Avant-propos
p. 7-14
Texte intégral
1Depuis la chute du mur de Berlin — événement symbolique s’il en est — le libéralisme est privé de tout adversaire politique, économique et social théoriquement crédible. Inédite, cette situation n’est pas moins propice au développement de ce que l’on appelle en France, dans les milieux journalistiques, la pensée unique.
2Toutefois, dans les faits, les choses ne sont pas aussi simples. Si, à l’instar des leçons publiques de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses reproduites dans ce volume, on prend le temps d’interroger le libéralisme politique, économique et social, les divergences et les polémiques aussitôt surgissent. Ainsi, à la simple question des origines du libéralisme politique — question importante pour en cerner les enjeux — les réponses sont multiples. On peut certes dire avec Mr. Otfried Höffe dans son ouvrage sur La justice politique que le projet politique des modernes « tire sa vigueur de deux expériences fondamentales et radicales »1. La première est celle de la crise de la communauté dont l’expérience extrême est la guerre civile ouverte ou larvée ; la seconde, celle de l’oppression ou des tendances absolutistes du pouvoir politique en place au XVIIe siècle dans nos régions. Mais, à partir de ces expériences, il n’est nullement évident de soutenir une interprétation une de la philosophie contractualiste qui caractérise à l’origine la philosophie politique libérale.
3De cette philosophie contractualiste, deux interprétations peuvent au moins être données. La première est d’y voir l’institution d’une régulation autonome de la société ainsi que la volonté d’en limiter l’étendue, de limiter l’étendue du gouvernement civil ; la seconde est d’y discerner avec B. Constant le fruit de l’histoire substituant à l’ancienne organisation autoritaire de la société l’ordre du commerce2. Peut-être que c’est pour favoriser le développement de la société civile individualiste et marchande et pour subordonner le pouvoir politique à sa protection que les théories du contrat social ont détourné l’origine démocratique du pouvoir au profit d’une souveraineté législative quasiment sans partage. Mais, dans la défense des droits de l’homme, elles concéderaient quand même qu’il y a quelque chose qui transcende les intérêts économiques et le simple respect des règles du jeu de la socialisation.
4Au cœur même du libéralisme politique contemporain, ce « quelque chose » qui transcende les intérêts économiques et le respect des règles du jeu est la justice — non la justice compensatoire ou rétributive — mais politique. De celte justice nous entretiennent les trois premiers textes de ce recueil.
5Le premier, de Mme Chantal Mouffe, chercheur à l’Université de Westminster, a inauguré le cycle des leçons publiques consacré, l’année académique 1997-98, à une interrogation critique du libéralisme tant politique que social et économique. Dans ce texte intitulé Démocratie et libéralisme : est-il possible de les concilier ?, l’auteur rappelle très judicieusement avec J. Rawls et J. Habermas que parler de justice politique aujourd’hui dans nos sociétés revient notamment à penser les tensions liées à la rencontre, au siècle dernier, du paradigme politique libéral avec le paradigme démocratique. Le maintien de ces tensions, telles celles de l’universalité des droits de l’homme et de la particularité du dèmos, de l’individu et du citoyen, de la liberté et de l’égalité constitue, comme y insiste Mme Chantal Mouffe, la meilleure garantie, d’une part, contre toute tentative de dissémination du politique à laquelle pourrait conduire l’universalisme abstrait des droits de l’homme poussé à l’extrême et, d’autre part, contre toute tentative d’homogénéisation de la société sur laquelle pourrait déboucher l’exploitation fanatique de la souveraineté populaire. Si le libéralisme est nécessaire pour lutter contre le particularisme démocratique, on peut dire inversement que la démocratie, elle, est nécessaire pour contrecarrer l’universalisme, voire le cosmopolitisme libéral.
