Autrement voir. Thomas l’absent, figure du lecteur en Jean 20, 24-29
p. 37-49
Texte intégral
1La narration biblique, pour être inépuisable réserve de sens, n’en épouse pas moins les traits de la fiction littéraire. Il n’est donc guère étonnant que dans un évangile comme celui de Jean - qui a connu au moins quatre reprises rédactionnelles successives au cours du premier siècle1 - l’un des récits conclusifs ait recours au procédé de la mise en abîme2. Le bref récit du doute qui s’empare de Thomas à l’apparition du crucifié-Ressuscité (Jn 20,24-29)3, fonctionne en effet telle une sorte de « blason » récapitulatif des enjeux de sens de l’évangile johannique dans son ensemble. Sa structure formelle, en redoublement du récit d’apparition qui précède (cf. Jn 20,19-20), l’atteste : elle fait saillir, autour du voir et du croire, la structure d’intelligibilité qui se donne à penser dans l’œuvre entière. Car Thomas, l’absent, figure le lecteur - le lecteur exclu de toute vérification empirique et donc de toute position productrice d’une véracité du texte, mais inclu, en lieu et place de cette expulsion, dans le parcours fictionnel de l’énonciation que le texte supporte. En sa brièveté même, cette séquence du récit est donc bien élevée au rang d'emblème métaphorique de la texture de sens du texte johannique. Dans la seule mesure toutefois où elle révèle comme hors d’atteinte ce qui transcende le texte à l’intérieur de lui-même. De cette origine inaccessible qui le finalise et l’unifie, le texte ne peut de la sorte proposer qu’une fiction, à la fois cause et effet de l’écriture qu’il met en œuvre pour amener le lecteur à la parousie de son sens.
2Comment dès lors solliciter la réserve de sens qu’une telle mise en abîme suppose, sinon en ouvrant les possibles que la littéralité rugueuse des signifiants du texte ménage à la réflexion ? Mais cette dernière doit se risquer. Elle ne saurait se contenter d’un commentaire auto-référentiel. Ni se laisser prendre à la toile retissée des disséminations et des différences. Elle doit déployer l'implicite philosophique qu’ouvre l’entrelacs « en structure d’abîme » des possibles du texte. Avec une audace qui justement s’appuie sur ce que permet de repérer le statut « en blason » d’un récit enclavé dans une relation de similitude avec l’œuvre qui le contient. La réflexion se peut comme lecture sollicitante de la propre lecture que le texte propose du sens global de l’évangile. Elle doit épouser la teneur et les failles de ses signifiances. Au pli de la lettre. Lisons donc Jean 20,24-29 :
[24] Or Thomas, un des douze, celui qu’on appelle Didyme,
n’était pas avec eux lorsque vint Jésus.
[25] Les autres disciples lui disaient donc :
- Nous avons vu le SEIGNEUR !
Mais lui leur dit :
- Si je ne vois dans ses mains la trace des clous,
si je ne mets mon doigt dans la trace des clous,
si je ne mets ma main dans son côté,
non, je ne croirai pas !4
[26] Et huit jours après,
à nouveau ses disciples étaient à l’intérieur,
et Thomas avec eux.
Jésus vient, les portes étant fermées.
Et il se tint au milieu d’eux et dit :
- Paix à vous !
[27] Ensuite, il dit à Thomas :
- Porte ton doigt ici et vois mes mains,
porte ta main et mets-la dans mon côté,
et ne te montre pas non-croyant, mais croyant !5
[28] Thomas répondit et lui dit :
- Mon Seigneur et mon Dieu !6 Ps 35,23
[29] Jésus lui dit :
- Parce que tu m’as vu tu as cru ?
Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru !
3Nous nous proposons de montrer que l’implicite philosophique de ce texte tourne autour de trois pôles réflexifs : le voir, la trace, et le croire. Le lecteur, absent de ce qu’on lui raconte mais figuré dans la fiction narrative par Thomas lui-même, est ainsi amené à déployer réflexivement ce qui se donne de la sorte à penser, pour rejoindre une dialectique entre la vue et la foi parcourant l’ensemble de l’évangile johannique et conduisant à une advenue du sens comme « autrement voir »7. Suivons la narration dans les subtilités de sa trame.
