Individualisme et libéralisme
p. 77-85
Texte intégral
1On peut questionner le libéralisme sous différents angles, à partir de différents registres, politiques sans doute, économiques surtout, ce que je suis malheureusement incapable de faire. Je m’en tiendrai donc à une question bien particulière qui consistera à interroger la conception de l’individu que présuppose le libéralisme et j’essaierai de montrer, en me situant dans une perspective critique, que cette conception de l’individu est quelque peu naïve, parce qu’elle est anhistorique. En effet, selon le libéralisme, l’individu serait une sorte d’entité douée de potentialités, en particulier le sens de la responsabilité, l’esprit d’entreprise qui ne demandent qu’à se déployer et qui se déploieraient d’autant mieux s’il n’y était pas mis obstacle, s’il n’était pas corseté par des réglementations rigides, en particulier celles qu’impose l’Etat. Ces propos font partie de la vulgate libérale. A titre d’illustration, voici un prospectus publicitaire pour un livre qui vient de paraître aux éditions L’Harmattan, maison d’édition française qui publie de très nombreux ouvrages. Le livre s’appelle La crise ?, c’est moi, de Jean-Christophe Berlot. Il est présenté ainsi : « Tant qu’on cherchera des solutions à la crise, on ne trouvera que du chômage. La crise c’est moi part d’un constat quotidien : les difficultés actuelles de l’entreprise sont avant tout mes propres difficultés et mes comportements inadaptés. Mais l’espoir commence justement ici, car si la crise c’est moi, alors l’anti-crise est en moi également. Chacun de nous est aussi un créateur de richesses et un porteur de développement dans un monde où tout reste à construire ».
2Cette présentation peut paraître quelque peu caricaturale. Pourtant, cet ouvrage est préfacé par Monsieur Yvon Gattaz, ancien président du C.N.P.F. et son actuel président d’honneur, c’est-à-dire le patron des patrons français, membre de l’Institut de surcroît. Ce qui signifie, avec des nuances peut-être, que le néolibéralisme actuel se reconnaît dans cette hypertrophie de l’individu seul créateur de richesses et seul responsable de son destin, au point que la sortie des difficultés actuelles dépendrait avant tout du sursaut de sa volonté. Mais sur quoi repose une telle conception de l’individu ? Je voudrais interroger cette représentation de l’individu libéral en proposant l’hypothèse qu’on ne peut pas penser l’individu sans des supports. L’individu ne tient pas debout tout seul, si je puis dire. On ne peut exister positivement comme un individu que si on peut mobiliser des ressources, des supports, s’appuyer sur un socle de réserves.
3Mais quels sont ces supports ? Ici, je propose une deuxième hypothèse qui est complémentaire de la première. Ces supports ne sont pas donnés une fois pour toutes. Ils ont varié historiquement et, pour dire les choses très vite et un peu caricaturalement au départ, il y a eu d’abord un premier support d’individualité, lorsque l’individu moderne émerge vers le XVIIe-XVIIIe siècle, son support c’est la propriété. L’individu c’est le propriétaire. C’est là, je pense, le non-dit ou l’à moitié-dit du discours libéral sur l’individu, avec également une conséquence non dite, mal dite, et qu’il faut décrypter parce qu’elle est fort importante. « Le non propriétaire n’est pas un individu ». Le non propriétaire n’a pas assez de consistance pour exister comme individu. Du moins, on fait une distinction très simple et importante que j’emprunte à Louis Dumont, entre l’individu empirique, un être avec une tête, deux pieds, deux jambes, etc... et, en ce sens-là évidemment, tout le monde est un individu et l’individu comme sujet auquel on attribue des droits, une certaine indépendance, une valeur en lui-même et une certaine marge de manœuvre, ce qu’en langage philosophique on pourrait appeler une certaine autonomie de la volonté. Cet individu-là n’a pas toujours existé, il a un acte de naissance vers le XVIIe-XVIIIe siècle. Et lorsqu’il apparaît au début de la modernité, c’est le libéralisme qui le porte et qui s’en fait le chantre, tout le monde n’est pas un individu comme cela. Seuls les propriétaires sont vraiment des individus