6Mais encore faut-il que la démocratie puisse s’exercer, qu’elle ne soit pas écrasée, comme le dénonce Mme Mouffe, par le paradigme libéral, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas identifiée, ainsi que c’est souvent le cas aujourd’hui, à l’Etat de droit et à la défense des libertés individuelles au détriment de la souveraineté populaire et de la participation politique. Accepter la prédominance du paradigme libéral sur le paradigme démocratique n’est pas seulement entériner le déficit démocratique dont souffrent nos sociétés, la crise de la représentation qui y est liée et la confiscation croissante des décisions et des orientations politiques par la nouvelle corporation des experts. C’est aussi courir le risque de voir l’élément essentiel de l’imaginaire démocratique : la souveraineté populaire récupérée par des partis qui, forts de son exclusion de la scène politique, n’hésitent et n’hésiteront pas à la manipuler et à proposer en son nom, sans le moindre débat public, une alternative aux solutions proposées par l’establishment des partis traditionnels.
7Contre le déficit démocratique dont souffrent nos sociétés — déficit déjà dénoncé comme une maladie chronique des démocraties libérales par A. de Tocqueville au début du siècle dernier — et contre la résurgence alarmante aujourd’hui des partis extrémistes, Mme Chantal Mouffe plaide en faveur du maintien, sur la scène politique, du pluralisme agonistique propre aux débats parlementaires et aux discussions publiques.
8Mais, l’arbre ne peut pas cacher la forêt ! S’il y a lieu de pointer l’importance et surtout de défendre le débat public, force est de reconnaître que, tout en étant balisé par des règles procédurales (qui, soit dit en passant, sont loin de faire l’unanimité dans la philosophie politique libérale contemporaine), ce débat public est irréversiblement de plus en plus complexe et difficile. Il est banal de dire aujourd’hui que nos sociétés sont multiculturelles, que les repères de la certitude y sont brouillés, sinon inexistants et que les découvertes scientifiques ainsi que les innovations technologiques y connaissent une accélération vertigineuse posant des problèmes inédits, d’une gravité et d’une ampleur spatio-temporelle sans précédents. Il est banal de dire cela. Mais, par delà les difficultés et les problèmes liés à ces constats, on peut encore dramatiser l’injonction au débat et à la délibération publics en se demandant si le présent et l’avenir de nos sociétés ne sont pas complètement déterminés de l’extérieur ; si le présent et le futur de nos sociétés ne sont pas commandés, comme on essaie souvent de nous le faire croire, par la mondialisation des échanges, l’internationalisation des savoirs, l’évolution économique, la planétarisation des problèmes écologiques etc... En sorte que, pour survivre, nous n’aurions pas le choix. Nous n’aurions pas le choix non seulement des moyens, mais des fins. C’est le kid complet des standards économiques, technocratiques et stratégiques concoctés par les experts internationaux de tout bord qu’il nous faudrait accepter pour faire partie de ce qu’on appelle le monde, ou pour rester, comme ont dit sans détailler les sous-entendus, dans la course, voire simplement à niveau. Jouissons-nous encore d’un espace de décision et tout d’abord de discussion collective des fins ? Jouissons-nous encore de ce qu’on appelle, depuis la Grèce antique dans notre culture, « un espace politique » ? Ou bien, comme le soutiennent les tenants de la « mondialisation heureuse »3, cet espace n’est-il qu’un instrument tout à fait annexe du marché ?
9Pour ce qui est du multiculturalisme tout d’abord, les textes de Mrs Otfried Höffe, professeur à l’université de Tubingen, et de Rudi Visker, chercheur qualifié au Nederlandse Fonds voor Wetenschappelijk Onderzœk, rejoignent, sans concertation préalable, la défense du pluralisme agonistique développée par Mme Chantal Mouffe.
10Une tendance actuelle du libéralisme politique est d’éradiquer tout antagonisme, tout conflit, de la sphère publique, que ce soit en s’y contentant d’un « consensus par recoupement » ou en y développant l’idéal, asymptotique par définition, d’une communication sans distorsions. Comme si les rapports d’altérité pouvaient être enfermés dans la sphère de la vie privée ou comme si, dans le domaine public, ils relevaient d’entrée de jeu de la déraison. Certes, pour que puisse se constituer quelque chose comme un ordre politique à proprement parler, et non un simple rapport de domination, une entente sur un certain nombre de principes est indispensable. Mais cette entente n’ôte rien au fait que l’antagonisme et le conflit, comme le souligne Mme Mouffe, sont constitutifs du politique.