41. Dès l’abord, un curieux redoublement linguistique surprend : « Thomas... celui qu’on appelle Didyme » (v. 24). Ce qui, traduit, signifie littéralement : « Jumeau » surnommé « Jumeau » !8 Que cache cette précision redondante dont le statut symbolique fait peu de doute ? Sur quoi cherche-t-elle à nous alerter comme si, d’entrée de jeu, une certaine mise en œuvre du sens ne devait pas être manquée ? Que figure la gemellité de Thomas ? Risquons une interprétation de l’implicite philosophique qui s’entredit ici : Thomas est le double de lui-même - son propre jumeau - en tant qu’il représente notre conscience perceptive dans le mouvement immanent de son retour à soi. Il est le propre du voir - ouvert certes sur un donné, mais pour en ressaisir la manifestation selon sa perspective. Il figure la circularité inhérente à toute pensée de l’adéquation qui ne se décentre d’elle-même vers l’apparaître, que pour revenir chez elle s’égaler à son évidence intuitive. Thomas est jumeau à l’exemple de la mise en lumière de l’esprit récupérant dans ses représentations, le donné qu’il amène à la présence dans l’amphithéatre de la conscience.
5Insistons réflexivement sur le redoublement de cette saisie propre au voir que Thomas figure, et où se loge peut-être d’emblée l’indice de notre incapacité à croire. Car le regard regarde. Entre substantif et verbe s’enjambe tout le jaillissement des apparences pour une conscience intentionnelle qui ne se contente pas de l’enregistrer, mais le constitue activement. Voir n’est jamais constater un dehors. La vision est toujours un événement. Elle ouvre sur ce qui se donne selon le champ perceptif qu’inaugure sa visée et où se dessine peu à peu la « présence » de quelque chose. Mais le visible ne se donne qu’en horizons. Il n’émerge jamais, dans la diversité spatiale et la dispersion temporelle, que par configurations sur un fond, dissonances, empiètements, reliefs, reflets, jeux de profondeur, ombres et clair-obscur, par lesquels se délimite le possible du même monde, de la même chose, d’où le sensible se multiplie pour chaque regard. Or c’est autour de ce « même » que gravite la conscience jusqu’à en assumer la « vision » dans l’idéalité de sa représentation. Dans le voir, la visée intentionnelle de la conscience se ressaisit elle-même, assumant le donné dont elle se distingue en se l’appropriant selon l’intention cognitive qui l’anime. La vision s’achève dans la prise du savoir. Le vu devient un su - manière d’emprise sur le monde par la saisie du saisi. Le voir contient finalement le risque d’un prendre, d’une mainmise sur le donné au détour de son rassemblement en présence dans sa représentation pour une conscience. Or ce risque recèle un piège, celui de confondre le don de l’apparaissant dans l’apparaître et sa thématisation dans l’évidence constituée de la vision. Cette confusion est d’autant plus aisée, que le vu saisi doit être présomptivement visible pour tout un chacun. Ce qui est donné à un sujet, l’est par principe à tous les autres. L’universalité de l’évidence repose donc sur le fait qu’une même donation originaire du manifeste doit rendre possible la même co-perception et, idéalement, une vision commune à laquelle chacun participe à titre de variante. En ce sens, autrui voyant est mon « jumeau ». Il voit avec les mêmes jumelles. « Tu vois bien... ! » dit celui qui veut convaincre. La preuve toujours s’exhibe, à partir de l’évidence transmuée en constatable. Mais elle manque l’origine d’où le don des apparences se donne. Nous sommes tous des Thomas ! Inféodés à l’assurance que tout voir a pour seul fondement la donation du paraître pour des consciences en qui rien ne peut pénétrer sans être par elles constitué et par elles réidentifié. Mais cela suppose un enfermement dans la certitude que l’apparition est toujours un apparaître englobé, égalé, et comme porté par la pensée qui le mesure et lui prête sens - immanence d’un accès à la vérité par une visée dont la sortie hors soi demeure en définitive un rester en soi-même. Aucune signifiance, jamais, ne surviendrait-elle pour la vue en dehors de cette chambre close de la vie du sujet ?
