La découverte des processus signitifs dans la première œuvre mathématique de Husserl (1887-1891)
p. 9-62
Texte intégral
1On a récemment écrit que « la phénoménologie ne pouvait naître que sous la plume d'un mathématicien »1. Cette affirmation a sans doute de quoi surprendre, car si l'on admet volontiers que les origines de la phénoménologie ont eu, de fait, quelque chose à voir avec les mathématiques, compte tenu de la formation qui fut celle de Husserl, il semblera par contre beaucoup plus hardi de soutenir que c'est sous ce jour qu'elle devait nécessairement apparaître. Toutefois la pertinence d'un tel propos commence d'affleurer si l'on considère que l'accès à la dimension proprement phénoménologique de l'objet n'a pu se produire qu'à la faveur d'un redéploiement de la notion de représentation que, seul, sans doute, un mathématicien était à même d'accomplir pour peu qu'il ait voulu faire droit à son propre objet d'investigation. Or, pour cela, encore fallait-il justement que ce mathématicien parvienne à se départir de la conception purement intuitive ou empirique de la représentation dont la primauté méthodologique, au cours de la seconde moitié du siècle passé, avait largement débordé la sphère des sciences naturelles pour s'étendre jusqu'à celle des sciences formelles. Comme on le sait, appliqué à l'arithmétique, ce principe méthodologique eut pour conséquence que l'objet numérique ne pouvait pas apparaître autrement que comme une construction conceptuelle résultant d'un processus abstractif opéré sur la représentation intuitive et sur ce qu'elle procure empiriquement. Autrement dit, le nombre ne pouvait que résulter du dénombrement d'une quantité obtenue par abstraction ou par isolement de tel ou tel contenu de représentation. Cette façon de voir fut notamment celle enseignée à l'école de Brentano où régnait de façon quasi sacro-sainte le principe du maître selon lequel tout phénomène de conscience ou bien est une représentation, ou bien repose sur une représentation qui lui sert de fondement. Pour un temps, elle fut donc aussi celle de Husserl qui, précisément, reçut à cette école sa première instruction philosophique. Ce temps fut néanmoins assez bref, puisqu'entre 1887 et 1891, se produisit un basculement de première importance dont porte témoignage la seconde partie du seul tome publié de la Philosophie de l'arithmétique. C'est qu'à la représentation intuitive, sur le sol de laquelle il avait jusqu'alors pensé le concept de nombre comme produit d'une abstraction, Husserl reconnaît désormais des limites telles qu'elle ne saurait plus raisonnablement rendre compte de ce qu'est la représentation arithmétique du nombre. Aussi à la représentation intuitive substitue-t-il la représentation symbolique, faisant ainsi du nombre non plus le produit d'un processus abstractif, mais le signe corrélatif d'une visée signitive. Nous voudrions ici le montrer, c'est par la découverte des processus signitifs intrinsèques à l'arithmétique et, avec elle, par la mise en évidence de la distinction cardinale entre signification et intuition, que s'est décidée pour la première fois la mise en perspective phénoménologique de l'objet intentionnel en tant qu'objet idéal. Reprendre l'histoire de cette découverte par le début équivaut donc à se reporter aux sources de la phénoménologie de la signification, mais aussi, pour des raisons qu'il reste à élucider, aux obstacles qui, en 1891, empêchèrent le traitement pleinement satisfaisant qu'elle ne commencera à recevoir qu'en 1893-94.
1. L’Habilitationsschrift de 1887
2C’est essentiellement aux études de mathématique que fut formé Husserl durant ses études universitaires, d’abord à l’Université de Leipzig où il s’inscrivit en 1876, à l’âge de 18 ans, pour y suivre des études d’astronomie au programme desquelles figuraient bien sûr des cours de physique et de mathématique, mais aussi un cours de philosophie donné par Wilhelm Wundt2. Afin de parfaire sa formation mathématique, il s’inscrira ensuite, deux ans plus tard, à l’Université de Berlin où il suivra durant six semestres l’enseignement notamment de Léopold Kronecker, de Ernst Kummer et de Carl Weierstrass. C’est enfin en 1881 qu’il achève ses études à l’Université de Vienne avec une thèse de doctorat intitulée Contribution à la théorie du calcul des variations qu’il soutient en octobre 18823. Dès le début de l’année suivante, Husserl retourne à l’Université de Berlin pour y occuper une fonction d’assistant auprès de Carl Weierstrass précisément réputé pour ses découvertes importantes dans le domaine des variables complexes, c'est-à-dire dans la théorie générale des fonctions. C’est vraisemblablement aussi à ce moment que l’attention de Husserl va davantage se porter vers des questions plus philosophiques ayant essentiellement trait aux fondements des mathématiques.
3Un tel glissement dans les préoccupations de Husserl n’a rien de vraiment étonnant pour l’époque. La fin du XIXème siècle voit en effet se produire l’urgence d’une réorganisation quasi complète du domaine des mathématiques, en raison du niveau d’abstraction assez vertigineux qu'ont atteint désormais des concepts en apparence aussi rudimentaires que, par exemple, celui de nombre. Ce niveau d’abstraction qui oblige à présent les mathématiciens à compter avec des objets nouveaux tels que les nombres négatifs, les nombres irrationnels, les nombres imaginaires, etc., les contraint également à ne plus seulement se satisfaire du calcul proprement dit, mais à stratifier leur propre champ théorique, à y définir clairement les différents domaines d’objets numériques, à dégager chaque fois leurs structures essentielles pour en établir les axiomes de base. Or, il est clair que ce travail d’éclaircissement ne pouvait plus se contenter des évidences intuitives, comme celles tirées de la géométrie euclidienne, auxquelles avait été couramment associée l'analyse mathématique, tant qu’il y était seulement question des nombres entiers naturels, et qui, justement, se révélaient inopérantes là où, avec l'ensemble beaucoup plus large des nombres réels, il était désormais question d’objets bien plus complexes. Aussi, ce travail d’éclaircissement exigeait-il de réinterroger à nouveaux frais des concepts aussi simples que celui de nombre pour se donner ensuite les moyens de fournir un fondement aux nombres non-intuitivement donnés.
4C'est d'ailleurs à ce genre de préoccupation fondationnelle que se livrèrent la plupart des grands mathématiciens de l'époque comme Georg Cantor ou Richard Dedekind4, et il ne semble pas en avoir été autrement pour Cari Weierstrass qui, sans aucun doute, éveilla de très bonne heure l'intérêt de Husserl pour des questions touchant donc centralement aux fondements des mathématiques. En effet, l’une des contributions essentielles de Weierstrass aux mathématiques est très certainement d’avoir développé une théorie de la fondation du calcul infinitésimal introduit deux siècles plus tôt par Leibniz et Newton et qui, malgré des performances pratiques tout à fait remarquables dans le domaine des sciences physiques de la nature, continuait de poser de sérieux problèmes sur le plan théorique, tant restait obscur, pour en éclairer l’objet, le recours intuitif à la notion de quantité infiniment petite. La solution préconisée par Weierstrass pour dissiper cette obscurité théorique fut d’éliminer tout recours à ce genre d’intuitions inadéquates, pour simplement dériver le calcul infinitésimal des propriétés appartenant au système des nombres réels. Sous l'intitulé programmatique d'une « arithmétisation de l'analyse », la solution envisagée nécessitait donc qu’un tel système soit tout d’abord formellement établi et, cela, en commençant par le système des nombres entiers positifs, qui devait permettre, d’étape en étape, de générer en dernière instance tout le système des nombres réels. Et c’est à cet effet que, comprenant que toute l'analyse mathématique devait commencer par ce qu'il y a de plus élémentaire, c’est-à-dire par le concept de nombre, Weierstrass en proposa au départ une définition comme simple numération, c'est-à-dire comme la résultante de l'activité purement opératoire consistant à sélectionner, parmi un agrégat de choses, des traits communs qui les rendent homogènes et qui, par représentation, forment une multiplicité déterminée. Evoquant de mémoire, dans l'introduction de son premier ouvrage en 1891, toute la teneur de l'enseignement reçu auprès de son premier maître, Husserl écrira :
« Weierstrass avait l'habitude de commencer ses mémorables leçons sur la théorie des fonctions analytiques par les phrases : l'arithmétique pure (ou analyse pure) est une science qui a uniquement et seulement pour base le concept de nombre. Elle n'a besoin par ailleurs d'aucune espèce de présupposition, d'aucun postulat ni d'aucune prémisse. [...] A cela s'enchaînait alors l'analyse du concept de nombre, au sens de numération » (PA, 14 nl).
5De l’analyse purement arithmétique de Weierstrass, Husserl retint donc très certainement la leçon que tous les concepts, toutes les procédures opératoires des mathématiques nécessitaient avant tout une clarification de leur fondement, c’est-à-dire une clarification de la nature du nombre. Et c’est dans le but de creuser ce problème par ses propres moyens qu’en octobre 1884 Husserl décida de suivre à Vienne l’enseignement de Franz Brentano qui, dès les années 1870, avait entrepris le vaste programme d’une réforme de la philosophie, qu’il associait à une psychologie descriptive et qui, pour Husserl, ne pouvait que venir en aide à l'élucidation des activités mentales dont relève l’acte de numération que Weierstrass désignait déjà comme origine et fondement du concept de nombre. C’est donc à l’école de Brentano que Husserl entreprit ses propres recherches sur le fondement des mathématiques, et c’est sur la recommandation de Brentano qu’en octobre 1886 il quitta Vienne pour l’Université de Halle, en Allemagne orientale, pour y occuper une fonction de Privat-Dozent et poursuivre ses recherches en arithmétique auprès de Carl Stumpf, lui-même ancien élève de Brentano. Ainsi, sous la direction de Stumpf, il prépara une thèse d’habilitation qui avait pour titre De l’origine du concept de nombre. Analyses psychologiques, thèse dont la soutenance eut lieu à Halle le 27 juin 1887 devant un jury dont faisait notamment partie Georg Cantor5.
6Exposant le but de son étude concernant le Begriff der Zahl, Husserl reprend à son propre compte les positions de Weierstrass en matière de fondement des mathématiques :
« On est aujourd'hui généralement convaincu qu’un développement rigoureux et cohérent de l’analyse supérieure (l’ensemble de l’arithmetica universalis au sens de Newton) doit provenir uniquement de l'arithmétique élémentaire sur laquelle elle se fonde, en excluant toutes les représentations géométriques auxiliaires. Mais l'arithmétique élémentaire a en fait son unique fondement dans le concept de nombre, ou, pour être plus précis, dans cette suite continuable à l'infini de concepts que les mathématiciens appellent “nombres entiers positifs”. Toutes les formations plus compliquées et plus artificielles qu'on appelle également nombres, les nombres fractionnaires et irrationnels, les nombres négatifs et complexes, ont leur origine et leur point d'appui dans les concepts élémentaires de nombre et dans les relations qui les joignent ; la suppression de ces derniers concepts entraînerait celle des premiers, et même celle de toutes les mathématiques. C'est donc par l'analyse du concept de nombre que toute philosophie des mathématiques doit commencer » (PA, 359).
7Mais s’alignant ainsi sur les positions de Weierstrass, Husserl se veut plus précis et par là prend déjà quelque distance en indiquant désormais que, si la fondation des objets mathématiques est moins la tâche de la mathématique que celle d’une philosophie des mathématiques, c’est qu'on ne peut se contenter d’une définition purement opératoire du nombre, mais qu'on se doit d’en éclairer la provenance afin de tirer au clair le mode d’existence qui est propre aux nombres. Quant à ce que Husserl entend ici par analyse philosophique et plus spécialement par celle que requiert un traitement fondationnel des mathématiques, la réponse tient en un mot que laisse précisément entendre le sous-titre de l’Habilitationsschrift : « analyses psychologiques ». Si, comme le dit Husserl, c’est donc par l’analyse du concept de nombre que doit commencer l’entreprise de fondation des mathématiques, « les moyens qu’elle emploie à cet effet appartiennent à la psychologie et ils doivent lui appartenir, si une telle recherche veut parvenir à des résultats assurés » (PA, 359). Mais comment donc justifier pour Husserl que la psychologie non seulement est indispensable à l’analyse du concept de nombre, mais, même plus, « que cette analyse appartient intrinsèquement elle aussi à la psychologie » (PA, 360) ? C’est précisément ce que s'emploie à établir le corps tout entier de l’écrit de 1887.
8Commençant par élucider le mode d’existence des nombres, Husserl tente d’en préciser la définition telle qu’elle s’est imposée dès le départ à Euclide : le nombre est une quantité ou encore une multiplicité d’unités. Le nombre est 1 et 1 ou bien 1 et 1 et 1, etc. Mais, on s’en aperçoit aisément, une telle définition reste peu éclairante aussi longtemps que le concept de quantité ou de multiplicité n’a pas reçu de signification plus précise. Il pourrait en effet sembler assez naturel de chercher l’origine de ce concept dans les quantités concrètes d’objets déterminés qui nous sont donnés dans l’expérience intuitive puisque, dira-t-on, eu égard à ces ensembles d’objets intuitivement donnés, il y a place pour la question du combien, à laquelle la réponse pourrait équivaloir à la numération correspondante. Mais, pour Husserl, si l’on ne peut de cette façon éclairer adéquatement l’origine du concept de multiplicité, c’est que les contenus concrets de ces ensembles d’objets ne procurent pas le concept de multiplicité. En effet, ces quantités concrètes ne sont faites que de contenus singuliers en apposition, sans que nous puissions y trouver quelque chose comme un nombre déterminé. Si donc l’origine du concept de nombre ou de multiplicité n’est pas à chercher du côté du contenu concret, elle ne peut l’être que du côté de l’opération mentale par laquelle des unités concrètes sont liées selon certains traits qu’elles ont en commun de façon à constituer ainsi une totalité ou un ensemble, c’est-à-dire une multiplicité. Autrement dit, le concept de multiplicité, et partant celui de nombre, n’apparaissent donc à Husserl que comme le résultat d’une liaison collective par laquelle nous réunissons des éléments singuliers en constituant ainsi une multiplicité. Cette liaison collective qui seule explique l’émergence du concept de multiplicité relève bien d’une activité de conscience au sens propre du terme et non pas donc d’une attitude purement passive ou intuitive à l’égard du donné comme si, en lui, la multiplicité ou le nombre était un phénomène visible comme telle ou telle propriété objective. Ayant ainsi éclairé le concept de multiplicité, Husserl peut donc en venir à cette définition :
« Les nombres sont des créations dans la mesure où ils constituent des résultats des activités que nous exerçons sur des contenus concrets, mais ce que produisent ces activités, ce ne sont pas de nouveaux contenus absolus que nous pourrions alors retrouver n'importe où dans l'espace ou dans le “monde extérieur” ; ce sont des concepts particuliers de relation qui ne peuvent toujours être que fabriqués, mais absolument pas trouvés d'avance, quelque part, tout prêts » (PA, 371).
