Esthétique de la prédication et de la discursivation chez Magritte
p. 111-133
Texte intégral
1. Introduction
1Nous parlerons dans ce texte de celui qui montre les choses dans les tableaux de Magntte, et de celui à qui est attribué le fait que les choses sont telles qu’elles sont dans ces tableaux.
2Nous avons voulu éviter d’emblée certaines approches qui nous semblent peu intéressantes. L’une d’elles serait de prendre Magritte comme corpus privilégié pour illustrer quelques mécanismes sémantiques du surréalisme ; une autre, de s’en servir comme répertoire pour décrire sémiotiquement quelques figures de rhétorique ; une autre encore serait d’admettre directement, sans évaluation, en les sémiolisant, les propos et écrits de Magritte lui-même sur son oeuvre. Nous avons surtout voulu éviter de systématiser son oeuvre à l’aide de « méthodes » inductives.
3Nous espérons que notre travail contribuera à accroître la connaissance non seulement de l’oeuvre de Magritte, mais aussi du discours pictural et visuel en général.
4Tout d’abord, à travers deux exemples visuels assez banals, nous verrons :
- ce qui est le prédiqué – le contenu du tableau – ;
- qui est l’appréciateur – l’instance discursive à laquelle est attribuée la responsabilité du contenu prédiqué dans le tableau – ;
- qui est le discursiveur – l’instance discursive qui montre ce qui est prédiqué dans le tableau –.
5Ensuite, nous proposerons une typologie d’énoncés narratologiques, peu habituels en peinture, mais souvent présents chez Magritte, et nous analyserons quelques tableaux à l’aide des paramètres que nous aurons présentés.
2. Elaboration des concepts théoriques
2.1. Prédication, appréciation et perspectivation
6Considérons, pour commencer, quelques tableaux très obscurs « de sacristie ». On y voit souvent un saint en extase, entouré de paysans. Ceux-ci se rendent compte que le saint a une vision. Il y a fréquemment, dans ces tableaux, une sorte de nuage, vu seulement par le saint, peint dans une lumière différente, dans lequel apparaît souvent la Vierge Marie.
7La perspective selon laquelle le saint et ses compagnons sont montrés est courante, commune. Le nuage avec la Vierge Marie est montré selon la même perspective, sans altérer la position actorielle, spatiale ou temporelle dans laquelle est construit le reste de la représentation iconique. Ce tableau présente donc le saint, les fidèles et la Vierge à partir de la même position référentielle, à partir de la même origine discursive de la perspective.
8Que raconte ce tableau ? Il nous montre que, quelque part près d’un ermitage, il y a quelques personnes, habillés d’une telle manière, et, parmi elles, le saint en extase, qui « voit » la Vierge Marie et sa cour céleste.
9Nous pouvons distinguer dans ce tableau trois paramètres que nous développerons :
- une prédication narrative, figurative et thématique ; une prédication comprise ici, pour simplifier, comme ce qui est prédiqué ;
- un sujet discursif narratologique auquel l’énoncé attribue le contenu de la prédication ; ce sujet, responsable du contenu prédiqué, nous l’appellerons l’appréciateur ;
- un sujet discursif narratologique auquel l’énoncé attribue la discursivation visuelle de la prédication : le discursiveur étant un « narrateur visuel », nous l’appellerons le perspectiveur.
10La prédication est l’ensemble de l’action sémiotique réalisée dans l’énoncé par un énonciateur implicite. La prédication comprend aussi, parmi d’autres choses, l’attribution par le discours pictural d'un ou plusieurs de ses énoncés narratifs – déjà thémalisés et figurativisés –, à une instance du discours. Cette attribution implique que le contenu d'un acte particulier de constatation, rêve, souvenir, imagination, crainte, hallucination, etc., a comme sujet cognitif ou pathémique telle instance du discours, justement cette instance narratologique que nous appelons appréciateur. L’appréciation est donc une action narratologique de l’appréciateur. Ce qui est prédiqué par le discours, c’est le contenu de la constatation, du rêve, du souvenir, de l’imagination, etc. du sujet appréciateur.
11La prédication picturale n’est pas tout à tait « égale » à la prédication linguistique. L’image a ses procédures particulières pour taire savoir qui est l’appréciateur, et aussi pour faire savoir quel est le type d'acte – constatation, affirmation, vision, souvenir – que l'appréciation constitue.
12Dans notre exemple, ce qui est prédiqué (a), le contenu de l’appréciation, est ce que le tableau montre. Ce contenu est, en quelque sorte, double. D’un côté (a1), près d’un ermitage, plusieurs personnes regardent un saint, qui se trouve en extase. D’un autre côté (a2), la Vierge Marie apparaît.
13Le sujet discursif narratologique auquel le tableau assigne la première prédication (a1), c’est-à-dire, l’appréciateur de (a1), est différent de l’appréciateur de (a2). Selon le premier appréciateur (b1), près d’un ermitage, plusieurs personnes observent un saint, qui se trouve en extase (a1). Selon le second appréciateur (b2), la Vierge Marie apparaît (a2). Alors, conformément à notre tableau imaginé, qui est l’appréciateur (b1) ? Nous répondrons provisoirement qu’il s’agit d’un type de sujet narratologique, présent elliptiquement dans la plus grande partie des tableaux (b1). Nous y reviendrons dans un instant. Et qui est, dans noue tableau imaginé, l’appréciateur (b2) ? C’est le saint (b2).