11A ce titre, on peut dire avec Mr. Otfried Höffe que le premier grand penseur libéral de tout temps est Aristote. En effet, au troisième livre entre autres de sa Politique4, le Maître du Lycée donne à entendre de façon très explicite que c’est à partir de conceptions divergentes, voire antagoniques, de la citoyenneté que se définit la justice politique. Son seul requisit est le renoncement à l’élévation de son point de vue à l’exclusivité. Autrement dit, le renoncement à toute prétention de détenir quelque chose comme un savoir exclusif, si pas a priori, de l’organisation de la vie en société. Ce renoncement implique fondamentalement la reconnaissance d’autrui comme un égal, comme un adversaire peut-être, mais comme un égal, c’est-à-dire comme un être libre ou, selon la définition qu’en donne Aristote dans sa Métaphysique5 comme un être autonome. Pour Mr Otfried Höffe, cette reconnaissance — certes limitée pour le Maître du Lycée mais aujourd’hui, théoriquement du moins, universalisée — constitue avec le principe de subsidiarité, de subordination de la société à l’individu, le noyau dur du libéralisme politique. Revêtant des formes historiques multiples, ce noyau ne peut prétendre dans ses principes à l’universalité qu’en renonçant à toute conception normative de l’homme, entendons à toute définition de l’« ergon tou anthrôpou»6, de ce qui fait la spécificité de l’homme et vaut pour lui. Ce qui fonde l’universalité des principes libéraux est, comme y insiste Mr. Höffe, une certaine modestie anthropologique. N’excluant ni la diversité ni la division, cette modestie consiste dans le déploiement d’une anthropologie partielle. Au lieu de définir l’homme par les buts qu’il peut s’assigner, cette anthropologie a pour seule prétention de dégager « les conditions nécessaires à la possession et à la poursuite de <ses> intérêts ordinaires »7. Dans les discussions interculturelles, la question à laquelle renvoient les principes libéraux — question qui s’impose si l’on veut échapper à l’ethnocentrisme auquel condamne le relativisme — est de savoir ce que l’homme doit exiger et, selon l’éthique juridique de la réciprocité, ce qu’il a à respecter pour que l’autonomie individuelle et collective soit possible. Rattachés à la tradition de la philosophie transcendantale et à l’éthique de la réciprocité, de l’interdépendance des droits et des devoirs reconnue d’une manière ou d’une autre dans toutes les cultures, les principes libéraux développent une universalité et, comme le montre le texte de Mr. Höffe, « une capacité de consensus qui porte en elle une opposition <principielle> à l’uniformité »8. Dans leur renoncement à toute « image » de l’homme, ils garantissent pour chaque culture et, dans chaque culture, pour chaque sous-culture et chaque individu le droit à l’altérité, à la spécificité et même à l’excentricité.
12De là à conclure avec W. Kymlicka dans Multicultural Citizenship, que « les citoyens libéraux se trouvent porteurs ou plutôt portés par « un très singulier sentiment qui consiste à désirer l’union sans désirer l’unité »9, il n’y a qu’un pas. Conduisant au « punctum caecum » de la tradition libérale10 ce pas est souvent franchi avec trop de légèreté à en croire Mr Visker dans Levinas, le multiculturalisme et nous.
13En effet, pour les défenseurs de l’harmonie profonde entre les intuitions fondamentales du libéralisme et le multiculturalisme, l’attachement de chacun à sa culture sociale est un phénomène qui, tout en étant inexplicable, n’en est pas moins quelque part maîtrisable et « surmontable » pour la raison. Témoin des limites de l’autonomie individuelle, de son enracinement fondamental dans une culture sociale précise, cet attachement nous oblige à voir en chaque individu un être à certains égards « infirme », mais dont « l’infirmité n’est que la servante de la raison qu’il partage »11 avec tous ses semblables. De façon plus dramatique pour Levinas, l’attachement à sa culture sociale est un indice d’irresponsabilité, un indice de notre incapacité de sortir de nous-mêmes et « d’entendre la voix de cette "difficile liberté" qui nous rappelle <...> que nos seuls attachements sont ceux envers autrui »12.