9La thèse husserlienne selon laquelle les nombres n’existent que pour autant que des actes de conscience effectuent sur le donné certaines relations d’un type particulier que Husserl définit comme relation collective, revient donc à écarter tout d’abord la thèse selon laquelle les nombres auraient pour origine la réalité elle-même ou, ce qui revient au même, la thèse selon laquelle la réalité s’offrirait elle-même déjà sous la forme de la quantité, comme si le nombre était déjà contenu dans le donné empirique.
« Ce qui est présent d'une manière intuitive, dit Husserl, ce que nous pouvons trouver devant nous et remarquer dans l'espace, ce ne sont pas des nombres en soi et pour soi, mais ce sont seulement des objets de l’espace et leurs relations spatiales. Mais par là n'est encore donné aucun nombre ; [...] Le fait pour des objets d’être ensemble dans l'espace, ce n'est pas encore l’unification collective dans notre représentation, unification qui est essentielle pour le nombre. Cette unification n'est accomplie que par nous au moyen de cet acte psychique, consistant à s’intéresser et à remarquer, qui détache d'une manière unitaire » (PA, 371).
10Précisant ensuite la nature psychologique de la liaison collective, Husserl prend soin de distinguer deux classes de relation d’après leur caractère phénoménal propre. La première de ces deux classes, explique-t-il, est faite de relations qui possèdent le caractère de « phénomènes physiques » et qui, comme telles, sont inhérentes à des contenus. C’est le cas de relations comme la relation de similitude ou d’analogie d’un contenu singulier par rapport à un autre, comme la liaison entre les parties et le tout, comme la relation d’inclusion logique, comme par exemple celle de la couleur dans le rouge etc. Chacun de ces modes de relation constitue un phénomène physique, même si les contenus, ou les parties de contenu, qui sont rapportés l’un à l’autre constituent des relations qui ne sont constatées qu’à l’occasion de certains actes ou de certains états psychiques. Même dans ce cas, les relations constatées sont toujours et encore de l'ordre des phénomènes physiques. Par rapport à cette première classe de relations, Husserl en distingue une seconde, caractérisée quant à elle par le fait qu’ici le phénomène de relation est exclusivement psychique et relève, comme tel, des seuls actes de conscience. En d’autres termes, cette seconde classe est constituée de relations qui n’interviennent qu’à la faveur d’un acte de conscience portant sur deux contenus, par exemple, et auquel ceux-ci doivent seulement d’être mis en relation sans qu’il soit donc possible de chercher cette relation dans les contenus eux-mêmes. Dans cette seconde classe de relation dont le phénomène est psychique, la relation n’est donc jamais intuitivement révélée, mais elle ne fait l’objet d’une révélation qu’à travers la réflexion sur l’acte qui donne la relation ou l’unification en la produisant. Établissant par cette distinction que, par rapport aux relations physiques qui appartiennent au contenu de représentation et qui y ont leur fondement car elles sont toujours des relations de contenu au double sens du génitif, il existe donc des relations psychiques qui ne relèvent que des actes de conscience, Husserl n’a d’autre but, bien sûr, que de montrer que la liaison collective qui produit le concept de multiplicité, et donc celui de nombre, relève exclusivement de la seconde classe. Une comparaison entre des modes de relation comme l’égalité, la liaison du tout et des parties, et la relation qu’établit la liaison collective montre bien, en effet, que si les premiers forment des phénomènes de représentation qui peuvent être remarqués, la liaison collective, elle, manque à ce point de base intuitive que les contenus qu’elle lie sont simplement pensés ensemble ou pensés en tant qu’ensemble, alors que, sans cette pensée unifiante, les contenus en question resteraient sans rapport et sans liaison. Pour Husserl, cette différence essentielle permet enfin de spécifier la liaison collective comme telle car, alors que dans les relations dont le phénomène est physique, la variabilité de leur fondement est extrêmement limitée pour que la relation soit maintenue, dans le cas de la liaison collective, ce fondement, c’est-à-dire le contenu, peut varier de façon totalement illimitée et arbitraire sans que la relation ne menace de disparaître. La conclusion de Husserl est alors la suivante :
« L'unification collective n’est pas donnée intuitivement dans le contenu de représentation, mais consiste simplement en certains actes psychiques qui englobent les contenus en les unifiant. Il ne peut manifestement s'agir ici que des actes élémentaires qui sont capables d'embrasser absolument tous les contenus, si disparates soient-ils. Une considération attentive des phénomènes apprend alors la chose suivante : un ensemble se forme quand un intérêt unitaire et en lui et avec lui en même temps un acte de remarquer unitaire détachent et embrassent des contenus différents pour eux-mêmes. La liaison collective ne peut donc aussi être appréhendée que par la réflexion sur l'acte psychique par lequel l'ensemble est produit » (PA, 380).
11Après avoir ainsi spécifié la nature psychologique de la liaison collective, Husserl peut enfin en revenir à l’origine et au contenu des concepts de multiplicité et de nombre. Que leur origine ne relève pas du contenu même de la représentation, mais simplement de l’acte qui se représente l’ensemble, c’est désormais pour Husserl chose établie s’il est vrai qu’il s’agit de représentations qui lient de manière collective ce qui ne l’est pas par soi-même dans le contenu. Mais, si tel est le cas, alors qu’en est-il du contenu de représentation effectif lorsque nous pensons à une multiplicité ou à un nombre ? Comme vient de le montrer Husserl, les contenus qui, par la liaison collective, peuvent être collectionnés en des totalités ou des ensembles, ne connaissent aucune limitation et cela du fait de n’être précisément pas pris en considération comme des contenus déterminés, mais du fait au contraire d’être pensés comme des contenus totalement indéterminés ou quelconques, du fait donc d’être représentés simplement comme du « quelque chose ». « Quelque chose » devrait donc être pris ici comme le terme le plus générique qui soit, convenant à tout contenu et en quoi s’accordent tous les objets effectifs ou possibles, réels ou idéaux, non pas que « quelque chose » serait une propriété appartenant au contenu de tout objet, mais bien au sens où « quelque chose » est une formation propre à un acte psychique qui se représente un contenu quel qu’il soit, abstraction faite de la teneur particulière de ce contenu.
12Le Begriffder Zahl de 1887 peut donc se terminer ainsi : « D’après notre conception, deux sortes de chose constituent le concept de nombre : 1) le concept d’unification collective 2) le concept du quelque chose [...]. Les deux parties psychologiques constitutives du concept de nombre ne sont manifestement pas indépendantes l’une de l’autre » (PA, 384). En effet, nous ne pouvons penser aucune liaison collective sans des contenus unifiés, ce qui exige en retour que les contenus soient pensés en tant que quelque chose de quelconque, c’est-à-dire comme n’importe quelle chose abstraction faite donc de sa teneur spécifique. Demandera-t-on dès lors ce qui fait ultimement la différence entre le concept de liaison collective et le concept de nombre pour enfin totalement éclairer l’origine de ce dernier ? La différence, explique Husserl, vient directement à l’esprit : elle tient simplement en un déplacement d’intérêt de l’acte psychique qui unifie des contenus quelconques. Alors que dans la liaison collective l’intérêt de l’acte psychique se porte bien sûr sur la liaison des contenus pensés chaque fois en abstraction comme quelque chose de quelconque, dans le nombre et l’acte de numération qui l’abrite, l’intérêt se porte sur l’ensemble ou le tout ainsi formé pour déterminer de combien d’éléments est formée cette totalité ou cette multiplicité.
13Bien plus fondamentalement sans doute que l’impulsion reçue de Weiertrass, il n’est pas difficile de repérer en filigrane de la thèse husserlienne de 1887 l’influence prépondérante de Brentano. Référer la question de l’origine du concept de nombre à l’analyse psychologique, en montrant que la liaison collective où s’origine ce concept relève d’un type de liaison qui n’a pas son siège dans les contenus et qu’elle ne peut donc être appréhendée que par réflexion sur les actes psychiques qui la produisent, c’est là assurément un emprunt direct aux idées de Brentano auquel d’ailleurs Husserl ne se fait pas faute de renvoyer à l’endroit même où, pour éclairer la notion de liaison collective, il est amené à faire le départ entre les relations qui ont pour caractère d’être des phénomènes physiques et celles au contraire qui constituent un phénomène exclusivement psychique comme c’est précisément le cas de la liaison collective (PA, 377). Afin de mesurer tout le poids de cette influence brentanienne qui s’avérera décisive pour la suite de l’itinéraire de Husserl, même jusque dans la motivation des orientations très divergentes que, par rapport à lui, Husserl sera plus tard amené à imprimer à son projet, tournons-nous brièvement vers la pensée de Brentano telle qu’elle est exposée dans sa Psychologie d’un point de vue empirique, l’ouvrage qui de façon durable exerça une fascination sans véritable égale sur la philosophie de Husserl dès son départ.
2. L'héritage de Brentano
14En 1874, l'année même où paraissaient Les principes de psychologie physiologique de Wilhelm Wundt, Franz Brentano publiait à Leipzig sa Psychologie d'un point de vue empirique. Si les deux ouvrages ont indéniablement en commun le projet d'édifier une science de l'esprit enfin digne de ce nom en soumettant le psychique à une approche empirique susceptible de dégager les propriétés et les lois structurales de l'ensemble des prestations mentales, il reste que les points de vue adoptés par Wundt et Brentano ne convergent pas tout à fait quant à la tâche et à la méthode qu'il y a lieu de prescrire à la psychologie comme science empirique. Pour Brentano, tout d'abord, les questions dites métaphysiques qui constituent l'héritage de la philosophie grecque sont des préoccupations légitimes de l'esprit humain qu'il ne saurait être question d'évacuer. Aussi l'investigation empirique des phénomènes psychiques ne se borne-t-elle pas seulement à la fondation scientifique d'une psychologie, mais cette tâche revêt une amplitude bien plus grande puisqu'elle doit se subordonner au projet d'une réforme de la philosophie dont le but est de fournir au traitement de ces objets d'intérêts, tant théoriques que pratiques, une assise scientifique qui, précisément par la psychologie, puisse, conformément à l'esprit quasi général de l'époque, prémunir d'emblée l'investigation philosophique contre le dogmatisme purement spéculatif perpétré jusqu'alors par l'idéalisme de souche kantienne. Ainsi la psychologie brentanienne dépasse-t-elle de loin les ambitions de Wundt en s'assignant pour perspective ultime la restauration d'une métaphysique scientifique.
15D'autre part, si, conformément à la tâche qui lui est par là impartie, la méthode de la psychologie ne peut, aux yeux de Brentano, que s'inspirer de celle des sciences de la nature, c'est-à-dire être empirique, il se fait qu'elle ne s'apparente pas pour autant au traitement analytique du psychique préconisé par la psycho-physiologie de Wundt. Certes, comme le dit Brentano dès l'avant-propos à sa Psychologie de 1874 : « Le titre que j'ai donné à mon ouvrage en indique l'objet et la méthode. Mon point de vue en psychologie est empirique : mon seul maître est l'expérience »6. C'est dire, comme on l'a fort justement écrit, que Brentano fait tout simplement sien le vieil adage de l'empirisme forgé par Bacon : natura non nisi parendo vincitur, qu'il entend simplement étendre à la natura humana à travers une psychologie dont le leitmotiv est qu'il n'est donc pas de maîtrise de la nature humaine qui ne commence par devoir se soumettre à ce que livre son expérience7. Néanmoins, dans la mesure où la nature de l'homme se spécifie par une vie propre, celle du psychique et des activités mentales en général, selon Brentano, nous ne pouvons y avoir accès par recours à l'observation telle qu'elle est d'application dans l'analyse scientifique des phénomènes physiques. Puisqu'une observation interne des phénomènes de conscience est tout simplement impossible, l'expérience du psychique, pour être adéquate et pleinement satisfaisante, ne saurait donc s'accommoder du traitement que croit pouvoir lui imposer l'approche psycho-physiologique introduite par Wundt, en considérant les phénomènes psychiques comme de simples faits objectifs analysables exactement de la même façon que le sont les phénomènes physiques. On le voit, si l'empirisme de Brentano oblige la psychologie à s'inspirer des procédures des sciences, cette psychologie ne saurait pour autant promouvoir une naturalisation de la conscience sans contrevenir au mode particulier d'investigation requis par la spécificité de son propre domaine d'expérience.
16Pour Brentano, cette naturalisation est bien sûr envisageable, mais, conçue dès lors comme une « psycho-physique », elle ne peut au juste que fournir une explication causale des phénomènes mentaux à partir des facteurs physiques extérieurs et induire, par là, des lois empiriques fonctionnelles de la succession des processus mentaux en regard des stimuli qui les génèrent. Or, cette psychologie explicative et inductiviste que Brentano appelle « psychologie génétique », loin de constituer en elle-même une véritable expérience ou une saisie empirique de la conscience au sens propre du terme, ne fait au contraire que la présupposer de la même façon que, pour toute science quelle qu'elle soit, l'explication analytique des phénomènes suppose, au préalable, une description de leurs propriétés spécifiques permettant de délimiter la sphère des phénomènes en question. En ce qui concerne donc les phénomènes psychiques, cette description nécessairement préalable constitue aux yeux de Brentano la tâche d'une « psychologie descriptive » qu'il convient donc de distinguer soigneusement de la psychologie génétique et cela tout d'abord par la forme nouvelle d'empirisme qu'elle requiert. Parce que cet empirisme nouveau ne saurait décidément être de l'ordre de l'observation qui ne vaut que pour la description des phénomènes physiques, il ne peut relever, pour Brentano, que d'une intuition interne qui, de façon directe, immédiate et nécessairement évidente ou apodictique, saisit, d'un coup et non pas donc par induction, la nature ou l'essence de l'activité mentale en général. On comprend dès lors les raisons pour lesquelles, après avoir énoncé le point de vue empirique de sa psychologie dans le passage de l'avant-propos que nous citions plus haut, Brentano ajoute aussitôt : « Je partage pourtant avec d'autres la conviction qu'une certaine intuition idéale (ideale Anschauung) est compatible avec un tel point de vue »8. Cet ajout le montre bien, portant sur la vie psychique, le point de vue empiriste de Brentano se doit, d'entrée de jeu, d'accepter plus que ce que ne permet la conception étriquée de l'empirisme naturaliste qui ne peut concevoir l'expérience qu'en tant qu'épreuve factuelle de données singulières et, partant, toute généralisation comme une construction produite par induction à partir de telles données. Dans la mesure où Brentano considère que le psychique ne se donne pas à la perception interne comme une explication de faits successifs dont l'observation détaillée constituerait dès lors la seule expérience, sa psychologie descriptive ne peut méthodologiquement admettre, à titre de fondement, qu'une perception monothétique de la conscience, par laquelle l'expérience la plus originaire que nous en ayons nous la donne d'emblée et pour ainsi dire de façon a priori dans sa morphologie générale, c'est-à-dire de façon déjà idéalisée.
17Pour Husserl, qui, jusque dans les années vingt, continuera de considérer Brentano comme « le pionnier de la recherche dans l'expérience interne »9, le point important de sa psychologie ne tenait pas seulement dans la thèse que toute réforme de la philosophie et de ses différents domaines d'investigation devait passer par une analyse purement descriptive des données de la conscience telles qu'elles s'offrent à l'intuition interne ; plus important encore était à ses yeux que la description psychologique développée à partir de cette intuition interne menait au découvrement de l'essence ou de la nature fondamentale de la vie psychique, laquelle pouvait aisément tenir en un mot : l'intentionnalité.