6La fiction de notre récit va mettre en scène un changement de point de vue pour les Thomas trop sûrs d’eux-mêmes que nous sommes. Pour nous contrecarrer, surgit, venue d’autres témoins, une annonce qui est l’objet d’un « mal-entendu » à surmonter : « - Nous avons vu le SEIGNEUR ! » (v.25). La formulation de cette annonce est une expression subtile, travaillée en contraste avec la triple mention de Jésus dans le reste du récit, et qui, sous l’horizon de la théologie johannique du « Je Suis », confère au terme « SEIGNEUR » la valeur d’une équivalence christologique du tétragramme imprononçable YHWH9. Cette annonce introduit un indiscernable dans le donné de l’apparaître. L’indication de ce qui s’est donné à « voir » est liée à l’énoncé d’une seigneurie se retirant des conditions de son énonciation, c’est-à-dire débordant, de par l'irreprésentable de son origine, toute constitution du donné dans le voir. La parole qui en témoigne se soutient donc d’une positivité du dérobement au cœur même du manifeste. Par elle s’insinue un nouvel implicite philosophique, celui de la trace, qui est à penser selon des modalités propres à un « autrement » que voir. Trait qui échappe totalement à Thomas, ce qui explique sa protestation, c’est-à-dire nos propres objections. On ne voit que ce qui se donne « en chair et en os », présence identifiable par le remplissement de l’évidence, saisie dans le « main-tenant » du présent où la main doit pouvoir vérifier le regard de l’esprit. Pour Thomas qui nous met en scène et ne parle qu’en « je », la vue est notre attache secrète à une temporalisation où tout se récupère. Une trace n’y est jamais qu’une marque localisable du passé, un signe que la mémoire peut assigner à la remémoration pour qu’il vienne authentifier ce qui doit se montrer identique dans le voir de notre présent vivant. Le « doute » de Thomas est la cécité spontanée de notre esprit, pour lequel ce qui est « autre » n’entre jamais dans le perçu en tant qu'absolument autre et ne peut donc provoquer un dessillement du regard capable « d’autrement voir » et de découvrir dans la trace, l’énigme d’une passée transcendante irrécupérable pour la conscience.
72. Sous le motif de l’effraction dissidente, la fiction du récit johannique va mettre en abîme notre prétention à capter l’origine et nous ouvrir à la signifiance exceptionnelle de la trace lorsqu’elle supporte de son entredit la transcendance du Transcendant. Tout commence dans l’enfermement, métaphore à peine voilée des portes closes de la conscience arrimée à elle-même. Survient, comme une lézarde au cœur du présent, l’en face du crucifié. Par une ténue disjonction dans la continuité narrative, l’effraction est suggérée au pli d’un éclatement du temps verbal jusqu’alors adopté par le récit : « Jésus vient...et il se tint... » (v. 26)10. Un présent fait soudain irruption et se juxtapose aux passés du contexte, hors position dans la logique grammaticale, comme une extériorité qui imperceptiblement dérange l’ordre. Ce dérangement invite à s’interroger sur l’étrange écart de ce « présent », qui semble s’absoudre de la temporalisation choisie par le narrateur. Comme si sa padoxale situation dans le texte suggérait un « présent » qui n’a jamais pu commencer dans la conscience de celui qui en témoigne. Comme s’il s’imposait d’en-deçà, à partir d’une démesure, à partir d’une origine insue que trahit sa position anarchique faisant sauter tous les repères temporels. Car l’expression « Jésus vient... » signifie dans le contexte : le crucifié vient. C’est le présent-d’un-passé, mais qui, par l’effraction de sa survenue, indique qu’il se soustrait à la modalité de la mémoire où se donne tout passé remémoré. En lui quelque chose se dérobe dont il est trace. S’il ne se tient pas dans le passé verbal où se tient le récit, c’est que le passé qu’il maintient dans l’irruption de ce présent-là n’est pas un souvenir, mais la passée du Transcendant dans l’en face du crucifié. Le récit d’apparition est ici subverti de l’intérieur de son dit. Ce qu’il laisse apparaître n’est pas la présentification réidentifiée d’une « resuscitation », mais l’écart originaire qui maintient le visage du crucifié comme trace de la passée irrécusable de Dieu au cœur du monde. Tout le mystère de la résurrection est signifié dans la trace de cet écart, que le récit produit comme présent-d’un-passé inassimilable à ce que présent et passé sont dans l’événement du voir ou la remémoration de la mémoire. Le crucifié-ressuscité n’est pas à la mesure du présent de l’idéalité, où tout se laisse penser et saisir dans la « venue » adéquate d’une unité formelle, logique et synchrone, attestée par l’évidence. Il n’est pas à la mesure d’un passé qui ne serait qu’un présent-qui-fut, reconstruit et réidentifié par le souvenir. Il est, selon la modalité de la trace, la démesure d’une signifiance dont le découvrement dans l’apparaître du crucifié, s’ouvre comme désoubli de l’inapparente et transcendante origine d’où se donne, dans l’exposition blessée de la victime, l’Infini du visage de Dieu. Imminence de signifiance dans l’immanence du voir, la résurrection - dont le récit d’apparition met en abîme l’outre-dire adressé au lecteur - se révèle, à la fracture du temps, comme l’ultimité inintégrable du sens de la Croix reçu à partir de l’écart en surplomb, hors apparences, de son « ép-aphanie », de sa « dés-apparition » révélante au cœur du manifeste.
