Magritte au carrefour de la peinture et du poème en prose
p. 197-212
Texte intégral
1Magritte n'a jamais cessé de remettre en question les rapports habituels entre les gens et les objets de la vie quotidienne. Une partie de son originalité consiste d'ailleurs dans sa volonté de transformer l'homme en tant qu'être unique ayant emprise sur son environnement en un « autre » objet habitant le seul univers picturo-poétique du peintre. Parmi ses tableaux les plus célèbres, on rencontre une foule d'hommes identiques au chapeau melon tombant du ciel, telle une masse éparse de gouttes d'eau (Golconde, 1953), ou des êtres grimpant à même le sol jusqu'au seuil d’une fenêtre, telle une vigne au moment des vendanges (Le Mois des Vendanges, 1959). Dans une lettre adressée à Philippe Robert-Jones, Magritte se montre formel sur ce point : les signes qu'il choisit de mettre en scène sont « des objets [...] non des symboles »,1 et ce, en dépit de leur statut conventionnel dans le monde. Par conséquent, on pourrait dire, avec Jacques Meuris, que tout dans l'univers magrittien est « objet, toute chose est chose, quel que soit le genre auquel il appartient » (167). Rien n'est privilégié a priori.
2Le peintre belge savait certainement, dès le début de sa carrière artistique, qu'en interrogeant nos perceptions et représentations des choses, il ne manquerait pas de troubler certains de nos plus chers partis pris, esthétiques ou autres. Souhaitant prendre « le parti des choses » plutôt que celui des « connaisseurs » des choses, Magritte se trouve ainsi naturellement dans la même lignée que le poète Francis Ponge. Nous sommes cependant en droit de supposer que le rapprochement de notre peintre et d'un poète comme Ponge se justifie tant par la forme que par le fond. Je fais allusion ici à la prédilection pour la prose poétique qu’avait non seulement Ponge, mais aussi et surtout Baudelaire dans Le Spleen de Paris, Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Lautréamont et bien d'autres écrivains fort estimés par Magritte. Comme il lisait beaucoup et trouvait son inspiration un peu partout, on pourrait m'objecter d'emblée que je fais peut-être trop grand cas à son propos d'une écriture très particulière, une écriture « limite ». Si Magritte parle de genre, c’est généralement pour mieux le dénoncer. Il est pourtant important de rappeler que l'iconographie magrittienne dérive souvent de sources non-esthétiques ou anti-esthétiques, celles que l’on trouve dans « la ‘mauvaise’ littérature, récits d’aventures incroyables, de cow-boys et d’indiens, de flics et voleurs, de Nick Carter, d'Arsène Lupin et ainsi de suite » (Meuris, p. 139). Et ces sources ne sont pas sans rapport avec celles dont traitent bon nombre de poèmes en prose, comme on va le voir plus loin.
3Aussi faut-il reconnaître que Magritte a toujours pris ses distances avec la notion d’Art, en particulier, avec la notion de « grande » peinture à orientation didactique, morale ou politique. Ne dit-il pas à cet égard que « l’Art appliqué [l'Art avec un A majuscule] tue l'art pur »,2 tel qu'il l'envisageait ? N’a-t-il pas rejeté, tout au long de son évolution esthétique, des conceptions comme la beauté platonicienne, l’allégorie moralisatrice, l’imitation servile, la gloire ou le symbolisme dissimulé, si chers aux artistes du passé ? Comme preuve, il suffirait de se souvenir de ces fameux tableaux qui reprennent, dans une perspective nouvelle, des portraits faits par David et Manet au dix-neuvième siècle. En partie, ces nouveaux portraits réussissent par le fait même qu'ils provoquent l'occultation de certaines (jolies) figures conventionnelles au moyen de cercueils savamment placés là où autrefois on avait peint Mme Récamier ou d’autres personnages bourgeois illustres. Et, quelle autre conclusion tirer enfin de sa réponse à une question qui lui avait été posée lors d'une interview pour la revue américaine Life sur la figure de Primavera dans son tableau Le Bouquet tout fait (1957) :
J'ai choisi l'image de Primavera, mais non l'idée. Je n’ai pas lu le sens allégorique que Botticelli lui aurait prêté [...] Je ne m'intéresse pas à la philosophie, mais à l'image (EC, p. 612).