18C'est en effet ce qu'établit Brentano dès le début du second livre de sa Psychologie de 1874 en éclairant, sur la base de l'expérience interne, la différence qui existe entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques. Ce qu'est un phénomène physique nous est très bien connu, tant cela tombe littéralement sous le sens : qu'il s'agisse d'objets, de propriétés d'objets, d'événements ou d'états de choses, nous les comprenons au sens physique comme autant d'éléments appartenant au monde matériel extérieur tel qu'il est donné de façon sensible à notre expérience externe. Ainsi en va-t-il du son que nous entendons, de la couleur que nous voyons, de l'odeur que nous sentons ou de la saveur que nous goûtons : ce sont là autant de phénomènes physiques dont le donné est purement sensitif. Par rapport à ceux-ci, une première approche des phénomènes psychiques pourrait consister à dire que ce sont au contraire des actes mentaux comme par exemple l'audition du son, la vision de la couleur, etc. Or, si cette première définition du phénomène psychique reste peu satisfaisante aux yeux de Brentano, c'est qu'à se contenter de cette différence entre le physique et le psychique, tout semble indiquer alors un recoupement nécessaire entre les deux, comme si les phénomènes psychiques nécessitaient toujours un phénomène physique. Pour Brentano, cette idée totalement inexacte provient surtout du fait que cette première définition des phénomènes psychiques n'a pas encore fait droit à leur complexité ni donc à leur véritable teneur phénoménale telle que nous la livre l'expérience intuitive interne.
19Qu'en est-il de cette complexité ? Pour Brentano, elle tient simplement en ceci que tels qu'ils sont donnés à l'expérience interne, les actes psychiques apparaissent comme indéfectiblement liés ou référés à des objets qui constituent le contenu même de ces actes et qui, donc, font eux-mêmes partie du phénomène psychique. Autrement dit, les actes psychiques se donnent toujours comme étant en relation avec des objets qui, vus sous l'angle de la psychologie descriptive, ne sont donc pas des objets extérieurs ou physiques, mais apparaissent au contraire comme toujours impliqués également dans l'immanence du psychique. Pas d'actes de perception sans quelque chose qui est perçu, pas de jugement sans quelque chose qui est jugé, pas de croyance sans quelque chose qui est cru, pas d'espoir sans quelque chose qui est espéré : telle est la propriété basale de tout phénomène de conscience donné à l'intuition interne et qui montre que n'importe lequel de ces phénomènes psychiques contient en soi quelque chose à titre d'objet, sans qu'il faille donc entendre ici par objet une réalité extérieure, puisque de toute évidence l'objet apparaît comme contenu à l'intérieur même du phénomène psychique de telle façon qu'il y rend compte de la direction même de l'acte mental.
20Pour expliciter ainsi ce qui distingue fondamentalement les phénomènes psychiques des phénomènes physiques, Brentano évoque une inexistence intentionnelle de l'objet auquel se rapporte l'acte psychique10, en entendant par là qu'au phénomène psychique appartient constitutivement le rapport à un contenu, la direction ou l'intentio vers un objet ou une « objectivité immanente » qui ne doit donc pas être comprise comme une réalité au sens de la chose, transcendante ou physique, extérieure à la conscience. Comme le stipule Brentano, cette propriété spécifique au phénomène psychique d'inexistence intentionnelle ou d'inclusion mentale de son objet n'était pas inconnue de la tradition philosophique et en particulier de la scolastique médiévale qui, notamment pour rendre raison, par analogie, d'une procession ad intra du verbe dans la connaissance humaine, évoquait une présence « intentionnelle » de certains objets ou de certains êtres, qui ne se révèlent que dans l'acte de les aimer ou de les penser et où, donc, l'objectum se confond avec le contenu de la représentation. Mais Brentano ne se contente pas seulement de remettre à l'ordre du jour une vieille théorie scolastique : l'extirpant du contexte où elle n'avait été introduite, somme toute, que pour faire face à des questions du genre de celle d'une connaissance possible de Dieu, Brentano étend désormais la notion d'inexistence intentionnelle de l'objet à toute la sphère du psychique pour, précisément, en faire le principe descriptif permettant de la distinguer radicalement du physique.
21Par là, la psychologie brentanienne semblait bien, aux yeux de Husserl, être parvenue à établir deux choses au moins : tout d'abord le caractère directionnel ou encore intentionnel des actes mentaux qui, toujours, sont conscience de quelque chose, ensuite et de façon concomitante, que ce quelque chose ou l'objet de la conscience, en tant qu'objet perçu, connu, désiré, etc., possède une objectivité immanente à la conscience au sens où il existe en elle comme son objet interne, sans préjuger en rien de son existence effective ou non. Lorsque je perçois une maison, je peux peut-être me dire à moi-même qu'il existe là au dehors une maison dont l'image perceptive en moi serait comme l'effet à distance de la maison sur ma subjectivité psycho-physique, mais quoi qu'il en soit de cette relation causale qui ne concerne que la psychologie génétique au sens brentanien du terme, il apparaît immédiatement, et de façon évidente, qu'en cette expérience perceptive il y a une relation de la conscience à la maison qui est perçue en elle. Il se pourrait d'ailleurs que je réalise plus tard que j'ai été sujet à une illusion ou à une hallucination, et, lorsque tel est le cas, on ne peut évidemment parler d'une relation causale externe-interne ou physique-psychique. Pourtant, cela ne change rien à l'évidence première de la relation de mon expérience perceptive, ou de toute autre expérience psychique à un objet, indépendamment de savoir si un référent extérieur et réel lui appartient ou non. Du point de vue de la psychologie descriptive, quelle que soit la façon dont je me représente un objet, le fait d'être, par l'acte de représentation, en relation à cet objet constitue une évidence avec laquelle est fournie la spécificité de tout acte de représentation, même si cette représentation est sans objet au sens réel du terme. Je puis penser à un arbre sans que cet arbre nécessairement existe, comme je peux m'imaginer un centaure sans, bien sûr, que ce centaure existe. Mais, dans tous les cas, ma conscience est bel et bien dirigée vers un objet qui, lui, est immanent et qui manifeste par cette direction son essence propre. Cela dit, il existe pour Brentano plusieurs modes de relation intentionnelle d'un objet à la conscience dont le premier, et sans aucun doute le plus simple, est la représentation (Vorstellung) qui traduit la présence de cet objet à la conscience. Le second mode correspond au jugement (Urteil), c'est-à-dire les opinions, les convictions, les doutes, les négations ou les déductions à travers lesquels on se prononce à propos de cet objet. Le troisième mode enfin correspond aux émotions (Gemütsbewegung) comme la joie, la tristesse, l'amour ou la haine, à travers lesquels l'acte psychique peut être en relation à l'objet. Mais que l'acte psychique relève soit d'un jugement ou bien d'une émotion, il présuppose toujours à sa base la présence de l'objet à la conscience, puisqu'on ne juge ou n'éprouve une émotion qu'à propos de ce qu'on se représente. Ce qui mène Brentano à cette dernière définition des phénomènes psychiques : « comme des représentations ou ces phénomènes qui reposent sur des représentations comme sur leur fondement »11.
22Que les préoccupations de Husserl, qui, depuis 1884, avaient trait à la philosophie des mathématiques et, plus fondamentalement encore, au problème de l'origine du nombre, l'aient forcément amené à s'intéresser de bonne heure à la psychologie descriptive de Brentano, on le comprend dans la mesure où s'était d'abord imposée à l'esprit de Husserl l'idée que la question du nombre ne pouvait en rester à des solutions arithmétiques purement opératoires, mais qu'elle devait être élucidée dans sa provenance, c'est-à-dire par retour aux actes de numération ou de liaisons collectives qui, n'ayant pas leur siège dans les contenus concrets ou les objets extérieurs, ne peuvent donc être appréhendés que par une intuition interne sur les actes psychiques qui les produisent. Bref, de même qu'il estimait que les questions les plus élémentaires de mathématiques exigeaient une analyse psychologiquement adéquate des actes de conscience, Husserl ne pouvait que trouver dans la psychologie descriptive de Brentano tous les outils nécessaires à une telle analyse. De cette influence, le Begriff der Zahl de 1887 porte très clairement la trace puisqu'il est évident que la distinction cardinale entre relations physiques et relations psychiques, qui avait permis à Husserl de spécifier la liaison collective comme appartenant au second type de relations et, donc, comme relevant uniquement des actes psychiques sans être aucunement tributaire des concreta donnés dans le monde extérieur, constituait une simple application, au domaine des relations, de la distinction entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques introduite par Brentano.
23Cet ascendant de la psychologie brentanienne sur les premiers écrits de Husserl qui, à la fin des années quatre-vingts, considérait donc les nombres comme ces objets immanents que manifeste l'intuition interne du contenu intentionnel des actes psychiques de liaison collective, sera confirmé de façon plus précise encore par la publication en 1891 du premier tome de la Philosophie der Arithmetik que Husserl, d'ailleurs, dédia à Brentano et dont le sous-titre, dans la continuité de celui de l'écrit de 1887, restera : Recherches psychologiques et logiques. Pourtant, c'est sans aucun doute aussi à l'époque de la publication de cet ouvrage qu'une hésitation a commencé à s'immiscer dans la conviction husserlienne d'une solution psychologique au problème de la reconstitution généalogique du concept de nombre, hésitation qui, très vite, allait conduire Husserl à mener ses analyses sur une autre voie qui déjà se profile dans la Philosophie de l'arithmétique et dont les exigences nouvelles allaient bientôt le mettre dans l'obligation de différer la publication du second tome qui, au demeurant, ne verra jamais le jour.
3. Le dilemme et la bifurcation de 1891 : la découverte des processus signitifs
24Le moins qu'on puisse dire est que la Philosophie de l'arithmétique n'est pas, tant s'en faut, cet ouvrage « bien organisé et en règle générale remarquablement clair », tel que nous le présentait Marvin Farber qui, le premier, en fit un commentaire serré12. Si, dans sa composition, l'homogénéité de l'ensemble paraît au contraire peu évidente, les raisons qui pourraient l'expliquer, elles, le sont sans doute davantage. Les quatre années qui séparent cette publication de la thèse sur le Begriff der Zahl ont manifestement constitué le temps d'une réflexion suffisamment nourrie pour que Husserl s'aperçoive que ses premières approches, initialement inspirées par Weierstrass, concernant le fondement de l'arithmetica universalis, ne pouvaient pleinement répondre aux exigences de l'analyse supérieure en ce domaine où, forcément, le mathématicien est confronté à des concepts de nombre très complexes. La thèse de 1887 voulait en effet que l'élucidation de l'arithmetica universalis commence par une analyse du concept de nombre, et que son fondement soit donc cherché au niveau des concepts les plus élémentaires de l'arithmétique, c'est-à-dire dans les nombres entiers positifs et dans leurs relations. Or, tel est ce qui va très vite paraître aux yeux de Husserl de plus en plus difficile à maintenir, compte tenu des problèmes énormes que cette thèse ne pouvait que rencontrer là où il s'agit d'élucider l'origine et le fondement des nombres irrationnels comme, d'ailleurs, des nombres rationnels ou des nombres fractionnaires à termes entiers, ou même des nombres entiers négatifs. C'est que, bien loin de se laisser dériver des concepts de l'arithmétique élémentaire, ces nombres apparaissaient plutôt comme relevant de concepts symboliques dont une justification et une fondation ultimes n’auraient donc pu simplement en appeler à une analyse du concept de nombre au sens le plus élémentaire. Autrement dit, l'approche seulement symbolique, à laquelle se prêtait l'arithmétique universelle et son analyse supérieure, devait être d'un genre forcément différent de l'approche psychologico-descriptive appliquée aux concepts les plus simples, relatifs aux nombres entiers positifs. Aussi, si l'ouvrage de 1891 commence par une première partie qui, du premier au neuvième chapitre, traite essentiellement des questions psychologiques qui se rapportent à l'analyse de la quantité, de l'unité et de la numération, en reprenant presque textuellement le contenu de l'Habilitationsschrift, celle-ci est suivie d’une seconde partie, où l’analyse psychologique du concept de nombre fait place à un examen des représentations symboliques pour dégager, cette fois, le processus non plus psychologique mais logique de l'arithmétique. Entre les deux parties, se produit, peut-on dire, un déplacement d'accent dont porte déjà témoignage le sous-titre de l'ouvrage qui, par l'ajout d'analyses logiques par rapport aux seules analyses psychologiques de 1887, présage déjà une tension dont les conséquences très lourdes ne manqueront pas de se manifester au lendemain même de 1891.
25Rien d'essentiel que nous ne sachions déjà, après avoir parcouru les thèses principales de l'Habilitationsschrift, n'intervient donc dans la première partie de la Philosophie de l'arithmétique, si ce n'est que l'analyse des actes psychiques qui doivent servir à éclairer l'origine des concepts fondamentaux de l'arithmétique est étendue, par Husserl, à l'éclairage des relations opératoires effectuables entre les nombres (le plus et le moins, l'égalité numérique, etc.). Ainsi Husserl commence-t-il par rappeler que l'analyse du concept de nombre présuppose celle du concept de quantité qui, elle-même, renvoie à une analyse du processus psychique d'abstraction à travers lequel des concreta, qu'il s'agisse de contenus physiques donnés par la sensation ou bien de contenus psychiques donnés par l'imagination, sont réunis ou collectionnés indépendamment de la nature déterminée de leur contenu, de telle façon que nous les appréhendions intentionnellement comme des abstracta réunis dans un ensemble où, joints à d'autres, ils deviennent dénombrables.
« Par exemple, quelques arbres déterminés ; le soleil, la lune, la Terre et Mars ; un sentiment, un ange, la lune et l'Italie, etc. Dans ces exemples, nous pouvons toujours parler d'un ensemble, d'une quantité et d'un nombre déterminé. La nature des contenus singuliers n'a donc ici aucune importance » (PA, 20).
