Magritte : le théâtre robuste de la variation imaginaire
p. 71-85
Texte intégral
1. Préliminaires
1René Magritte (1898 - 1967) subit l'influence de Giorgio de Chirico en 1922 (Le Chant d'Amour), rejoint les surréalistes en 1927, traverse plus tard une période néo-impressioniste (1943 - 1947), suivie de la petite période « vache » (1948). Il entretient un rapport souvent difficile avec le surréalisme belge et français1. Bernard Noël dit du sens de ce rapport :
Je vois bien ce qu'on enlève au surréalisme en lui enlevant Magritte, mais pas du tout ce qu'on enlève à Magritte en lui enlevant le surréalisme2.
2Magritte dérange par son militantisme anti-académique, anti-subjectiviste, universaliste et, d’une certaine manière, rationaliste anti-herméneutique : dans la peinture, il s’agit d’offrir des images de choses et d’états de choses tels que la pensée, naturellement réaliste, en soit affectée, voire « charmée », comme il dit en 1946, contre Breton3, surprise, enchantée, exaltée ; il assume le plaisir comme but de l’art. Et il dérange, parce que ses œuvres circulent avec facilité en reproduction et atteignent un très grand public, notamment grâce à son activité dans la sphère de la publicité (affiches de toutes sortes, étiquettes, couvertures de livres, de disques, etc4). C’est le rapport magrittien à l'objet en général, qu’il soit naturel ou artificiel, chose trouvée ou marchandise, qui explique celte affinité5. En revanche, José Pierre fait remarquer que sa technique descriptive
(...) ne va pourtant pas sans une certaine médiocrité d'apparence dans nombre de toiles et de dessins6
311 reconnaît que certains Magritte sont
admirablement peints, comme si le lyrisme du propos avait arraché le peintre à la grisaille volontaire et à la gaucherie militante auxquelles il s'astreint d'ordinaire.
4Mais,
par contre on ne distingue aucun progrès sensible dans son œuvre.
5A l'exception de ses excursions stylistiques évidentes,
(...) Magritte a peint indifféremment, dirait-on, des chefs-d'œuvre et des œuvres d'allure médiocre, mais les uns et les autres, quarante ans durant, également fidèles à la voie rigoureuse et singulière qu'à l'écart de toutes les modes il s'était choisie7.
6Il y a bien une telle voie rigoureuse et une constance surprenante dans son œuvre, appelant une étude des constantes et des principes esthétiques ou esthético-philosophiques qui le dominent. Ces principes concernent les objets, les images, le langage8.
7Le langage et les (re)présentations qu'il véhicule, dans sa fonction poétique de faux ancrage déictique, sont à retenir en étudiant les titres de tableaux, aspect supplémentaire de ces œuvres — qui pourraient souvent nous faire voir dans Magritte un précurseur du concept art d'un Donald Judd ou, en général, de toute une conception virtualiste présente dans l'art contemporain depuis Andy Warhol et allant jusqu'à l'illusionnisme vidéomatique d'un Gary Hill. Partout, l'idée que l'art nous fait voir, au-delà du sensible, mentalement, un problème de représentation, un décalage entre la pensée et son objet, un « impossible », pour simple qu'il soit, est au cœur de la stratégie esthétique.
8On pourrait généraliser cette observation et considérer que la peinture tout court nous offre un tel impossible, dans la mesure où son paradoxe fondamental est celui d'un spectacle — faisant « tableau », dirait-on au théâtre — dont on a enlevé à la fois le contexte et le temps. Ce qui reste n'a d'autre valeur épistémique que celle, indécidable, d'une fixation imaginaire passionnelle ; d'où, sans doute, le voisinage de l'érotisme et de l'esthétique, et la force générique de l'image, dans le monde vécu.
9Nous avons l'impression, dans l'art de Magritte, de toucher à quelque chose de sémiotiquement simple et naturel, à un fantastique quotidien si familier qu'il a fallu un génie comme le sien, extraordinaire dans l'ordinaire, pour le rendre à son évidence de toujours. Tout le monde connaît les tableaux suivants :
10Tentative de l'Impossible (1928 – illustration infra) : le peintre et son modèle, dans un intérieur neutre, devant un mur couvert en partie de boiseries, aussi triste que l'aspect de cette femme dont l'artiste, au profil naïf et figé, n'a pas encore fini de créer le bras gauche, puisque « peindre une femme », c’est la faire exister en appliquant la couleur sur l'espace vide devant le pinceau : le jeu de mots sur ce verbe transitif ne fait pas rire les personnages, puisque la réussite même de celle « tentative » improbable n'aurait de sens que si derrière celte femme-hologramme se cachait une autre femme, la vraie, que ce portrait fantasque remplace et rend impossible.