et les autres, et en particulier ceux qui n’ont que la force de leurs bras pour subsister, se retrouvent des individus, si on veut, mais isolés, manquant de tout, des individus par défaut, défaut de ressources, défaut d’appartenance. Ce qui pose la question : comment vont-ils pouvoir devenir des individus au sens positif du mot, acquérir un minimum d’autonomie, avoir une certaine marge de manœuvre ? Il me semble que c’est parce qu’il s’est construit un autre type de support, différent de la propriété privée, ce qu’on pourrait appeler la propriété sociale, l’inscription dans des systèmes de protection, de droits sociaux, qui donnent, même en dehors de la propriété privée, une consolidation de la situation présente, une assurance sur l’avenir, permettant à l’individu travailleur, c’est-à-dire à la majorité des salariés, de pouvoir devenir ou développer des stratégies personnelles. Autrement dit, pour les non-propriétaires, c’est une condition salariale solide, protégée, qui fournit l’infrastructure sociologique, ou les conditions objectives de possibilités, pour le développement d’une certaine autonomie de l’individu. De sorte qu’on pourrait aussi comprendre que lorsque ces conditions font défaut, lorsque ce socle s’effrite, on retrouve à nouveau des individus par défaut, des gens qui portent le fait d’être un individu comme un fardeau qui les écrase plutôt qu’il ne les exalte, parce qu’ils manquent des supports nécessaires pour jouer le jeu de l’individu. C’est ce que le libéralisme occulte avec son exaltation un peu naïve d’un individu en soi, anhistorique, doté par lui-même de capacités d’initiative.
4Voilà du moins le schéma que je voudrais vous proposer. Je n’aurai pas le temps de l’argumenter complètement, mais je voudrais au moins en dégager la ligne directrice pour que l’on puisse en discuter.
5I — Partons donc de l’émergence de l’individu moderne qui « commence » à sortir d’une société « holiste » pour parler encore comme Louis Dumont, c’est-à-dire une société comme le furent presque toutes les sociétés avant la modernité, une société dans laquelle les régulations collectives, les statuts assignés par la tradition et par la coutume, les rapports de filiation et de reproduction sociale, ne laissent pas de place à une reconnaissance de l’individu en tant que tel. C’est vers la fin du XVIIe siècle qu’apparaît la conception moderne de l’individu qui va s’épanouir dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui est une sorte de manifeste de l’individu moderne. Cette conception a été forgée par les premiers libéraux et, en particulier, par celui qui passe en général comme le ou un des fondateurs majeurs du libéralisme, John Locke. Locke déclare explicitement que l’individu est propriétaire de lui-même et de ses biens. « Propriétaire de soi-même », cela veut dire que l’individu n’est plus sous la dépendance de personne, il cesse d’être « l’homme » de quelqu’un, pour reprendre un terme du vieux droit médiéval, c’est-à-dire qu’il cesse d’être au service d’un suzerain, d’un seigneur ou d’un maître dans le système des dépendances hiérarchiques. Désormais, l’individu peut disposer de lui-même, il est propriétaire de lui-même au sens où il est libre, indépendant. C’est une très belle idée, et c’est l’idée qui va s’imposer à la fin du XVIIIe siècle avec la Révolution française qui marque le triomphe de cette conception de l’individu et, en même temps, de l’idéologie libérale, la souveraineté de l’individu citoyen dans l’ordre politique : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la recomposition du droit civil cl du droit pénal à partir de la responsabilité de l’individu, la recomposition de l’ordre du travail aussi à partir « des libres conventions posées d’individu à individu » —je cite là la loi Le Chapelier — et aussi la libéralisation du marché conçu comme un espace ouvert aux transactions à travers lesquelles les individus cherchent à promouvoir leur intérêt propre. En bref, on peut dire que c’est toute la société qui se restructure, ou qui paraît se restructurer, autour de la notion de l’individu et de ses valeurs, c’est-à-dire d’un acteur social sensé être libre, autonome, maître de ses entreprises.