14La discursivation est l'acte par lequel une instance discursive explicitable construit son discours. Il ne s’agit pas de l’énonciateur implicite. Dans un énoncé linguistique écrit, 1=instance discursivatrice est le narrateur. Dans un énoncé visuel, l'instance discursivatrice est le perspectiveur. La perspectivation est l’action narratologique du perspectiveur.
15Le sujet narratologique que nous avons dénommé perspectiveur est unique pour tout le tableau, parce qu’il n’existe qu’une seule perspective visuelle, comme nous l’avons dit. Qui est ici ce sujet narratologique ? Ce n’est pas le saint : ce que nous voyons ne s’élabore pas visuellement à partir de la perspective visuelle du saint. Ce n’est pas non plus la Vierge, pour la même raison : ce que nous voyons n’est pas montré à partir de la perspective visuelle de la Vierge. Ce ne sont pas non plus les paysans qui entourent le saint, car ce ne sont pas eux qui montrent la scène, mais au contraire, comme le saint et la Vierge, ils sont des sujets montrés par ladite perspective. Le perspectiveur de l’énoncé est un sujet discursif – voire, nous insistons, un sujet du discours –, un sujet de type narratologique, qui reste ici – dans notre cas – elliptique et qui se situe à l’origine de la perspective visuelle – la perspectiva artificialis – C’est un sujet narratologique, mais pas nécessairement un sujet anthropomorphe. C’est lui le constructeur de la perspective visuelle qui montre les figures de l’énoncé, en accord avec l’énoncé.
16Revenons à l’appréciateur (b1) de la première partie de ce qui est prédiqué – c’est-à-dire, de la scène près de l’ermitage, avec le saint et ses fidèles (a1) –. Nous avons dit, provisoirement, qu’il s’agit d’un type d’instance narratologique présente elliptiquement dans la plus grande partie des tableaux. Le rôle d’appréciateur (b1) est ici tenu par le même actant narratologique que celui qui joue le rôle de perspectiveur elliptique de tout le tableau. Il y a donc, dans le tableau, un actant narratologique elliptique auquel nous attribuons à la fois la responsabilité (b1) d’assumer le contenu de la première partie de ce qui est prédiqué – la scène près de l’ermitage (a1) — et la responsabilité de discursiver visuellement tout l’énoncé, c’est-à-dire, d’être à la fois un appréciateur (partiel) et un perspectiveur (total).
2.2. Vers une typologie narratologique
17A partir de ce que nous avons vu, nous pouvons distinguer deux phénomènes complexes dans l’exemple du tableau de la sacristie : celui qui se produit par le lait qu’une partie du tableau – la scène de l’ermitage – possède un sujet appréciateur et un sujet perspectiveur qui sont investis par le même actant narratologique, un actant de présence elliptique, qui appartient à un type très commun dans les énoncés visuels. D’après ce tableau, c’est le même actant qui « apprécie » la scène de l’ermitage et la « perspective », car c’est bien lui qui nous montre ce que nous sommes en train de voir. Dans cette partie de l’énoncé, l’appréciateur et le perspectiveur coïncident, donc, dans le même actant narratologique.
18Un autre phénomène narratologique complexe, distinct du précédent, et qui se produit aussi dans le tableau de la sacristie, est dû au fait que, dans une partie différente de l’énoncé – du tableau –, l'appréciateur et le perspectiveur ne coïncident pas dans le même actant narratologique. Le perspectiveur elliptique et anonyme nous montre la scène céleste – celle du nuage –, mais son appréciateur est bien le saint. Dans le tableau, selon le saint, la Vierge lui apparaît, et cependant, cela nous est montré à partir de la perspective visuelle du sujet elliptique et anonyme.
19Nous pouvons dénommer le premier phénomène, c’est-à-dire celui où il y a convergence des fonctions d’appréciation et de perspectivation, discours non indirect (DNI) ; et le second phénomène, celui où il n’y pas convergence de ces fonctions dans le même actant narratologique, discours indirect (DI).
20Dans notre tableau, un énoncé narratologique adopte la figure du DNI et l’autre, du DI. Nous pouvons dire que l’énoncé narratologique DI du tableau n’est pas libre (n’est pas DIL), dans le sens où le DNI contigu avertit visuellement de la parution annexe du DI, donc non libre (DINL)1 : cette peinture montre le saint en extase, et lie son état avec la zone du nuage, différenciée, par la lumière, du reste du tableau.
21Très succinctement, pensons à un autre tableau « de sacristie ». Le saint prie, agenouillé sous une image représentant le Christ sur la Croix – un tableau dans le tableau –. Dans cet exemple, il y a, à nouveau, deux prédications distinctes. Le saint prie à genoux devant un tableau du Christ – la première – ; et Jésus est cloué, nu et agonisant sur la Croix – la seconde –. Chaque prédication a ici son propre appréciateur, l’un et l’autre anonymes et elliptiques, mais différents l’un de l’autre. Le perspectiveur premier construit visuellement, à partir de sa position, toute la scène : le saint priant devant un tableau. Chaque appréciation a aussi son propre appréciateur. Celui de la première prédication coïncide dans le même actant avec le sujet qui perspective cette partie de l’énoncé. Il y a là, en conséquence, DNI. Le perspectiveur de la seconde prédication coïncide dans le même actant narratologique avec le sujet qui perspective cette autre partie de l’énoncé. Il y a là aussi, donc, DNI. Nous avons ainsi un DNI 1 et un DNI 2.