11L'Evidence éternelle (1930, 1948) : cinq cadres représentant cinq parties visibles d'un corps de femme dont le tout se reconstruit mentalement sans grande difficulté, même si des variations d'échelle nous empêchent de le faire en reliant immédiatement ces parties ; il faut donc mentalement rectifier les minuscules divergences et, tout en ajoutant les parties implicites, reconstituer l'absente mallarméenne de tous les bouquets, celle que les surfaces peintes cachent en feignant de la montrer.
12Profondeurs de la Terre (1930) : quatre panneaux montrant quatre parties d'un même paysage, répétant la même logique ; ces cadres-fenêtres s'ouvrent, et se referment au moment où se complète l'image mentale, pour redevenir des surfaces.
13Paysage, corps féminin : des motifs méréologiques (des totalités découpables et reconstructibles) dont les Gestalts figuratifs en appellent particulièrement à la faculté complétive de notre imaginaire.
14La Folie des Grandeurs II (1948) : torse féminin devant une vue de mer avec un ciel partiellement découpé en blocs bleus faisant écho aux blocs de pierre du balcon qui forme en partie le cadre du tableau ; le torse est à son tour découpé en trois morceaux creux, d'échelle décroissante ; tout est à recomposer mentalement, comme nous le rappellent la petite montgolfière naviguant entre ces blocs célestes, les nuages en partie cachés par les blocs, et la bougie placée au bord du balcon, qui semble attirer l'attention du torse, comme si tous deux étaient des personnes absorbées par une conversation tranquille et profonde.
15Ce n'est pourtant pas la pédagogie mallarméenne de ces constructions qui nous fascine ; il y a bien une lecture complétive de ces tableaux, et elle n'est pas trop compliquée, — tout le monde comprend que l'image ne présente pas ce qu'elle représente dans le réel phénoménologiquement possible, et qu'en ce sens le réalisme n’est pas réaliste, puisque l'image de la chose n'est pas la chose ; mais ce degré zéro de la peinture figurative et ces opérations traits-figuratives précises, immédiatement repérables, nous offrent un théâtre de variations imaginaires qui se trouve au plus près de ce que nous pourrions appeler une esthétique naturelle de la pensée humaine, — ils produisent un effet de plaisir mental, que nous éprouvons en saisissant la variation formelle elle-même, cette opération locale de transposition, par laquelle la pensée qui peint énerve la pensée, pour ainsi dire. Ce petit énervement constant, que la pensée s'inflige et s'impose chaque fois qu'elle interroge le possible, proposent à la synthèse cognitive de la perception visuelle un détour, un délai, un obstacle et un temps de regard pur qui « affirment autrement », en effet, qui font la tête à la vision dans tous les sens, et même au simple sens de ce sens qui nous permet de percevoir par les yeux. Ce plaisir n'a plus rien à voir avec l'empathie, l'humeur, l'émotion émanant du figuré ; il est compatible avec tout état affectif, puisqu’il relève de la passion, faite d’attention pure. Il est impersonnel, voire apersonel, non-spécialisé, et universel.
2. Esthétique et sémiotique cognitive
16Il s'agit donc chez Magritte d'une peinture dont la difficulté coïncide avec la simplicité. Elfe peut gêner les philosophes.
17La lampe philosophique (1936) : le philosophe, un peu embarrassé, nous regarde de travers, la pipe (qui n'est pas une pipe) à la bouche, et le nez extraordinairement réfléchi dans la pipe, le front éclairé par la bougie — la « lampe » de ses éclaircissements —, sorte de serpent qui grimpe le long de la petite table-pylône de ses objectivations, avant de se dresser triomphalement devant lui, à la hauteur de son front, dans un tête-à-tête avec le cogito. On se moque de l'interprétation. Le vert tranquille du fond dédramatise le scénario. Le nez, fantasque, descend ; la bougie, fantasque, monte : équilibre grotesque entre deux feux, celui qui éclaire et celui qui enfume.