4Tout cela laisse supposer l'existence chez Magritte d'une sorte de continuum sémiotique entre les mécanismes et objectifs véritables de sa peinture et ceux du poème en prose. Car ce dernier pourrait justement se définir comme une tentative scripturale de miner toute une série de notions poétiques analogues à celles que nous venons d'évoquer à propos de l'art traditionnel : imitation stylistique, lyrisme, sens transcendental, allégorie, etc. A coup sûr, il faut admettre que le présent contexte ne convient guère à une analyse approfondie d'un genre littéraire qui continue d'échapper à une seule et unique définition critique satisfaisante. Si nous en parlons au sujet de notre peintre, toutefois, c'est que la spécificité du poème en prose, quoi que l'on en ait dit jusqu’à présent3, semble se situer, comme la peinture magrittienne, quelque part entre deux pôles de fonctionnement sémiotique. Je renvoie ici à deux formulations devenues maintenant quasiment classiques et qui servent actuellement de point de repères indispensables pour la plupart des recherches sur le poème en prose. La première met l'accent sur la capacité de ce dernier à poétiser le banal ; la seconde insiste plutôt sur le fait que le poème en prose se caractérise par la banalisation du poétique. Notre hypothèse est que l’œuvre de Magritte navigue, elle aussi, dans l'aire sémiotique qui se trouve entre ces deux formulations métalinguistiques.
5Commençons donc par parler de ce que Barbara Johnson a appelé la poétisation du banal, qui constitue la tendance linguistique essentielle de ce type d’écrit4. Quand on examine des textes composés par Aloysius Bertrand, Baudelaire, Rimbaud et Lautréamont, ou d’autres du même genre, on peut aisément démontrer dans un premier temps que ces poètes ont sans cesse puisé dans le quotidien le plus trivial la matière d’un grand nombre de leurs créations dites modernes. Pour ne citer que Baudelaire, notons brièvement ce qu'il écrit dans sa lettre à Arsène Houssaye, qui sert de préface à son recueil de poèmes en prose intitulé Le Spleen de Paris. Il écrit :
L'idée m'est venue, d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé que [Bertrand dans son Gaspard de la Nuit] avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
6Rêvant du miracle de ce qu'il appelle :
une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience,
7Baudelaire poursuit sa réflexion sur l'originalité de cette nouvelle écriture, ce nouveau genre, en insistant sur le fait que
c'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.
8Quels sont les parallélismes entre l’approche baudelairienne et celle de Magritte ?
9En premier lieu, on pourrait faire remarquer une identité importante en ce qui concerne le matériau de base. Le poète du spleen parisien opte d'abord pour la prose, ce qui constitue déjà un geste significatif. Il est d’autant plus significatif que le poète venait de connaître une évidente notoriété (pour ne pas dire un succès de scandale) en publiant Les Fleurs du Mal, ce recueil de poèmes écrits pour la plupart à forme fixe, brillamment sculptés. En tournant le dos cependant à ce que cette poésie avait de plus traditionnel, à savoir son squelette lyrique et versifié, Baudelaire décide de relever un défi sémiotique. Son défi consiste à vouloir communiquer ses pensées « poétiques » au moyen du langage qui s'emploie tous les jours dans la rue, non celui des salons. En d'autres termes, la gageure du poète en prose est de vouloir faire comprendre à ses lecteurs des signifiés de nature et de portée analogues à ceux que véhiculent ses Fleurs versifiées, mais, cette fois-ci, à travers des signifiants qualitativement différents.
10A titre d'exemple, comparons son poème La Chevelure avec son « pendant » prosaïque intitulé Un hémisphère dans une chevelure. Au lieu de s'enivrer ardemment du parfum de la forêt aromatique qui coiffe la bien-aimée imaginée dans ses vers, le prosateur baudelairien ne désire que respirer longtemps, longtemps l'odeur de [s]es cheveux. Alors que les mots du premier texte renvoient intertextuellement à tout un univers poétique de métaphores pré-établies depuis longtemps valorisées par et dans une certaine « littérature », ceux du second paraissent banals, triviaux, dénués de toute « poéticité ». La phrase prosaïque semble avoir besoin du même type d’embellissement rhétorique que le personnage de Rostand, Cyrano, fournissait régulièrement à son rustre et malheureux ami. De là provient, justement, une poétisation du banal.
