Chapitre V. Désir de Dieu et liberté messianique. Une lecture du récit de Gethsémani
p. 119-135
Texte intégral
1Suivant le Nouveau Testament, l'alliance entre la volonté de Dieu et la liberté de l'homme est vécue et attestée en Jésus, le Christ. En termes bibliques, une telle alliance ne peut s'établir en surplomb de l'humain, ni à côté ou en-dessous de lui. L'alliance dispose plutôt à la traversée de l'humain, de part en part, ouvrant ainsi le passage — car elle s'annonce pascale — de la mort à la vie. Elle ne peut donc se concevoir ou se pratiquer de manière telle qu'il en résulte des effets mortifères : si tel est le cas, on a quitté l'alliance pour entrer dans le champ des confusions dont aucune vie ne peut sortir. De ce genre de confusions, l'interprétation des textes de l'évangile n’est pas indemne.
2On sait en effet que certains usages de textes du Nouveau Testament, parlant de la volonté de Dieu, n'ont guère contribué - c'est un euphémisme - à découvrir ou à promouvoir la liberté de l'homme. Parmi ces textes traités abusivement, l'on peut certainement faire figurer le récit dit de l'agonie de Jésus à Gethsémani, et en particulier la parole qu'il y adresse au Père en disant : "... non pas ce que je veux, mais ce que tu veux". On a pu entendre là l'étrange consonance entre deux abdications : la volonté humaine renoncerait à sa liberté, et la volonté divine renoncerait à faire vivre. L'obéissance se dégrade alors en soumission, et le don en un commerce dont la vie elle-même constitue la monnaie d'échange.
3La lecture du récit de Gethsémani proposée ici envisage l'articulation entre volonté de Dieu et liberté de l'homme en d'autres termes : il est question d'interpréter la situation du Christ en tant que paradigme de l'alliance entre la volonté de Dieu comme désir de vie et la liberté de l'homme comme condition messianique de son démêlé avec la mort.
4L'homme n’étant pas libre de ne pas mourir, peut-il, sans cesser d'être humain, librement accorder cette non-liberté avec la volonté de Dieu, qui désire l'homme vivant ? Pour tenter de répondre à cette question, nous interrogerons d'abord la mémoire de la tradition évangélique, lorsqu'elle témoigne de Gethsémani, puis nous lirons le récit lui-même, avant de laisser la réflexion ouverte sur une perspective scripturaire susceptible de questionner la représentation courante de la "providence".
1. De l'objection de Celse à la mémoire de la tradition évangélique
5Vers 180 de notre ère, un lettré du nom de Celse écrit une réfutation du christianisme intitulée "Discours véritable". Environ septante ans plus tard, Origène entreprend de répondre au traité de Celse ; ainsi connaissons-nous ce dernier, abondamment cité par Origène1. Celse puise la matière de nombreuses objections dans les récits de la passion de Jésus, en particulier celles qui visent sa divinité. Suivant Celse, Jésus ne peut en même temps être libre et prédire sa mort inéluctable, mourir et être immortel. Comment concevoir qu'un être humain qualifié de Dieu se trouve pris dans ce filet de contradictions entre une volonté qui, si elle est vraiment divine, ne peut que se réaliser, et une décision d'homme qui, se soumettant à cette volonté, n'a plus rien d'humain ? De surcroît, ajoute Celse, si Jésus, comme l'affirment les chrétiens, se livre à la mort en connaissance de cause et en obéissant à son Père, "pourquoi dès lors exhale-t-il des plaintes et des gémissements et fait-il pour échapper à la crainte de la mort, cette sorte de prière :'Père, si ce calice pouvait s'éloigner' ?2 "
6Ici, l'objection s'appuie donc sur la scène évangélique de Gethsémani : ou bien l'évangile est un tissu d'invraisemblances, ou bien Jésus est un simulateur. À quoi Origène commence par répondre que, justement, la sincérité des évangélistes est par là même établie, puisqu'ils auraient pu taire ce qui soutient l'accusation et ne l'ont pas fait3. Au moins implicitement, c'est reconnaître que le récit de Gethsémani n’est pas d'interprétation aisée4. Et dès lors, que vient faire dans l'évangile un récit à ce point exposé aux malentendus ou aux critiques et, en outre, en butte à de nettes difficultés concernant le Christ, sa volonté et sa liberté, et, partant, celles de l'homme et celles de Dieu ?5
7Répondre à cette question suppose un regard sur la tradition évangélique. On rappellera d'abord que l'évangile de Jean ne contient pas la scène de l'agonie de Jésus. Néanmoins, en deux passages, le récit johannique semble y faire écho. D'abord lorsque Jésus déclare, peu avant que ne s'achève son enseignement public : "Maintenant, mon âme est troublée et que dire ? Père, sauve-moi de cette heure ?... Mais pour cela je suis venu, vers cette heure" (12,27). Ensuite, lors de l'arrestation au jardin, Jésus déclare à Pierre : "Mets ton épée au fourreau. La coupe que m'a donnée le Père, ne la boirai-je pas ?" (18,11 ; cf. aussi Mc 10,38-39 et par.). Le trouble, l'heure, la parole reliée au Père, la coupe : autant d'éléments permettant de s'orienter vers une tradition recoupant celle du récit synoptique de Gethsémani. À cela s'ajoute, dans le quatrième évangile, la longue prière de Jésus (17,1-26) précédant immédiatement le récit de l'arrivée au jardin et de l'arrestation. Le ton, le contenu, la composition en sont johanniques : mais il s'agit bien d'une prière adressée au Père, préludant à l'heure de la passion, ce qui correspond structurellement au rôle de la scène de Gethsémani.