18Les études de la métaphore, de la catégorisation, des espaces mentaux, des schématisations et en général des opérations sémantiques et mentales élémentaires, effectuées en linguistique et en poétique cognitives depuis une décennie9, montrent unanimement qu'en principe rien dans les opérations — transpositions, déviations ou complexifications — qui caractérisent les expressions et les contenus à destination esthétique ne se distingue de ce que l’on trouve dans les opérations manifestées par les expressions apparemment simples et triviales de la communication la plus ordinaire. Les œuvres les plus importantes de l'histoire de la littérature ou de l'art relèvent en réalité des opérations cognitives, des métaphores etc., les plus simples et les plus stables à travers les cultures et les temps. La beauté ne relève donc que du plus commun. Ce qui semble caractériser l'expression artistique, en revanche, c'est sa tendance à ralentir les routines mentales et à les rendre accessibles à la saisie consciente, à offrir à la conscience présente des processus de décomposition et de recomposition qui autrement passeraient inaperçus, intégrés qu'ils sont par ailleurs dans les paquets (clusters) de sens massifs et compacts que nous nous adressons dans la vie pragmatique de tous les jours.
19Il s'agit donc d'une intervention sur le temps de l'expérience. Le neurologue allemand Ernst Poppel10 a montré récemment que les intégrations mentales responsables de notre expérience de présence pleine impliquent des structures dont la mise en place relève d'un processus neuronal embrassant des faits d'attention, de volition, d'évaluation, d'émotionalité, d'attente, qui tonnent un état de conscience vécu réflexivement, s'ils s'étendent sur un intervalle temporel de l'ordre de 3 secondes. Il y a donc dans notre phénoménologie des « fenêtres » de présence pleine qui sont stablement de cet ordre. Dans des situations qui changent, nous vivons ainsi dans une suite de « fenêtres » qui se suivent, comme dans une bande dessinée (la bande dessinée imiterait en effet ce phénomène, la suite des phrases simples également, ainsi que les mesures musicales...). L'intégration que nous effectuons du perceptif, de la proprioception, de la situation où nous nous trouvons, de notre état affectif, etc., exige ce temps relativement long, alors que nos perceptions sensorielles ponctuelles, immédiates, peuvent être beaucoup plus brèves ; le temps nécessaire à une « sensation » singulière descend jusqu'à 30 millisecondes, mais un tel événement ne donne pas lieu à une intégration phénoménologique. Autrement dit, la conscience présente embrasse deux processus à distinguer :
- la conscience immédiate (A) que nous pouvons avoir de tel ou tel signal perceptif, visuel ou auditif, tactile, est rapide, mais non réflexive, ne constitue pas encore une « situation » ou un « moment », avec tout ce qu'il faut de mise-en-circonstances pour que nous puissions nous rendre compte de notre « être-là » — nous ne sommes pas encore arrivés, pour ainsi dire, et nous ne pouvons pas évaluer ce qui se passe : c'est un présent subi plutôt que vécu ;
- la conscience de présence pleine (B), où notre attention se trouve coordonnée à notre attitude corporelle et mentale, à notre état de volonté, à notre affectivité évaluative rétrospective et prospective, éventuellement empathique, attentive à l'autre et aux objets — et où les choses dont nous faisons l'expérience peuvent donc faire sens pour nous, et nous avons le temps de nous apercevoir de cela (d'où la notion d'aperception).
20Cette découverte est de première importance pour toute phénoménologie, ainsi que pour notre discussion. La « conscience A » que nous pouvons avoir d'une expérience est automatique, alors que la « conscience B » est cartésienne, accessible à ce que nous appelons la pensée. Or les signes intentionnels que nous échangeons — regards, syllabes signifiantes, notes musicales, etc. —, ainsi que les traits significatifs des objets que notre attention saisit, nous atteignent dans le registre A. Leurs signifiés sont activés automatiquement, en dehors de toute conscience B. En ce qui concerne le langage, l'énonciation semble se charger d'intégrer l'énoncé (A) dans la fenêtre de présence pleine (B). Perturber l'énonciation — comme le font les poètes, avec leur rythme métriquement surdéterminé — veut donc dire perturber l'intégration des phénomènes signifiants A, avec leurs signifiés, dans le sens vécu selon B. Le résultat est un énervement du système d'aperception.