11Chez Magritte, on découvre fréquemment un procédé pictural qu’on peut interpréter, dans un premier temps, de la même façon. Avant de passer à une contemplation approfondie d'un de ses tableaux, le spectateur qui le regarde d'emblée se dit quelque chose du genre, « Eh, bien, quoi ? C'est une pomme ou une pipe ou un couvert de table ». Ce n'est qu'après ce premier instant de reconnaissance du banal – qui, à la vérité, ne dure généralement que le temps d'un éclair – que se font remarquer ces autres détails étranges qui nous surprennent et nous fascinent tellement. D’ailleurs, Magritte récusait la notion de contemplation devant ses œuvres, prétendant au contraire que le « tableau idéal ne permet pas la contemplation » (EC, p. 18). Que l’on se souvienne à ce sujet de son tableau La fin des contemplations.
12Il faudrait tout de même retenir autre chose de cet idéal articulé par le peintre, de cette tendance à éviter tout art interprétatif ayant pour seul but l'emploi astucieux de la perspective ou de la reproduction exacte des parties anatomiques. En procédant ainsi, Magritte démontrait en tenues pratiques « son indifférence caractéristique envers toute illusion artistique préfabriquée », pour reprendre une formule de Jacques Meuris (p. 151). De plus, ses titres choisis parfois au hasard, qui paraissent rarement entretenir un rapport évident avec les Litres, légendes et sujets des grands tableaux du passé, relèvent d'une semblable poétisation du banal. C'est-à-dire qu’ils ne reçoivent ni n'expriment leur « poéticité » que du lieu qu’ils occupent dans le cadre de l’œuvre, du contexte local, comme l'a bien montré le groupe μ.5 Ainsi, on peut dire de la poéticité de ces titres ce que David Sylvester dit de l’œuvre en général, que le plus souvent le langage qui s'y emploie n'est ni orné ni raffiné, mais banal, neutre et fade.6
13Ce qui nous fait mieux apprécier la remarque d'une amie de Magritte, Irène Hamoir, qui avait avancé l'idée suivante :
Magritte vous fait penser à un bon journaliste. Ses phrases picturales sont lisibles, claires, brèves. Nulle sentimentalité. Il déteste la 'littérature'.7
14Comme Baudelaire ou Ponge, qui se seraient contentés, eux, de s’en tenir à des objets ou situations souvent peu remarquables en soi, Magritte aurait choisi à son tour de ne s'occuper que de la réalité autour de lui, sans jamais la traiter d'« inférieure » à quelque autre « surréalité », par exemple. A ce sujet, citons une lettre de Magritte adressée à Michel Foucault :
Il n’y a pas de raison d’accorder plus d’importance à l’invisible qu'au visible ni vice versa (EC).
15Ces observations ne sont vraies pourtant que dans une certaine mesure et dans un tout premier temps. On se doute que les choses sont plus compliquées, et dans le poème en prose et dans l'œuvre magrittienne. En effet, tandis que le spectateur se croit à première vue dans un univers de la petite histoire ou du fait divers à cause de litres ou de sujets comme Le Jockey perdu, Le Maître d'école, Le bon Sens, Le Galet chez Magritte ; La Soupe et les Nuages, Un bon Plaisant, Les bons Chiens, Les Fenêtres, Le Joujou du Pauvre chez Baudelaire ; ou encore, Le Pain, La Pluie, L'Huître ou Le Galet chez Ponge, la réalité artistique de ces nouveaux traitements sémiotiques de sujets « bas », d'intérêt apparemment minime s'avère plus complexe. On aimerait savoir, en fait, si ces objets et thèmes prétendument triviaux ne cachent pas autre chose. Magritte n'avait-il pas bel et bien souligné que le visible cache toujours un invisible que sa peinture visait précisément à faire voir ? Au spectateur irrité qui protestait de n'avoir jamais vu de pareilles choses dans le monde réel, n'a-t-il pas riposté que dès lors, justement, c'était chose faite ? Pour cette raison, Magritte avait raison d'écrire que l'art de peindre, qu'il préférait appeler l'art de la ressemblance, permettait de
décrire, par la peinture, une pensée susceptible de devenir visible (EC, p. 518).