22Dans cet exemple, DNI 2 est narratologiquement subordonné à DNI 1 parce que le perspectiveur du tableau de Jésus-Christ perspective le Christ déjà à l’intérieur du discours – ou de la perspective – du premier perspectiveur. Le tableau de Jésus-Christ - qui est un tableau représenté à l’intérieur d’un « vrai » tableau-est un énoncé narratologique inclus à l’intérieur d’un autre énoncé narratologique. Le premier énoncé narratologique est discours non direct (DND), pouvons-nous dire. Le second, est, dans ce cas, discours direct (DD).
23Retournons au premier tableau de la sacristie, à celui du saint avec ses fidèles et sa vision. Le premier énoncé narratologique, celui qui exposait la prédication concernant le saint à l’ermitage avec ses fidèles, nous pouvons l'analyser comme DND et, selon un autre critère, à la fois, comme DNI. Nous avons là, donc, un DND-DNI. Le second énoncé narratologique, celui qui concerne le contenu du nuage, est aussi un DND-DNI.
24Maintenant, reprenons le second tableau. L’énoncé narratologique du saint priant à genoux sous le tableau du Christ, est DND-DNI. L’énoncé narratologique du tableau du Christ s’analyse, à la lumière de ce que nous avons vu jusqu’ici, comme DD-DNI.
25Nous voyons, conformément à ces analyses, que le discours indirect ne s’oppose pas au direct, comme on le dit généralement. En réalité, l’indirect s’oppose au non indirect, dans une catégorie C définie par la concomitance ou non dans un seul actant narratologique du perspectiveur et de l’appréciateur – ; et le direct s’oppose au non direct, dans une autre catégorie – définie par la divergence et subordination narratologique ou non entre le perspectiveur de l’énoncé et un autre perspectiveur d’un énoncé recteur –. Ces deux catégories touchent à la fois chaque énoncé narratologique d’un texte, et c’est pour cela que ce n’est pas contradictoire, qu'un énoncé narratologique puisse être, à la fois, DD et DI.
26D’après ce que nous avons vu, si nous voulons aborder la subjectivité discursive d’origine narratologique, nous nous rendons compte qu’il y a quatre structures élémentaires qui la fondent :
- La subjectivité qui dérive du type DND-DNI, c’est-à-dire celle qui naît de la convergence de l’appréciateur et du perspectiveur non subalterne.
- Celle qui est due au type DND-DI, c’est-à-dire celle qui est basée sur la divergence actantielle entre l’appréciateur et le perspectiveur non subalterne.
- Celle qui provient du type DD-DNI, c’est-à-dire de la divergence actantielle entre un perspectiveur 1er et un perspectiveur 2ème, narratologiquement subalterne, et de la convergence actantielle entre ce dernier et son appréciateur.
- Celle qui résulte du type DD-DI ; elle ne consiste pas seulement en un mélange de (2) et de (3) ; c’est une subjectivité en rupture continue : déconnexion actantielle narratologique entre les deux perspectiveurs, et entre le perspectiveur second et l’appréciateur correspondant – on se souvient que la prédication dans ce cas-ci est ce que le perspectiveur second montre – 2.
3. La subjectivité narratologique chez Magritte
27Chez Magritte, appréciation et perspectivation sont originales. Il combine de façon complexe les quatre structures narratologiques que nous avons distinguées. Il les intensifie en augmentant leur densité et surtout il exagère la divergence entre les appréciations et les perspectivations. C’est ainsi qu’il fait réagir l’énonciataire implicite de ses tableaux.
3.1. La doxa contredite
28Dans Les Amants (1928), un homme et une femme s’embrassent, le visage caché par un tissu. L’énonciataire implicite pense qu’ils s’aiment sans se voir, sans se connaître. Eventuellement, on pourrait croire aussi qu’ils n’ont pas besoin de se voir pour s’aimer, puisqu’ils se connaissent déjà ; ou qu’il n’est pas important de se connaître pour s’aimer. Pour l’analyse narratologique, ces trois hypothèses, parmi d’autres, sont plausibles.
29L’énonciataire implicite, qui a une certaine connaissance de l’ensemble de l’oeuvre de Magritte, reconnaît également la figure récurrente de la tête recouverte par un tissu3. Quelques critiques ont mis en rapport cette figure avec la biographie du peintre, et concrètement avec la mort de sa mère qui s’est suicidée en se jetant dans la Sambre où on l'a retrouvée morte, la tête couverte de sa chemise de nuit, alors que Magritte avait à peine 14 ans. Cette figure emblématique est, dans l’oeuvre de Magritte, un véritable « symbole iconique »4.
30Pour notre étude des Amants, nous choisirons la première hypothèse de lecture envisagée : nous admettrons que les amants s’aiment sans se voir, sans se connaître, et sans savoir qu’ils ne se voient pas et ne se connaissent pas.