8L’effraction de cette signifiance à travers les portes fermées de la conscience se produit en guise de salutation : « - Paix à vous ! » (v. 26). Formule courante de bonjour qui doit être entendue dans toute l’ampleur de sa portée messianique. L’apparaître du crucifié, survenant en guise de visage dans la trace d’une Transcendance ressuscitant le sens de sa mort, déboute le sujet humain de son ipséité close sur soi pour lui révéler la part messianique offusquée de lui-même, celle qui l’origine en Dieu, le donne à lui-même comme visage, et l’oriente vers le Bien de la justice messianique à construire. L’ambiguïté de la formule « paix à vous « laisse entendre dans la paix qui nous est offerte, la paix qui nous oblige chacun à l’égard de tous. Elle indique la précédence d’un pour-nous que seule accueille l’exigence d’un entre-nous. La messianité de la paix est ma conversion à la paix envers et avec autrui11. Responsabilité ressuscitée et accrue, réveil de soi qui ne laisse plus en paix ! Or cette non-possession de la paix messianique accueillie dans le don même qu’en fait la responsabilité qui la reçoit, dessine la structure de l'autrement voir qui se propose à Thomas, c’est-à-dire à tout humain appelé au croire.
9La suite du récit utilise la forme de la démonstration a contrario. « - Porte ton doigt ici et vois mes mains, porte ta main et mets-la dans mon côté, et ne te montre pas non-croyant, mais croyant ! » (v. 27). Le geste demandé est détourné de son sens obvie, car l’en face de l’injonction inverse, pour la saisie du voir, la signifiance de la trace laissée par les blessures. Thomas - l’imaginaire du lecteur projeté en lui - voulait constater, rester maître et seigneur de son évidence, récupérer par l’expérience de la « re-connaissance » les conditions d’une réidentification irréfutable. Il considérait donc la trace comme un simple indice de probation, un vestige déjà contenu dans la conscience et disponible pour la synthèse d’un jugement, par recoupement de la mémoire et de l’empirique. Or voici que, subtilement, l’apparaissant mis en scène par le récit commande un autre rapport à l’apparence : non pas aller à la sensation tactile et à la saisie de la vue pour faire montre de sa constatation réidentifiée, mais se montrer croyant en se laissant rencontrer dans la trace, par celui qui résiste en elle à l’exhibition de la preuve. L’impossibilité pour le lecteur de mettre la main sur le crucifié-ressuscité est déjà celle de Thomas ! Le passé de la trace-empreinte n’apparaît jamais que dans le sillage de la passée de l’Autre, toujours plus ancienne que la certitude perceptive. Dans le tracé visible de la blessure, l’indiscernable altérité du Transcendant a toujours déjà passé. La sensation, le voir ou la mémoire, sont en retard au rendez-vous - retard que la main ne saurait combler. Un autre chemin s’ouvre pour le sujet ainsi délogé de soi. Non plus prétendre toucher ce qui une fois pour toute est entré dans l'histoire humaine par l’événement de la crucifixion, mais se laisser toucher par ce que l’expérience y a manqué : l’inapparente percée de Dieu dans le transpercement visible de la victime. La vue en est radicalement bouleversée. Sidérée de sa méprise, mise en question, elle est comme arrachée au sensible d’où elle naît pour renaître dans un « autrement » que voir, qui se donne comme proximité intangible à l’écart dont le Transcendant s’expose dans l’exposition du crucifié. Cette « surrection » du regard, amené à voir plus et autrement qu’il ne voit, est un dessillement, l’éveil à un autrement voir qui ne constitue plus le regardé « en horizons », mais se laisse institué par ce qui se donne dans l’ébranlement de l’en face, là où tout sujet intentionnel est déjà précédé par l’altérité qui, d’échapper à sa saisie, le rencontre.