26Il est donc bien évident que l'élucidation du procès de formation, par lequel ces quantités ou ces ensembles sont engendrés de telle façon que les concreta y subissent une transformation, du fait du visage nouveau que l'intentionnalité leur imprime à travers le processus d'abstraction qui permet de les considérer comme des abstracta réunissables en des quantités dénombrables, ne peut que renvoyer à l'examen réflexif du mode d'effectuation des liaisons collectives qui déterminent ici le processus d'abstraction en question. Comme il l'avait déjà fait dans la thèse de 1887, afin d'éclairer la nature des liaisons collectives, Husserl commence, au chapitre II de la Philosophie de l'arithmétique, par un examen critique des thèses les plus courantes qui consistent à référer ce genre d'unification aux phénomènes eux-mêmes, c'est-à-dire aux concreta ou aux contenus et aux relations primaires. Cette orientation est celle prise notamment par Albert Friedrich Lange, l'un des principaux représentants du néo-kantisme de la fin du XIXème siècle. Alors que Kant mettait, comme on le sait, la formation du nombre en relation étroite avec l'intuition pure du temps, qui englobe tout contenu primaire puisque, d'après lui, les nombres se forment par adjonction successive d'unité à unité, Lange remarquait, dans ses Logische Studien de 1877, que, sans sortir pour autant de la perspective kantienne, on gagnerait, sans doute, en clarté comme en certitude, à mettre plutôt le nombre en relation avec l'intuition pure de l'espace, puisque le nombre désigne davantage certains objets qui, dans l'image pure de l'espace, apparaissent déjà sous forme de collection. A quoi l'objection de Husserl se veut tranchante :
« D'après Lange, toute liaison doit avoir lieu dans le contenu, et cela en vertu de la forme de l'espace qui englobe tout contenu. Cela est faux. Les concepts de quantité et de nombre s'opposent précisément à cette conception. La liaison des contenus collectionnés dans la quantité, dénombrés dans le nombre, n'est pas une liaison spatiale, pas plus qu'elle ne peut être conçue comme une liaison temporelle (et, nous pouvons l'ajouter aussitôt, pas plus qu'elle ne peut l'être comme une autre liaison dans le contenu primaire). [...] On voit que la synthèse de nos concepts ne se trouve pas dans le contenu, mais seulement dans certains actes synthétiques, et donc aussi qu'elle ne peut être remarquée que par réflexion sur eux » (PA, 52).
27Les conclusions de Husserl, tant sur la nature de la liaison collective que sur l'origine et le contenu du concept de numération, peuvent dès lors émerger au cours des deux chapitres suivants. Il existe des changements d'attitude et d'intérêt à l'égard de ce qui est d'abord donné à titre de contenus ou de relations primaires, qui consistent à leur substituer d'autres contenus et d'autres relations qui relèvent seulement d'une production intentionnelle du psychique. La liaison collective ressortit bel et bien à ce genre de substitution, puisqu'elle consiste en un processus d'abstraction à travers lequel l'intentionnalité cesse de s'intéresser aux contenus concrets et à leurs relations pour s'intéresser à ce qu'elle produit à partir d'eux : la représentation d'un quelque chose quelconque, c'est-à-dire un abstractum qui peut être rassemblé avec d'autres quelques choses quelconques, d'autres abstracta, dans un ensemble où la collection ainsi formée peut, par suite, être dénombrée. Tout ceci, Husserl le résume de la façon suivante :
« Dans l'abstraction l'intérêt qui détache ne porte pas sur les contenus, il porte exclusivement sur la pensée de leur jonction — c'est là tout ce qui est visé. [...] L'intérêt principal se concentre bien plutôt sur leur liaison collective, tandis qu'ils ne sont eux-mêmes observés et considérés qu'en tant qu'ils sont des contenus quelconques, chacun n'étant qu'un quelconque quelque chose, qu'un quelconque un. Nous allons mettre à profit ce résultat en le liant à une remarque antérieure, d'après laquelle la liaison collective peut être indiquée d'une manière parfaitement claire et compréhensible dans l'expression du langage par la conjonction et. La quantité en général [...] n'est rien d'autre que : un quelconque quelque chose et un quelconque quelque chose et un quelconque quelque chose, etc. ; ou bien un quelconque un et un quelconque un et un quelconque un, etc. ; ou plus brièvement : un et un et un, etc. » (PA, 97).
28Quant à la déduction du concept de nombre, pour Husserl, elle est simplement effectuable à partir de n'importe quelle quantité concrète ainsi obtenue :
« Les analyses faites plus haut font voir clairement le processus abstractif qui donne le nombre déterminé revenant à une quantité concrète. On ne tient pas compte des contenus singuliers rassemblés, on ne considère et on ne conserve chacun d'entre eux que dans la mesure où il est un quelque chose ou un un, et ainsi eu égard à leur liaison collective, on obtient la forme générale de la quantité qui appartient à la quantité présente : un et un, etc., et un, forme à laquelle est associé un nom de nombre déterminé » (PA, 100).
29Toutefois, à référer ainsi l'origine du concept de nombre à un processus psychique d'ordre abstractif, Husserl s'en aperçoit très vite, il devient difficile, voire tout simplement impossible, de rendre compte de la formation de toute une série de concepts arithmétiques, à commencer curieusement par ceux qui sont, en apparence, les plus simples, à savoir les concepts de 1 et de 0. En effet, selon la définition qui vient de nous être fournie, et par laquelle Husserl fait du nombre un concept déductible à partir d'une quantité donnée d'abstracta collectionnés ensemble, il faudrait dire que le concept de 1 ne peut l'être que de l'ensemble réduit à un seul élément, comme le concept de 0 ne peut l'être que d'un ensemble vide, mais à propos desquels, justement, on ne voit plus en quoi ils résulteraient d'un acte de liaison collective. Certes, à propos du concept du nombre 1, Husserl dit bien qu'il coïncide avec un quelque chose indéterminé, « un » siginifiant ici l'article indéterminé. Dans la mesure donc où chaque objet d'un ensemble est pensé comme « un », celui-ci n'est certes pas exempt de relation au concept de quantité, bien que l'on voie en même temps que cette relation ne suffit pas à éclairer en quoi « un » pourrait être le concept d'une quantité dénombrable formée par un acte de liaison collective, comme le sont 2, 3, 4, etc. Or, sans que l'on puisse, bien sûr, refuser à 0 et 1 de se ranger parmi les concepts de nombre, puisque, d'une part, leur emploi est tout à fait décisif en arithmétique, et qu'en outre, il faut admettre avec l'entendement commun qu'ils constituent une réponse possible à la question « combien ? », il faut cependant reconnaître, comme le dit Husserl, que « toutes nos analyses ne conviennent absolument pas à ces concepts » (PA, 157). Autrement dit, si l'on peut parler de 0 et 1 comme de nombres, il reste que ce ne sont pas des nombres au sens le plus fondamental, c'est-à-dire des nombres correspondant, au sens propre du terme, à une intuition directe de multiplicités, comme le sont 2, 3, 4, etc. Mais alors, en quel sens 0 et 1 sont-ils des nombres ? On remarquera tout d'abord, montre Husserl, que l'introduction de 0 et 1, en tant que nombres coordonnés à 2, 3, 4, etc., rend possible un algorithme arithmétique, c'est-à-dire un ensemble de règles formelles grâce auxquelles on peut opérer de façon purement mécanique, afin de trouver des nombres nouveaux à partir de nombres donnés (PA, 160). Un éclairage de ces nombres qui, selon Husserl, ne correspondent pas à une représentation directe, mais qui, néanmoins, entrent dans les opérations numériques et dans les algorithmes qui les rendent possibles, nécessite donc une réflexion sur la nature des actes opératoires en arithmétique.
30Ces actes opératoires sont essentiellement de deux sortes : d'une part, l'addition qui consiste à former un nouveau nombre à partir de la liaison de deux ou plusieurs nombres en co-dénombrant leurs unités respectives, la multiplication n'étant qu'un cas particulier de l'addition, qui consiste à dénombrer des dénombrements identiques pour obtenir un multiplicateur. D'autre part, l'opération inverse, ou le partage, qui consiste à séparer un nombre donné en une pluralité de nombres partiels, soit en soustrayant un nombre b d'unités contenues dans a de telle façon que a – b procure un nombre c qui en constitue la différence, soit en divisant l'ensemble des unités d'un nombre a par un certain nombre b de parties égales qui procure un nombre q d'unités. Comme Husserl l'avait déjà montré au chapitre V de la Philosophie de l'arithmétique, l'addition et le partage ont donc eux aussi un soubassement psychologique qui n'est cependant pas identique au dénombrement simple du résultat d'une liaison collective d'unités. Dans les actes opératoires qui consistent à mettre des multiplicités en relation les unes avec les autres, selon notamment le plus et le moins, nous avons manifestement affaire à des actes psychiques ou intentionnels « d'un ordre supérieur » (PA, 111) où la liaison collective porte d'emblée sur des multiplicités et dont le dénombrement est multiple, puisqu'en un seul et même acte, il porte sur les unités d'un ensemble formé par la mise en relation de deux ou plusieurs autres, dont, pour chacun d'eux, le dénombrement d'unités a été retenu et réuni aux autres selon les modalités de relation propres à l'opération. Bref, les soubassements psychologiques sur lesquels reposent les opérations effectives de l'addition et du partage des nombres tiennent en ceci que nous pouvons retenir en même temps plusieurs dénombrements d'ensembles et les unifier dans des collections qui constituent des ensembles d'ensembles, comme d'ailleurs nous pouvons, à l'inverse, retenir un ensemble tout en unifiant des groupes formés par ses unités et ainsi dénombrer une pluralité d'ensembles à l'intérieur de l'ensemble donné. Husserl peut donc dire en un premier temps que :
« Si nous entendons par “dénombrement” un processus de formation de nombre, nous pouvons dire alors : les nombres se forment par dénombrement de quantités [...] ou bien encore, sous une autre version, par dénombrement d'unités. Mais des nombres ne se forment pas seulement ainsi par voie directe, avec un dénombrement simple, ils se forment aussi indirectement par les opérations de calcul qui renferment des dénombrements multiples » (PA, 222).
31Or, après avoir ainsi dégagé les fondements psychologiques des opérations effectives sur et avec les nombres, Husserl remarque toutefois que ce qu'on entend par opération en arithmétique ne corrobore absolument pas le processus de construction opératoire tel qu'il vient d'être brièvement décrit sur la base des activités psychiques effectives qui en constituent le fondement. A dire vrai, montre Husserl, l'arithmétique n'opère pas sur les concepts de nombres au sens propre du terme. Autrement dit, les nombres ne sont pas considérés par elle comme des abstracta (PA, 221), résultant de processus psychiques abstractifs, pas plus donc que, pour elle, l'exécution des additions et des partages ne consiste à recourir systématiquement aux activités effectives qui sont à leur base, telles que les manifeste l'expérience interne des actes psychiques. Comme l'explique Husserl dès le début de la seconde partie de la Philosophie de l'arithmétique, la raison tout simplement en est que les opérations numériques en arithmétique n'opèrent sur les nombres qu'en tant que signes ou symboles de concepts, et que ce sont seulement ces signes qui sont liés dans le calcul. Quand nous disons en arithmétique, par exemple, que 2 + 2 = 4, 2 ne veut pas dire le concept deux, c'est-à-dire cette quantité dénombrable obtenue par liaison collective de un quelque chose et de un quelque chose ou de deux unités. Encore une fois, 2, pas plus que 4, en tant que sommes, ne peuvent être considérés ici comme des abstracta ; il s'agit plutôt de noms généraux ou de signes abréviatifs désignant n'importe quelle multiplicité se rangeant sous le concept de deux ou de quatre, et dont le calcul indique immédiatement que la réunion de n'importe quelle multiplicité se rangeant sous le concept de deux et de n'importe quelle autre se rangeant sous le même concept égale une multiplicité qui se range sous le concept de quatre. Comme pour corriger tout ce que l'analyse psychologique de la formation des nombres par dénombrements simples ou multiples avait pourtant fait valoir jusqu'ici, Husserl conclut donc :
« Nous ne sommes manifestement pas sur la bonne voie. La présupposition dont nous sommes tout d'abord parti comme de quelque chose qui allait de soi, à savoir que toute opération arithmétique est une activité avec et sur les nombres effectifs, ne peut pas correspondre à la vérité. Nous nous sommes trop vite laissé conduire par la manière de voir habituelle et naïve qui ne tient pas compte de la différence entre représentations symboliques et représentations propres de nombre, et qui n'est pas conforme à ce fait fondamental que toutes les représentations de nombre que nous possédons au-delà des toutes premières dans la série des nombres sont symboliques et ne peuvent être que symboliques ; fait qui détermine du tout au tout le caractère, le sens et le but de l'arithmétique » (PA, 233).
32Comme le suggère donc Husserl dans ce passage, si la distinction entre représentation propre et représentation symbolique du nombre est cruciale pour l'entièreté de l'arithmétique, c'est en raison des limites qui frappent notre représentation propre du nombre, comme, du même coup, notre capacité psychique opératoire. Cette représentation en effet n'est pratiquement effectuable que pour les tout premiers nombres à partir de deux, puisque, pour se représenter une multiplicité de manière propre ou effective, il faut un acte psychique capable d'appréhender chaque unité d'une multiplicité pour elle-même en même temps qu'ensemble avec toutes les autres. S'inspirant des données fournies par la Psychologie physiologique de Wundt, Husserl reconnaît que la complexité de la liaison psychique impliquée donc par la représentation propre et effective d'un nombre ne nous laisse guère de chance de dépasser la limite d'une douzaine d'unités (PA, 235 et 241). Néanmoins, si cette limitation nous paraît en général fort peu gênante, c'est bien que, si tous les concepts de nombre ne nous sont pas donnés d'une manière propre, tous le sont par contre d'une manière symbolique, et cela, précisément, à travers la représentation spécifique de l'arithmétique qui n'est donc au juste « qu'une somme de moyens artificiels » (PA, 235) pour surmonter les limites de notre représentation effective du nombre, limites sans lesquelles d'ailleurs l'arithmétique serait totalement superflue (PA, 234). Si, en arithmétique, notre capacité de représentation au sens propre est donc limitée à douze, et cela pour des raisons qui, selon les analyses de Wundt, tiennent à la limitation de nos perceptions, il reste qu'une transgression de cette limite nous est toujours offerte par notre capacité de représentation symbolique qui est en somme de pouvoir nous représenter des objets là où la représentation directe de leur contenu est devenue impossible.
33Mais, par rapport aux représentations propres, qu'est-ce qu'une représentation symbolique ou, comme l'expression l'indique déjà, une « représentation par des signes » (PA, 236) ? Dans une note infrapaginale du début du chapitre XI de la Philosophie de l'arithmétique, Husserl reconnaît être redevable de la compréhension de cette distinction cruciale aux leçons de Brentano qu'il avait suivies naguère à l'Université de Vienne. Plus que vraisemblablement s'agit-il ici des leçons sur La doctrine du jugement juste, au cours desquelles Brentano mentionnait déjà que, de la même façon que nous ne pouvons accompagner d'aucune intuition des concepts comme « Dieu », « infini », « éternel », etc., nous ne pouvons nous représenter, au sens propre du terme, un million ou un billion, comme de façon générale n'importe quel nombre dont la complication est telle que nous ne disposons ici que du symbole littéral ou du mot désignant la quantité visée13. Toutefois, si du propre aveu de Husserl, Brentano peut donc ainsi passer pour celui qui, le premier, attira son attention sur l'importance du symbolique, dans la même note du chapitre XI, Husserl laisse entendre aussi que sa propre approche de la représentation symbolique devait finalement s'écarter de celle de Brentano qui tendait, quant à lui, à la confondre avec la représentation générale, c'est-à-dire avec une abstraction conceptuelle. Or, comme Husserl le précise d'entrée de jeu, impropre, en parlant d'une représentation, ne rime pas nécessairement avec général, tant il est vrai que l'on peut avoir une représentation du général qui soit en même temps une représentation propre. C'est le cas, par exemple, explique Husserl, d'une espèce déterminée de rouge que nous rencontrons comme moment abstrait d'une intuition, alors que, par contre, cette même espèce de rouge sera représentée de manière impropre si nous en parlons comme de la couleur à laquelle correspondent autant de trillions de vibrations de l'éther par seconde (PA, 237).