8Celle-ci pourrait donc trouver sa source du côté des traditions pré-évangéliques. Entre l'évangile de Jean et les Synoptiques, le récit de la passion de Jésus ne peut être suivi parallèlement qu'à partir de l'arrestation : on estime généralement que c’était là aussi le point de départ d'un récit primitif de la passion6. Dans cette optique, le récit de Gethsémani n'aurait alors pris place entre la Cène et l'arrestation qu'à un stade second de l'élaboration de la tradition synoptique, avant de recevoir ses tournures singulières dans les versions qu'en donnent les évangiles de Matthieu, Marc et Luc7.
9Ces indications n'ont d'autre but que de cerner la question essentielle : de quoi a-t-on voulu faire mémoire en composant le récit de Gethsémani ? Mais l’on ne peut y répondre, pensons-nous, sans prendre distance vis-à-vis d'une sorte d'évidence communément acquise par le récit de la Passion. Non pas tant l'évidence historique suivant laquelle Jésus est mort crucifié ; l'évidence croyante, plutôt, affichée à propos de celui qui affronte là la mort violente, et de cette manière-là. Or, affirmer qu'il est le Christ, c'est-à-dire le Messie, ne va pas de soi. D'aussi loin qu'il soit possible d'entendre l'écho de l’ancienne prédication chrétienne, il est question là de scandale et de folie : "Nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes" (1 Co 1,23-25). Le scandale et la folie s'inscrivent ainsi dans la parole chrétienne comme points de résistance à toute normalisation du sens de la mort de Jésus, suivant des schèmes préconçus de la nécessité ou de la divinité. L'on reconnaît plutôt dans cette parole un appel (cf. Paul), c'est-à-dire une voix désirant faire sortir l'écoute hors du maelström d'images de Dieu et de l'homme où elle se rend sourde et aveugle. Cependant, cette voix soutenant le scandale et la folie ne livre pas pour autant celui qui l'écoute à l'abandon désillusionné de toute sagesse et de toute force ; elle n'en appelle pas à l'exaltation maniaque de l'échec, ni au repli sur le culte de l'asthénie. Elle convoque plutôt vers ce centre où advient quelque chose de plus sage et de plus fort que ce dont nous avons idée, surtout lorsque l'idée replie sur Dieu les images mêmes de folie ou de faiblesse. Ce centre, nous le situons là où la figure du Messie atteste la subversion même de ce qui est imputé divinement à l'homme et humainement à Dieu quand, par recouvrement de leurs images respectives, puissance et faiblesse se font passer l'une pour l'autre. La subversion messianique, ce sera l'étrange apparition, toujours in-ouïe, d'une folie autrement sage que nos folies parées de sagesse, d'un scandale autrement fort que nos faiblesses affublées de puissance. Et vient alors l'unique question sur laquelle se tient et demeure le centre lui-même : est-ce là le surgissement de la vie ?
10À notre estime, une telle question est prise en charge à son tour par le récit évangélique, lequel s'inscrit ainsi dans le mouvement inauguré par l'appel initial. À sa manière, chaque récit évangélique sert de relais à cet appel et offre en même temps une réponse destinée : non pas close, donc, mais ouverte en direction de ceux qui ont eux-mêmes à répondre, alors qu'ils sont confrontés aux opacités et aux contradictions de leur expérience croyante. Il convient dès lors d'interroger un évangile sur sa destination : ce sera ici l'évangile de Marc, dont le récit est mû au plus intime par le questionnement des évidences et l'épreuve inhérente à la foi. L'exégèse a donné à ce potentiel narratif et théologique du second évangile le nom de "secret messianique". Ce qu'en écrivait Jean Mouson8 éclaire encore la perspective :
"On convient largement aujourd'hui que le thème du secret messianique relève de la rédaction de l'Evangéliste. Aux chrétiens que tente une sorte de triomphalisme pascal et que scandalisent les dures conditions de l'annonce de l'Evangile dans le monde, il doit faire découvrir le mystère du Fils de Dieu, le crucifié ressuscité, dont la gloire ne se donne à reconnaître que dans l'impuissance de la croix. Car c'est devant ce mystère que les coeurs sont durablement endurcis et les esprits aveuglés. En fait, cette thématique reflète la conviction profonde que la véritable identité de Jésus, et justement son identité de Fils de Dieu, ne se révèle pas du premier coup, et certainement pas aux regards qui en resteraient à la surface des choses. Bien plus, elle indique que le lieu de cette révélation est paradoxalement ce qui paraît l'occulter le plus : le scandale de la croix."