103. Cette subversion du regard dans un autrement voir qui n’anéantit pas la vue de l’esprit mais l’inspire au gré d’une mise à l’envers de la perception, se concrétise dans l’intrigue du texte par la réponse de Thomas empruntée à la parole d’invocation d’un psaume : « - Mon Seigneur et mon Dieu ! » (v.28). L’invocation est en effet une modalité du « devant-l’autre » devancée par le « Tu » auquel elle s’adresse.
11Le Dieu invoqué précède toujours du retrait où il se donne, la prière de celui qui L’invoque. C’est ce qu’a voulu souligner la tradition johannique en sollicitant Ps 35,23. En hébreu comme dans la traduction grecque des LXX, ce verset comporte un ordre des mots (« ...mon Dieu et mon Seigneur... ») que la citation inverse. Sans doute pour mettre en évidence l’antériorité de seigneurie de la signifiance du crucifié-ressuscité sur les mots qui la confesse. Sollicitation qui peut prendre appui, dans le contexte immédiat du psaume, sur la double mention du tétagramme imprononçable qui entoure le mot ‘adon (Seigneur) du verset 2312. La citation devient alors l’expression d’une intériorisation par Thomas d’un autrement voir qui n’est sien que de désigner l’envers transcendant d’où il devient son bien. Elle sous-entend, au pli de son invocation, l’accès à un voir révoqué dans l’ouverture intentionnelle de sa saisie et convoqué à une ouverture inédite, celle du croire.
12Nous voici parvenus à l’exergue récapitulatif de notre bref récit. Il prend la forme de ce que l’on nomme un macarisme, ou une béatitude :
« - Parce que tu m’as vu tu as cru ?
Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru ! » (v. 29).
13Dans la logique du texte, cette parole conclusive vient en contrepoint de l’annonce qui a fait l’objet du « mal-entendu » et de la mise en question de Thomas : « - Nous avons vu le SEIGNEUR ! » (v. 25). Une même subtilité traverse son énoncé et déplace l’opposition entre voir et croire à l’intérieur même du regard. Car à première vue la formulation semble construite selon un strict parallélisme. Mais à y regarder de plus près, un mot du premier membre de phrase disparaît dans le second : le pronom personnel me13. L’interrogative introduit, une fois encore, l’indiscernable d’une Transcendance au cœur du voir. Son questionnement peut se paraphraser ainsi : est-ce parce que tu m’as vu selon les saisies de ta perception sensible que tu as cru, ou est-ce parce que tu m'as vu, altérité insaisissable d’un crucifié venu à ta rencontre en tant que trace du visage irreprésentable de Dieu ? L’ouverture à un regard de foi - à l’autrement voir de la foi - tient à l’acquiescement au second terme de l’alternative. La béatitude qui suit s’en trouve éclairée. Dans l’horizon de l’adresse au lecteur qu’elle suppose implicitement, on peut la prolonger en ces termes : heureux ceux qui n’ont pas vu selon l’évidence probante du voir et qui ont cru la signifiance attestée14.
