale », c’est ouvrir sur une dramaturgie non plus d’avant mais d'après la catastrophe. Les ruines - et même la désertification, la vitrification de l’univers - sont de nécessaires préalables pour qu'Edward Bond puisse nous révéler, dans ses Pièces de guerre, d’abord la puissance destructrice totale contenue dans la paix capitaliste-libérale, ensuite et surtout les fragiles perspectives de reconstruction d’une humanité véritable telles qu’elles s’offrent à nous. En actualisant, sur le mode de l’imaginaire, la catastrophe potentielle, le théâtre concentre l’attention du public sur des virtualités de reprise en main de ses propres destinées.
19Ce retournement, c’est la grande conversion du théâtre moderne et contemporain, telle que l’a programmée, dès 1898, Le Chemin de Damas de Strindberg. La représentation théâtrale ne consiste plus - de Strindberg à Beckett et à Bond - à dérouler la fable d’un drame dans la vie - i.e. un passage du bonheur au malheur, ou l’inverse - mais à remonter le temps du drame de la vie. Encore une fois : « à refaire sa vie de façon multiple ». Et s’il existe bien aujourd’hui une crise de la fable, cette crise, forcément positive, ne tient pas, contrairement à ce qu’on lit ici et là, à une sorte d’émiettement ou de délitement des événements représentés, mais à cette virtualisation de la fable et du drame qui, pris à rebours, à contre-vie, se trouvent déclinés de multiples façons. En cela Bond et Brecht ont bel et bien une position commune : ce n’est point tant la fable que son commentaire qui fait l’objet de la représentation.
20Et c’est ainsi que les personnages - je les appelle plus volontiers : « impersonnages » - d’une grande partie de notre théâtre se dédoublent en des récitants. Pas seulement pour cette raison, déjà invoquée, qu’ils « habitent le temps » plus que l’espace, mais parce que, adossés à leur propre mort, ils ne cessent, en les reparcourant, de soliloquer sur les errements, les carrefours, les alternatives anciens, bref sur les possibles de leurs propres vies. Les dispositifs peuvent varier, mais celui de La Dernière bande les résume bien, où Krapp se repasse de vieux enregistrements de lui-même : « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie été con à ce point-là ». L’événement dramatique est largement contenu dans son propre commentaire ; la voix du questionnement chevauche et recouvre celle du fictionnement. En ce sens, Six personnages en quête d’auteur est, lui aussi, à côté du Chemin de Damas, un texte inaugural de cette conversion à une dramaturgie des possibles : le « refus » préalable de l’auteur implique que les personnages, réduits à une anarchie qu’ils ne vont pas supporter, doivent, en se contredisant les uns les autres, expliquer et commenter rétrospectivement « leur » drame au lieu de, tout simplement, le vivre. La représentation n’est plus imitation mais mise en examen d’une vie, de toute vie... De là à assimiler une fois de plus le théâtre au procès, il n’y a qu’un pas. Or c’est ce pas que nous refusons de franchir.
21Produire à l’infini des possibles : ce pouvoir de la machine utopique, est antinomique, pensons-nous, avec le fait de lancer des accusations et de décréter des culpabilités. Il ne s’agit plus d’isoler et de stigmatiser - ou de sacraliser, ce qui revient au même - un acte, un comportement (in)humain, qu’il s’agisse d’une faute individuelle ou d’un crime collectif. Il s’agit de le dénoncer (i.e. « faire savoir ») en le faisant varier devant les spectateurs11. Il s’agit de se livrer à une dramaturgie au conditionnel qui, plutôt que de dupliquer le fait, l’événement, ouvre le spectre de leurs possibles transformations. Et cette dramaturgie n’est pas le résultat d’un placage, d’un volontarisme, d’un contrôle idéologique de la représentation ; elle s’inscrit naturellement dès l’origine, dans la langue même de la pièce, dans le génie même de la langue : « Nos subjonctions, nos conditionnels, nos optatifs, dit George Steiner, les ‘si’ de nos grammaires rendent possible une contrefactualité indispensable, foncièrement humaine. Ils nous permettent d’altérer, de refaçonner, d’imaginer, d’annuler les contraintes de notre univers biologico-empirique »12.
22Le devenir du théâtre contemporain, tel que j’essaie ici de l’esquisser irait dans le sens de cette « contrefactualité indispensable », prônée par Steiner. Le philosophe et critique poursuit son propos en parlant de « rêves éveillés ». Plus que tout art, le théâtre est de plain-pied avec cette idée de rêve éveillé. Encore doit-il choisir entre une conception apollinienne de ce « rêve éveillé », à laquelle ressortit la pensée de Ernst Bloch, et une conception plus dionysiaque telle que Nietzsche et, plus près de nous, Deleuze l’ont défendue. Dans cette autre conception, « au-delà du bien et du mal », le jugement est définitivement mis hors jeu - hors du jeu des possibles. Ce qui devient alors caduc, par rapport à Brecht, c’est la notion de point de vue, ce point de vue extérieur mythique - prolétarien ou plébéien - que le fabuliste est censé avoir intériorisé. Le rêve dionysiaque, qui tient de l’ivresse ou du somnanbulisme kleistien, est propice au dédoublement, y compris du point de vue. Le sujet se trouve dehors et dedans en même temps, éveillé et rêvant à la fois. Et, comme chez Strindberg, dans ces « jeux de rêve » qui sont de formidables « jeux des possibles », le point de vue, s’il existe, devient intérieur. « Pour (le rêveur), note Strindberg en préface au Songe, il n’y a pas de secrets, pas d’inconséquences, pas de scrupules, pas de lois. Il ne juge pas, il n’acquitte pas, il relate seulement... ».