31Le perspectiveur construit l’énoncé avec le maximum de « normalité narratologique ». C’est un perspectiveur totalement « ordinaire ». L’appréciateur, à son tour, répond d’un contenu prédiqué qui serait « normal », si ce n’était les étoffes qui couvrent les têtes du couple. La prédication montrée ne paraît pas correspondre à ce que les amants éprouvent eux-mêmes – de là le caractère essentiellement illogique du tableau : s’ils savaient qu’ils sont couverts d’« étoffes », s’ils voyaient qu’ils ne se voient pas l’un l’autre, ils ne s’aimeraient pas –, mais à ce qu’en sait l’actant qui exerce aussi le rôle de perspectiveur. Il s’avère ainsi que nous sommes devant un DND-DNI. Ils s’aiment sans se voir, sans se connaître, d’après le même actant qui joue aussi le perspectiveur elliptique et anonyme.
32Cet actant perspectiveur et appréciateur, elliptique et anonyme, est ici, en même temps, intersémiotiquement apparenté avec l’énonciateur effectif, le peintre, de la même façon que, dans certains romans, la figure du narrateur se tient en marge de la représentation fictive et paraît correspondre intersémiotiquement de façon vraie avec la figure de l’auteur réel.
33Ce qui est prédiqué explicitement s’oppose à une prédication elliptique, mais très présente dans cet énoncé. Cette prédication, elliptique mais active, est soutenue par l’opinion commune à laquelle participent aussi – comme appréciateurs – les amants. D’après eux et, en tout cas, d’après la doxa, ils se voient, bien sûr, ils se connaissent quand ils s’aiment ; rien ne couvre leurs têtes, rien ne les empêche de se connaître. Cette appréciation sous-entendue fait partie d’un discours indirect tacite – virtuellement construit en principe par le même perspectiveur que celui qui montre la prédication explicite –, un DND-DI, tacite, donc, mais contredit par le discours immédiat, non indirect, manifesté par l’image.
34Le tableau soulève la question de savoir s’il contient de l’ironie. La figure de l’ironie la plus fréquente dans le discours verbal consiste dans le fait qu’une partie de l’énoncé présente explicitement une prédication qu’une autre partie du même énoncé, peut-être elliptique, présente de manière opposée. D’habitude, dans l’ironie verbale, ce qui est prédiqué explicitement ne coïncide pas avec l’opinion de l’énonciateur implicite, qui s’en distancie, bien qu’il l’intègre dans son discours pour obtenir l’effet visé ; normalement, dans l’ironie, l’opinion de l’énonciateur implicite s’accorde avec celle de l’appréciateur contradictoire. La première prédication et son appréciateur deviennent ironisés par la prédication ironisante. Bien sûr, il y a différents degrés et différents tons, selon le type de l’ironie. Le contraste d’appréciations de l’ironie, contraste qui est un oxymoron ou une antithèse latents, peut être souligné par le ton ou par des guillemets dans l’opinion ironisée. Presque toujours, la prédication ironisée est discursivisée explicitement, tandis que l’ironisante peut se montrer ou s’élider, et rester sous-entendue. Dans le verbal, le discours ironisé, est donc émis par un narrateur premier, et est habituellement un DND-DI. Le narrateur le profère sans assumer la prédication narrative, figurative et thématique qu’il contient. Au contraire, le discours ironisant est habituellement DND-DNI.
35Mais Les amants n’est pas ironique. Observons que l’ironie classique dans un discours purement visuel – sans mots – et composé d’un tableau seul – sans vignettes comme les bandes dessinées –, comme c’est le cas des Amants, supposerait que l’énonciataire implicite comprenne le contraire de ce qui est montré, qu’il saisisse l’antiphrase. Comment peut se produire une telle distanciation dans la peinture ? Une des voies possibles aurait été de multiplier les énoncés narratologiques – chose très peu fréquente, presque impossible dans la peinture classique – en faisant de l’un l’ironisé, et de l’autre ou des autres, les ironisants.
36Les Amants fonctionne à l’inverse d’une ironie conventionnelle : le tableau explicite la prédication que le sujet qui joue le perspectiveur assume en tant qu’appréciateur, et en accord avec l’énonciateur implicite : « les amants ne se connaissent pas ». Les Amants manifeste donc un DND-DNI ; c’est la prédication narrative, thématique et figurative négatrice. Et ce tableau élide – rend elliptique – la prédication opposée, l’opinion commune – « les amants se connaissent » –, celle dont l’actant qui joue l’appréciateur et le perspectiveur est distancié ; c’est la prédication niée.
37Ici, dans Les Amants, il n’y a donc pas d’ironie conventionnelle. La procédure est claire : le discours montre ouvertement ce qu’il croit ; alors qu’il nie franchement la doxa en montrant les étoffes. La prédication – ce qui est prédiqué – est hétérodoxe. L’appréciateur du visuel dans Les Amants est un avant-gardiste, un révolutionnaire, un révélateur qui dérange5.
38Nous pouvons résumer comme suit la syllepse elliptique des appréciateurs confrontés :
3.2. Syllepse d’appréciateurs et de perspectiveurs
39Dans Le Dormeur téméraire (1927), on trouve un procédé habituel au cinéma. Le rêve y est raconté comme dans de nombreux films.