14C’est ici qu’opère pleinement la mise en abîme dont notre texte se supporte. Le chemin qui s’est ouvert à Thomas dans la mise en scène du récit, se réitère pour nous dans la mise en cause que produit la lecture. Ainsi l’acte de lecture lui-même, se frayant un passage dans l’implicite que bordent les signifiants, s’ouvre au découvrement de l’origine transcendante hors atteinte qui destitue le voir et institue le croire. Le texte s’érige dès lors en « blason » de la mise en œuvre structurant l’ensemble de l’évangile johannique - notamment dans sa paradoxale théologie du signe15. Le lecteur - absent comme Thomas des événements figurés par le texte et, dans son sillage, par le récit évangélique tout entier - est rencontré par la distance que creuse en lui cet écart irrésorbable. Or, c’est à partir de cet évidement du soi au cœur de l’acte de lecture, que se lève le possible d’une signifiance en excès de toute représentation - la signifiance qui « autrement voit » le crucifié comme visage de Dieu dans la trace de la passée ressuscitante du Transcendant. Le lecteur reçoit cette signifiance telle une effraction qui perce le jeu clos des signifiants et dont la modalité demeure un dérangement absolu qui s’absout du texte même où pourtant il s’atteste. L’origine reste à jamais inaccessible. Mais dans son acte de lecture, le lecteur est mis en abîme par cette ouverture révélante. Car il lui faut l’accueillir ou la refuser. La foi naît du chemin même que le texte parvient à creuser en nous. Le doute perdure de notre refus à y consentir. Quoi qu’il en soit le récit, sous la modalité de sa fiction et de ses implicites philosophiques, se fait pour le lecteur événement d’une parousie du sens, où se produit l’advenue d’un « sensé » inégalable pour la pensée - un « sensé » hors sens qui se soustrait à elle mais en l’interpellant, en la vouant ainsi à la tâche de « penser-plus-qu’elle-ne-pense ». Le texte, dès lors, change de statut. Il devient avènement de parole. Il effectue ce que kérygmatiquement il entredit. La réserve de sens et l’ouverture de possibles de sa trame littéraire se sont mises au service de l’ultime indicible de la résurrection.
Notes de bas de page
1 En dépit de certaines réserves de détail, nous restons - concernant les divers niveaux rédactionnels - largement en accord avec le résultat des analyses, audacieuses mais fouillées, de M.-E. Boismard et A. Lamouille in : L’évangile de Jean, Cerf, Paris 1977. Leur travail met en évidence de façon convaincante que l’évangile de Jean repose sur un premier Document d’origine palestinienne, très ancien, formant déjà le canevas d’un évangile complet qu’on peut supposer mis par écrit en langue araméenne entre 45 et 50 ap. J.-C., et qui - résultat à nos yeux indubitable, mais dont on n’a pas encore mesuré l’importance théologique ! - lie fortement la personne de Jésus à des traditions d’origine samaritaines. Ce premier Document aurait à trois reprises été largement remodelé par la tradition johannique. Une première fois, entre 65 et 80 ap. J.-C., par adjonction de récits et de discours. Une seconde fois, autour de 95-100 ap. J.-C., par une refonte complète du plan de l’évangile, présenté désormais selon huit semaines symboliques incluant les principales fêtes du cycle liturgique juif. Une dernière fois et pour des raisons plus difficilement repérables, aux environs de 110 ap. J.-C., par déplacement de certaines séquences pour obtenir l’ordre actuel, assez incohérent, de l’évangile de Jean tel que nous le connaissons.
2 Cf. Lucien Dallenbach, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abîme, Seuil, Paris 1977.
3 La plupart des exégètes reconnaissent dans ce récit une composition adventice. Dans l’hypothèse Boismard/Lamouille, elle appartiendrait à la refonte de l’avant-dernier niveau rédactionnel.
4 Verset 25 : la tradition manuscrite oscille entre la leçon retenue par la 26e édition de Nestlé/Aland que nous suivons : tupos/tupos (trace/trace), et une autre leçon assez bien attestée qui lit : tupos/topos (trace/place).
5 Verset 27 : « ...et ne te montre pas... » : gignomai au sens de « se produire », « se manifester en tant que » (avec Bultmann).
6 Verset 28 : en hébreu Ps 35,23 ne comporte pas le tétragramme, mais utilise le mot ‘adon (Seigneur) : ‘Elohaï w’adonaï, ce que la LXX traduit par : ho theos kai ho kurios mou. Le mot kurios (Seigneur), en l’occurrence, ne traduit donc pas le tétragramme.
7 Voir entre autres : Jn 1,18 ; 5,37 ; 6,36.46 ; 9,1-41 ; 11,40 ; 14,7.9 ; 16,16.17.19 ; 19,37 etc.
8 Thômas est la translittération en grec de l’araméen t'wm’ : « Jumeau » (G. Dalman, Grammatik des jüdisch-palästinischen Aramäisch, Darmstadt, 1978, p. 145 note 6). Didumos signifie « double, jumeau » et peut être utilisé comme un surnom. La formulation « Thomas...qu’on appelle Didyme » est propre à la tradition johannique : cf. Jn 11,16 ; 20,24 ; 21,2.