16Mais, comment est-ce que sa peinture et le poème en prose font voir sous un autre angle la totalité de leurs domaines respectifs, c'est-à-dire non seulement ce qui est communément perçu comme déjà « artistique » ou « poétique », mais aussi ce que ces deux étiquettes critiques cachent ? Répondre à cette question nous amène infailliblement à notre deuxième formule sémiotique, à la manière dont l’œuvre magrittienne et le poème en prose relèvent tous deux d'une banalisation du poétique. Pour aller vite, résumons notre idée principale là-dessus : la remise en question picturale que fait subir Magritte aux objets quotidiens est à la peinture ce que le poème en prose est à la littérature. Une telle remise en question trouve sa justification en ce qu'il s'agirait dans les deux cas de porter atteinte à la hiérarchisation des objets esthétiques. Dans cette partie de mon analyse, je tâcherai de décrire la manière dont la première poétisation du banal que nous venons d'examiner effectue un effondrement de l'idée même d'une archi-catégorie esthétique figée et stable, qu'elle soit celle de la poésie ou de la peinture.
17Notre premier exemple vient du tableau intitulé Le Mal du Pays (1939).
18Notons tout d’abord que Magritte hésitait à l’origine entre deux autres choix pour ce titre, avant d’adopter celui que nous connaissons aujourd’hui : Le Spleen de Paris ou Philadelphie et La Purée de pois. Ce qui devrait nous intéresser le plus à cet égard est, bien entendu, cette référence au titre du recueil baudelairien. A ma connaissance, il n’en existe pas d’autre aussi explicite. Toujours est-il que cette allusion suggère un rapprochement des deux œuvres au niveau thématique aussi bien qu’au niveau de leurs structures rhétoriques. Qui plus est, le thème de la nostalgie évoqué par le titre définitif rappelle évidemment beaucoup d’autres œuvres. Il fait penser à toute une série d’œuvres nostalgiques, par exemple, au poème parnassien de Théophile Gautier, Nostalgies d’Obélisques. Dans ce texte des Émaux et Camées, le lecteur tombe sur une entité narrative sémiotiquement similaire au lion du tableau. L’entité en question, l’obélisque du temple de Luxor, se situe loin des grandes villes industrielles de l’Ouest. Le malheureux obélisque, perdu au fond du désert, rêve de rejoindre son frère à la place de la Concorde à Paris, alors que celui-ci fait la réflexion inverse. Dans les deux cas, on semble avoir affaire à une image iconique du type IPD (in praesentia disjoints) que le Groupe μ définit comme suit :
une image où des entités disjointes sont perçues comme entretenant une relation de similitude (TSV. pp. 274-275).
19Dans ce cas, la similitude n’est pas d’ordre physique, mais sémique : les deux personnages du tableau fraternisent tout en regrettant leurs pays respectifs. Le peintre prétend ainsi introduire dans cette peinture ce qu'il appelle
une nouvelle atmosphère poétique [...] une poésie 'sentimentale' surréaliste' (cité dans SYLVESTER, p. 286).
20Il est donc clair qu’il revendiquait une certaine poéticité pour ce tableau.
21Or les figures employées seraient trop brutales si notre peintre n’ajoutait pas les ailes à l’homme moyen qui regarde au loin, à travers le brouillard. En même temps, il nous faut noter l’absence chez ce dernier d’auréole, faisant de lui une sorte d’homme-ange hybride. Comme le lion constitue une sorte de cliché visuel d’un être puissant et courageux, sa présence ici ne peut qu’évoquer de manière hyperbolique la nostalgie que tout être vivant risque d’éprouver en s’éloignant de son milieu habituel. De plus, comme le lion s’associe symboliquement chez tout Belge à la Belgique elle-même, cette figure finit par être visuellement surdéterminée ici. Si j’insiste ici sur la nature symbolique du lion, contrairement à ce que Magritte pensait généralement des objets dans sa peinture (voir le début de cet essai), c’est parce que dans l’étape heuristique de toute lecture de cette œuvre, on se doit de reconnaître dans un premier temps, du moins, sa valeur picturale conventionnelle dans ce contexte spécifique d’une œuvre présumée nostalgique d’un peintre belge.