21Nous proposons de comprendre la découverte de Pöppel comme suit :
22Une tension peut ainsi se produire entre les percepts rapides, mais sémantiquement pauvres (même s'ils « signifient » quelque chose) et l'intégration lente, riche en contenus intégrés, de la présence pleine (Sujet-Objet+Circonstances). C'est cette tension qui est développée dans le fait artistique. On compose de sorte que les événements perceptifs et expressifs résistent à l'intégration automatique ; on obtient un décalage entre les registres A et B, et une mise en évidence de la composition elle-même, grâce à laquelle une composition {A} résiste à l'aperception par B. On ralentit la « cognition », et {A} problématise B ; le résultat est une expérience esthétique11.
23De ce point de vue, le travail artistique consiste à distendre, à dilater une fonction cognitive, un principe opérateur d'intelligibilité, en l'exposant à une mise au premier plan, à une sur-explicitation, ou à une variation qui dépasse le champ de ses possibles. Ce travail est déjà, au niveau le plus élémentaire du vécu humain, celui de toute théâtralisation : tout théâtre est un laboratoire sémiotique qui nous permet de ressentir autrement, d'étudier comme du dehors, un sens dés-automatisé par son iconisation gestuelle, par la présence spatiale d'une « scène » qui transforme l'acte, l'événement, en scénario. C'est ainsi que fonctionne, par ailleurs, l’écriture — c'est une parole théâtralisée, dilatée par la technique graphique.
24Le caractère théâtral de la peinture de Magritte saute aux yeux. L'encadrement explicite, qui « mentalise » le contenu figuratif et l'éloigne du phénoménique immédiat, est un facteur compositionnel de première importance pour la liberté de variation de la configuration. C'est une liberté expérimentale, qui doit donc maintenir les circonstances invariables, pendant que telle fonction varie. D'où précisément son style bizarrement neutre de présentation figurative. Sa peinture est un laboratoire sémiotique. Un théâtre de dissection du sens. Ses spectateurs font l'expérience de l'expérience, plus clairement et plus directement, peut-être plus brutalement aussi, que devant toute autre peinture, même surréaliste, parce qu'il a eu cette idée phénoménologico-politique de rester en contact avec le sens commun, le trivial, de mettre entre parenthèses son moi émotionnel intégrateur et de théâtraliser l'objet.
3. Les perturbateurs et les schématismes
25Un simple changement d'échelle (grande pomme ou grande rose — petite chambre ; petite chaise — chaise monumentale ; etc.) fait apparaître un schématisme métrique d'intégration phénoménologique {A} → B parmi d'autres.
26Une décomposition en morceaux (corps de femme, paysage) fait apparaître la force cognitive de la relation méréologique, qui nous fait représenter les choses en touts derrière une série de parties.
27Une superposition ou une substitution partielle (pomme ou fleur sur visage ; cage pour ventre ; tissu sur visage) manifeste la séparabilité particulière des parties du corps humain habillé, grande et inquiétante ressource de toute mascarade.
28Une recomposition configurative (un bouquet de pipes dans un seau à fleurs ; un ciel diurne sur un paysage urbain à éclairage nocturne ; un ciel nocturne sur un entourage de maison de campagne diurne ; un oeil dans le jambon sur l'assiette) fait un pas de plus : elle manifeste un blending configuratif de deux compositions méréologiques. (« blending », ou intégration conceptuelle des contenus de deux espaces mentaux dans un troisième espace imaginé, un « blend », au sens de Fauconnier et de Turner).
29Une fusion inter-catégoriale (bouteille, carotte et bouteille-carotte ; femme, poisson : sirène inversée ; serpent-bougie ; pied-botte) continue l'opération du blending dans le mono-figuratif.
30Un transfert de substance (femme-ciel ; intérieur-pierre ; femme-bois ; poire/pomme-pierre ; etc.) produit un croisement contours-matière, ou forme-substance, dans un blending uni, pour ainsi dire de trans-substantiation.
31Une inversion de substances selon le schéma forme-fond produit des objets-fond (oiseau-ciel ; bouquet-prairie) sur fond-premier-plan.