11Dans cette perspective, le récit de Gethsémani (14,32-42) exerce alors le rôle d'une anamnèse, où s'entrecroisent la mémoire de la situation de Jésus lorsque le conflit ouvert à Jérusalem approche d'une issue violente9, et la transmission d'une parole de foi — articulée et soutenue, nous allons le voir, par les Ecritures — concernant la relation entre le Messie et Dieu, en tant qu'elle "parle" pour la vie des hommes. En ce sens, le récit de Gethsémani ne constitue pas l'explicitation d'un mystère censé déjà connu ; il conduit plutôt vers l'extrême — le Messie devant sa mort —, ce qui ne peut se réduire à aucune évidence a priori pour les croyants. Par là, le récit leur présente une configuration de ce qui demeure à entendre et à découvrir : que "le paradoxe du salut tend la main à la sagesse. Sa seule manière d'être sage est d'aller jusqu'au bout de lui-même et de sa folie"10.
2. Le récit de Gethsémani
12Pour commencer, voici le texte qu’on peut lire chez Marc11 au chapitre 14 :
[32] Ils viennent dans un domaine du nom de Gethsémani.
Il dit à ses disciples : "Asseyez-vous ici pendant que je prierai."
[33] Il prend Pierre, Jacques et Jean avec lui,
et il commença à être envahi d'effroi et d'angoisse.
[34] Il leur dit : "Mon âme est saturée de tristesse, à mort.
Restez ici et veillez." 35 Et, ayant avancé un peu, il tombait sur la terre et priait pour que, si c'est possible, passe loin de lui l'heure.
[36] Il disait : "Abba, père, tout est possible, à toi. Emporte cette coupe loin de moi.
Mais non ce que moi je veux, mais ce que toi..."
[37] Il vient et les trouve dormant.
Il dit à Pierre : "Simon, tu dors ? Tu n'as pas eu la force, une heure, de veiller ?
[38] Veillez et priez, afin que vous ne veniez en épreuve.
L’esprit est ardent, la chair, elle, sans force." 39 S'étant de nouveau éloigné, il pria en disant la même parole.
[40] De nouveau, étant venu, il les trouva dormant, car leurs yeux étaient appesantis, et ils ne savaient que lui répondre.
[41] Il vient pour la troisième fois et leur dit :
"Au reste, dormez et reposez-vous.
C'est assez. L'heure est venue.
Voici : le fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs.
[42] Réveillez-vous ! Allons !
Voici, celui qui me livre s'est approché.
13Cette scène de l'évangile est souvent considérée à l'état isolé, ce qui n'est pas sans incidence sur le sens qu'on lui donne. Comme si ce récit nommé "l'agonie de Jésus" était constitué en emblème de ce qui est forcément inaccessible aux humains, à l’exception du Christ : se soumettre à la volonté de Dieu. De ce point de vue, le Christ est alors regardé dans son splendide isolement - les disciples, ces malheureux, dorment - et on le voit s'enfoncer dans un drame absolu, où se joue sa destinée entre Dieu, la mort et lui. Or ce récit n'est isolé ni du reste de l'évangile, ni des Ecritures. Envisageons d'abord la manière dont il s’inscrit dans le récit marcien.
A. L'inscription de Gethsémani dans l'évangile
14La scène de Gethsémani est étroitement liée au récit de la Transfiguration (9,2-8). Là aussi, Jésus prend à part Pierre, Jacques et Jean (9,2 ; 14,33) ; là aussi, un disciple "ne sait que répondre" (9,6 ; 14,40). De part et d'autre, un groupe de trois disciples - ceux-là mêmes dont les noms constituent des figures majeures de la tradition - se trouve donc désorienté quant à la parole. Ne savoir que répondre désigne, en creux, une réponse d’un autre ordre que le savoir : c'est-à-dire que les deux récits mettent à l'épreuve ce qu'il convient d'en comprendre. Et l'épreuve se transmet aux auditeurs des récits s'ils se disposent à y entendre une parole. Or, du côté de la Transfiguration, une parole est dite, désignant Jésus comme "mon fils bien-aimé" (9,7) ; et du côté de Gethsémani, Jésus prie en nommant Dieu à la deuxième personne du singulier, "Père, toi..." (14,36). C'est donc autour de la filiation que les deux récits s'appellent et se répondent mutuellement. Mais surtout, les deux paroles nomment l’autre de la relation : ni le père, ni le fils ne se désignent eux-mêmes comme tels. Autrement dit, les deux récits ne se trouvent pas en position antithétique, mais dialogique : chacun dit quelque chose, ouvrant par là l'espace à la parole que l'autre donne à entendre. De sorte qu'à Gethsémani, la parole de Jésus se donne à entendre comme soutenue par une filiation déjà nommée, dont elle est alors l'approfondissement : en nommant Dieu "Père", elle ne lui impute pas une qualité tirée d’un savoir sur Dieu, mais elle élargit le champ d'expérience de la filiation, en tournant celle-ci vers sa source à l'heure où la mort s'annonce. Gethsémani ne laisse pas tomber la Transfiguration dans l'oubli : il en manifeste plutôt, à l'extrême, la vérité. Une vérité qui ne s'éprouve pas ailleurs que là où l'homme doit faire la part des choses entre ce qui le fait vivre et ce qui le fait mourir. Mais la portée n'en sera dévoilée que plus loin, à l'heure ultime de la mort de Jésus, et par le tiers le plus inattendu qui soit : le centurion qui, voyant qu'il avait ainsi expiré, nommera Jésus en sa vérité filiale de Messie d'Israël ("Cet homme était fils de Dieu" : 15, 39).