22Quant à l’homme, lui, dès qu’il se trouve doté d’ailes, il revêt la tonne curieuse d’un ange déchu « moyen ». Il en résulte une isotopie de nostalgiques fraternels (cf. l’autre titre du tableau, Philadelphie), une isotopie d’étrangers perdus au milieu d’une société industrielle spleenétique qui passent leur temps à rêver de leur pays d’origine. Tombant du ciel et perdant son auréole, l’ange sert d’icône de la condition humaine moderne, ou, si l’on préfère, de l’être humain tout court, selon une certaine tradition chrétienne. Il rend visible par là sa nature invisible, ce que nous reconnaissons comme un procédé cher à Magritte.
23Mais, si cette peinture puise une partie de sa magie picturale dans son couplage insolite de signes stéréotypés, dans ce qui pourrait être relativement banal dans un contexte non-esthétique, sa signifiance particulière ne s’arrête pas là. Et ce, parce que son rapprochement d’un poème en prose baudelairien intitulé Perte d'auréole fait ressortir un deuxième fonctionnement sémiotique commun aux deux œuvres. Car le texte en prose met en scène un poète qui entre dans un établissement sinistre. En entrant, il est accueilli par quelqu’un qui lui lance :
Eh ! Quoi ! Vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! Vous, le buveur de quintessences ! Vous, le mangeur d'ambroisie ! En vérité il y a là de quoi me surprendre.
24Le poète explique que, comme il vient de perdre son auréole dans la rue, il en profite pour se mêler anonymement à la crapule. Il se réjouit de songer que sa perte à lui fera sans doute le bonheur de quelque mauvais poète qui, dit-il,
la ramassera et s’en coiffera impudemment
25Il finit par s'exclamer :
Pensez à X ou a Z ! Hein ! Comme ce sera drôle.
26Ce que le poète dans ce texte accomplit n’est rien d’autre qu’un acte de violence envers la notion même de « grande poésie ». Se moquant éperdument d’avoir perdu son auréole, qu’il désigne comme ses « insignes », il préfère ne pas s’abaisser dans la fange du macadam pour la ramasser. C’est dire qu’en se laissant convaincre par de pareilles considérations, qui sont, on le voit bien, plus pratiques qu’éthérées, il arrive à ne plus prendre au sérieux un domaine esthétique qui avait dû lui paraître jusque-là sublime, intouchable, voire pur. Car le mot insignes n’est pas du tout insignifiant dans ce contexte.8 Sa forme lexicale nous laisse en effet deviner, fût-ce ironiquement, la vraie opinion du poète envers son propre champ de travail langagier. Du coup, le mot (insignes), métonyme de sa nature divine, semble suggérer l’impertinence des signes conventionnels de gloire poétique, en l’occurrence, le vers classique, le sens transcendental, etc., c'est-à-dire tout ce qui s’estompe précisément dans le poème en prose.
27Dans Le Mal du Pays, Magritte met pareillement en cause la valeur absolue des symboles normalement employés dans le domaine de la peinture. Au lieu de nous montrer un homme (ou un ange déchu) et un lion dans des poses ou situations picturales classiques, le peintre manie ces images autrement in-signifiantes de manière à ce que l'unique rôle sémiotique qui leur reste est d’indiquer leur séparation claire et nette de leurs lieux (communs) d’origine, leur nostalgie d'un univers qu’ils semblent avoir quitté à jamais ; en d’autres tenues, leurs regrets des mondes constitués par les traditions artistiques classiques antérieurement privilégiés dont ils sont issus, exilés pour toujours. En banalisant ainsi le fond autrement symbolique de son œuvre artistique Magritte réussit à procéder en peinture comme le prosateur en poésie. Le lieu commun du Mal du Pays, qui met l’accent surtout sur le mal de celui qui en souffre, se transforme donc en trouvaille esthétique. Et ce, parce qu’il déplace l’accent sur le mal de l’être vivant pour le mettre plutôt sur le mal-être du « pays » originaire, sur l’instabilité foncière de cette catégorie esthétique. Le tableau fait basculer en quelque sorte le pays dans l’espace de l’esthétique. On ne sait plus si ce pays est toujours déjà là ou simplement ailleurs, n’importe où hors du monde (pour emprunter encore un titre au recueil baudelairien). De plus, on ignore lequel des deux figurants est le plus dépaysé, le lion ou l’homme moderne déchu ? Et qu’est-ce qu'ils regrettent au juste ? Cette nouvelle spatialisation, dont un critique anglais, David Scott, a étudié de près les mécanismes exacts dans le poème en prose, met ainsi en question la spatialisation conventionnelle de la peinture.9 Le tableau Le bon Sens ne laisse plus de doute sur ce point, dans la mesure où il rend, on ne peut plus évident encore, le fonctionnement de ce procédé iconoclaste. On se trouve face à une représentation tout à fait inattendue d’une nature morte qui montre un plat de fruits avec des pommes à côté, le tout posé mystérieusement au-dessus de et non pas représenté dans une toile. Le bons Sens fait ressortir de la sorte l’appartenance au monde réel à trois plutôt qu’à deux dimensions. Plus encore qu’une nouvelle poétisation du sentiment banal de dépaysement, ou d’une simple mise en scène de figures dépaysées, il s’agit donc dans Le Mal du Pays d’une banalisation des sources et présuppositions de ce même sentiment.