40Dans un plan antérieur – ou dans un qui suit – nous voyons le personnage qui, par exemple, dort. Dans le plan suivant – ou dans le précédent –, nous voyons les choses qu’il rêve. Dans le plan initial ou final, qui décrit la « vraie » situation – quelqu’un dort C, et qui avertit le spectateur que ce qui suit ou précède est le contenu du rêve, le perspectiveur est habituellement anonyme, sans identité anthropomorphique ; c’est habituellement un sujet narratologique sans aucune existence comme sujet narrativo-thématico-figuratif : pour l’histoire qu’on raconte, le perspectiveur n’existe pas ; c’est comme si l'histoire se racontait elle-même – comme Benveniste l'a dit en parlant d’un des types possibles de récit –. Généralement, dans ces plans, l’appréciateur est aussi un sujet narratologique anonyme et elliptique. Il n’existe pas dans l’histoire. Appréciateur et perspectiveur coïncident habituellement dans le même actant. Ils constituent deux rôles du même sujet narratologique. Ces plans descriptifs et d’avertissement sont donc, par conséquent, des DND-DNI.
41Dans le plan du rêve, où apparaît le plus souvent le personnage qui rêve, celui-ci ne joue pas d’ordinaire le rôle de perspectiveur. Le perspectiveur est un sujet anonyme, impossible, elliptique. Cependant, en général, l’appréciateur du rêve est le sujet qui rêve. Les choses se passent ainsi, d’après lui. Étant donné la séparation, dans ces plans, entre le perspectiveur et l’appréciateur, leur forme narratologique est celle du DND-DI : discours indirect visuel, en définitive.
42Dans Le Dormeur téméraire, on rencontre la même procédure, non pas syntagmatisée temporellement, comme dans le cinéma – plan précédent, plan suivant –, mais spatialement – plan supérieur, plan inférieur –, En haut, nous avons l’énoncé ordinaire – DND-DNI – ; en bas, l’indirect – DND-DI –. Les deux, simultanément, en syllepse, qui est, ici, une syllepse de deux appréciateurs.
43Syllepse explicite d’appréciateurs conformes – le réel plus le surréel – confrontée elliptiquement donc, à l’absence de syllepse :
44D’une certaine manière, les deux parties apparaissent conjointement : l’extérieur et l’intérieur, l’objectif et le subjectif, l’apparent et le secret, l’usé et le neuf. Ces deux dernières catégories relient, narratologiquement et thématiquement, Le Dormeur téméraire et Les Amants. Mais ce qui dans Les Amants était DND-DNI explicite – le secret dévoilé au sujet de l'amour, la contradiction de la doxa, l’étoffe - est ici équivalent à l’énoncé narratologique intérieur, au DND-DI – au monde du rêve à découvert Là, il était question de montrer un voile apparemment invisible – celui des amants – ; ici, de lever un voile apparemment visible – celui du rêve –, Dans les deux cas, la peinture est révélation : révélation devant la doxa. Cependant, cela reste une révélation paradoxalement énigmatique, surtout dans Le Dormeur, qui se rapproche en cela du discours initiatique, et fait penser à des tonnes non artistiques comme les mots croisés et les hiéroglyphes.
45Considérons un autre cas de syllepse : celle qui consiste en deux actants simultanément perspectiveurs et appréciateurs. Dans L’Empire des Lumières (versions de 1948, 1953, 1954 et 1958), L’Empire des Lumières. II (1950), et dans presque tous les tableaux de la même série6, le ciel est montré le jour ; et la terre, la nuit ; ou l'inverse.
46S’il s’agissait de littérature et non pas de tableaux, nous pourrions penser à une confrontation de deux appréciateurs différents sur « le même » paysage, construit, par le même perspectiveur. Mais dans le discours à deux dimensions, de perspectiva artificialis, le perspectiveur est synchrone avec ce qui est perspectivé. L’image ne peut montrer que ce que le perspectiveur montre, d’où il le montre et pendant qu’il le montre. La simultanéité entre le discursiveur du visuel (ou perspectiveur) et ce qui est discursivé détermine aussi la structure de L’Empire des Lumières.
47Si c’est le soir, un perspectiveur nocturne devrait exister ; si c’est le jour, un diurne. Nous trouvons par conséquent, deux perspectiveurs, aussi nécessairement co-présents qu’incompatibles. Les appréciations sont évidemment contraires : le ciel est diurne, et la terre, nocturne. Et dans chaque sous-paysage se produit le syncrétisme du perspectiveur et de l’appréciateur dans un même actant narratologique, ce qui provoque l’existence de deux DND-DNI contraires.
48Ce tableau frise la supercherie et relève de la magie. La supercherie, parce que c’est seulement quand on perçoit la zone supérieure en même temps que la zone inférieure qu’on distingue leur contrariété sémiotique. Et la magie, parce que le tableau produit un étrange effet esthétique, même sans que l’on en distingue le mécanisme.
49« Nuit » et « jour » sont présentés ensemble dans le monde « réel », d’après le tableau, et pas seulement dans la représentation du monde « réel ». L’opinion commune continue à être harcelée dans L’Empire des Lumières. La doxa est toujours présente d’une manière elliptique ; et elle continue à être niée de manière patente. Pour elle, il n’est pas question de mêler « nuit » et « jour ». L’Empire des Lumières questionne ce binarisme élémentaire. L’ensemble du tableau remet en question chacune de ses parties, prises séparément. Les deux énoncés manifestes des deux perspectiveurs – les deux DND-DNI – sont opposés, par leur co-présence même, à la croyance commune, analysable une fois de plus comme un discours indirect – DND-DI –, S’il n’y avait pas cette opposition à la doxa, ces séries de tableaux perdraient une bonne partie de leur caractère d’avant-garde.
