L'émergence de la cité solonienne ou la maîtrise de la violence
p. 189-215
Texte intégral
1. Introduction
1Pionnier dans le chemin de la démocratisation des institutions politiques, Solon figure parmi les sept Sages de la Grèce. Bien que la plupart de ces Sages soient des législateurs, certains d'entre eux faisaient encore usage des mythes généalogiques pour expliquer le rapport de l'homme au monde, et l'on sait que Solon était également un poète qui a célébré l’amour et stigmatisé la détresse humaine.
2Cela n'est pas étonnant à une époque où la pratique poétique constitue un mode d'expression commun et privilégié chez les intellectuels, ne serait-ce que parce qu'elle facilitait la mémoire, sous l'égide des Muses et de leur mère la déesse Mémoire (Mnèmosynè), dans un monde où l’oralité dominait, alors que l'écriture, déjà appliquée, commençait à peine à se démocratiser. Solon n'est pas étranger à cette démocratisation, puisque l'écriture acquiert ses lettres de noblesse dans les cités grecques le jour où l'on imposa, sous sa magistrature, l'inscription des lois sur un dispositif construit par des poutres de bois mobiles sur un axe central, lui-même installé au Prytanée, qui délimite, avec Hestia, le centre de la cité1. Solon nous révèle lui-même qu'il écrivit des lois communes dans le but d'imposer une justice droite2. Certes, on rencontre à la même époque d'autres cas analogues entre Chios et Marseille en passant par la Crète3, mais l'histoire a surtout retenu Athènes, non seulement parce que que la démocratie s'y est développée, mais parce que c'est pendant cette période que les textes homériques trouvent leur stabilisation sous la forme écrite.
3Ces différentes démarches révèlent une modification significative du rapport de l'homme au monde : elles traduisent une séparation entre les lois divines transmises par la mythologie et consignées dans l'oralité et les lois écrites instituées par la Cité4. Le phénomène n'est pas pour autant unique à l'époque ; il s'inscrit dans un ensemble de démarches convergentes qui tissent un réseau de signes, lesquels, une fois délimités, peuvent éclairer la formation d'un monde nouveau. Ce sont certains de ces signes, et notamment les éléments qui expriment la violence et la mesure, que je souhaite circonscrire en cet endroit pour dessiner à partir d'eux les conditions d'émergence de l'action démocratique à l'époque solonienne. Dans ce contexte, Solon m'apparaît comme une figure emblématique qui rassemble suffisamment de traits pour faire voir le sens de la transmutation opérée à l'époque. La notion de « mesure » en rapport avec la maîtrise de la violence me semble suffisamment représentative de la modification accomplie du rapport de l'homme au monde, même si l'on peut toujours se référer à d'autres dimensions de l'activité humaine. Si je me permets ici d'extraire ces notions, parmi d'autres possibles, en les restituant au contexte mythico-politique de l'époque archaïque, c'est parce qu'elles peuvent encore nous interpeller aujourd'hui dans une civilisation pourtant radicalement différente5.