34Compte tenu des difficultés qui, on le voit, enrobent d'emblée l'idée de représentation impropre, la tâche est préalablement pour Husserl d'en tirer au clair les fondements, lesquels renvoient forcément à notre capacité de représentation symbolique des multiplicités puisque, sans elle, il est clair que nous n'aurions que des représentations propres de multiplicités et ne disposerions du coup que d'une suite de nombres qui, dans le meilleur des cas, se limiterait à douze, sans même avoir au-delà le concept d'une continuation. Telle est donc la tâche à laquelle s'attelle le chapitre XI de la Philosophie de l'arithmétique en soumettant d'emblée l'analyse psychologique des représentations symboliques de multiplicités à l'hypothèse suivante : à l'inverse des représentations effectives qui doivent leur limitation au fait que les multiplicités n'y acquièrent de signification qu'à travers et dans la liaison collective de contenus chaque fois appréhendés un à un, la représentation symbolique des multiplicités, quant à elle, n'implique-t-elle pas au contraire leur saisie instantanée comme si, au coup d'oeil, la représentation contenait ici des signes indicatifs immédiatement saisissables auxquels pourrait être directement associé le concept de multiplicité ? Toutefois, qu'il y ait ainsi quelque chose comme une « appréhension instantanée de multiplicité » (PA, 240) où ce ne sont donc pas les membres d'un ensemble qui seraient d'abord remarqués, mais plutôt l'ensemble lui-même qui se présenterait à une intuition unitaire, cela reste bien sûr une hypothèse qui, comme telle, exige un certain degré de confirmation, lequel ne peut provenir au demeurant que du témoignage de l'expérience ou des actes psychiques. Or, pour Husserl, cette confirmation est, à bien y regarder, déjà fournie par une foule d'expériences dont les traces émaillent notre langage ordinaire. Ainsi, parlons-nous, par exemple, d'une rangée de soldats, d'un tas de pommes, d'une allée d'arbres, d'une bande de poules, d'une volée d'oiseaux, d'un troupeau d'oies, etc.
« Dans chacun de ces exemples, explique Husserl, il est question d'une multiplicité sensible d'objets égaux entre eux, qui sont ainsi dénommés d'après leur genre. Mais ce qui est exprimé, ce n'est pas seulement cela — le pluriel du nom de genre y suffirait à lui seul —, c'est aussi une certaine constitution intrinsèque caractéristique de l'intuition unitaire totale de la multiplicité, qui peut être appréhendée d'un simple coup d'œil, et qui constitue, dans ses formes bien distinctes, la partie la plus essentielle de la signification de ces expressions qui introduisent le pluriel : rangée, tas, allée, bande, volée, troupeau, etc. » (PA, 249-250).
35Que désignons-nous donc par ces expressions, si ce n'est, comme le dit Husserl, certains « caractères quasi-qualitatifs » (PA, 247) de ce qui nous apparaît dans de tels cas, dans la mesure où ces caractères qualitatifs sont précisément d'un second degré par rapport aux diverses qualités des relations élémentaires qui lient les uns aux autres les membres d'une multiplicité ? Ces caractères quasi-qualitatifs dont nous retrouvons la trace dans des expressions telles que rangée, tas, allée, etc., pour reprendre les exemples de Husserl, sont donc eux-mêmes les signes indicatifs que ce qui nous apparaît sous la forme d'une multiplicité n'est pas tout d'abord une pluralité d'unités, mais déjà leur fusionnement en un tout unitaire que saisit au premier coup d'œil une intuition elle-même unitaire et totale en sa propre constitution. Autrement dit, pour n'importe quelle formation d'une multiplicité d'objets dans le champ visuel, notre expérience atteste que nous l'appréhendons d'abord comme un phénomène unitaire dans la mesure même où c'est la configuration, ou la figure unique formée par le fusionnement des contenus, qui saute immédiatement aux yeux comme une qualité qui, d'emblée, s'impose à l'intuition, sans que pour cela soit requise la représentation des relations singulières entre les contenus déterminant cette figure.
36Or, on le sait, cette idée d'une préséance de la figure ou de la forme dans l'ordre de la représentation est une thèse ardemment défendue par la Gestaltpsychologie qui, précisément, voit le jour à la même époque, en particulier dans les travaux de son père fondateur, Christian von Ehrenfels, lequel détermine, dès 1890, le concept de « qualité de forme », comme un contenu de représentation consistant en une unité perceptive immédiatement significative indépendamment des éléments isolés qui composent la forme en question. Ainsi, à l'inverse de la conception associationniste de la psychologie empiriste qui ne considère, à titre de données premières, qu'une suite de sensations atomistiques relatives à des sense data élémentaires, dont l'organisation en une forme relève seulement des associations actives réalisées par les actes psychiques, la psychologie de von Ehrenfels fait valoir plutôt que la forme est donnée d'emblée par l'ensemble de ses éléments et que sa formation ne relève donc d'aucun processus d'association psychique, pas même de la somme de chacun de ses éléments. Selon un exemple classique, le carré constitue une forme immédiatement appréhendée comme telle et n'est donc pas le résultat d'une construction à partir de la représentation d'éléments simples qui seraient, dans le cas présent, quatre segments de droite égaux.
37Même si Husserl n'a pas été directement influencé par la psychologie de von Ehrenfels, dont il dit d'ailleurs avoir découvert l'Über Gestaltqualitäten de 1890 alors qu'était déjà terminée la rédaction de ses propres recherches sur les représentations symboliques de multiplicités (PA, 258), il n'en reste pas moins une parenté manifeste entre ce que von Ehrenfels appelle « qualités de forme » et ce que Husserl, de son côté, entend par « moments quasi-qualitatifs », ou encore « configuration », et dont il fixe définitivement la terminologie en parlant de « moments figuraux ». Aussi, cette parenté se fait-elle plus précise encore lorsqu'à propos de la configuration ou de la figure d'un ensemble d'objets que nous appréhendons d'un simple coup d'œil comme une qualité, Husserl écrit :
« L'affirmation selon laquelle la représentation de la figure consisterait dans la représentation de la somme de ces relations renfermerait même l'exigence, entièrement impossible à remplir en général, qui voudrait que dans une représentation effective d'un ensemble nous tenions embrassés tous les objets élémentaires singuliers dans leurs relations mutuelles. Ce n'est manifestement que l'analyse ultérieure qui nous apprend que le moment de la figure est nécessairement conditionné par telles ou telles relations [...]. Le moment figurai nous saute immédiatement aux yeux, et ce n'est que dans une réflexion ultérieure que nous remarquons les rapports qui le conditionnent et qui changent d'un cas à l'autre » (PA, 251-252).
38Il va de soi que l'intérêt de telles analyses concernant les moments figuraux est, pour Husserl, d'assurer un fondement psychologique à l'hypothèse de départ selon laquelle notre représentation des multiplicités n'est pas limitée à la liaison collective de leurs contenus, mais qu'il peut y avoir une appréhension immédiate des multiplicités en laquelle consiste leur représentation symbolique. En l'espèce, la représentation symbolique ou signitive d'une multiplicité n'est autre que la saisie de l'apparence unitaire d'un ensemble telle qu'elle est immédiatement donnée par ses moments figuraux. Avec ceux-ci, nous avons donc une intuition unitaire qui, d'un simple coup d'œil, nous permet de juger que nous avons affaire à une multiplicité, comme par exemple une certaine quantité de pièces de monnaie, de boules, etc., sans que l'évaluation immédiate de ces multiplicités ne nécessite l'accomplissement des activités psychiques de la représentation effective de multiplicités, c'est-à-dire l'appréhension des membres singuliers un à un et leur mise en collection.
39Or, montre Husserl, de la même façon que se produisent ces évaluations immédiates de multiplicités, se produisent les évaluations immédiates de nombres qui sont fondées sur elles. Prenons l'exemple le plus simple, celui d'un jeu de dés : chaque dé a, sur chacune de ses six faces, une configuration caractéristique de points à laquelle nous associons immédiatement un nom de nombre et, chaque fois que le dé pivote, ce nom de nombre change en fonction du caractère figurai nouveau de la multiplicité que présente telle ou telle autre face du dé. Jouer avec plusieurs dés à la fois, c'est associer un nom de nombre au caractère figurai de la nouvelle multiplicité que forment ensemble les configurations apparaissantes de chaque dé et qui, ensemble, s'offrent à l'intuition unitaire. En règle générale, toutes les multiplicités qui, par leur moment figurai, sont appréhendées dans des intuitions unitaires sont ainsi susceptibles d'une représentation numérique. Nous pouvons donc déjà dire qu'à chaque configuration d'une multiplicité quelconque, simple ou complexe, est associable un nombre déterminé, avant même d'avoir formé ce nombre et même lorsque nous ne sommes pas en mesure de concevoir effectivement ce nombre. Quant à la représentation de ce nombre, dans la mesure où elle se fonde sur une intuition unitaire de multiplicité, elle est symbolique et c'est pourquoi, ne relevant pas de l'appréhension propre et effective du nombre, elle n'en connaît pas non plus les limites. Ainsi, de façon symbolique, nous pouvons élargir une multiplicité par adjonction continuelle de nouveaux éléments ou de nouvelles multiplicités, en faisant en sorte qu'à chaque étape du processus, un nombre chaque fois plus élevé soit symboliquement associé à l'unité intuitive globale donnée par le moment figurai de la multiplicité ainsi obtenue. Comme ce processus peut se poursuivre de façon illimitée, nous pouvons parler de multiplicités infinies et, même si nous ne pouvons, bien sûr, nous les représenter effectivement, nous pouvons néanmoins en avoir un concept symbolique en élargissant, symboliquement, in infinitum la multiplicité des nombres de la suite des nombres. Inversement, de façon tout aussi symbolique, nous pouvons décomposer une multiplicité en multiplicités partielles, et associer à celles-ci des nombres égaux ou différents, comme lorsque nous nous représentons symboliquement que 42 égale 21+21 ou égale 19+23. On voit ainsi qu'une seule et même multiplicité admet une diversité d'articulations dont chacune peut recevoir la forme symbolique d'un nombre. Aussi peut-on dire qu'à la diversité infinie de tous les degrés de multiplicités possibles correspond la diversité infinie des nombres que l'on se représente symboliquement par ce processus.
« Ainsi effectivement, avec les limites qui entravaient notre représentation des multiplicités, sont aussi tombées celles qui s'opposaient à la conception des concepts de nombre. En un sens symbolique, mais tout à fait déterminé, nous pouvons parler de nombres là où leur représentation propre nous est à tout jamais refusée, et à ce stade nous sommes même en mesure d'établir l'infinité idéale de l'empire des nombres » (PA, 275).
40La question difficile rencontrée par Husserl au cours de ses réflexions sur le concept de nombre était, rappelons-le, de savoir comment on peut raisonnablement parler de concepts dont nous ne pouvons avoir d'intuition effective du contenu, ni donc de représentation au sens propre, alors que c'est précisément sur ce genre de concepts que se fonde la plus certaine de toutes les sciences, l'arithmétique. Le détour par les moments figuraux a permis d'y apporter un début de réponse en montrant que la représentation de tels concepts est possible mais qu'elle se limite à des signes qui, pour ainsi dire, servent de médiation entre notre représentation et le contenu de ces concepts. Les signes en question, dont au demeurant nous pouvons avoir une représentation propre, sont donc des expressions d'autre chose auquel ils renvoient, en nous mettant ainsi en relation avec un signifié dont nous n'avons certes pas de représentation propre, mais dont, grâce à leur médiation, nous avons néanmoins une représentation symbolique. Cela dit, le propos de Husserl est bien sûr de montrer qu'il en va du concept numérique de signe comme de n'importe quel autre concept de signe tel qu'utilisé dans n'importe quelle forme de langage : d'une façon générale, il s'agit d'un concept relationnel (Verhältnissbegriff) qui renvoie à un signifié, en le caractérisant de telle ou telle façon, qui, pour nous, sert de marque distinctive permettant de le reconnaître. Dans le cas spécifique du concept numérique de signes, le signifié est simplement une multiplicité que nous sommes donc en état de reconnaître comme telle ou telle, même si, dans la très grande majorité des cas, nous ne pouvons avoir de représentation directe de son contenu.
41Toutefois, si une plus grande précision sur la nature des signes numériques s'impose, c'est qu'il est par trop évident que tous les signes utilisés dans l'arithmétique générale ne donnent pas lieu à des représentations propres puisque la plupart sont eux-mêmes le résultat d'opérations sur des signes fondamentaux, donnant lieu à la formation de signes dérivés ou composés dont la pertinence arithmétique ne saurait donc dépendre que d'une compréhension exacte des procédures opératoires d'ordre strictement logique qui sont à leur source. Ce besoin de clarification sur la nature du concept de signe en arithmétique, qui exigerait donc une sémiotique plus poussée, est précisément ce à quoi s'est déjà employé Husserl dans un manuscrit datant de mars 1890, ayant pour titre Sur la logique des signes (Sémiotique) et dont les parties essentielles constituent, à n'en pas douter, un complément indispensable à une meilleure compréhension des deux derniers chapitres de la Philosophie de l'arithmétique.
42En substance, on y trouve exposée par Husserl une série de distinctions sémiotiques selon que le signe est extérieur, comme par exemple le nom d'une personne qui la désigne sans la caractériser, ou qu'il est conceptuel au sens d'un signe qui désigne quelque chose par une marque distinctive du contenu qui lui est propre ; selon encore que le signe est univoque ou au contraire plurivoque, simple ou composé ; selon enfin qu'il est direct au sens où il désigne directement quelque chose sans la médiation d'autres signes, la signification du signe coïncidant en ce cas avec ce qu'il désigne comme dans le cas du nom propre, ou bien qu'il est indirect et qu'intervient donc une séparation entre ce que le signe signifie et ce qu'il désigne comme c'est le cas des noms généraux ou communs qui peuvent, bien souvent, ne désigner indirectement un objet que par le truchement de significations s'enchassant les unes sur les autres comme autant de marques de son contenu. Cette dernière distinction permet justement à Husserl de caractériser un aspect important de la nature des signes numériques auquel on a le plus souvent affaire en général dans l'arithmétique générale :
« Le signe indirect S1 a pour signification qu'il désigne directement S2, celui-ci directement S3, etc., et finalement Sn directement O. [...] Tous les signes mathématiques de niveau élevé sont indirects ; ce sont des signes de signes, entassés à un degré élevé les uns sur les autres » (AL, 418).