3.3. Peindre avec des images et des mots
50Considérons à présent un autre ensemble d’oeuvres de Magritte, où se joue une « guerre des langages », ensemble que l’on peut articuler en plusieurs sous-groupes. Ces œuvres, dans lesquelles se rencontrent des images et des mots, produisent – comme tous les tableaux vus précédemment – une négation de ce qui pour la doxa, toujours elliptiquement présente, constitue des évidences. Ici, la réfutation de la doxa affecte la valeur des figures représentées, qu’elles soient des icônes pures ou des icônes de mots. La doxa se manifeste toujours comme discours elliptique, mais celui-ci ne sera pas, comme nous verrons, nécessairement indirect, au contraire de ce qui se passait dans Les Amants ou dans L’Empire des Lumières.
51Le premier sous-groupe comprend des tableaux comme Sans titre – La Pipe – (vers 1926), où l’énoncé pictural nie verbalement et visuellement la nécessité de la motivation iconique7.
52Dans le deuxième sous-groupe se trouvent les tableaux où l’énoncé pictural dénonce verbalement la confusion entre les objets du monde naturel et leurs représentations. Il s’agit, par exemple, de La Trahison des Images (versions de 1928/1929, 1948, 1952/1953 et 1966), Les deux Mystères (1966), Ceci n’est pas une pomme (1964).
53Dans le troisième sous-groupe, nous plaçons les tableaux qui mettent en question la nécessité que la peinture soit faite « d’images » figuratives ou abstraites, sans admettre une composante verbale (sauf la didascalie copulative). C’est ce qui se passe dans des tableaux comme L’Usage de la Parole (1927), L’Espoir rapide (1927), Le Masque vide (1928), Le Corps bleu (1928), Le Miroir vivant (1928/1929), L’Arbre de la Science (1929), Le Miroir magique (1929), Sans Titre – Le cahier de l’écolier – (1929).
54Dans le quatrième sous-groupe nous situons les tableaux qui affirment le droit de dissocier librement, créativement les images et les mots. Nous nous référons, par exemple, à La Clef des Songes (versions de 1927 et 1930), La Table, l’Océan, le Fruit (1927), L’Arc-en-ciel (1948), Le bon Exemple (1953).
55Revenons à la problématique d’ensemble du groupe de tableaux que nous avons appelé « la guerre des langages ». Toutes ces peintures ont en commun le fait de présenter une syllepse explicite et syncrétique de deux ou plusieurs énoncés, et le fait que cette syllepse est confrontée à un énoncé elliptique de la doxa.
56La syllepse explicite et syncrétique de deux ou plusieurs énoncés, l’un verbal et l’autre visuel, se repère facilement : « La pipe » et le tableau des deux tonnes de pipe ; « Ceci n’est pas une pipe » et la peinture d’une pipe ; « fusil », « nuage », « Chaussée », etc. et le dessin d’un terrain, de quelques figures, de quelques ombres ; et « l'Acacia », « la Lune », etc. et le dessin d’un œuf, d’une chaussure au talon aiguille, etc.
57L’apparente opposition se manifeste, par exemple, à travers la déclaration verbale de « pipe » mise à côté de tonnes visuelles difficilement identifiables comme pipe ; ou, à travers la négation verbale de « pipe » à côté de la pipe peinte ; ou, à travers le mélange du figuratif verbal et iconique dans L’Usage de la Parole ; ou encore, à travers la non-conformité sémantico-figurative entre le verbal et l'iconique (exemple : le mot « l’acacia » et l’image de l’œuf). Ces contradictions ne sont qu’apparentes.
58La doxa elliptique est contredite expressément dans les quatre sous-groupes proposés, ainsi que nous l’avons vu. par la syllepse explicite : pour la doxa, les formes de pipe présentées, dans le premier sous-groupe, ne sont pas des formes de pipe ; la pipe peinte, dans le deuxième sous-groupe, est bien une pipe ; on ne peut pas mélanger dans un tableau le verbal – comme substitut de l’iconique – avec l’iconique (troisième sous-groupe) ; et enfin (quatrième sous-groupe), on ne peut prédiquer didascaliquement sur l’iconique que de façon tautologique : un œuf n’est pas un acacia.
59Nos outils narratologiques nous permettent de confirmer notre proposition de classement.
60(1) Dans le sous-groupe de La première pipe, la syllepse explicite, syncrétique et copulative, une syllepse qui touche aux appréciateurs et aux énoncés, affronte tacitement la syllepse elliptique, syncrétique et copulative de l’épistémé vulgaire. Dans le domaine de l’explicite, le double énoncé iconique et l’énoncé verbal sont tous les trois ordinaires : DND-DNI. Dans le domaine de la doxa elliptique, l’énoncé « la pipe » se répète comme DND-DNI ; mais les deux énoncés « visuels » sont corrigés par un discours indirect : les formes « incorrectes » de la pipe sont rectifiées elliptiquement. D’après la doxa, les pipes iconisées sont comme nous savons qu’elles devraient être. La prédication étrange explicite du tableau s’oppose à la prédication correctrice dans le visuel de la doxa, descriptible comme DND-DI :
Ce qui est explicite dans le tableau | VS | Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa |
premier DND-DNI visuel | premier DND-DI visuel | |
intersémioticité créative, étrange | intersémioticité iconique, correctrice du visuel explicité |
61(2) Dans le sous-groupe de La Trahison des Images (voir illustration supra), on retrouve partiellement les mêmes structures, sauf que le discours indirect, de caractère rectifieur, affecte ici l’expression verbale : d’après la doxa, oui, c’est une pipe.