2. Les traces d'un bouleversement culturel singulier
4Dans les différentes listes que nous possédons des sept Sages, dont la plupart sont des législateurs, on peut pointer les noms de deux penseurs qui opèrent encore par une pratique mythico-religieuse (c'est-à-dire qui composent des mythes généalogiques pour expliquer le rapport de l'homme au monde) : Épiménide et Phérécyde. Quant à Thalès — institué par la volonté des doxographes influencés par Aristote comme fondateur de la philosophie —, les considérations qu’il avance sont plus ambiguës, car certaines affirmations qui lui sont attribuées, comme celle qui situe les dieux partout, suscitent le soupçon et nous renvoient également au contexte des théogonies archaïques. Autrement dit, par certains de ses éléments, sa cosmogonie appartiendrait encore à l'ordre mythique. Cependant, il faut constater que la pratique de la genèse des choses qu'elle met en œuvre me semble infléchir le sens de ce qui est compris à l’époque comme représentatif des processus cosmogoniques, et met déjà en chemin une position nouvelle qui accorde le caractère divin principalement au fondement (l'Eau), envisagé comme une sorte de « physis » qui épanouit les choses de la nature, une « physis » qui appartient à toutes les choses qui viennent à l'être selon des degrés divers de temporalité, allant des choses les plus éphémères aux choses qui possèdent un temps de vie plus long, parmi lesquelles figurent les dieux. On peut supposer qu'en portant un regard plus attentif sur un type de fondement divin (Eau) qu'il privilégie et sur des genèses observables des choses, Thalès utilise le processus cosmogonique pour surmonter les distorsions impliquées par les narrations mythiques antérieures où les extravagances foisonnent. Cela signifie que la genèse des choses ne doit plus être comprise à partir d'un processus généalogique (mythique) nécessitant un redressement au bénéfice d'une structuration ordonnée du réel selon un ordre hiérarchique et d'un partage des fonctions entre les dieux, mais selon un processus de genèses successives qui requiert désormais une approche plus littérale6. Autrement dit, chez Thalès, la genèse des choses devrait être comprise comme une genèse réelle, littéralement exprimable par le récit cosmogonique, comme c'est plus clairement le cas chez son disciple Anaximandre7.
5Ce glissement dans l'interprétation du terme « genèse » est important, parce qu'il nous permet de sortir de la difficulté de savoir si, pour les Grecs de cette époque, les dieux et les démons sont effectivement nés comme l'indiquent les récits généalogiques ou si ce n'est là qu'une façon mythique de parler, comme le révèle Hésiode, qui attribue aux Muses « des mensonges conformes aux choses expérimentées » et la possibilité qu'elles disent la vérité uniquement quand elles le souhaitent. Reconnaître que les mythes mentent, cela signifie qu'il ne faut pas les comprendre au premier degré, mais qu'il faut bien les redresser, et donc qu'il faut connaître les codes pour réaliser le redressement. Autrement dit, dire d'une façon engendrée des choses qui sont en réalité inengendrées, c'est parler d'une façon mythique en déformant et en distordant l'ordonnance des choses. Cette constatation est l'une des clés pour comprendre la pratique ancienne du mythe, mais qui perturbe sérieusement l'homme moderne parce qu'il ignore les codes permettant de redresser la narration mythique8.
6Or, cette situation est d’autant plus troublante que les mythes de l'époque antérieure à celle des sept Sages font le plus souvent intervenir la violence : non seulement chez Homère avec la guerre de Troie, où la description des scènes met parfois en jeu une violence brutale et sauvage, mais également chez Hésiode avec la titanomachie et la gigantomachie qui aboutissent au partage du pouvoir du monde entre les divers dieux9. La Bible judaïque nous offre des situations analogues, tantôt chez les hommes (par exemple avec Caën et Abel) et tantôt par l’action de Dieu lui-même (par exemple l'épisode de la Tour de Babel ou l'assassinat des premiers-nés d'Égypte pour l’exode des juifs). L'usage du schème de la violence, comme celui de la parenté sur lequel j'ai beaucoup insisté dans mes études précédentes, est fréquent dans les mythes archaïques et recèle un sens qu'il ne faut pas envisager nécessairement d'une façon littérale, car il requiert un redressement circonstancié, grâce auquel l’auditeur peut surmonter les aléas produits par une lecture littérale de la narration10. Le plus souvent, l'usage de la violence exprime un partage de pouvoirs ou de fonctions, et permet de restructurer le mythe soit selon un ordre hiérarchique, soit selon l'espace horizontal du monde, par exemple géographique.