43Sur la base de cette première mise au point, une nouvelle diversification des signes peut être élaborée, afin de dégager de nouveaux clivages susceptibles d'éclairer le mode de formation des signes indirects en arithmétique. Aussi Husserl envisage-t-il une autre division entre signes formels et signes matériels, qui peut encore se comprendre comme la distinction entre signes pour des relations et signes pour des fondements de relations (AL, 423). Les premiers, les signes formels, peuvent être de deux sortes : soit ils expriment l'existence ou non d'un rapport et, à ce titre, ils impliquent un acte de jugement, soit ils indiquent simplement la formation d'une relation composée, sans faire intervenir un acte de jugement. A la première sorte appartiennent en arithmétique des signes tels que = (est égal), = (est équivalent), < (est plus petit), > (est plus grand), etc. ; à la seconde sorte appartiennent essentiellement les signes d'opérations arithmétiques comme +, +, √, etc. Quant aux signes matériels, pour simplifier les caractérisations fournies par Husserl, on peut dire qu'ils assument la fonction de substitut symbolique pour des contenus servant de fondement pour des relations ou des opérations. Toutefois, ces contenus peuvent très bien déjà impliquer en eux-mêmes la représentation d'une relation ou une représentation composée. Ainsi, sous le titre de substitut, peuvent être comprises deux choses : les signes qui se substituent à des représentations et ceux qui se substituent à des jugements, à des raisonnements ou même à des suites de raisonnements (AL, 438). A une très large échelle, ces substitutions peuvent s'opérer là où les représentations et les processus de jugement ou de raisonnement prennent un caractère systématique dès lors susceptible de se réfléchir dans un système de signes et de règles uniformes ou d'algorithmes pour lier ces signes et faire entre eux des substitutions équivalentes. Pour Husserl, il en va très exactement ainsi du système des signes arithmétiques et des algorithmes fondés sur eux. On peut y distinguer des signes fondamentaux et des signes dérivés ou composés :
« La dérivation des seconds à partir des signes fondamentaux résulte des opérations de signes. Celles-ci sont des processus systématiques, se déroulant selon des règles déterminées pour se représenter, juger et raisonner d'une manière symbolique » (AL, 439).
44Ainsi les signes de nombres fondamentaux sont 0, 1, ..., 9. Quant à tous les autres signes de nombre, et aussi les signes comme 2+3, 5.6, 4/2, etc., ce sont des signes composés obtenus selon des méthodes opératives réglées de telle façon qu'elles peuvent produire, à leur tour, des jugements symboliques tels que 2+7 = 32 = √81.
45Avant même que d'exposer la manière particulière dont peuvent ainsi se former des représentations symboliques de nombre, l'important est sans aucun doute pour Husserl de montrer, moyennant cette sémiotique, comment, en règle générale, l'arithmétique se forme selon une méthode algorithmique dont les procédures relèvent d'une pure et simple technique de calcul en fonction de laquelle n'importe quel signe numérique est élucidable par l'analyse de son intrication dans telle ou telle chaîne opératoire. Ce n'est qu'une fois ainsi reconnue la nature algorithmique de la formation des signes numériques composés à partir des signes numériques élémentaires qu'il incombe ensuite, dans la perspective d'une fondation de l'arithmétique générale, de définir tous les mécanismes élémentaires qui permettent de former des nombres et d'énoncer toutes les différentes règles de substitutions ou de connexions formant entre elles un système de lois qui rend possible une procédure mécanique de calcul pour des formations numériques de plus en plus complexes jusqu'à embrasser tout le champ de l'arithmetica universalis, ainsi que se proposait de le faire Husserl dans le plan prévu de ce qui devait être le second tome de la Philosophie de l'arithmétique (PA, 5-6). Pour Husserl, la recherche de l'algorithme arithmétique était donc censée procurer le moyen d'obtenir une systématique des nombres, c'est-à-dire une méthode uniforme et inépuisable pour continuer le domaine des nombres au-delà de toute limite, de telle façon que n'importe quel concept de nombre puisse trouver un corrélat symbolique dont l'obtention n'aurait dû résulter que des opérations élémentaires et supérieures qui, dans le système, constituent des jonctions ou des conversions permettant de passer de nombres déjà donnés à des nombres nouveaux et cela donc, uniquement, selon des procédures mécaniques de déduction réduisant son exécution effective à un minimum de difficultés et d'embrouillements. Aussi le premier tome de la Philosophie de l'arithmétique peut-il s'achever par cette conclusion :
« Le fait que dans l'immense majorité des cas nous soyons limités à des formations symboliques de nombre oblige à développer une élaboration régulière du domaine des nombres sous la forme d'un système de nombres [...], qui selon un principe fixe extrait une à une de la totalité qu'elles constituent les formations symboliques appartenant à chaque concept effectif de nombre et lui étant équivalentes, et qui leur donne en même temps une place systématique. Pour toutes les autres formes de nombre encore possible, apparaît alors le problème de l'évaluation, c'est-à-dire de la réduction classificatoire au nombre du système qui leur est équivalent. Mais un aperçu sur les formes possibles de la formation de nombre a appris que l'invention de méthodes correspondantes d'évaluation dépend d'une arithmétique générale au sens d'une théorie générale des opérations » (PA, 350).
46Pourtant cette réduction unilatérale de l'arithmétique à une analyse des algorithmes permettant la déduction de signes à partir de signes et ainsi le développement de façon illimitée d'un système des nombres mène à une autre conclusion, bien plus lourde de conséquences, car en raison même de la conception purement algorithmique qu'il lui imprime de la sorte, Husserl est conduit à faire de l'arithmétique générale non pas une connaissance théorique mais bien une connaissance purement pratique, une espèce d'ars inveniendi dont la tâche est non pas tant le calcul comme tel, mais davantage « la pure mécanique du calcul », c'est-à-dire l'élaboration des méthodes techniques de déduction qu'admet le système des signes de nombre (PA, 320). Pour Husserl, c'est aussi ce qui devait justifier que les sources de l'arithmétique soient enfin ramenées à la logique dont, eu égard à sa propre tâche, elle apparaissait désormais comme une simple branche.
4. De la conception algorithmique de la mathématique à la conception pratique de la logique
47Le dernier chapitre de la Philosophie de l'arithmétique permet sans conteste de mesurer l'écart considérable qui, au fur et à mesure des recherches de Husserl, s'est creusé entre sa conception de départ qui, sous l'influence de Weierstrass, revenait à chercher le fondement de l'arithmétique générale à même le concept de nombre, et la conception qui désormais consiste à chercher ce fondement dans la logique. Toutefois, ce que la Philosophie de l'arithmétique n'éclaire somme toute qu'assez mal, ce sont les raisons pour lesquelles la conception purement algorithmique de l'arithmétique à laquelle était progressivement parvenu Husserl ne pouvait justement que l'amener à attribuer son fondement à la logique et, dès lors, à s'intéresser prioritairement à celle-ci, comme ce sera effectivement le cas au lendemain de la rédaction de son premier ouvrage. Ces raisons sont pourtant simples et transparaissent d'ailleurs clairement dans plusieurs autres écrits contemporains de la Philosophie de l'arithmétique, notamment dans une lettre adressée à Carl Stumpf datant de février 1890, au demeurant relativement bien connue depuis que Walter Biemel en a cité naguère quelques passages à l'appui de sa thèse selon laquelle l'intérêt de Husserl pour la logique, dès cette époque, n'était pas fortuit mais le résultat cohérent auquel le menait sa conception de l'arithmétique comme système de signes14. Dans cette lettre, Husserl remarque qu'il n'est décidément pas possible de déduire toutes les diverses applications de l'arithmétique générale à partir d'un concept élémentaire commun comme le concept de numération, et que l'orientation qu'il avait imprimée à ses tout premiers écrits, sous l'influence de Weierstrass, s'est finalement révélée fausse. L'arithmétique générale, ajoute-t-il, doit davantage être comprise comme une série déterminée de degrés que l'on pourrait comparer à un système de cercles concentriques ayant chacun leurs algorithmes spécifiques, dépendant chaque fois des algorithmes des cercles inférieurs. Aussi, le niveau le plus inférieur, quasiment au centre du système, serait occupé par des signes comme 1, 2 = 1 + 1, 3 = 2 + 1, etc. ; viendrait ensuite le cercle occupé par les signes fractionnaires et ainsi de suite jusqu'aux degrés les plus élevés du système, ceux occupés par les signes de nombres rationnels et irrationnels. Tout le travail d'une connaissance de l'arithmétique consistant dès lors dans l'élaboration des règles techniques de calcul permettant de justifier l'articulation des signes depuis les degrés les plus inférieurs jusqu'aux plus élevés, demandera-t-on quel est en définitive le contenu d'une telle connaissance ? Et Husserl de répondre :
« L'arithmetica universalis n'est pas une science, mais une partie de la logique formelle, que je définirais elle-même comme l'art des signes et que je caractériserais comme un chapitre particulier et des plus importants de la logique en tant que théorie de l'art de la connaissance » (Briefwechsel, Bd. 1, p. 161).
48Cette définition donc essentiellement pratique de la logique, qui, on le voit, commence d'éclairer les raisons pour lesquelles Husserl lui rattache l'arithmétique générale qu'il considère désormais, elle aussi, comme un art ou une technique des signes numériques, a peut-être de quoi surprendre tant elle tranche par rapport au contenu des deux premiers chapitres des Prolégomènes de 1900, où Husserl adoptera une position strictement inverse, en présentant cette fois la logique comme une discipline fondamentalement théorique. Toutefois, la position de 1890 en matière de logique étonnera peut-être moins si l'on ajoute qu'elle provenait en droite ligne de Brentano qui, sur ce plan aussi, exerça donc une certaine influence sur Husserl, même si, contrairement à l'idée d'une psychologie descriptive, elle devait, celle-là, finalement s'avérer très éphémère dans son itinéraire de pensée.
49Nous y avons déjà fait allusion, durant son séjour à Vienne, Husserl assista, en effet, aux leçons que, tout au long du semestre d'hiver 1884-1885, Brentano avait consacrées à la logique et qui servirent de base à l'édition posthume de La doctrine du jugement juste. Au départ de ces leçons, Brentano remarquait que, si les sciences forment un ensemble disparate de connaissances, elles possèdent néanmoins entre elles quelques principes d'unité qui peuvent tenir éventuellement à leur champ d'investigation ou à leur finalité, mais qui ressortissent surtout à leurs règles de procédure. Celles-ci sont précisément exprimées par la logique qui, en soi, n'est donc pas une science théorique, mais une science pratique dont la tâche est de prescrire les règles et les normes nécessaires à la réalisation de n'importe quelle connaissance15. C'est, de toute évidence, cette conception brentanienne de la logique, comme étude de l'art du jugement correct, qui reste celle de Husserl à l'époque de ses premiers travaux dans le domaine de l'arithmétique16. Elle transparaît dès le Begriff der Zahl de 1887 où, bien qu'il n'y soit pas pour autant question d'en faire déjà le fondement de l'arithmétique, Husserl parle de la logique comme d' « une discipline pratique » et, plus précisément, comme d'« une technologie du jugement juste (Kunstlehre des richtigen Urteilens) » (PA, 357). De même est-il question de « l'art logique (logische Kunst) » dans l'ouvrage de 1891 (PA, 289). Mais c'est sans conteste dans le manuscrit de 1890 Sur la logique des signes que Husserl se fait le plus précis concernant cette idée de la logique en tant que Kunstlehre. Anticipant sur les conclusions générales de la Philosophie de l'arithmétique qui devait paraître un an plus tard, Husserl avance que le progrès de l'arithmétique dépend entièrement de l'éclairage du caractère logique de sa méthode. Quant à la logique comme telle, montre-t-il, elle n'est concernée que par le système de signes le plus important que nous possédions, c'est-à-dire le langage naturel, avec tout ce qu'il offre de possibilités d'inférence. Ce sont ces possibilités que la logique doit simplement chercher à transposer en procédures algorithmiques permettant de réduire à leur plus simple expression les raisonnements en apparence compliqués qui s'offrent déjà à la pensée naturelle et à son système linguistique de signes.
« La tâche de la logique, résume Husserl, [...] : se rendre maître des procédés naturels de l'esprit qui juge, en faire l'examen ; faire comprendre la valeur qu'ils ont pour la connaissance, pour pouvoir finalement déterminer avec exactitude leur limite, leur étendue, leur portée et établir relativement à cela des règles générales. Si elle se met à sa tâche correctement, elle ne devra pas alors se contenter d'aller au même pas que les processus de signes prélogiques. La compréhension approfondie de l'essence des signes et des arts des signes la rendra au contraire capable d'imaginer aussi des processus symboliques auxquels l'esprit humain n'a pas encore pensé et d'établir les règles pour les inventer. [...] La tâche de la logique, reconnue assez tard, fut ici aussi de se rendre maître de ce grand moyen naturel pour former des jugements et [...] faire d'un processus naturel et logiquement non justifié, un processus artificiel et logiquement justifié, qui ne garantisse pas simplement la conviction, mais une connaissance assurée » (AL, 443-444).
50Si, en son acception la plus générale, la logique est concernée par les procédures du jugement correct, en tant que logique formelle ou logique des signes, sa tâche la plus importante est donc clairement pour Husserl de déterminer « les procédures mécanico-symboliques » qui, bien qu'elles y soient explicitement inconnues comme telles, entrent pourtant dans la constitution de la pensée naturelle qui juge et qui, ce faisant, se sert déjà du langage ordinaire comme d'un système de signes verbaux, fonctionnant comme substituts des représentations, pour procéder à des déductions permettant d'élargir ses connaissances. Parce qu'il souscrit pleinement ainsi à une conception de la logique comme « théorie des algorithmes » (AL, 443) ayant pour tâche d'expliciter la mécanique des opérations de la pensée sur les signes linguistiques, on comprend maintenant parfaitement pourquoi, parvenu au terme de ses investigations sur le concept de nombre et après y être arrivé aux conclusions que leur représentation symbolique oblige à concevoir le champ de l'arithmétique générale comme un système de signes d'un genre particulier, Husserl ne pouvait faire de l'arithmétique qu'une section de la logique et finalement assigner à la première la tâche technologique que, sous l'influence de Brentano, il reconnaissait à la seconde. C'est là, du reste, l'orientation que Husserl imprime aux investigations qui devaient donner lieu au second tome de la Philosophie de l'arithmétique et qu'annonce la programmation générale fournie dans l'avant-propos du premier tome. Parce que traiter des nombres, c'est être inexorablement tenu à leur concept symbolique, prévient Husserl, le sens et le but de l'arithmétique s'en trouvent aussitôt indiqués. Il s'y agirait d'une « recherche logique de l'algorithme mathématique » (PA, 5) qui permette de couvrir l'ensemble de l'arithmetica generalis en ses différents domaines et d'y justifier l'emploi, dans le calcul, de toutes les variétés de nombres, jusqu'aux quasi-nombres que sont les nombres négatifs, les fractionnaires, les irrationnels et les imaginaires. C'est cette recherche qui, pour Husserl, devait faire l'objet de la première partie du tome II de la Philosophie de l'arithmétique et qui devait aussi donner l'occasion d'aborder, dans une seconde partie, la question de savoir si c'est le concept de nombre ou un autre concept qui détermine l'arithmétique générale. Et Husserl d'annoncer déjà les conclusions de cette étude :
« Il s'ensuit le résultat qu'absolument le même algorithme, la même arithmetica universalis commande une série de domaines conceptuels qui doivent être bien séparés, et qu'en aucune façon un genre unique de concept, que ce soit la numération, le nombre ordinal ou n'importe quel autre, n'impose partout son emploi » (PA, 6).