6Mais il faut poser la question : qui est ce qui peut exister ainsi comme individu ? Locke par exemple montre comment cet individu propriétaire de lui-même, c’est-à-dire ne dépendant de personne, peut s’approprier les biens et les richesses naturelles ; ainsi, il s’approprie la nature, il s’approprie les terres qui l’entourent, par exemple, tant qu’il y en a. C’est par son travail qu’il s’approprie la nature. Et lorsqu’il n’y a plus de terres à prendre parce qu’elles ont toutes été appropriées, alors le propriétaire fait travailler les non-propriétaires et il s’approprie les produits de leur travail. Le non-propriétaire travaille pour autrui contre un salaire. Il dépend du propriétaire pour sa survie, il n’est plus socialement indépendant.
7Ce serait une erreur de réduire cette conception de l’individu propriétaire à une aliénation dans une sorte d’idéologie « bourgeoise » qui d’ailleurs, à l’époque Locke (c’est encore le XVIIe siècle, bien avant la révolution industrielle) n’est pas constituée comme telle. Cette idée d’une république de petits propriétaires libres et indépendants c’est une idée « progressiste » qui a animé les principaux acteurs de la Révolution française, c’est l’idée de Saint Just par exemple qu’on ne peut pas, me semble-t-il, taxer de conservatisme. En fait, cette représentation correspond à un constat tout à fait réaliste par rapport à la réalité sociale de l’époque, à savoir que si l’on n’est pas propriétaire, eh bien on n’est quasi rien ou même rien du tout, si ce n’est peut-être un individu, mais alors tout autrement, un individu qui n’est qu’un individu, parce qu’il est sans support, sans ressources, sans protection. C’est cette partie du peuple que Voltaire appelle « la canaille », c’est aussi ceux que l’Abbé Siéyès, qui fut le principal inspirateur de la Déclaration des droits de l’homme, qualifie de « foule immense d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, ne disposant que de mains peu gagnantes et d’une âme absorbée ». Et Siéyès se demande, et évidemment la réponse ne pourra être que négative — « Est-ce cela que vous appelez des hommes ? » Ces bipèdes-là, qui « ne possèdent que leurs mains peu gagnantes », c’est quasi la définition que Marx donnera du prolétariat. Donc, ces prolétaires « avec des mains peu gagnantes », qui n’ont pas d’autre ressources que de vendre au bonheur la chance leur force de travail pour survivre au début de l’industrialisation, sont peut-être des individus, mais dans un sens que l’on peut appeler des individus négatifs, parce qu’ils manquent de tout.
8Et le malheur c’est qu’il va y avoir de plus en plus d’individus comme cela : les tutelles traditionnelles des corporations qui inscrivaient une partie du peuple dans des régulations collectives vont être abolies (loi Le Chapelier). L’artisan ou le compagnon des métiers anciens n’étaient sans doute pas des individus libres et autonomes, mais ils n’étaient pas non plus des « instruments bipèdes », ils jouissaient d’un certain nombre de protections du fait justement qu’ils étaient inscrits dans ces collectifs traditionnels de travail. Mais le contrat de louage de la force de travail qui assimile le rapport entre employeur-employé à une relation d’individu à individu va avoir un effet destructeur sur ces travailleurs qui vont se retrouver isolés et, de ce fait, hyper-exploités.
9Je ne vais pas reprendre ici la critique marxiste, qui n’est d’ailleurs pas simplement celle de Marx, du contrat de travail. Mais l’analyse de cette relation contractuelle du travail montre bien qu’il y a individu et individu. Et, en un sens, on pourrait dire que plus on est seulement un individu, plus on se fait avoir, parce que dans cette relation « pure » ou « libre » entre deux individus, il y a un l’employeur, qui a des ressources, des biens, il peut attendre, tandis que l’autre n’a rien, hormis l’urgence de son besoin, sa faim, qui fera qu’il sera obligé de contracter le plus vite possible et à n’importe quel prix. Ainsi, celle belle idée de l’individu libre risque de se dégrader en individualité biologique de l’instinct de survie, la soumission à la nécessité naturelle brute qui va en faire, littéralement, « un instrument bipède ».