15Une autre corrélation apparaît encore entre notre récit et la narration évangélique. Comme on vient de le voir, les disciples sont impliqués. Entre Jésus et eux, le récit instaure un double mouvement. Mouvement de séparation, d'abord (vv.34-35), qui conduit Jésus un peu en avant des trois disciples qu'il a pris avec lui, en les séparant des autres. Mouvement d'allée et venue, ensuite, faisant venir Jésus à trois reprises (vv.37.40.41) vers le groupe des trois disciples. Mais avant de les quitter une première fois, il leur laisse une parole :'Restez ici, et veillez" (v.34). Le verbe γρηγορέω, veiller, revient encore aux vv.37 et 38. L'exhortation à la vigilance entre bien sûr en contraste avec la triple mention du sommeil (2 fois au v.37 ; v.40), et l'ensemble ainsi disposé renvoie à la parabole du portier qui, chez Marc, conclut l'enseignement eschatologique de Jésus (13, 33-37). L'éloignement du maître et sa venue, l'évocation de celle-ci à quatre moments possibles du jour et de la nuit, la veille, le sommeil, tous les éléments de la parabole concourent à en orienter le sens en direction de Gethsémani : comme si notre récit, conçu cette fois en direction des disciples, prenait en charge la parénèse sur la vigilance dans le discours apocalyptique et la portait plus loin. Plus loin, non en termes d'avenir incertain, mais en recadrant la signification de l'attente : si le Christ vient, ce n'est jamais d’un autre "lieu" que celui que sa passion désigne. Lieu nocturne du passage, aussi, où il rencontre en premier lieu l'angoisse et la tristesse. Gethsémani n'est donc pas désolidarisé de la situation de la communauté et de la foi mises à l'épreuve du temps. Autrement dit, inscrit dans l'évangile, le récit s'avère relié et reliant : la voie suivie par la filiation, où se profile l'alliance possible entre Dieu et l'humain, n'atteint sa vérité que là où d'autres éprouvent la relation au Christ, non comme à un objet extérieur à leur attente, mais de l'intérieur même de ce qui révèle la filiation comme épreuve de l'humain. Or si l'on suit l'évangile, on sera conduit à trouver cette voie dans les Ecritures.
B. Le récit passe par les Ecritures
16Le récit de Gethsémani n'est pas séparable des Ecritures. Cela signifie d'abord que la figure de Jésus n'est pas isolée du peuple d’Israël et, en particulier, de l'Israël des Psaumes. Parmi ceux-ci, de nombreuses prières expriment la plainte du juste exposé au danger de la mort12 comme, par exemple, celle du Ps 55,5-6 : "Mon coeur se tord en mon sein, et les affres de la mort tombent sur moi, crainte et tremblement m'envahissent, la frayeur m'enveloppe". Cette expérience, le récit de Marc la souligne délibérément (vv.33-34) et l'expression de Jésus disant : "Mon âme est saturée de tristesse, à mort" (v.34a), fait écho au Ps 42,6 (LXX) : "Pourquoi, mon âme, être remplie de tristesse ?" (περίλυπος·). Or cette tristesse, est-il écrit, est "jusqu'à la mort" (ἔως θανάτου) : ici l'écho scripturaire vient d'abord du livre de Jonas, où le prophète en vient à préférer mourir que vivre et dit : "J'ai été durement attristé, jusqu'à la mort (ἔως θανάτου)" (4,9), puis de la prière du sage dans le livre du Siracide : "Mon âme s'approchait jusqu'à la mort (ἔως θανάτου), et ma vie touchait en bas, au séjour des morts" (51,6). Ce qui se dessine là, c'est donc une configuration éclairée par la prière et l'expérience d'Israël : les figures du juste, du prophète et du sage ont déjà rejoint le lieu où l’angoisse et la tristesse ne trompent pas l'homme sur l'ennemi qu'il affronte, à savoir la mort. Ce lieu est celui d’une question à Dieu, résonnant comme l'épreuve extrême de la confiance : "Je veux dire à Dieu mon rocher :'Pourquoi m'as-tu oublié ?'Pourquoi m'en aller, assombri et pressé par l'ennemi ?" (Ps 42,10). Que signifie alors, du point de vue de l'évangile, la venue de Jésus lui-même en ce lieu ? "À cause de son caractère extrême, écrit Paul Beauchamp, la souffrance du Psalmiste rejoint dans leur racine les moments cruciaux de chaque vie et elle rassemble les traits qui conviennent à la masse immense des plus malheureux. Tout, dans ce recueil de prières, est 'question de