14Mais autrui n’est pas seulement celui qui toujours déjà et de façon énigmatique nous interpelle. Et son altérité n’est pas davantage le simple miroir de notre indigence, de la fragilité de notre autonomie qui ne peut s’exercer que dans des conditions qu’elle ne peut se donner elle-même. L’altérité d’autrui nous affecte dans notre identité et nous oblige à reconnaître que notre condition n’est pas uniquement celle de la responsabilité. Notre condition est aussi celle d’attachements profonds qui sont hors de notre contrôle et qui, dans cette mesure même, risquent d’être intolérables pour la pensée libérale profondément attachée, en dernière instance, à la toute-puissance de la raison.
15Contre celte toute-puissance de la raison, nous met aussi en garde le texte de Mr Robert Cobbaut, professeur à l’université catholique de Louvain. Attentif au pamphlet de Mme Viviane Forrester dans L’horreur économique13, pamphlet dirigé contre l’impérialisme silencieux, mais non moins écrasant de l’économie libérale, Mr. Robert Cobbaut tient à nous montrer que l’économie incriminée par l’auteur est l’économie néo-classique dont la théorie est aujourd’hui « le paradigme dominant parmi les économistes et la référence quasi universelle des politiques économiques publiques et privées »14. Loin d’être une « tentative d’explication de ce qui se passe »15, la théorie économique néo-classique avec sa « logique marchande pure »16 postulant un « individualisme méthodique »17 et un culte, voire une « mystique de l’efficacité »18 est bien plutôt « une manifestation du rêve scientiste de maîtrise rationnelle qui traverse la culture occidentale depuis deux siècles environ » »19. Incapable de rendre compte de la coordination que nécessitent les actions collectives et des phénomènes organisationnels, la théorie économique néo-classique se présente comme autant de « rabattements d’une réalité complexe sur une représentation »20 qui la dépouille d’un bon nombre de paramètres essentiels à sa compréhension. Au nombre de ces paramètres, il y a notamment l’infinie complexité des motivations humaines dans lesquelles calculs, imaginaire et passions se mêlent inextricablement. Si avec tous les auteurs de l’âge classique, A. Smith en avait parfaitement conscience, les tenants de l’économie néo-classique, eux, veulent l’ignorer. On peut même dire que, dans leur apologie de l’efficacité et du calcul rationnel, ils succombent à la fantasmagorie dénoncée par C. Castoriadis « d’une pseudo-homogénéité effective des individus et des travaux »21.
16Selon Mr Cobbaut, celle fantasmagorie serait « le dernier avatar du rêve scientiste de maîtrise rationnelle »22. Mondialisée aujourd’hui, la poursuite de ses objectifs dans une économie de marché pure (et même dure) justifie tous les effrois.
17Par chance, la réalité dépasse la fiction. Et, si dans le libéralisme politique, l’attachement à l’épanouissement et à la liberté individuels a pu favoriser « l’individualisme méthodique » sur lequel repose le courant dominant de la pensée économique contemporaine, cet attachement ne se heurte pas seulement aux limites intrinsèques de l’autonomie individuelle, à son enracinement dans une culture sociale précise et aux pressions conscientes et inconscientes de l’imaginaire et des passions. Il se heurte aussi aux limites extrinsèques de l’autonomie individuelle, c’est-à-dire aux conditions matérielles de son exercice.