9 Cette inférence est solidement établie par la critique. Cf. Jn 4,26 ; 6,35.41.48.51 ; 8,12.16.24.28.58 ; 9,5 ; 10,7.9.11.14.36.38 ; 11,25 ; 12,26 ; 13,13.19 ; 14,3.6 ; 15,1.5 ; 16,32 ; 17,11.14.21.24 ; 18,37 (19,21). Voir le dossier réuni par A. Jaubert, Approches de l'évangile de Jean, Seuil, Paris 1976, pp. 162167. La LXX traduit toujours le tétragramme (imprononcé, mais lu ‘adonaï) par kurios en référence implicite à Ex 3.14. Le mot ‘adon est également traduit par kurios (comme en Ps 35,23 cité en Jn 20,28).
10 L’usage paradoxal des temps verbaux est un trait stylistique de la tradition johannique. En Jn 20,19 dont notre texte est une réélaboration, on a deux verbes au passé : « Jésus vint et se tint... » mais c’est le verbe dire qui est au présent : « et il leur dit... » (ce que l’assonance permet mal de repérer en français).
11 Cf. Jn 14,27 : « Une paix (sous-entendu : à construire) je vous laisse, ma paix je vous donne ; ce n’est pas comme le monde donne que je vous donne ». Sur la paix comme Bien messianique évoqué par les prophètes, voir : Za 9,10 ; Mi 5,4 ; Es 9,5.6 ; 53,5 ; 55,11.12 ; 57,19 ; 60,17 ; 66,12 etc.
12 Ps 35,22-24 exprime, au terme d’une longue plainte, le cri d’un homme abandonné de tous et qui en appelle à Dieu dans le procès qu’on lui intente :
Tu as vu, YHWH ! Ne Te tais pas ! Mon Seigneur (‘adon), ne T’éloigne pas de moi
Eveille-Toi, réveille-Toi pour mon jugement, mon Dieu et mon Seigneur (‘adon), pour mon procès !
Juge-moi selon Ta justice, YHWH mon Dieu ! Qu’ils ne se réjouissent pas contre moi !
La citation de Ps 35,23 en Jn 20,28 doit probablement être aussi entendue dans sa pointe polémique contre le culte de l’empereur. Suétone mentionne que l’empereur Domitien se faisait appeler : Dominus et Deus noster (Vie des douze Césars. Domitien, 13).
13 Le choix éditorial de la ponctuation est délicat au vu des manuscrits anciens qui ne la contiennent pas toujours. La 26e édition de Nestlé/Aland que nous suivons, opte pour l’interrogative dans le premier membre de phrase et pour la déclarative dans le second. Notons par ailleurs que quelques manuscrits ont par souci de parallélisme rajouté un me dans la déclarative, ce qui alerte d'autant notre attention sur son absence dans la tradition manuscrite prépondérante.
14 Dans son commentaire, Calvin - sans partager l’entier de notre sollicitation - percevait déjà avec acuité le paradoxe à penser : « Car Thomas n’a point été simplement attiré par le seul regard ou l’attouchement, à croire que Christ fût son Dieu : mais comme étant réveillé, il a réduit en mémoire la doctrine qu’il avait auparavant presque tout à fait oubliée. Car la foi ne peut procéder de la simple et nue expérience des choses, mais il faut nécessairement qu’elle tire son origine de la Parole de Dieu » (Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament, t. II, Evangile selon Jean, Labor et Fides, Genève 1968, p. 541). Quant à l’apologétique ordinaire, elle interprète généralement les récits d’apparition comme des concessions faites aux faiblesses de l’incrédulité humaine. Elle est dès lors conduite à rétablir implicitement le pronom personnel me dans le second membre de phrase de notre exergue, et à le comprendre ainsi : parce que tu as constaté que c'était moi, tu as cru ? Heureux ceux qui ne m’ont pas vu et qui ont cru !
15 « Si vous ne voyez signes et prodiges, vous ne croirez donc pas ! » Jn 4,48. Cf. Jn 2,11.18.23 ; 3,2 ; 4,54 ; 6,2.14.26.30 ; 7,31 ; 9,16 ; 10,41 ; 11,47 ; 12,18.37 ; 20,30.
Auteur
Exégète, Professeur à l’Université de Genève.
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2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010