28Un dernier mot sur ce tableau. Le pont sur lequel reposent ces deux figures vidées de symbolisme conventionnel n’a ni début ni fin. Jouant le rôle d’icône pour signaler la distance infinie entre le ciel et la terre, l’homme et la bête (qui ne se regardent pas dans la scène représentée), la nature et la ville, la tradition et la modernité, ce pont met en marche toute une problématique de l’espace dans l’œuvre d’art moderne. Baudelaire avait déjà signalé l’enjeu de cette écriture nouvelle dans sa préface au Spleen de Paris en ces termes-ci :
Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous [son éditeur Houssaye] le manuscrit, le lecteur sa lecture.... Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se joindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part.
29A son tour, le peintre va, lui aussi, mettre en cause la notion d’un ordre préétabli de ses sujets à lui, que ce soit l’ordre de la perspective ou l’espacement des figures dépeintes. Voilà donc pourquoi il n'hésitera pas à peindre à un autre moment une pomme gigantesque dans La Chambre d’écoute, par exemple. Dans un tableau comme celui-là, Magritte renverse complètement les dimensions et la spatialisation dites « normales » de la peinture classique. Aussi n’est-il pas tout à fait étonnant de noter chez un autre poète en prose, Henri Michaux, un semblable tour de force artistique au début du petit texte liminaire de son recueil Lointain intérieur qui s’intitule La Magie. Dans ce texte nous découvrons un narrateur qui aborde le sujet de la magie en discernant d’abord, et comme par hasard, une pomme sur une table. Or, au lieu de se mettre à décrire cette pomme, le narrateur préfère se mettre, dit-il, dans la pomme, tel un ver de terre. La suite du texte va développer cette rupture initiale avec un nouvel espacement narratif des éléments de son récit, tout comme chez Magritte.
30Passons maintenant à l’œuvre que Magritte a baptisée La Géante (1931), étiquette qu’il va employer à nouveau trois ans plus tard pour une autre toile.
31La version qui nous intéresse ici reprend le genre pictural de l’intérieur. On y observe un cas de ce que le Groupe μ appelle couplage, en l’occurrence, couplage de perspectives. Il s’avère que ce procédé visuel s’emploie fréquemment chez Magritte.
32Dans La Géante, par exemple, nous voyons un homme piteusement minuscule devant une table énorme sur laquelle est posé un grand bol de pommes. Une femme nue monstrueusement grande vient s’ajouter à l'ensemble de la scène imaginée. A droite, en guise de légende explicative, apparaît enfin le poème La Géante des Fleurs du Mal. A première vue, on est tenté de prendre ce tableau pour une illustration picturale du sonnet baudelairien. Seulement, quand on y regarde de plus près, le spectateur averti se rend compte que ce n'est pas du tout le poème qu'il croyait connaître. En réalité, c’est l’une des cinq variations sur les œuvres de Baudelaire que l'ami de Magritte, Paul Nougé, avait composées en grande partie pour son plaisir et celui de Magritte. Nous ignorons toujours si cette variante a inspiré la peinture ou si elle a été composée pour elle. Dans tous les cas, comme le texte écrit s’avère faux (sinon aussi banal), le lecteur de signes se doit d’y reconnaître une atteinte non seulement à la notion d’auteur ou d’artiste original (que Magritte, amateur de Lautréamont, a toujours vivement rejetée), mais aussi une sorte d’attaque scripturale contre les vers poétiques canonisés. Tout se passe comme si Magritte se moquait par ce biais scriptural de l’autorité foncière de tous ses prédécesseurs illustres dans le domaine esthétique.