10Ainsi, le modèle d’individu que propose le libéralisme se dédouble. Il y a un individu qu’on pourrait dire positif, l’entrepreneur autonome et responsable qui peut prendre des risques, dont le paradigme est sans doute le capitaine d’industrie, le bourgeois conquérant. Et il y a effectivement une dimension prométhéenne derrière cette conception de l’individu capitaliste qui a la possibilité de se rendre, pour la première fois dans l’histoire, « maître et possesseur de la nature », pour reprendre la formule de Descartes. Mais de l’autre côté, il y a le prolétaire déjanté, misérable et complètement paumé, qui sombre dans l’alcoolisme et la délinquance, « classe laborieuse, classe dangereuse ». Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’il faille dire « d’un côté » et « de l’autre côté », parce qu’il y a bien une relation entre ces deux figures, ces deux profils d’individus. Tout se passe comme si l’individualisme positif du bourgeois conquérant se nourrissait de l’individualisme négatif du producteur dépossédé, et le marxisme a tiré de cette relation « dialectique » sa conception de la lutte des classes qui, à mon avis, exprimait assez bien l’implication qu’on pouvait tirer de ces constats qui commencent à devenir manifestes dans la première moitié du XIXe siècle, à partir du moment où la révolution industrielle commence à faire sentir ses effets. Il est frappant de lire les descriptions du paupérisme, à l’époque, elles disent toutes la même chose, quelles que soient les opinions politiques des observateurs sociaux, qu’il s’agisse d’Engels, le collaborateur de Marx, dont on pourrait dire que c’est normal qu’il fasse du marxisme, mais les bons bourgeois assez bien pensants, comme le docteur Villermé ou les premiers adeptes du catholicisme social, font exactement le même constat d’une déstructuration et d’une misère de masse du prolétariat.
11II — Alors la question qui se pose pourrait être un peu brutalement formulée en ces termes : peut-on être un individu sans être un propriétaire ? Elle s’est effectivement posée ainsi au moment de la Révolution française. Je me contenterai de citer un seul texte d’un conventionnel, un certain Harmand qui intervient dans la discussion qui précède le vote de la Constitution de 1793 qu’on appelle quelquefois la Constitution montagnarde. Harmand dit ceci : « Ceux qui voudront être vrais avoueront avec moi qu’après avoir obtenu l’égalité de droit, le désir le plus actuel, le plus actif, est celui de l’égalité de fait. Je dis plus, je dis que sans le désir ou l’espoir de cette égalité de fait, l’égalité de droit ne serait qu’une illusion cruelle qui, au lieu des jouissances qu’elle a promises, ne ferait éprouver que le supplice de Tantale à la portion la plus utile et la plus nombreuse des citoyens », (c’est-à-dire aux travailleurs). Et Harmand pose une question que je trouve tout à fait admirable de lucidité : « Comment les institutions sociales peuvent-elles procurer à l’homme cette égalité de fait que la nature leur a refusée sans atteinte aux propriétés territoriales et industrielles ? Comment y parvenir sans la loi agraire et le partage des fortunes ? » A l’époque, c’était sans doute impossible d’imaginer une autre solution, et cette option d’une réforme agraire ou d’un partage des propriétés, l’option du collectivisme, a d’ailleurs émergé, à ce moment-là avec Gracchus Babeuf et la « conspiration des Egaux ». Ce n’est pas l’option qui a prévalu, du moins en Europe occidentale, mais c’était cette idée qu’il y avait derrière : pour que l’individu travailleur puisse être un individu autrement que négativement, il faut répartir la propriété, la donner à tous en la collectivisant (il est significatif d’ailleurs que les textes de Marx sur la société sans classes soient des sortes d’hymnes à l’individu, qui pourrait s’épanouir librement parce que la propriété privée et l’exploitation auraient été abolies et l’homme communiste, selon Marx, serait l’accomplissement de l’individualisme, l’individu par excellence).