23De Strindberg à Beckett et au-delà l’homme se retrouve au théâtre confronté, de l’intérieur, à cette vision panoramique de sa propre vie : « L’Inconnu (du Chemin de Damas). - J’ai vu se dérouler comme dans un panorama toute ma vie passée, depuis l’enfance à travers ma jeunesse jusqu’à maintenant... A peine fini ce spectacle recommençait et pendant tout ce temps j’entendais le bruit du moulin... ». Et c’est la terrible répétition de la vie qui, au théâtre, se métamorphose en variation - en ouverture - du jeu des possibles. Sans jamais se référer à Strindberg (mais il renvoie constamment à Kafka, qui aimait à se « blottir contre (la) poitrine » de Strindberg) Deleuze a parfaitement saisi la particularité de ce « rêve d’insomnie » qui correspond à une « dramaturgie des possibles » affranchie de tout esprit de jugement : « ce n’est plus un rêve qui se fait dans le sommeil, mais un rêve d’insommnie : ‘j’envoie (à la campagne) mon corps habillé... Moi pendant ce temps je suis couché dans mon lit sous une couverture brune...’. L’insomniaque peut rester immobile, tandis que le rêve a pris sur soi le mouvement réel. Ce sommeil sans rêve où pourtant on ne dort pas, cette insomnie pourtant qui emporte le rêve aussi loin qu’elle s’étend, tel est l’état d’ivresse dionysiaque, sa matière d’échapper au jugement »13
24Le théâtre dont nous rêvons ici serait donc une machine insomniaque. Il se situerait en dehors du jugement, dans le jeu des possibles. Il ne punirait ni ne consolerait. Il aurait la cruauté d’un combat permanent contre soi-même. Au spectateur, il offrirait simplement réparation. Entendons : un lieu et un temps pour se refaire des forces.
Notes de bas de page
1 ARISTOTE, Poétique, ch 9, 51 a36, traduction Hardy. Nous n’entrerons pas ici dans le détail des discussions et des positions sur cette question du « possible » à l’époque classique. Notons simplement que le « possible » est souvent placé sur le même pied que le « vrai », notamment par D’Aubignac, qui leur préfère le « vraisemblable ». Ce qui, du point de vue non de la doctrine classique mais de la lecture rigoureuse d’Aristote, constitue une erreur tant philosophique que dramaturgique.
2 François JACOB, Le Jeu des possibles, Fayard, 1981.
3 Henri BERGSON, La Pensée et le mouvant, PUF, coll. Quadrige, 1938, p. 115. 99 et svtes).
4 Gilles DELEUZE, Le Bergsonnisme, PUF, coll. Quadrige, 1966, p. 99
5 Ernst BLOCH, Le Principe Espérance, I, Editions Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, 1976.
6 Brecht cité par Philippe IVERNEL in « Grande Pégagogie : En relisant Brecht », Les Pouvoirs du théâtre, Essais pour Bernard Dort, Editions Théâtrales, 1994, p. 222.
7 Bertolt BRECHT, « Instructions aux comédiens » in Ecrits sur le théâtre, 1, L’Arche, 1972.
8 Bernard DORT, Théâtre réel, Editions du Seuil, coll. Pierres vives, 1971, p. 224. La citation ci-dessus de Gatti est extraite de l'article de Dort.
9 François REGNAULT, Cahiers de la Comédie-Française, 1, POL, automne 1991. Quant à l’idée d’une unité de lieu « au sens large », elle renvoie à un texte plus récent de REGNAULT : L'une des trois unités, Les Conférences du Divan, Editions Isele, Paris-Tübingen, 1999.
10 Michel FOUCAULT, « Des Espaces autres » in Dits et écrits, IV, Editions Gallimard. Bibliothèque des Sciences humaines, 1994, p. 755-759. C’est au remarquable essai de Maryvonne SAISON, Les Théâtres du réel - L’Harmattan, 1998) que je dois de m’avoir guidé vers ce texte peu connu de Foucault et vers le concept d'Hétérotopie.
11 George STEINER, Errata, Editions Gallimard. 1998, p. 102.
12 Un exemple personnel : dans ma pièce La Passion du jardinier, qui met aux prises, dans une sorte de dialogue des morts, la Vieille Dame juive et Le Jeune Homme, son assassin, le jeu nécessairement cruel auquel se livrent, face au public, les deux antagonistes ne consiste pas à obtenir en bout de course la repentance de l’assassin et/ou le pardon de la victime, mais à ce que cet acte issu d’un fait-divers - si vite recouvert par les media et par le manteau souvent trop ample de l’institution judiciaire s’accomplisse et se réaccomplisse sans fin (répétition/variation d’une dramaturgie des possibles) jusqu’à ce que peut-être il puisse ne plus avoir lieu, étant resté « comme une écharde dans l’œil » de chaque spectateur.
13 Gilles DELEUZE, « Pour en finir avec le jugement » in Critique et clinique, Les Editions de Minuit, coll. Paradoxe, 1993, p. 163.
Auteur
Auteur dramatique, Professeur à l’université de Paris III. Professeur invité à l’Université catholique de Louvain.
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