33Ne manquons pourtant pas de noter que Baudelaire avait déjà déconstruit ses propres vers en les réécrivant sous la forme d'un poème en prose intitulé Le Fou et la Vénus. Voici comment. Son texte originaire établit une relation intime et déférente entre le narrateur et une jeune muse géante dans les tenues suivants :
Du temps que la Nature en sa verve puissante
Concevait chaque jour des enfants monstrueux
J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
Comme aux pieds d’une reine un chat voluptueux.
34Se plaisant à deviner si son cœur couve une sombre flamme et à parcourir à loisir ses magnifiques formes, il ne semble désirer, dit-il, que
Dormir nonchalamment à l’ombre de ses seins
Comme un hameau paisible au pied d’une montagne.
35Grâce à l’emploi du pronom je, le narrateur des vers instaure ainsi une sorte de proximité affective entre lui et le sujet de son admiration, source de son inspiration et d’un bonheur calme et silencieux. Toutefois, le narrateur du poème en prose s’écarte de ce monde d’intimité et se manifeste textuellement surtout comme une troisième personne, observant à distance la piètre situation qualifiée d'affligé aux pieds d’une colossale Vénus. Transformant la plutôt mignonne jeune géante en une colossale Vénus, il réussit par là à la rendre bien plus imposante, presque effrayante. Après tout, le poète qui disait je dans le poème se voit ici attribuer l'épithète de fou prosaïque. Il devient plus précisément,
un de ces fous artificiels, un de ces bouffons volontaires chargés de faire rire les rois quand le Remords ou l'Ennui les obsède.
36Les yeux pleins de larmes, il se plaint d’être
le dernier et le plus solitaire des humains, privé d’amour et d’amitié,
37et il n’arrive point à attendrir ni à se faire accepter par cette nouvelle géante. Au contraire de ce qui se passe dans les vers, le narrateur ne remarque chez celle-ci que ce qu’elle a de moins chaleureux, charnel ou voluptueux. Finies donc les magnifiques formes de la jeune géante des vers ; à leur place on n’a affaire qu’à sa distance affective par rapport au fou :
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de marbre.
38Quant à la version picturale de cette géante, le peintre fait une démarche sémiotique semblable. D’un côté, il juxtapose toute une série d’entités artistiques conventionnelles, telles qu’une perspective fuyante, un intérieur, une nature morte, un modèle féminin nu et une légende qui paraît commenter visuellement ces images. De l’autre côté, il détruit fondamentalement la relation principale qui relie normalement chacune de ces entités. Je veux parler ici de la relation étroite entre le peintre et son sujet, l’artiste et ses sources d’inspirations. Cela se produit grâce au même type de modification de signes que nous avons analysée plus haut : l'homme-artiste se trouve ainsi réduit à un moins que rien en lace de clichés picturaux, un moins que rien qui regarde bêtement à la fois la nature morte et une porte fermée. Malheureusement (ou heureusement ?), nous sommes obligés de rester sur notre faim interprétative en ce qui concerne le Mystère derrière cette porte. En même temps, la Vénus, qui devrait en principe s’offrir gentiment à son admiration, afin qu’il sache se conduire vers un but plus précis, reste implacable, insolente presque, fixant on 11e sait quoi au loin, avec des yeux de marbre, pourrait-on dire.
39Mon dernier exemple de cette intersection de signes poétiques et picturaux vient du tableau intitulé Le Portrait (1935).