Ce qui est explicite dans le tableau | VS | Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa |
DND-DNI visuel | DND-DNI visuel | |
DND-DNI verbal | DND-DI verbal | |
intersémioticité négative dans le verbal, étrange | intersémioticité positive dans le verbal |
62(3) Dans le sous-groupe de L'Usage de la Parole, la syllepse explicite et syncrétique n’est plus copulative ; elle est confrontée elliptiquement à une non-syllepse, à un discours indirect non syncrétique, qui utilise seulement l’expression iconique.
Ce qui est explicite dans le tableau | VS | Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa |
DND-DNI visuel | DND-DI visuel | |
DND-DNI verbal | ||
intersémioticité étrange | non intersémioticité : prédication seulement visuelle et « complète » |
63(4) Par contre, dans le sous-groupe de La Clef des Songes, on retrouve la structure copulative. Il n'y a cependant pas d’opposition simple à la doxa, mais un glissement vers une catégorisation différente, plus métonymique. La syllepse explicite, syncrétique et métonymique – la parole « acacia » pour un œuf peint – est opposée, elliptiquement, à la syllepse elliptique et syncrétique commune : d’après la doxa, on devrait écrire œuf.
Ce qui est explicite dans le tableau | VS | Ce qui est elliptique dans le tableau : la doxa |
DND-DNI visuel | DND-DNI visuel | |
DND-DNI verbal | DND-DI verbal | |
intersémioticité créative, étrange | intersémioticité tautologique, correctrice de ce qui est explicité verbalement |
3.4. Surréalisme et narratologie
64Le sous-groupe auquel appartient La Clef des Songes, que nous avons intégrée dans le groupe de « la guerre des langages », a cependant quelque chose en commun avec un autre grand groupe de tableaux de Magritte. Nous songeons aux tableaux de type « symbolique » ou « poétique », qui sont souvent mis en parallèle avec la peinture antérieure de Giorgio de Chirico. Dans ces tableaux, des figures, difficilement rapprochables, sont mises en rapport de manière étrange. Contrairement aux tableaux que nous avons envisagés jusqu’à présent, ceux-ci ne semblent pas avoir, comme premier objectif, de contredire la perception du monde caractéristique de la doxa. Il n’y a pas de mots, ni d’énoncés syncrétiques. Il s'agit de tableaux tels que La Traversée difficile (1926), La Mémoire (1942, voir illustration supra), La Goutte d’eau (1948), Quand. l’Heure sonnera (1964), etc.
65Dans ce groupe, la doxa voit nier sa conception des rapports possibles du figuratif, mais de façon secondaire. L’élément pertinent est, en fonction du critère narratologique suivi, le caractère de vision ou rêve qui lie ce groupe avec le sous-groupe de La Clef des Songes. Dans La Clef des Songes, le rapport explicité entre le visuel et le verbal était créatif. Un discours non indirect explicite et un discours indirect elliptique se heurtaient, étant verbaux tous les deux, et tous les deux soumis à un discours iconique. Dans le groupe « symbolique » ou « poétique », on voit surgir l’aspect onirique, et, d’une certaine manière, proche de la psychanalyse. Du même coup, ce groupe « symbolique » est lié aussi narratologiquement à l’énoncé inférieur du Dormeur téméraire, c’est-à-dire au contenu du rêve, qui s’exprimait visuellement comme discours indirect, DND-DI.
66La différence entre Le Dormeur téméraire et ce nouveau groupe « symbolique-poétique » réside dans le fait que le nouveau groupe a élidé le discours non indirect d’introduction, et donc le discours indirect paraît libre, non introduit. Puisque dans ce groupe symbolique il n’y a pas DNI, il n’y a pas non plus d’appréciateur explicite de ce qui est rêvé. Cet appréciateur elliptique de « ce qui est rêvé », ce « rêveur », ne converge pas dans un même actant avec le perspectiveur, qui est aussi habituellement elliptique. Nous ne sommes plus dans une perspective subjective, mais dans une perspective première, anonyme, elliptique, qui véhicule cependant, et sans avertissement préalable, une appréciation subjective et mystérieuse, proche de l’inconscient discursif.
67Nous devons, par conséquent, analyser ces tableaux du groupe symbolique comme DIL, comme discours indirect libre. Dans ces tableaux, le perspectiveur anonyme et elliptique correspond à celui de la « représentation conventionnelle objective et réaliste », alors que le contenu de la prédication est attribué à un sujet singulier et différencié, et c’est pourquoi la dissociation actantielle caractéristique du discours indirect est nettement perçue.
4. Conclusion
68Nous avons constaté, dans le discours pictural de Magritte, une tendance à la syllepse. Le premier cas de syllepse que nous avons décrit est celui de l’opposition entre le discours pictural et le discours de la doxa. Syllepse aussi de perspectiveurs et d’appréciateurs. Syllepse dynamique, vivante, créée par une représentation à la fois conventionnelle et remise en question.