12Mais je disais que ce n’est pas la solution qui a prévalu, et il ne faut sans doute pas le regretter quand on voit ce qu’elle a donné quand elle a essayé de s’appliquer dans les pays du « socialisme réel ». Par contre, une autre solution a émergé, c’est-à-dire que d’autres supports sont apparus ou ont été inventés, d’autres ressources à mettre « derrière » l’individu, dans ses coulisses en quelque sorte pour le lester et lui permettre d’exister positivement comme individu. D’autres supports donc, soit la propriété privée, soit la propriété collective. Cette réponse qui était sans doute impossible, pour des raisons historiques, à mettre en œuvre et même à penser à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, a commencé à se dessiner à la fin du XIXe siècle et elle s’est épanouie dans les années 1970 dans des pays comme la France, la Belgique, la Grande Bretagne, l’Allemagne, avec des variantes d’ailleurs, mais des variantes d’un type de formation sociale que l’on peut appeler la société salariale. Celle solution est profondément paradoxale. Elle consiste à tirer l’individu non propriétaire de la déréliction totale qui avait été la sienne dans la condition prolétarienne des débuts de l’industrialisation, en l’inscrivant dans des collectifs protecteurs. C’est un certain type de construction du social, et en premier lieu le droit du travail et la protection sociale, qui ont instauré de nouveaux supports d’individualité, un socle de réserves, de ressources, qui ont donné une certaine consistance à l’individu non propriétaire. Cela a été possible en désindividualisant le rapport contractuel de travail qui laissait face à face deux individus et en l’inscrivant dans des systèmes de régulation collective. Ce régime de protection constitue une sorte de propriété sociale qui ne supprime pas la propriété privée, mais en fait fonction pour les non propriétaires, en leur assurant la sécurité. L’individu qui n’est pas dans la propriété privée est dans la sécurité sociale, et puisqu’il est dans la sécurité, il peut stabiliser le présent et dominer l’avenir : il a un salaire régulier, des protections, il peut développer des stratégies individuelles, y compris des stratégies transgénérationnelles, il peut investir dans d’autres champs que le travail : l’éducation, la culture, les loisirs, etc... parce qu’il est libéré de l’immédiateté du besoin. Il dispose de réserves et d’assurances contre les principaux risques sociaux (la maladie, l’accident, la vieillesse impécunieuse...) qui sont l’équivalent de ce qu’assure la propriété privée. On pourrait dire que le statut de salarié est un statut collectif qui libère des potentialités nouvelles d’exister positivement comme individu. Le droit du travail et la protection sociale sont comme les deux piliers qui ont desserré l’étau de la dépendance des travailleurs qui était produite par la relation interindividuelle du contrat de travail.
13C’est un processus qui a mis du temps à s’affirmer. Les premières retraites ouvrières par exemple (1910 en France) étaient dérisoires. Mais les protections se sont affermies et généralisées, rapprochant progressivement la condition du non propriétaire de celle du propriétaire, et ont même parfois permis de l’égaler, voire de la surpasser. Dans la « société salariale » qui s’épanouit en Europe occidentale après la Seconde guerre mondiale, un des modèles, si ce n’est le modèle de l’individu moderne, devient le salarié, ou en tout cas un certain type de salarié, au moins autant et sans doute davantage que le propriétaire traditionnel ou le rentier.
14Prenons par exemple un cadre des années 60 ou du début des années 70. Il n’est pas nécessairement propriétaire, même pas de son appartement, il n’a pas nécessairement un portefeuille d’actions. Mais il est dans la sécurité contre les principaux risques sociaux pour lui-même et pour sa famille. Il jouira d’une retraite confortable lorsqu’il ne pourra plus travailler et, en attendant, il a un bon salaire, sa voiture, sa chaîne HIFI, un plan de carrière rassurant pour l’avenir, il envoie son fils ou sa fille à l’Université, il s’habille avec élégance, il prend des vacances à l’étranger, et s’il a des problèmes personnels, il pourra même s’offrir une psychanalyse. Ce n’est pas une plaisanterie. C’est un des paradigmes de l’individu moderne, le jeune cadre dynamique ou la jeune femme libérée des contraintes domestiques qui mènent une carrière brillante, donc affranchis des contraintes traditionnelles, des préjugés et des lourdeurs attachées à la conception archaïque de la sécurité propriété que représente par exemple le rentier balzacien. Ils deviennent des modèles d’identification, les symboles de la modernité, ils portent en somme l’idéal de l’individu moderne. C’est la représentation de l’individu que l’on trouve par exemple dans les magazines à la mode des années soixante, comme en France le Nouvel Observateur ou l’Express.
15Tout le monde n’est évidemment pas tenu de partager cet idéal de l’individu. Il n’en demeure pas moins qu’il est devenu possible de penser un statut d’indépendance sociale, d’affranchissement relatif à l’égard des contraintes et des besoins, qui n’a plus sa source dans la possession de la propriété privée. Il a sa source dans certaines conditions d’emploi qui ouvrent à des protections fortes à la fois dans les situations de travail (droit du travail) et dans les situations de hors travail (protection sociale). Sur ces bases, la plupart des sujets sociaux jouissent de ce minimum d’autonomie, relative comme c’est presque toujours le cas dans la vie sociale, mais qui permet de parler d’eux comme pouvant exister en tant qu’individu au sens positif du moi.