vie ou de mort'"13. En revêtant les Psaumes, le Christ revêt la question : elle traverse les Ecritures, qui la supportent, et rejoint notre expérience au plus intime. "Le Je des Psaumes est celui du Christ, mais il n'en chasse personne, parce que l'effacement est son signe. Il attire en eux. Il donne passage"14. Si l'on dit qu’au témoignage de l'évangile le Christ est l'Unique, l'on doit dire aussi que son unicité ne peut se confondre avec l'isolement : la voie suivie par l'Unique se reconnaît à ce qu'elle passe par ce que les humains ont en commun, et qui est de vivre et mourir. Autrement dit, l'Unique n'est pas seul : ce que l'évangile croit et raconte à propos de Jésus en termes de filiation ne peut être dissocié des figures d'Israël15, auxquelles les Ecritures tracent la voie conduisant vers ce qui fait la vérité de toute vie humaine. Si Jésus est fils, il ne l'est pas sans ce qui l'allie fraternellement aux figures du juste, du prophète et du sage, en tant qu'elles portent dans les Ecritures d'Israël la question de la vie et de la mort de tout homme. Dès lors, si l'on parle du Christ comme accomplissant la volonté du Père, cela ne peut être entendu comme s'il s'agissait d'une volonté générale, dominant l'histoire en surplomb et agissant sur l'homme de l'extérieur16. C'est bien plutôt par l'intérieur de l'humain, et par la traversée des Ecritures, que l’évangile oriente le regard vers Jésus : l'accomplissement ne s'impose pas du dehors, pas plus qu'il n'est écrit d'avance dans le Livre. Mais ce qui est écrit dans le Livre raconte que rien ne s'accomplit qui ne passe, à l'extrême, par ce qui fait question de vie et de mort pour l'humain. Précédé par les figures d'Israël, Jésus ne peut pas ne pas rencontrer la question.
C. Le désir de vivre n'est pas la volonté de se sauver
17Dans la perspective de l'évangile, la question vient à son heure. C'est-à-dire à l’heure où des volontés humaines veulent faire mourir. Le danger consiste ici à rabattre cette volonté-là sur la volonté de Dieu. Veut-on ne pas voir ce qu'il peut arriver à l'homme de vouloir vraiment, et l'on impute cette volonté à Dieu. Si bien que, sur le versant de la mort, la volonté de Dieu se confond avec la volonté de l'homme, voulant faire mourir. Toute confusion procède d'un aveuglement, et celui-ci est sans doute le pire : en se fermant les yeux sur le réel humain, il se donne la vision d'un Dieu voulant que l'humain meure. Se remémorer ce danger n'est pas sans importance, car il en appelle à un écart vers une autre direction : c'est en ouvrant les yeux sur l'humain, sans ignorer jusqu'où sa volonté peut se fixer sur la mort, qu'il devient possible de reconnaître à Dieu une volonté voulant l'humain vivant17. C'est dans cette direction que peuvent nous orienter les Ecritures, lorsqu'elles rappellent que Dieu ne veut la mort ni du pécheur ni du juste (cf. Ez.18 ; 33 ; Gn 18 ; Ps 116, 15)18 ; mais si le juste meurt par la volonté des pécheurs, que devient le juste, et que deviennent les pécheurs ?19 Il y a lieu d'entendre cela aussi, lorsque le Christ prie à Gethsémani (vv.35-36).
18La prière parle de l'heure et de la coupe : ces deux images en accentuent la portée eschatologique, dans la mesure où elles sont évocatrices, dans les Ecritures et les traditions bibliques, des temps de la fin et de l’épreuve de la mort20. Mais l’évangile dépouille ici ces images de leurs connotations spectaculaires. Il les rend discrètes, en quelque sorte, pour laisser apparaître le désir messianique, qui n'est pas désir de mort : "Il prie pour que, si c'est possible, passe loin de lui l’heure" ; "emporte cette coupe loin de moi". Dans la précarité même de sa condition, l'esprit de l'homme est encore désir de vivre. "L'esprit est ardent, la chair, elle, sans force", entendront les disciples (v.38) : l'épreuve, alors, en laquelle il ne faut pas venir, serait d'exténuer l'esprit en imaginant à la chair une puissance qu'elle n'a pas. L'esprit est désir, dans la chair telle qu'elle est. Et la figure messianique du désir a les contours d'une prière qui peut en supporter la force dans la faiblesse, là même où l'angoisse demande l'éloignement de l'heure21.