18Le premier texte à nous parler de ces conditions est celui de Mr. Robert Castel, directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes en sciences sociales de Paris. Si le libéralisme s’est fait le chantre de l’individu, abstraction faite des conditionnements sociaux, économiques, culturels, religieux etc... qui l’affectent, il n’en demeure pas moins qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’individu titulaire de droits, ayant une valeur en lui-même, autonome ou jouissant d’une certaine marge de manœuvre est fondamentalement le propriétaire. Les non-propriétaires, eux, appartiennent à ce que Voltaire appelait « la canaille » et à ce que l’abbé Siéyès, fervent défenseur des droits de l’homme, désignait comme la « foule immense d’instruments bipèdes sans liberté, sans moralité, ne disposant que de mains peu gagnantes et d’une âme absorbée »23. Si ces bipèdes ont empiriquement tout de l’individu, individus ils ne le sont que négativement, « par défaut »24, défaut au seuil de l’ère industrielle de ressources, d’appartenance, de supports, de protection. Ce qui leur a permis de devenir des individus au sens positif du terme, d’acquérir une certaine autonomie et une certaine marge de manœuvre, ce n’est pas la propriété privée mais la propriété sociale, c’est-à-dire « leur inscription dans des systèmes de protection, de droits sociaux »25. C’est elle qui leur a permis « de stabiliser le présent et de dominer l’avenir »26, d’investir dans des champs d’activité autres que le travail et de conquérir certaines formes d’autonomie. Si à la révolution française, on pouvait se demander comment être un individu sans être un propriétaire, aujourd’hui on peut se demander comment être positivement un individu non pas en dehors de la condition salariale, mais du monde du travail.
19Et encore, dans la condition salariale, beaucoup de protections ont tendance à s’effriter. Comme le rappelle Mr. R. Castel, « les grands collectifs perdent de leur consistance et les individus se retrouvent plus souvent laissés à eux-mêmes »27. Si les mutations qui s’opèrent présentement dans le monde du travail permettent à certains individus bénéficiant d’atouts ou de supports culturels, psychologiques, sociaux, etc... privilégiés d’émerger, elles créent aussi, pour beaucoup d’autres, des situations dramatiques. Pour qui n’est pas suffisamment performant, souple, adaptable ou « employable » pour parler comme Tony Blair, la précarité et, à la limite, l’isolement social menacent, comme menacent aussi de leur retrait les différentes formes de sécurité sociale. A l’heure du chômage de masse, ces menaces donnent à croire que l’individu est seul responsable de son destin, que s’il le voulait ou s’il faisait preuve de bonne volonté, ses difficultés actuelles s’aplaniraient.
20Si ces propos perdent de vue que l’on ne peut exister positivement comme un individu que si l’on peut « mobiliser des ressources, des supports, s’appuyer sur un socle de réserves »28, ils méconnaissent aussi la contradiction inhérente à l’économie libérale contemporaine évoquée dans le texte de Mr. Robert Cobbaut. Soutenant que la croissance économique nécessite une relance de la consommation, laquelle n’est possible qu’en s’approchant au maximum du plein emploi — finalité ultime de l’activité économique — l’économie libérale affirme aussi aujourd’hui, avec le même aplomb, que la sortie de la crise ou la prospérité économique nécessite la substitution des machines au travail humain.
21Au regard de cette contradiction, l’intégration sociale par le travail propre aux sociétés industrielles semble pour le moins mise en cause, ainsi que la symbiose déjà défendue par A. Smith de l’individu social et du producteur. Pour faire face à ces mises en cause, on pourrait se contenter de compenser les difficultés d’intégration sociale par le travail via différentes formes d’aides financières. On pourrait même, pour dédramatiser le chômage, proposer comme le font certains auteurs, et non des moindres, un système d’allocation universelle ou un revenu de citoyenneté. On pourrait aussi imaginer de transformer nos Etats, souvent désignés comme des Etats providence passifs, en Etals providence actifs via l’individualisation cl la procéduralisation de la justice sociale, la création de contrats d’insertion dans le monde du travail et d’intégration dans la société. Comme le fait remarquer Mr. Robert Castel dans Les métamorphoses de la question sociale, ces contrats négociés au cas par cas confèrent aux intervenants sociaux une « véritable magistrature morale »29. Non contente de réduire les droits sociaux à des prérogatives qu’il appartient aux gouvernants et aux instances administratives de monnayer, cette magistrature morale conférée à l’Etat (avec une théorique possibilité d’appel de l’impétrant !) oublie une des nécessités qui s’imposent à nos sociétés. Cette nécessité est de repenser les modalités d’intégration sociale et de solidarité.