69C’est sans doute la syllepse de la référentialité et de la non référentialité qui est la plus caractéristique : la référentialité étant construite comme discours ordinaire, DND-DNI ; et la non référentialité comme discours indirect, DND-DI, ou indirect libre, DND-DIL. Cependant, la corrélation ne se produit pas toujours de cette manière.
70Le discours direct, de forme DD-DNI, est aussi présent chez Magritte : Les deux Mystères (1966), La Condition humaine (1935), La Clairvoyance (1936), Georgette au Bilboquet (1926), etc. Il y a encore le discours que nous pourrions appeler semi-direct : le perspectiveur n'est pas l’homme au chapeau, typique des tableaux de Magritte, mais un sujet anonyme et elliptique, situé dans son dos, tout proche : un perspectiveur semi-subjectif, comme une caméra semi-subjective au cinéma : La Décalcomanie (1966), La Reproduction interdite (1937), La main heureuse (1966), Le Bouquet tout fait (1956), Le Maître d’école (1954).
71La référentialité est due, chez Magritte, au plaisir de l’iconicité et du figuratif ; la non référentialité, à la pratique de la fiction et du symbolisme. Ce mélange provoque le caractère contradictoire et inquiétant de beaucoup de ses tableaux. Référentialité et non référentialité se trouvent co-déterminées par les structures narratologiques.
72De même qu’on peut dire que, à partir de Manet, la sémiotique plastique est en révolte contre la sémiotique iconique, on peut dire que, chez Magritte, c’est la sémiotique iconique elle-même qui s’auto-détruit. La syllepse est l'instrument de cette auto-destruction : familiarité étrange, tension calme, activation du spectateur implicite.
73Son discours, sur le monde ou sur la peinture, oppose continuellement le paraître à l’être, l’être au pouvoir être, le visible à l’invisible, la doxa à une nouvelle perception. Magritte dévoile autant l’invisible du monde que l’invisible de la peinture. Faire voir ou suggérer l'invisible : l’art est révélation, mais révélation aussi de sa propre artificialité. Si les artistes du temps de Manet révolutionnent la peinture en faisant que son objet soit la peinture même, et pas le monde, Magritte révolutionne le monde lui-même, en soutenant qu’il n'est pas comme nous le pensons et le voyons. Dévoiler le monde et dévoiler le tableau. Dévoilement du surréel : vision onirique, fantasque, ludique, du désir, de la peur, du caprice. Dévoilement des ruses et des conventions de la figurativité iconique.
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Notes de bas de page
1 Dans une peinture – ou photographie ou dessin ou dans un plan séquence d'un film – le DI peut être libre (DIL) s'il n'est pas introduit comme tel ou s'il n'est pas décrit comme tel – soit a posteriori soit dans un incise pendant sa durée-, Pour plus de précisions, nous renvoyons à quelques-uns de nos travaux antérieurs, référés dans la bibliographie.
2 Précisons bien que nous ne parlons pas ici d'acteurs narrativo-thématico-figuratifs, mais d'actants narratologiques. Un acteur narrativo-thématico-figuratif – basé sur l'identité personnelle sous-jacente dans ces composantes – peut être composé de plus d'un actant narratologique. Le Je-de-maintenant qui peut jouer le rôle d'appréciateur de ce qui est prédiqué visuellement, et le Je-de-plus-tôt qui ne peut pas jouer le rôle de perspectiveur – mais bien de non-perspectiveur, de sujet perspectivé – peuvent être, bien sûr, tous deux, dans certains cas, un seul acteur narrativo-thématico-figuratif, niais ils sont toujours deux actants narratologiques différents.
3 Voir par exemple L'Invention de la Vie (1926), Le Supplice de la Vestale (1927), L’Histoire centrale (1928), Les Amants (1928, dans la version où le couple ne s’embrasse pas ; ils sont joue contre joue, et la femme est orientée vers le spectateur). Dans La Ruse symétrique (1928), le tissu couvre la partie supérieure du tronc d’un corps féminin tronqué, sans bras et sans tête ; à côté de lui, deux volumes, peut-être des têtes, se trouvent par terre, couverts complètement par d’autres étoffes.
4 On trouve, à travers l’oeuvre de Magritte, de nombreux autres « symboles iconiques » : le bilboquet, la cloche, la pomme, la colombe, la rose. etc.
5 Le procédé narratologique des Amants se retrouve dans d’autres tableaux célèbres de Magritte, comme Le Viol. (1935), et dans d’autres qui sont apparemment très différents, comme Le faux Miroir (1928, 1935, 1952), ou Golconde (1953). Nous y reviendrons.
6 Comme Le Salon de Dieu (1958), ou dans ceux qui répètent le procédé, bien que ce ne soit pas leur seul motif ou leur motif principal, comme Sans Titre (1967, inachevé), Le Retour au Pays natal (1959). La Carrière de Granit (1964), L'Entrée en Scène (1961) ou la fresque du Domaine enchanté (1953).
7 Nous utilisons ici le terme iconisme, dans le sens de Jean-Marie Floch, c’est-à-dire dans le sens de production dans l’énoncé de l’illusion d’être le monde naturel ou, en tout cas, sa copie fidèle.
Auteur
Université du Pays Basque, Bilbao
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