19"Si c'est possible...", écrit le récit. L'évangile va poursuivre le dépouillement des images. Car cette évocation du possible se mue en parole adressée au Père : "Abba, Père, tout est possible, à toi". Parole non étrangère à la foi et à la tradition d'Israël22, elle s'inscrit ici dans la filiation messianique. Mais cette filiation, justement, ne se confond pas avec la toute-puissance : si tout est possible, ce n’est possible qu'au Père. Dire "tout est possible", mais en se tournant vers l'unique origine, c'est mettre tout sous le signe de l'Unique. Ce n'est donc pas dire : "Toi qui es tout, tu peux faire la seule chose que je demande". Ce n'est pas non plus réduire le possible à une seule chose : c'est se fier à l'Unique pour tout le possible, dans la nuit de toute représentation. Dieu n'est pas le multiple des possibles que l'homme imagine, en projetant sur lui l'image inversée de tout ce qui lui est impossible. La toute-puissance est puissance de l'Unique : elle est donc sans image, c'est-à-dire qu'elle est tout autre qu'une image toute-puissante.
20En même temps, dire cela, ce n'est pas faire taire le désir de vivre, ni l'angoisse de mourir : "Emporte cette coupe loin de moi". Réduire cela au silence, ce serait précisément amputer l’homme de son humanité, faire de lui l'objet d'une volonté ne pouvant vouloir que sa mort. En ne cédant pas sur le désir qui porte sa prière, le Christ trace la voie conduisant hors de toute confusion entre une telle volonté de mort, la volonté de Dieu et la sienne. Il accède par là au dernier seuil de sa prière. Une fois encore, le dépouillement des images. Celles de l'homme, cette fois, quand l'image lui fait tenir son désir de vivre pour la puissance de se faire vivre. Le désir de vivre, confondu avec la volonté de se donner à soi-même la vie. Si c'est cela qu'on a cru entendre dans la parole sur la coupe, l'évangile s'en écarte : "Mais non ce que moi je veux...". De ce qu’il veut, le Messie ne fait pas un absolu, qui serait censé l'emporter sur la mort. C'est ici que s'atteste la liberté messianique : elle est autre que la volonté de se sauver (cf. Marc 8,35 et 15, 30), autre aussi que la volonté de se perdre. Mais cette liberté se trouve là où l'homme peut ne pas résister à la mort, sans que Dieu renonce à le vouloir vivant. Là où la vie donnée n'est autre que la vie reçue. "Sa non-résistance à la mort, écrit P. Beauchamp, est, dans son fond, certitude d'être porté jusqu'au bout par l'origine, le Père donneur de vie. (...) Il croit sans aucune figure à l'origine de la vie qui veut, dans l'absence d'appui, lui faire traverser la nuit"23.
21"Mais non ce que moi je veux, mais ce que toi..." : parvenu ici, le récit maintient un suspens, car il n'écrit pas "tu veux". Le dernier mot de la prière rappelle ainsi le premier, la laissant ainsi entièrement ouverte, depuis sa source et vers elle. De la source vient le désir que l'humain vive ; la source est ainsi l'avenir d'une liberté qui, sans connivence avec ce qui fait mourir l'homme, atteste la vie comme don là même où sa perte consentie libère de la volonté de se sauver. C'est pourquoi, en ultime instance, Gethsémani se tient entre le récit d'Abraham et Isaac au Mont Moriah (Genèse 22) et celui de la croix. Entre la parole divine arrêtant la main d'Abraham lancée sur le fils, et les paroles humaines appelant Jésus à descendre de la croix (Marc 15, 30), il y a place pour la parole messianique et filiale, face au silence de l'origine. Entre l'absence de parole humaine délivrant Isaac, et l'absence de parole divine délivrant Jésus, la liberté messianique se situe là où l'humain renonce à se servir de Dieu pour se sauver, et où Dieu ne renonce pas à donner vie à l’humain en son épreuve extrême.
3. Ouvrir les yeux sur l'imprévisible
22Il ne s'agit pas de fermer maintenant le récit, ni de le quitter. L'évangile, rappelons-le, y a placé ces témoins que sont les disciples, dont le sommeil appelle les paroles sur la vigilance. Le lecteur du récit, lui, voit ce sommeil et entend ces paroles, en suivant le déroulement de la veille et de la prière du Christ. Les mouvements de Jésus, allant et venant entre ses disciples et le lieu de sa prière, adressent comme une invitation à ne pas séparer les deux. Il n'est que plus surprenant, alors, de lire la parole qui ponctue la troisième venue de Jésus : "Au reste, dormez et reposez-vous" (v. 41). Cependant, à ce sommeil-là, répond, non plus l’appel à la vigilance (γρηγορέω), mais l'appel à l'éveil (έγείρω : v.42). La vigilance, en d'autres termes, ne vient pas à bout de tout. Ce qui s'est accompli du côté de la liberté messianique libère d'une vigilance comprise comme un accablement ou un épuisement de la volonté. La vigilance évangélique ne dispense pas d'un autre sommeil, où se prépare un autre éveil ; l'image, ici, est pascale, et laisse s'inscrire le sens de la passion de Jésus. Elle rend possible aux disciples l'ouverture des yeux sur la venue de l'heure messianique.