32Une abolition de la gravitation (pierre sur mer) dé-dynamise le figuratif, met en évidence l'importance de la schématisation gravitationnelle.
33L’itération (des petits bonshommes à chapeau melon) suffit à transformer un objet en image d'objet, exempt de gravitation.
34La combinaison de ces stratégies pourrait nous permettre de constituer toute une sémio-syntaxe magrittienne. Elle coïnciderait souvent avec l'inventaire des poétiques cognitives esquissées par les sémanticiens du blending.
35Enfin, mais la liste devrait être plus longue, la coupure introduite entre les mots et les choses décompose et souligne en négatif le blending fondamental qui nous fait fusionner le signifié d'un vocable et le sens catégoriel d'un objet ; ou, de la même manière, le sens linguistique d’un titre de tableau et le contenu figuratif que le tableau présente (un signifié et une représentation). Sans cette intégration, même le spectacle le plus naturel devient immédiatement absurde. — Elle est évidemment mise à l'épreuve par le phénomène général de la métaphore ; sans entrer ici dans le détail de l'immense problématique qu'elle appelle, disons seulement que si la métaphore apparaît chez Magritte (ainsi, le thème de la lumière dans La Lampe philosophique), elle ne joue qu'un rôle remarquablement faible dans son œuvre ; en effet, la prédicativité et l'inférence métaphoriques restent démonstratives, et une telle structure, fortement intégrative, irait à l'encontre de la dés-automatisation et de la stratégie d'énervement que nous voyons au centre de l'art de Magritte. —
36L'absurde est peut-être la ressource esthétique et culturelle la plus importante qui existe. Il est nécessairement local, et il s'attire nécessairement l'attention de manière intense. Il est aussi l'une des créations les plus fondamentales de notre vie mentale. Relevons, pour étudier le phénomène à travers l'exemple de la Limeuse pipe magrittienne, le défi des Deux Mystères (1966). Devant le mur gris-bleu d'une chambre marquée par le bout du plancher en bois, on voit un chevalet jaune qui porte, dans un cadre jaune soutenu, un tableau montrant une pipe ocre et jaune, sur fond noir, et l'inscription canonique, en lettres scolaires : Ceci n'est, pas une pipe. Dans l'espace — dans l'air de la chambre, surplombant le chevalet — flotte, en gris-bleu foncé, une autre pipe, dont la taille correspond, par rapport à la dimension de notre peinture, à celle de la première par rapport au tableau où elle se trouve, sur le chevalet. Les deux pipes, qui se font écho, ainsi que le chevalet, sont éclairées de gauche, d'une même source cachée, ce qui semble annuler la différence des espaces dont l'un enchâsse l'autre. C'est cette lumière qui nous invite à constituer mentalement un troisième espace, un blend, où la grande pipe n'est plus mystérieusement suspendue dans l'air, mais peinte sur la surface gris-bleu, comme la petite sur son fond noir ; or, cette surface est la toile de la peinture que nous regardons, son espace est donc celui du spectateur. La légende (Ceci...) ne suit plus, la grande est donc bien une pipe ; cependant, elle reste chromatiquement spectrale, onirique, alors que la petite, qui tombe sous la négation de la légende, est beaucoup plus vive, réaliste. La grande, qui est, n'est que l'ombre de la petite, qui n'est pas. Ce qui est, n'est pas, et inversement.
37L'espace de base, celui du spectateur devant cette toile, ouvre un espace mental (esp. 1) montrant la chambre avec le chevalet et son tableau ; ce tableau ouvre encore un espace mental (esp. 2) où figure la pipe colorée et sa légende. Les deux espaces mentaux (esp. 1 et 2) offrent chacun une pipe, l'une étant la contrepartie de l'autre (mapping) ; dans le blending, on projette (de l'esp. 1) la grande pipe de la chambre et l’éclairage, mais pas la chambre elle-même ; on projette d'autre part l'espace lisse et sans gravitation du tableau sur le chevalet (esp. 2), mais pas le texte. Ainsi, on obtient un troisième espace, une surface claire comme le mur de la chambre, mais sans chambre : une surface avec une pipe livide, qui est un objet peint dans l'espace de l'observateur. Soit :
38Cela peut paraître compliqué, mais ce n'est que la réponse à la première question que le spectateur se pose devant cette œuvre, à savoir : comment pouvons-nous avoir une chambre en trois dimensions, soigneusement soulignées par le plancher en bois, et pourtant cette grande pipe blafarde qui flotte sur notre tête ?