51Or, ce second volume, dont Husserl déclare en 1891 la conception en grande partie achevée (PA, 7) mais qu'il travailla pourtant jusqu'en 189417, comme on le sait, ne verra jamais le jour. Les raisons de cette défection sont, nous semble-t-il, assez clairement rendues par les textes publiés de Husserl, qui, parallèlement à la poursuite de ses recherches en mathématique, jalonnent son itinéraire de pensée à partir de 1891. C'est que le domaine de la logique, auquel forcément le ramenait sa conception algorithmique de l'arithmétique et vers lequel allait donc désormais se déplacer son intérêt et sa réflexion, allait très vite, à force d'investigations nouvelles, le conduire à des découvertes et des considérations qui ne pouvaient que l'éloigner de sa première conception de la logique au point de rompre définitivement avec elle, c'est-à-dire de rompre en définitive avec la conception brentanienne de la logique comme Kunstlehre. C'est à la faveur de cette rupture que, de proche en proche, va s'imposer toujours plus nettement à l'esprit de Husserl l'idée d'une logique pure telle qu'il en sera enfin centralement question à partir de 189618, puis surtout dans les Recherches logiques de 1900 où la logique se trouve, dès le départ, présentée comme une science théorique faite d'un ensemble de connaissances rapportées à un domaine d'objectivité bien déterminé et constitué de significations idéales.
5. Le recouvrement de la découverte de 1891 et la question du psychologisme dans la Philosophie de l'arithmétique
52Sans doute n'est-il pas possible de dresser sérieusement le bilan de ce que furent, de 1887 à 1891, les recherches menées par Husserl sur le concept de nombre sans tout d'abord évoquer le jugement rétrospectif qu'il portera lui-même sur ses premiers travaux, notamment dans l'introduction aux Recherches logiques ainsi que, bien plus tard, dans le projet de préface à leur seconde édition de 1913. Commençons donc par le second de ces textes où, se rapportant à ce qu'il appelle la préhistoire des problématiques fondamentales élaborées dans les Recherches logiques, Husserl commence par faire état de ce qu'il faut bien appeler le préjugé psychologiste qui semble, au départ, avoir compromis son approche du concept de numération, même si, notons-le, contrairement à ce que pourrait laisser croire bon nombre de commentaires classiques, le terme de psychologisme ne se trouve qu'exceptionnellement utilisé par Husserl pour qualifier le fourvoiement de son œuvre de jeunesse19
« Pendant toute ma formation préparatoire, je considérais comme allant de soi, quand je commençais, que dans une philosophie des mathématiques il s'agit avant tout de faire une analyse de “l'origine psychologique” des concepts mathématiques fondamentaux » (AL, 375).
53De fait, nous l'avons vu, aussi bien dans l'Habilitationsschrift de 1887 que dans les premiers chapitres de la Philosophie der Arithmetik qui en reprennent les thèses essentielles, l'origine des concepts de numération et de multiplicité est systématiquement traitée comme relevant d'un processus psychique consistant à transformer les concreta en abstracta, c'est-à-dire en de simples « quelques choses », qui, à titre d'unités, sont susceptibles, par la liaison collective, de donner lieu à des quantités dénombrables. Certes, comme le dira Husserl en 1913, il y avait assurément quelque chose de juste dans le fait de reconnaître qu'une quantité ou un collectivum n'est pas quelque chose de simplement donné avec les choses et qu'il ne saurait donc être question d'en chercher le fondement dans les concreta. Mais la malversation psychologiste de l'époque consistait justement à inférer de cela que, si le collectivum n'appartient pas au contenu de chose d'un donné matériel ou physique, il doit dès lors tirer son origine des processus psychiques d'abstraction et de collection et qu'ainsi l'éclairage du concept de nombre en appelle nécessairement à une psychologie des actes mentaux où est censée se produire sa genèse. C'est à nouveau ce que rétrospectivement stipule Husserl en 1913 :
« D'après le modèle qui m'était donné d'avance scolairement, selon lequel tout ce qui peut être saisi intuitivement doit être “psychique” ou “physique”, ce ne pouvait pas être quelque chose de physique : donc le concept de collection provient de la réflexion psychologique au sens de Brentano, de la “réflexion” sur l'acte de collectionner, de même que le concept d'unité provient de la réflexion sur l'acte de poser en tant que quelque chose. Mais le concept de numération n'est-il pas essentiellement autre que le concept de collectionner, que pourtant seule peut donner la réflexion sur l'acte ? » (AL, 376-377).
54Assurément, plus d'une indication se trouve impliquée en filigrane de cette dernière question que Husserl avoue, au demeurant, s'être posée de très bonne heure déjà (AL, 377). En sa formulation même, elle invite en effet, sinon à mitiger fortement déjà ce qu'il est convenu d'appeler le psychologisme de la Philosophie de l'arithmétique, du moins à tâcher d'en recentrer la teneur exacte. Tout d'abord, il est clair que cet élément psychologiste ne saurait concerner la méthode d'une psychologie purement descriptive inspirée de Brentano, puisque, Husserl l'indique assez clairement dans le passage en question, même si le concept de numération n'est pas identique au concept de collection, il n'en demeure pas moins que seule peut nous le procurer une réflexion sur certains actes psychiques. Dès cette époque semble donc s'être imposé à Husserl un acquis d'origine brentanienne qui, à bien y regarder, ne subira jamais de démenti radical dans la suite de son œuvre : celui de la nécessaire référence à la subjectivité et à ses prestations psychiques, là où il s'agit d'élucider la formation de significations telles que, par exemple, la multiplicité et le nombre. A coup sûr, on peut affirmer qu'il s'agit là d'une option méthodologique cruciale qui, de très bonne heure, devait faire le départ entre l'orientation husserlienne de la fondation de l'arithmétique par rapport à d'autres tentatives qui virent le jour à la même époque comme essentiellement celle de Gottlob Frege. Si, pour l'une et l'autre de ces orientations, l'antipsychologisme paraît bien avoir constitué, à partir d'un certain moment, un point de vue commun, celui de Husserl, en tout cas, ne s'apparentera jamais au refus de faire de la subjectivité et des actes psychiques le lieu de référence eu égard auquel il s'agissait d'éclairer la formation des concepts de l'arithmétique. Le refus du psychologisme, chez Husserl, concernera bien davantage une conception déterminée de la subjectivité et de ses actes, celle qui, en l'occurrence, revient à en faire le lieu de conditionnement des concepts mathématiques au sens d'un processus psychique causal.
55Du reste, il est clair que si cette dernière forme de psychologisme, que Husserl lui-même qualifiera de génétique20, teinte encore assez fortement ses tout premiers écrits sur le concept de nombre, il n'en va certainement plus de même dès la Philosophie de l'arithmétique, puisque, nous l'avons vu, très vite, s'y immisce un doute radical quant à la légitimité de ramener l'origine du concept de nombre aux actes psychiques de liaison collective. Aussi est-ce la reconnaissance d'un tel fourvoiement qui, dès l'ouvrage de 1891, contraint Husserl à bifurquer sur une tout autre voie que celle qu'il avait empruntée au départ et qui revient désormais à ne plus faire du nombre la résultante d'un processus abstractif, mais à en faire au contraire le corrélat d'un processus signitif, pour, du coup, n'avoir plus à considérer les nombres comme des abstracta, mais bien comme des signes de multiplicité. Sans aucun doute, est-ce cette découverte essentielle qui, de bonne heure, permit à Husserl de rompre définitivement avec le psychologisme génétique de ses tout premiers écrits. Et de façon tout aussi évidente, seule précisément avait rendu cette découverte possible, une réflexion purement descriptive sur des actes de représentation spécifiques où ce qui apparaît à l'intuition n'est pas simplement constitué d'une pluralité d'unités, mais déjà de multiplicités moyennant lesquelles des unités s'offrent d'emblée dans le fusionnement d'une figure unique. Dès le onzième chapitre de la Philosophie de l'arithmétique, Husserl s'était ainsi avisé que ces configurations ou ces moments figuraux qui déterminent qualitativement le contenu de certaines intuitions spécifiques en tant qu'intuitions d'ensembles constituent le signifié auquel renvoient certains signes linguistiques au genre desquels appartiennent les signes numériques. C'était donc déjà voir également que si nous n'avons certes pas de représentation du nombre au sens propre du terme, les processus signitifs où ils interviennent comme de simples signes nous mettent en relation avec des signifiés qui ne sont autres que des multiplicités reconnaissables comme telles ou telles. Mais, en outre, n'était-ce pas là aussi déjà se donner les moyens de reconnaître de façon beaucoup plus générale qu'aux signes qui forment le contenu des actes signifiants correspond un objet visé et que celui-ci peut être d'une autre sorte qu'un objet réel, puisqu'avec le signifié des signes numériques il y va en l'occurrence d'objectivités idéales ou de « significations en soi », même si toutes les significations de ce genre ne dépendent bien sûr pas du fait d'être signifiées par un signe dans un acte signifiant ? Or, si tels furent bien les résultats auxquels, plus tard seulement, devait aboutir la réflexion husserlienne sur les processus signitifs, très exactement au terme de la première Recherche logique de 1901 (cfr RL 2/I, § 35), il se fait manifestement que nous en sommes encore loin dans l'ouvrage publié dix ans auparavant et donc très loin encore de la percée phénoménologique qui allait se jouer avec eux.
56Comment dès lors expliquer ce qu'il faut bien appeler les piétinements de Husserl en 1891 ? Si, comme nous avons tenté de le montrer, les raisons n'en sont certes pas attribuables à une forme de psychologisme génétique dont serait encore restée tributaire la Philosophie de l'arithmétique, elles semblent par contre clairement imputables à la conception purement pratique de la logique qui prévaut dans cet ouvrage et qui finit par avoir raison de découvertes que pourtant Husserl y fit. Au vrai, l'élaboration d'une théorie adéquate des processus signitifs dans leur correspondance à des entités idéales aurait exigé une tout autre logique des signes que celle dont disposait Husserl à l'époque. Il aurait fallu en l'occurrence une logique qui, conçue comme science théorique portant sur le corrélat objectif du concept de cette science, aurait ainsi pu fournir un terrain propice à l'exploitation de l'idée qu'aux signes numériques correspondent des objets idéaux ou des « significations en soi » et qui, ce faisant, aurait également rendu possible l'ouverture d'une voie d'élucidation entièrement nouvelle de ce corrélat objectif qui, pour la science mathématique, est constitué par le domaine des multiplicités. Or, à n'en pas douter, cette conception de la logique est précisément celle à laquelle ne pouvait s'élever la réflexion husserlienne dans la Philosophie de l'arithmétique, tant elle y restait sous la dépendance d'une idée toute faite, pour ainsi dire dictée par Brentano, de la logique comme Kunstlehre, ainsi que le montre très clairement le manuscrit datant de la même époque où Husserl exposa les lignes essentielles de sa logique des signes ou encore de sa sémiotique. Aussi, tout nous montre que c'est apparemment une conception défaillante de la logique qui, pour un temps, le mit dans l'impossibilité de mener plus avant l'examen des processus signitifs comme également du domaine des multiplicités signifiées par les signes numériques, et le contraignit du coup à court-circuiter tout ce que pouvait déjà promettre une description des moments figuraux dont pourtant la découverte venait d'être réalisée par Husserl en même temps que, mais aussi indépendamment de celle de von Ehrenfels à propos des Gestaltqualitäten. Du reste, non seulement cette conception défaillante de la logique empêcha donc Husserl de tirer profit des acquis engrangés au cours de ses analyses descriptives concernant l'origine des représentations impropres de signes numériques, mais elle favorisa, dans le même mouvement, la réduction du traitement logique de ces signes à une pure et simple technique algorithmique.
57Or, ce constat devrait à présent permettre de dégager plus précisément la nature des entraves qui ont si lourdement grevé la démarche de la Philosophie de l'arithmétique, si, avec elles, il ne s'est agi en tout cas d'aucune forme de psychologisme génétique, aux tentations duquel Husserl avait, dès cette œuvre, manifestement déjà renoncé à la faveur même de sa bifurcation vers les processus signitifs, et si, avec elles, il ne pouvait s'agir non plus de psychologie descriptive au principe de laquelle il ne semble n'avoir jamais renoncé par la suite, nonobstant bien sûr les réaménagements importants qu'il fera ultérieurement subir à cette méthode d'investigation qui, à ses yeux, en tout cas ne pouvait rien à voir avec le psychologisme. En effet, ne semble-t-il pas désormais assez plausible de soutenir que le blocage de 1891 ressortit pleinement à l'idée de la logique comme art des signes, c'est-à-dire à cette même idée qui sera soumise à un recentrage radical dans les deux premiers chapitres des Prolégomènes à la logique pure de 1900, puisqu'il s'y agira tout d'abord, pour Husserl, d'exposer les raisons qui appellent à un dépassement de toute conception technologique de la logique ? Ces raisons sont désormais les suivantes : si fructueuses puissent être les méthodes algorithmiques dans la mesure où elles permettent de simplifier le travail déductif de l'esprit grâce à l'établissement d'opérations mécaniques sur des signes, ces méthodes ont pourtant une limite clairement assignée par le fait que la question de savoir si une méthode est véritablement une méthode dépend d'abord de la question de savoir si elle est conforme au but vers lequel elle tend (RL 1, 25). Or, montre Husserl, ce critère ne saurait provenir que d'une science qui, conçue de façon normative, est seule en mesure de formuler l'idée et le but qu'elle poursuit et d'apprécier en fonction de cela toute méthode comme adéquate ou non. En ce sens, les pratiques méthodologiques d'une science sont toujours dépendantes du caractère normatif de cette science et cela, bien sûr, reste un principe également vrai pour la logique qui, plus fondamentalement qu'une discipline pratique, se révèle donc être une discipline normative. Toutefois, sous peine d'être à nouveau confondue avec la simple régulation des procédures pratiques d'une science, l'idée de norme ou de règle doit aussi pouvoir être reconnue comme possédant elle-même une « teneur théorique indépendante » dont l'étude incombe cette fois à la science comprise comme discipline théorique essentiellement déterminée par l'intérêt qu'elle porte au domaine objectif qui la concerne (RL 1, 50). Aussi, montre Husserl, si en sa conception technologique la logique est encore loin de toucher à son caractère essentiel, c'est qu'elle présuppose comme son fondement ultime un domaine de vérités théoriques indépendantes et a priori, ainsi que Kant et Herbart l'avaient dans une certaine mesure déjà reconnu (RL 1, 35). Autrement dit, toute acception pratique de la logique présuppose une logique normative dont la tâche spécifique elle-même suppose que soient tout d'abord fixées, indépendamment de tout ce qui a trait à leur mise en œuvre pratique, les normes fondamentales d'après lesquelles il sera possible de juger de l'adéquation des méthodes. Mais, de leur côté, ces propositions normatives supposent un contenu théorique propre permettant d'offrir une base pour la détermination des buts que l'on se fixe et ensuite pour l'évaluation des moyens susceptibles de les réaliser. Considérer dès lors la logique comme une technologie, c'est être aussi dans l'obligation de voir qu'elle présuppose nécessairement, comme toute discipline pratique, une science normative qui elle-même présuppose à son fondement une science théorique, c'est-à-dire finalement une logique pure (RL 1, 35 et 51). A propos des méthodes algorithmiques, Husserl peut donc conclure en 1900 :
« Quelles que soient les merveilles que produisent ces méthodes, elles ne tirent cependant leur sens et leur justification que de l'essence de la pensée fondatrice » (RL 1, 25).