23Cet appel des disciples à l'éveil en remémore un autre, tout aussi scripturaire : celui de Jonas, tiré du sommeil pour entendre d'autres lui dire : "Lève-toi ! Invoque ton Dieu ! Peut-être que le Dieu aura souci de nous et nous ne périrons pas" (1,6). Dans les Ecritures d'Israël, la prière de Jésus est déjà portée par cette demande des lointains, adressée à un prophète d'Israël. Aussi, lorsqu'est écrit à Gethsémani : " Tout est possible, à toi...", déjà la parole fait son chemin vers d'autres, venus de plus loin, qui entendront : "Dieu l'a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir" (Ac 2,24).
24Ainsi la parole de résurrection donne-t-elle au récit de Gethsémani sa véritable envergure : l'épreuve dans laquelle la volonté de Dieu et la liberté de l'homme se conjoignent et s'allient hors de toute rivalité, laisse transparaître un paradoxe. Selon celui-ci, le paradigme messianique d'alliance entre Dieu et l'homme
25- mettra le possible du côté de la volonté de Dieu, c'est-à-dire du côté de ce qui commence, en opérant la subversion de ce qu'on se représente comme certain ;
26- et mettra le certain du côté de la liberté de l'homme dans son démêlé avec la mort, où s'opère la subversion de qu'il croit possible.
27En ce sens, il n'apparaît pas impossible de dire que, pour l'évangile, la "providence" est l'imprévisible. Il s'annonce comme témoin, non de ce qui était à prévoir et qui, une fois arrivé, tombe sous le coup de la caducité, mais de ce qui, hors des prévisions du possible, manifeste la vie comme désir de l'impossible.
Notes de bas de page
1 Cf. ORIGENE, Contre Celse. Introduction, texte critique, traduction et notes par M. BORRET (Sources chrétiennes 132, 136, 147, 150, 227), Paris, Cerf, 1967-1976. Les citations mentionnées ici sont extraites du Livre II (SC 132).
2 Op.cit., II,24 ; cf. aussi I,54.
3 Ibid. Origène revient encore sur cet argument, dans le même contexte, en II,26.
4 Indiquons que ceci se vérifiera encore, et plusieurs siècles après Celse et Origène, puisque la scène de Gethsémani figurera au centre de la controverse monothélite (VIIe s.), touchant aux deux volontés, divine et humaine, du Christ : comment les articuler entre elles et, l'une comme l'autre, à l'exercice de la liberté ? "Comment concevoir une humanité 'parfaite' qui ne tienne pas d'elle-même le principe de son autonomie ?" : cf.J. MOINGT, L'homme qui venait de Dieu (Cogitatio Fidei, 176), Paris, Cerf, 1993, p.214. Voir aussi la remarque de K. RAHNER, rappelant que, contre le monothélisme, est maintenue "l'idée que la nature humaine de Jésus est une réalité créée, consciente, libre, à laquelle (au moins selon le concept d’une volonté créée, d'une energeia créée) on reconnaît une 'dimension subjective’ de créature, distincte de la dimension subjective du Logos, et se tenant librement face à Dieu à niveau de créature (obéissante, adorante, non omnisciente)" : Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, Paris, Le Centurion, 1983, p. 322.
5 Ces difficultés, on l'a vu, remontent à une époque fort ancienne. On peut encore s'en rendre compte en examinant la version lucanienne de Gethsémani en Lc 22, 43-44 : dans la tradition manuscrite ancienne, ces versets de l'agonie sont tantôt présents, tantôt omis, de façon complète ou partielle. Le secours d'un ange et la sueur de sang, objet des versets litigieux, pouvaient en effet troubler certaines conceptions de la divinité de Jésus, nourrir les controverses avec le docétisme du 2e siècle, ou encore contredire un modèle serein du martyre. Pour un examen approfondi de cette variante, voir J. DUPLACY, Etudes de critique textuelle du Nouveau Testament (BETL, 78), Leuven, Peeters, 1987, p.349-385.
6 Cf. R. BROWN, The Gospel according to John XII-XXI (Anchor Bible, 29 A), New York, Doubleday, 1970, p. 814-817. Les quatre récits présentent de notables différences, en fonction desquelles on a pu reconnaître l'ancienneté de la tradition pré-évangélique attestée par le quatrième évangile. Dans la mesure où celui-ci partage certains matériaux avec la scène synoptique de l'agonie, on peut au moins supposer que cette dernière n’est pas entrée telle quelle non plus dans la tradition synoptique.
7 Cf. S. LÉGASSE, Le procès de Jésus. 1. L'histoire (Lectio Divina, 156), Paris, Cerf, 1994, p. 26-33 ; H. COUSIN, Le prophète assassiné, Paris, Delarge - Ed.Universitaires, 1976, p. 209-211.
8 Genèse de la christologie dans le Nouveau Testament. De l'histoire de Jésus à la confession du Fils de Dieu, dans Jésus Christ, Fils de Dieu (Publication des FUSL, 18), Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1981, p. 106-107.