22A cet effet, plusieurs voies peuvent être envisagées. L’une d’entre elles, prioritaire et récurrente dans l’histoire du libéralisme, est de réinterroger les principes qui structurent nos sociétés depuis le XVIIe siècle, notamment les principes de liberté et d’égalité. A cette tâche nous invite Mr. Jean-Christophe Merle, chercheur à l’université de Tubingen et à la Georgetown University (Washington). Dans son texte intitulé Libéralisme, égalitarisme et droits sociaux. De l’égalité des revenus à une réelle égalité des chances, l’auteur nous montre que si la justification philosophiquement la plus forte des droits sociaux est la garantie de la liberté réelle, cette justification ne conduit pas nécessairement, comme on le croit souvent, à des politiques de restriction du champ de la liberté ou de compromis entre égalité et liberté. Une égalité réelle des libertés réelles est possible. Pour la favoriser, il convient non pas de défendre une égalité de toutes les ressources, comme le propose R. Dworkin, mais une égalité des ressources productives, c’est-à-dire concrètement de revendiquer pour chacun un droit à l’emploi et de comprendre le droit à la propriété comme étant fondamentalement un droit à des sphères d’activités, de réalisation de la liberté. Cette revendication que réclame le principe libéral de l’égale dignité des hommes ou de leur égale liberté ne peut se soustraire aujourd’hui aux problèmes aigus du partage du temps du travail et de la définition de ce dernier. Mais, pour Mr. Jean-Christophe Merle, la revendication pour chacun d’un droit au travail devrait surtout permettre l’avènement d’un « libéralisme à visage humain »30 et montrer que « le libéralisme n’est pas <..> condamné à commettre "l’horreur économique" que certains de ses critiques lui reprochent en le confondant parfois tout simplement avec le néo-libéralisme »31.
23Les contributions réunies dans ce recueil devraient permettre, chacune à sa manière, d’éviter celle confusion. Mais ce qui l’empêcherait de façon encore plus convaincante est la prise de conscience accrue dans les institutions nationales et surtout internationales des limites dénoncées dans cet ouvrage — que ces limites soient celles de l’universalité des principes libéraux ou de la raison — et des conditions matérielles, toujours circonstanciées mais incontournables, de l’existence de l’individu et de ce qui fait sa dignité : la liberté.
Notes de bas de page
1 Traduction de J.C. Merle, Paris, P.U.F., 1991, p. 13.
2 Cf. De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne.
3 Titre d’un ouvrage d’Alain Minc paru chez Plon, 1997.
4 Chap. IX et ss.
5 Et rappelée par Mr. O. Höffe dans sa contribution dans cet ouvrage, p. 33.
6 Cf. O. Höffe, Les principes universels du droit et la relativité culturelle, in Cahiers de philosophie politique et juridique, Caen, 1992, no 21, p. 141.
7 Cf infra, p. 45.
8 Cf. infra, p. 44.
9 Cité par Mr. R. Visker, infra, p. 51.
10 Ibid.
11 Cf. infra, p. 50.
12 Cf. infra, p. 55.
13 Paris, Fayard, 1996.
14 Cf. infra, p. 75.
15 Cf. infra, p. 65.
16 Ibid.
17 Cf. infra, p. 69.
18 Ibid.
19 Cf. infra, p. 65, 75.
20 Cf. infra, p. 70.
21 Cf. infra, p. 75.
22 Ibid.
23 Cf. infra, p. 80.
24 Cf. infra, p. 78.
25 Ibid.
26 Cf. infra, p. 82.
27 Cf. infra, p. 83.
28 Cf. infra, p. 77.
29 Paris, Fayard, 1995, p. 47.
30 Cf. infra, p. 88.
31 Ibid.
Auteur
Facultés universitaires Saint-Louis
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