16III — J’ai synthétisé là une situation qui était celle de la société salariale à son apogée, lorsque des protections fortes étaient attachées à l’emploi et que le travail jouait le rôle de « grand intégrateur » comme le disait Yves Barrel. On sait que ce n’est plus exactement la situation aujourd’hui et que beaucoup de ces protections se sont effritées. Je ne vais évidemment pas faire une analyse détaillée de cet effritement des socles sur lesquels reposait la société salariale, et d’ailleurs ces données commencent à être bien connues : il s’agit du chômage de masse, de la précarisation des rapports de travail, de l’éclatement du droit du travail avec la multiplication des types de contrats de travail par exemple. Il s’agit aussi d’une individualisation des tâches et d’une personnalisation des performances : le travailleur doit de plus en plus faire preuve d’initiative, de souplesse, d’adaptabilité. Les grands collectifs perdent de leur consistance, et les individus se retrouvent plus souvent laissés à eux-mêmes.
17Je pense qu’il faut se garder de porter un jugement unilatéral sur ces transformations. Envisagées du point de vue de leurs implications sur le statut de l’individu — c’est la question qui nous concerne ici — elles paraissent plutôt profondément ambiguës. En effet, d’un côté, elles libèrent des individus d’une condition uniforme dont la rigidité pouvait être mortifère, comme la répétition des tâches dans une division du travail de type taylorien. Ainsi, le fameux « métro, boulot, dodo » dénoncé dans les années 68 n’était certes pas un modèle enviable pour les individus. Donc, ces orientations nouvelles de l’organisation du travail permettent à certains individus de se mobiliser, de devenir des entrepreneurs eux-mêmes et d’aller se vendre, au bon sens du mot peut-être, sur un marché du travail de plus en plus compétitif. Mais cela est permis à certains individus seulement, ceux qui possèdent des ressources, des réserves, différents « capitaux », comme dirait Bourdieu, pas seulement économiques, mais aussi culturels, sociaux, relationnels, qui leur permettent de jouer positivement ce jeu de l’individu. Mais pour les autres, et je crains que ce soient les plus nombreux, cette réindividualisation de la relation salariale se paie d’une perte de statut, de la précarité et, à la limite, de l’isolement social, ce qu’on appelle généralement de nos jours l’exclusion, sans doute d’une manière discutable d’ailleurs, parce que ce qui est important ce n’est pas seulement ce statut limite « d’exclu » mais la trajectoire qui montre que les gens ont basculé dans cette condition à partir de l’effritement des systèmes de protection collective. Il y a ainsi aujourd’hui des individus qui sont à nouveau contraints d’être des individus à partir d’un manque de ressources, de supports. Ils se retrouvent paumés, ils ont décroché des collectifs protecteurs et ils sont désaffiliés de leurs anciennes appartenances. Ils se retrouvent libres sans doute, mais comme on parle d’élections libres, c’est-à-dire sans attaches, un peu comme les prolétaires du début de l’industrialisation qu’on évoquait tout à l’heure et qui ont payé très cher cette liberté. Et on peut ajouter que, paradoxalement, on demande beaucoup à ce type de gens en difficulté qui ont été invalidés par la nouvelle conjoncture sociale et économique. Par exemple, en France le RMI, le revenu minimum d’insertion : on demande aux bénéficiaires du RMI de faire des projets, de passer des contrats, voire de définir une nouvelle trajectoire de vie, alors qu’il n’ont pas de travail, qu’ils ont souvent un logement précaire, des situations familiales et relationnelles difficiles. On leur demande de se conduire comme des individus aptes à faire face à ces situations alors qu’on demande souvent beaucoup moins à des gens qui sont parfaitement intégrés et qui suivent des trajectoires balisées. Leur désarroi justifierait le paradoxe que je vous soumets, qu’on peut être d’autant plus un individu, au sens positif du mot, que l’on n’est pas seulement un individu et que l’on peut disposer, pour le dire une fois encore, de supports, de protections, de participations à des solidarités collectives. Par contre, si on est un individu tout seul, tout nu si je puis dire, on risque d’être complètement paumé parce qu’on est soi-même sa propre ressource, son propre support, on doit payer de sa personne ce qu’on ne peut pas payer autrement et c’est un exercice épuisant. C’est un exercice épuisant par exemple pour un chômeur de lire tous les jours les petites annonces dans l’incertitude du lendemain. Il faut tous les jours prendre des décisions, faire des choix. Est-ce que, par exemple, je vais accepter cette proposition d’emploi qui me déqualifie, qui me donne un salaire moindre et un travail qui ne m’intéresse pas beaucoup ? Mais alors, si je refuse cette annonce, est-ce que je vais trouver mieux la semaine prochaine ou dans un mois ou dans trois mois, ou bien est-ce que je vais devenir un chômeur de longue durée et atterrir finalement à l’aide sociale ?