9 Art. cit., p. 64-67.
10 P. BEAUCHAMP, L'un et l'autre Testament. 2. Accomplir les Ecritures (Parole de Dieu, 28), Paris, Seuil, 1990, p. 294.
11 La traduction proposée ici s'appuie, en la modifiant, sur celle de Soeur Jeanne d'Arc (L'Evangile selon Marc, Paris, Les Belles Lettres, 1991). Au v. 41, l’expression ’απέxϵι, traduite ici "c'est assez", reste difficile à rendre en français. Dans la TOB, on lit : "C'en est fait'.
12 Cf. notamment les Psaumes 10, 22, 30, 42, 43, 55, 61, 116.
13 P. BEAUCHAMP, Psaumes nuit et jour, Paris, Seuil, 1980, p. 47.
14 Op. cit., p. 25.
15 Suivant Paul Beauchamp, il importe de souligner "la double face des figures dites messianiques. Elles sont tournantes, interprétables chaque fois et d'un individu et d’un groupe. C'est que le corps individuel et le corps social sont impensables l'un sans l'autre. Toutefois, cette justification ne suffit pas. Car l'articulation de l'un sur l'autre n'est efficace, n'est lieu de vérité, que s'ils viennent à se distinguer hors de toute confusion" (L'un et Vautre Testament, op. cit., p. 399). C'est cette sortie "hors de toute confusion" que suit le tracé évangélique de la figure de Jésus : il ne prend pas la place laissée vide par les figures, mais il s'efface devant elles pour en dévoiler l'Origine, d'où sourd la vie unique, donnée à tous.
16 D'un bout à l'autre de leur Récit, les Ecritures ne cessent de résister conjointement à la généralisation du divin comme à l'absolutisation de l'humain. C'est précisément en ne cédant ni sur l'unicité du divin, ni sur le pluriel de l'humain (individus et peuples), qu'elles ouvrent le passage reliant la singularité de chaque-un parmi les autres à la capacité divine de donner vie à tous. Ainsi demeure posée la plus vive altérité de Dieu, alliée à sa plus grande proximité avec l'humain, qui jamais sans autrui ne devient ce qu'il est.
17 Ce n'est pas notre ignorance de Dieu qui nous éloigne de lui ; mais plutôt, avoir les yeux ouverts sur l'humain nous guidera plus sûrement vers sa connaissance. Il se peut cependant que la fascination de notre regard par le mal en vienne à le brouiller au point de nous rendre imaginable, de la part de Dieu, "tout le mal possible"...
18 On objectera peut-être : Saint Paul n'écrit-il pas que Dieu "n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous" ? (Rm 8,32). Mais pourquoi comprendre là que Dieu ne peut donc qu'avoir voulu la mort du Christ ? Non seulement le contexte de ce verset interprète le Christ comme don insurpassable de Dieu en faveur des hommes, et non pas contre eux : dès lors comment Dieu pourrait-il être en même temps "pour nous" (v.31) et contre le Christ ? Mais en outre, si Dieu est contre lui en voulant sa mort, pourquoi le ressuscite-t-il ? Cette question indique la clé de compréhension de Paul : "Qui condamnera ? Jésus Christ est mort, bien plus, il est ressuscité" (v.34). Le paradoxe, ici, atteint l'extrême : Si Dieu est "agent" dans la mort du Christ, alors celle-ci n'est pas sujétion à une divine volonté de mort. Elle ne serait une telle sujétion que par passivité divine devant sa mort : dans l'expression "il l'a livré pour nous tous", Paul donne déjà à lire le démenti que Dieu oppose à la mort en ressuscitant le Christ. Car il est mensonger de croire que Dieu lui inflige sa mort, et illusoire de croire que celui qu'il ressuscite n'est pas réellement mort.
19 Cf. P. BEAUCHAMP, L'un et l'autre Testament, op. cit., p. 291-292.
20 On trouvera un corpus de textes bibliques, targumiques et intertestamentaires chez R. BROWN, The Death of the Messiah. From Gethsemane to the Grave. A Commentary of the Passion Narratives in the Four Gospels, Vol. I (ABRL), New York, Doubleday, 1994, p. 167-172.
21 Ceci peut être rapproché d'un texte propre à l'évangile de Luc (12, 49-50) : "J'ai à être baptisé d'un baptême, et comme je suis oppressé jusqu'à ce qu’il soit accompli". Ici aussi, on lit par quelle "étroiture" passe l'accomplissement : le Christ n'expulse pas l'angoisse, il annonce la mesure du passage. Ce qui sépare les rives de la mer des Joncs dans l'Exode a, pour le Messie, l'exacte dimension de la limite entre le désir que la vie passe et l'angoisse que la mort l'emporte. Ce n'est donc pas par hasard si le texte cité ici s'appuie sur la métaphore baptismale.
22 Cf. R. BROWN, The Death of the Messiah, op. cit., p. 172-175.
23 Cf. P. BEAUCHAMP, L'un et l'autre Testament, op. cit., p. 291 (nous soulignons).
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010