40En une scène globale on ne peut plus banale, cette peinture réunit des éléments typiques d’un tableau de genre comprenant un couvert, une tranche de jambon et une bouteille. Pour qu’elle se métamorphose en portrait, cependant, il aura fallu que Magritte y ajoute ce petit détail qu’est l’œil au milieu du jambon. A l’aide de cette permutation tératologique, Magritte rend visible par métonymie ce que, autrement, ce non-portrait cacherait. Je me réfère ici soit au cochon, dont serait extraite cette tranche de jambon ; soit à une personne sur le point de manger ce repas dérisoire ; soit enfin, au lecteur-spectateur du portrait lui-même. Du coup, le soi-disant sujet de ce portrait se problématise, se dérobe, nous mettant dans une impasse herméneutique des plus complètes. Au point de nous demander lequel en est finalement le vrai sujet. Cet œil mystérieux au centre de la tranche de jambon finit donc par exclure toute possibilité de trancher, si j’ose dire. C’est comme si la toile elle-même nous renvoyait notre propre regard interprétatif ; comme si, d’un instant à l’autre, elle se préparait à faire un petit clin d’œil à la fois à la manière picturale conventionnelle de concevoir la représentation de quelqu’un, et à notre façon habituelle de regarder ou de concevoir l'art représentationnel en général.
41L’idée traditionnelle du portrait étant ainsi brouillée, il ne nous en reste que son image étrangement inquiétante. Celle-ci constitue dès lors une sorte d’icône auto-réflexive, épave visuelle de pratiques esthétiques par trop machinales, voire périmées. A l’instar du poème en prose, qui lui aussi remet radicalement en question la place du lecteur dans le bon déroulement d’un autre système de signes, en le poussant à repenser précisément ce que ce nouveau genre de texte n’est plus, (c’est-à-dire un poème en vers), l’œuvre de Magritte exige donc que nous voyions d’un autre œil, si l’on peut dire, et la peinture et la manière d’apprécier la vraie nature de celle-ci. Pour conclure, citons une dernière fois le peintre que nous pouvons désormais qualifier – paraphrasant Baudelaire au sujet de son maître, Gautier – de parfait magicien ès lettres visibles :
L'art de peindre a pour but de rendre parfait le regard, grâce à une perception visuelle pure du monde extérieur par le seul sens de la vue. Un tableau conçu dans ce but est un moyen de remplacer les spectacles de la nature, lesquels ne provoquent généralement qu’un fonctionnement mécanique des yeux (EC, p. 273).
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SCOTT, D.,
1984, « La structure spatiale du poème en prose », Poétique no 59.
SCUTENAIRE, L.,
1977, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann.
SYLVESTER, D.,
1992, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams.
Notes de bas de page
1 J. MEURIS, Magritte, traduction Michael Scuffil, Genève, Cosmopress, 1990, p. 29. Toute traduction de l'anglais est la mienne.
2 R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1978, p. 18. Toute citation de Magritte renvoie à cet ouvrage.
3 Les définitions et théories proposées depuis au moins quarante ans abondent et semblent loin de s'épuiser. Parmi les études les plus pertinentes à mes propos ici, je citerai celles-ci : S. BERNARD, Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours. Paris, Nizet, 1959 ; B. JOHNSON, Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne. Paris, Flammarion. 1979 ; et mon propre ouvrage, Repetition and. Semiotics : Interpreting Prose Poems, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1986.
4 Voir son article à ce sujet, Quelques conséquences de la différence anatomique des textes (Pour une théorie du poème en prose), dans Poétique, no 28, 1976, p. 465, où elle prend pour la première fois une importante distance critique par rapport à la perspective interprétative de Suzanne Bernard, que Johnson résume en termes d’une « poétisation du banal ». Dans son livre (cité plus haut), Johnson proposera plutôt une « banalisation du poétique » pour rendre compte du plein fonctionnement du poème en prose.
5 GROUPE μ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l'image, Paris, Seuil, 1992, pp. 274-275.
6 D. SYLVESTER, Magritte : The Silence of the World, New York, Harry Abrams, 1992, p. 233.
7 Cité in L. SCUTENAIRE, Avec Magritte, Bruxelles, Le Fil rouge, Editions Lebeer Hossmann, 1977, p. 48.
8 Je m’inspire ici, comme ailleurs, de la lecture des poèmes en prose de Baudelaire faite par Barbara Johnson. Pour ce texte, voir son ouvrage, The Critical Difference, Baltimore. Johns Hopkins University Press, 1980, pp. 44-48.
9 D. Scott, « La structure spatiale du poème en prose », dans Poétique no 59 1984, pp. 95-108.
Auteur
Université de Washington (Saint Louis, Missouri)
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