39Nous pensons que les constructions en abyme comme celle-ci, assez fréquentes en peinture, produisent nécessairement des projections mixtes, des blendings, de cette manière. C'est là leur raison d'être. Dans notre cas, le jeu sur le chromatisme est essentiel dans la perspective de l'absurde ontologique qui se produit. La matière du bois possède d'ailleurs ce sens d'ancrage « matériel », souvent exploité par Magritte, qui relie ici ironiquement le plancher (esp. 1) et la petite pipe (esp. 2), mais précisément pas le contenu du blend.
40La capacité que nous avons de comprendre sans difficulté qu'un espace peut en enchâsser un autre relève d’un schématisme cognitif. Notre capacité de former des combinaisons imaginables et intelligibles dans l'« impossible » des projections en est une extension particulièrement intéressante, dans la mesure où elle nous offre des contenus qui, peut-être parce qu'ils arrivent sur la scène de la présence pleine avec un retard calculé, apparaissent nimbés d’une prégnance singulière : ce sont des objets intentionnels par excellence, et leurs paradoxes semblent des évidences ; ces monstres de composition improbable nous apparaissent d'autant plus réels qu'ils sont impossibles, d'autant plus dynamiques qu'ils sont statiques. Ils nous « enchantent », comme le voulait Magritte, dont les pipes forment maintenant l'avant-garde des objets et des sujets rendus à leurs singularités qui nous attendent dans la trivialité dé-trivialisée, sémiotisée.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir R. MAGRITTE, Écrits complets, Paris, Flammarion, 1979, et F. CHENET, « Magritte mode d’emploi », dans Textyles, no 8. 1991. pp 229-239.
2 B. NOËL, Magritte, Paris, Flammarion. 1976, dans le texte de la couverture.
3 R. MAGRITTE, Op. cit., p. 197.
4 Voir G. ROQUE. Ceci n'est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983.
5 Cfr « Histoire succincte de l’objet dans les publicités magrittiennes », dans G. ROQUE, Op. cit., pp. 69-86.
6 J. PIERRE, Le surréalisme. Dictionnaire de poche, Paris, Fernand Hazan Éditeur, 1 973.
7 J. PIERRE, Op. cit.
8 A propos de philosophie, rappelons entre parenthèses que Magritte écrit à Michel Foucault en 1966 après avoir lu Les mots et les choses, et lui envoie des reproductions de ses tableaux dont Ceci n'est pas une pipe avec, noté au verso, « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme autrement ». (F. Chenet, Op. Cit., p. 233). Foucault réagit immédiatement ; il publie son essai sur Magritte en 1968, puis en réédition augmentée (M. FOUCAULT, Ceci n'est pas une pipe. Paris, Fata Morgana, 1973).
9 Cfr G. LAKOFF et M. TURNER, More than cool reason. A Field Guide to Poetic Metaphor, Chicago, Chicago University Press, 1989 ; M. TURNER, The Literary Mind, New York, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; G. FAUCONNIER, Mappings in thought and language, Cambridge UK, Cambridge University Press, 1997 ; P. Aa. BRANDT, Cats in Space. Baudelaire's "Les chats" read by Jakobson and Lévi-Strauss, dans P. Aa. BRANDT (Ed.), The Roman Jakobson Centennial Symposium, Acta Linguistica Hafniensia, no 29, Copenhague, 1998a ; et bien d'autres.
10 Cfr E. PÖPPEL, « Temporal Mechanisms in Perception », dans International Review of Neurobiology, no 37, 1994 ; E. POPPEL, « Consciousness versus States of being conscious », dans Sciences, no 20, 1, (Behavioral and Brain), 1997 ; et P. Aa. BRANDT, « Domains and the Grounding of Meaning », dans LAUD, Linguistic Agency, Series A : General & Theoretical Papers, no 464, University-G Essen, 1998b.
11 Et d’ailleurs souvent un effet de synesthésie : la perturbation en question semble activer des sensations imaginaires qui viennent suppléer à celles dont on attend l’intégration.
Auteur
Université d’Aarhus
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