58Si, dans les Prolégomènes, ces considérations servent explicitement à critiquer la conception par trop réductrice de la logique comme Kunstlehre qui est défendue avec vigueur par des logiciens comme Friedrich Beneke, John Stuart Mill ou Christof Sigwart (RL 1, 35-36), on comprend sans trop de peine qu'implicitement elles s'appliquent tout autant à la conception brentanienne de la logique et que, partant, cette critique prend aussi, sous la plume de Husserl, la tournure d'une auto-critique à l'encontre de la conception de la logique qui était encore la sienne en 1891.
59Pourrait-il maintenant s'agir de considérer à même cette auto-critique un ultime éclaircissement des quelques passages où Husserl semble s'accuser d'avoir cédé au psychologisme dans sa première philosophie des mathématiques ? Cette thèse, récemment défendue21, rencontre à première vue une difficulté majeure : c'est que le psychologisme logique, tel que l'entend et le critique Husserl tout au long des chapitres 3 à 10 des Prolégomènes, est parfaitement identifiable au psychologisme génétique qui, quant à lui et à l'inverse de la logische Kunstlehre, attribue comme source à la logique un domaine théorique particulier sensé constituer son fondement, à savoir la psychologie comme science des faits mentaux et de leurs lois fonctionnelles (Cfr RL 1, 57). C'est d'ailleurs en raison même de cette revendication d'une fondation théorique de la logique dans le psychologique qu'il n'est pas rare de voir le psychologisme lui-même combattre la conception purement pratique de la logique comme technologie22. Toutefois Husserl montre également qu'en dépit de l'opposition par laquelle, le psychologisme entend ainsi démarquer la théorie de la pratique, il entretient en fait la plus totale confusion en désignant comme origine de la logique un ensemble de conditions empiriques d'ordre subjectif ou psychique alors même que c'est exactement aux mêmes conditions que renvoie toute conception purement pratique de la logique. Comment en effet une technologie de la connaissance — qui, par ses propres enchaînements idéaux, ne vise qu'à établir les règles techniques de l'art de penser juste — pourrait-elle ne pas implicitement désigner, comme son lieu d'origine causale, les enchaînements psychiques naturels qu'elle entend justement simplifier en leur substituant des règles purement mécaniques (cf. RL 1, 62) ? S'il en est ainsi, alors aussi bien pour sa théorisation psychologique que pour sa conception purement pratique, la logique reste une affaire consécutive à un ensemble de conditions naturelles ayant exclusivement trait au fonctionnement du psychique. Et quand bien même la logische Kunstlehre n'y renvoie-t-elle pas explicitement, ce sont pourtant ces conditions naturelles que partout elle présuppose en reléguant ainsi l'origine des lois et des règles qu'elle établit de façon algorithmique à certaines évidences dont l'existence paraît ne dépendre que d'un ensemble de conditions psychiques (cf. RL 1, 6 et 199). D'une certaine façon, le psychologisme n'est que la théorie de la logische Kunstlehre. Ce que celle-ci présuppose, celui-là en constitue l'explicitation, mais dans les deux cas la logique reste conçue de manière a posteriori : toujours consécutive à certaines conditions naturelles propres au fonctionnement psychique, jamais elle n'est donc envisagée de façon pure ou a priori. En d'autres mots, sans aucunement se différencier du psychologisme sur le point essentiel, la conception pratique ne saurait concevoir que la logique n'a absolument rien à voir avec la réalité fonctionnelle de la connaissance ou avec quoi que ce soit d'autre d'empirique, mais qu'elle a seulement à voir avec des idéalités, comme par exemple des propositions et des principes nomologiques, que certains actes spécifiques de conscience n'éclairent que dans la mesure où c'est à travers eux que de telles idéalités s'objectivent avec une immédiate évidence. De faire ainsi l'impasse sur l'idée d'une logique a priori, la logische Kunstlehre ne peut que méconnaître la différence de contenu et d'origine qui existe entre les propositions purement logiques et les propositions méthodologiques qu'elle conçoit comme les règles techniques de l'art de penser. Quant à cette différence oblitérée par toute logique de tendance psychologique, Husserl la résume en 1900 de la sorte :
« Tandis que les propositions purement logiques, si nous considérons leur contenu originaire, ne se rapportent qu'à l'idéal, ces propositions méthodologiques ne portent que sur du réel. Tandis que les premières ont leur origine dans des axiomes immédiatement évidents, les secondes la trouvent dans des faits empiriques et principalement psychologiques » (RL 1, 176).
60Plus d'un passage des Prolégomènes consacré à la logische Kunstlehre le laisse donc à penser, si l'hypothèse psychologiste ne peut intervenir qu'indirectement pour cerner le problème réel auquel fut confronté Husserl en 1891, c'est par contre sa conception purement pratique de la logique qui directement nous le fait voir, si bien sûr on en pèse tous les présupposés. Aussi est-ce sous cet éclairage que, pour bien les comprendre, il convient sans doute de relire ces lignes de la préface aux Recherches logiques où, évoquant le cheminement qui, au sortir de sa philosophie des mathématiques, le mena peu à peu à l'idée d'une logique pure, Husserl écrit :
« Je me vis, dans une mesure toujours croissante, contraint à des réflexions critiques d'ordre général sur l'essence de la logique et principalement sur le rapport entre la subjectivité du connaître et l'objectivité du contenu de connaissance. Abandonné par la logique partout où j'en attendais des éclaircissements sur les questions précises que j'avais à lui poser, je fus finalement forcé d'ajourner complètement mes recherches philosophico-mathématiques jusqu'à ce que j'eusse réussi à m'assurer de plus de clarté dans les questions fondamentales de la théorie de la connaissance et dans la compréhension critique de la logique en tant que science. [...] L'orientation prise par mon évolution a eu pour conséquence que, dans mes convictions logiques fondamentales, je me suis considérablement éloigné des hommes et des ouvrages auxquels je suis le plus redevable de ma formation scientifique, alors que, par ailleurs, je me suis notablement rapproché d'un certain nombre de penseurs dont, auparavant, je n'avais pas été en mesure d'apprécier les écrits à leur valeur » (RL 1, IX).
61S'il paraîtra désormais indéniable qu'à l'endroit où Husserl fait allusion aux penseurs dont il n'a fait que s'écarter à mesure qu'il s'acheminait vers une nouvelle conception de la logique, il s'agit en première ligne de Brentano, plus énigmatique reste l'identité de ceux dont il dit par contre s'être rapproché au cours du même itinéraire. Faut-il aveuglément souscrire ici à la thèse très largement répandue, depuis qu'Andrew Osborn l'ait pour la première fois suggérée, que ce serait Frege qui, par le compte rendu critique de la Philosophie de l'arithmétique qu'il publia en 1894, dessilla les yeux de Husserl sur ses propres erreurs, et suscita de la sorte la réaction qui allait décider du « grand tournant de sa carrière intellectuelle23 » ? Il ne nous appartient pas d'en débattre ici, mais l'on se contentera seulement de remarquer, pour conclure, que s'il devait concerner centralement sa conception de la logique, alors ce tournant eut lieu dès 1891, sans donc l'aide de Frege, à la faveur d'une prise de conscience par Husserl des apories auxquelles aboutissait l'algébrisation de la logique qui venait d'être introduite en Allemagne avec la publication du premier tome des Vorlesungen de Schröder24. Très vite ainsi, le chemin allait s'en trouver libre pour que Husserl puisse remettre sur le métier la distinction entre représentation propre et représentation symbolique qui, de 1893 à 1894, occupera une longue série d'études grâce auxquelles allait pouvoir être dégagé le statut proprement phénoménologique de l'objet intentionnel en tant qu'idéalité, puis ensuite, pour qu'enfin puisse être formulée dès 1896, l'idée de la logique pure et, avec elle, l'autonomie de la logique et des systèmes de signes par rapport à toute emprise naturelle ou psychologique, y compris celle que continuait secrètement de lui faire subir sa confusion avec le calcul et la technique algorithmique.
Notes de bas de page
1 J. BENOIST, L'origine du sens : phénoménologie et vérité, in Autour de Husserl. L'ego et la raison, Paris, 1994, p. 319.
2 Cfr K. SCHUHMANN, Husserl-Chronik. Denk und Lebensweg Edmund Husserls, Den Haag, 1977, p. 4.
3 Cette thèse fut en fait consacrée à un domaine de l'analyse portant sur le calcul des extrema d'une intégrale donnée et plus spécifiquement sur les critères de détermination du minimum et du maximum, étant donné le principe de Weierstrass suivant lequel ceux-ci n'existent pas dans le cas où les intervalles déterminés dépassent les limites. La thèse, dont une copie des actes est conservée aux Archives Husserl à Leuven, n'a jamais été éditée dans les Husserliana du fait de son manque d'intérêt philosophique proprement dit. Cf. à ce sujet l'introduction de Ingeborg Strohmeyer à l'édition des Studien zur Arithmetik und Geometrie, Hua XXI, p. LXXI.
4 Ce dont témoignent les ouvrages essentiels des deux grands mathématiciens parus au cours des années quatre-vingts, notamment le célèbre Was sind und was sollen die Zahlen ? de Dedekind paru à Braunschweig en 1888, les Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre de G. Cantor parus en 1883 à Leipzig, auxquels on pourrait ajouter le Über den Zahlbegriff de L. Kronecker paru à Berlin en 1887. C'est en pleine conformité avec l'orientation générale de ces différents travaux que, dans un très court manuscrit de 1890 sur Le concept de l'arithmétique générale, Husserl situe le sens de sa propre démarche à l'époque. La traduction de ce texte, lequel est repris dans les annexes à la Philosophie der Arithmetik, Hua XII, a été établie par J. English dans le recueil E. HUSSERL, Articles sur la logique (1890-1913), Paris, 1975, cfr en particulier p. 445. Nous utiliserons désormais les abréviations AL pour les Articles sur la logique, PA pour la Philosophie de l'arithmétique, trad. franç. de J. English, Paris, 1972 et enfin RL pour les Recherches logiques, trad franç. de H. Elié et alii, Paris, 1969.
5 Cfr K. SCHUHMANN, Husserl-Chronik, op. cit., p. 19.
6 Fr. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, Hamburg, 1973, p. 1.
7 Th. DE BOER, The development of Husserl's Thought, The Hague/Boston/London, 1978, p. 105.
8 Fr. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 1
9 Cf. E. HUSSERL Phänomenologische Psychologie. Vorlesungen Sommersemester 1925, Hua IX, p. 31.
10 Cfr Fr. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 125 : « Cette inexistence intentionnelle est exclusivement propre aux phénomènes psychiques... Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. Aussi pouvons-nous définir les phénomènes psychiques en disant qu'il s'agit de ces phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux ».
11 Fr. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 136.
12 M. FARBER, The Foundation of Phenomenology. Edmund Husserl and the Quest for a Rigorous Science of Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1943, p. 25.
13 Fr. BRENTANO, Die Lehre vom richtigen Urteil, hrsg von F. Mayer-Hillebrand, Bern, 1956, § 21.
14 Cfr W. BIEMEL, Les phases décisives dans le développement de la philosophie de Husserl, op. cit., p. 41. Contrairement à l'indication originaire de Biemel, cette lettre date de février et non pas de novembre 1890. Elle est désormais reproduite dans E. HUSSERL, Briefwechsel, Bd. 1 Die Brentanoschule, pp. 157-164.
15 Fr. BRENTANO, Die Lehre vom richtigen Urteil, op. cit, § 2.
16 En outre, on peut supposer à bon droit que cette influence de la conception logique de Brentano fut renforcée à l'époque par celle de Carl Stumpf qui, sans rien changer fondamentalement à l'enseignement de son maître, concevait, lui aussi, la logique comme simple doctrine pratique de la connaissance dans le cours qu'il lui avait consacré à Halle au semestre d'été 1887 et auquel Husserl avait assisté. Cf. K. SCHUHMANN, Carl Stumpf (1848-1936), in The School of Franz Brentano. Ed. by L. Albertazzi et alii, Dordrecht/Boston/London, 1996, p. 121.
17 K. SCHUHMANN, Husserl-Chronik, op. cit., p. 43.
18 C'est-à-dire dans le cours de logique que Husserl donna à Halle au semestre d'été de cette année qui, selon les indications fournies dans la préface à la seconde édition des Recherches logiques (RL 1, XV), constitue la première mouture des Prolégomènes à la logique pure.
19 C'est essentiellement au § 57 des Prolégomènes à la logique pure que Husserl fait le rapprochement entre ses vues antérieures et « la conception psychologiste de la philosophie de la mathématique » (Cf. RL 1, p. 235 n1).
20 Psychologie génétique par opposition à la psychologie descriptive. Cf. les deux Selbstanzeige des Recherches logiques publiées tour à tour en 1900 et 1901 dans la Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie (AL, 204-205).
21 Cf. Ph. MILLER, Numbers in Presence and Absence : A Study of Husserl's Philosophy of Mathematics, The Hague/Boston/London, 1982, pp. 19-21 : « Il ne fait à présent aucun doute que Husserl en vint plus tard à considérer sa première conception brentanienne de la logique comme une forme de psychologisme. [...] Nous suggérons que c'est en ce sens, et en ce sens seulement, que la première philosophie des mathématiques de Husserl est teintée de psychologisme, ainsi que le terme est utilisé dans les Logische Untersuchungen ». Mais encore eut-il fallu, pour bien faire, que soit clairement expliqué — ce qui n'est manifestement pas le cas chez Miller — en quoi une conception purement pratique de la logique relève encore d'une certaine forme de psychologisme, la dernière sans doute avec laquelle eut à en découdre Husserl en 1891.
22 C'est notamment le cas de Theodor Elsenhans dans son article Das Verhältnis der Logik zur Psychologie de 1896 dont Husserl publiera un compte rendu en 1903 dans l'Archiv für systematische Philosophie (cf. AL, 276).
23 A. OSBORN, Edmund Husserl and his Logical Investigations, second edition, 1949, p. 43.
24 Nous nous sommes expliqué à ce propos dans un article à paraître prochainement sous le titre Le tournant logique de Husserl en 1891 : la recension de Schröder.
Auteur
Docteur en philosophie de l’Université catholique de Louvain, est professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles.
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