18Ce n’est pas drôle d’être un individu comme cela. Je ne veux pas faire du mélodrame, mais je crois qu’il faut confronter ces réalités vécues par un nombre croissant de gens aujourd’hui au discours libéral que l’on entend tous les jours. C’est là que je voulais en venir quand je disais en commençant ma suspicion à l’égard des déclarations disant qu’il faut libérer l’individu, l’initiative de chacun, le sens des responsabilités, etc... contre le carcan des réglementations qui nous étouffent. Comme si l’individu était une sorte de Belle au bois dormant anesthésiée par des contraintes externes et qui attend d’être laissée à elle-même pour déployer toutes ses virtualités. Je pense qu’à cette conception a-critique, an-historique de l’individu, il faudrait en substituer une autre, qui soulignerait le caractère problématique, de l’existence de l’individu. Il ne tient pas debout tout seul, il lui faut des supports qui, eux-mêmes, ne sont pas donnés une fois pour toutes et qui peuvent être paradoxalement des supports collectifs, des formes d’encastrement dans des collectifs. Ceci ne veut nullement dire que l’individu soit conditionné par le collectif, mais au contraire, que les régulations collectives forment une matrice à partir de laquelle l’individu peut déployer sa marge d’autonomie. Et je crois qu’on est en droit de dire contre le libéralisme que si on n’a pas pris la peine d’analyser d’un peu près ces rapports complexes entre l’individu et ses conditions de possibilité, on n’a pas le droit de déployer l’individu comme un étendard. L’individu, c’est une conquête fragile et c’est même la grande conquête de la modernité. C’est pour cela, — je ne tiens pas du tout un discours anti individualiste —, qu’on n’a pas le droit de faire l’impasse sur les conditions de sa réalisation, car alors on oublie une autre manière d’être un individu, une manière malheureuse, négative, comme le furent par exemple les vagabonds dans les sociétés préindustrielles ou les prolétaires des débuts de l’industrialisation.
19Et comme le sont, je crois, et risquent de le devenir de plus en plus aujourd’hui, des gens qui décrochent des systèmes de régulation collective et qui se retrouvent aussi des individus par défaut. Il me semble que l’un des reproches que l’on peut faire au libéralisme, c’est son inconscience ou son indifférence à l’égard de celte manière malheureuse d’être un individu, alors même qu’elle est la conséquence du fonctionnement de la société selon les principes que veut imposer le libéralisme. En tout cas, c’est le thème que je voulais donner à la discussion. Il me semble que certains propos apologétiques sur l’individu, comme celui que j’ai cité en commençant, ont quelque chose d’indécent, mais aussi de faux. Pour les réfuter, il faut aller au-delà d’une phénoménologie de l’individu pour dégager des conditions non formulées par le discours libéral, mais qui sont ses conditions d’existence. C’est ce que je me suis efforcé d’esquisser dans ce propos, d’une manière sans aucun doute trop rapide. Mais j’espère avoir au moins suggéré que le débat sur le libéralisme ne se réduit pas à un affrontement idéologique qui oppose les tenants de systèmes de valeurs différents. On peut aussi critiquer le libéralisme par des arguments historiques et sociologiques qui montrent que le discours libéral porte un non dit finalement ruineux pour sa prétention à l’hégémonie.
Auteur
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris)
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