7Ces points que j'introduis ici un peu rapidement me paraissent pourtant essentiels pour comprendre les bouleversements accomplis à l’époque des Sages, et qui concernent également l'usage de la sémantique de la « guerre » chez des penseurs comme Héraclite11. Sans entrer dans les détails, je peux indiquer que la pratique généalogique que l'on rencontre chez Hésiode, aussi bien dans sa Théogonie que dans Les travaux et les jours, est dominée par la structure narrative de la violence. Dans ce dernier texte, Hésiode parle même de deux figures mythiques opposées, les deux Érides (Luttes), pour signifier que l'opposé de la violence est en l'occurrence le travail de la terre. La controverse entre Hésiode et son frère Persès à propos d'un héritage peut être rapportée à l'opposition entre, d'une part, le pouvoir politique des rois « mangeurs de biens » (c'est-à-dire des tyrans qui représentent la justice du plus fort) et les discussions animées à l’agora qui engagent des débats conflictuels sans finalité, et, d'autre part, le pouvoir des dieux, et notamment les lois de Zeus, et le travail de l'agriculteur par lequel celui-ci peut produire l'abondance et se donner les conditions d'une vie familiale capable d'une succession (une progéniture) qui soit apte à prendre en charge les biens produits et l'héritage bien acquis. Dans ce type d'opposition se noue aussi le statut de la justice et de l'injustice, et par elles l'opposition entre mesure et démesure. La « mesure » se structure ainsi en fonction d'une mise en valeur des lois divines comme référence de l'action, et le travail se manifeste comme condition de la vie. Notons que l'absence de travail n'y est pas envisagée à partir de conditions socio-économiques, mais comme l'expression de l’absence de la volonté de l’agent humain qui s'éloigne de la loi divine, en se laissant soumettre à l'action violente des puissants qui ont déjà usurpé le pouvoir par un acte de démesure, qui entraîne pour celui qui les suit des conséquences pour sa vie quotidienne et sa future généalogie. La démesure est donc multiple, mais elle peut être résumée en fonction de deux axes principaux : l'éloignement par rapport aux lois divines au profit de l'arbitraire des tyrans et l'absence de travail au profit de controverses discursives. La démesure apparaît ainsi comme le lieu de la multiple violence que la théogonie reflète à sa façon par ses récits.
8Tous ces éléments montrent donc l'importance des situations conflictuelles et de l'usage de la violence selon diverses de ses modalités à l'époque qui précède l'apparition des Sages, et qu'on retrouvera autrement structurés dans la cité athénienne où vit Solon et qui, à cette époque, subit la violence guerrière de ses voisins. C'est en effet juste après la guerre entre Athènes et Mégare que Solon accède à la magistrature suprême. Mais à l'inverse, on doit aussi se souvenir que l'expédition de Troie, bien antérieure, quoiqu'elle soit exposée selon une image tardive de la société hellénique où à l'ordre théocratique s'est substitué l'ordre des rois guerriers, manifeste pourtant déjà des signes d'une possible concertation entre les cités grecques (achéénnes) et d'une mise en valeur d'un projet commun, même si celui-ci est envisagé à partir d'une violence, en l'occurrence la guerre déclarée à un ennemi commun (les Troyens). La problématique du héros à partir d'une nécessaire mort pour être glorifié intègre cette problématique, au point de situer dans l'espace hellénique, un lieu pour le repos des héros-guerriers, à savoir les Iles des bienheureux sous l'égide de Cronos12. Ces références vers une unité de l'espace politique et religieux et les visées communes permettent de discerner que la multiplicité des cités grecques, déjà installées définitivement sur un territoire délimité, pouvait à la fois chercher à établir une forme d'unité dans le multiple et tenter en même temps d’élargir son espace d’influence par des expéditions extérieures ou, comme plus tard, par la colonisation. Ce double mouvement d'intension et d'extension à travers les tensions internes constitue un point de départ circonscrit de l'histoire des cités grecques qui s'achève par l'idéologie de l'empire à l'époque des conquêtes macédoniennes et par la mise en valeur, après la mort d'Alexandre, de l'idée du cosmopolitisme, grâce aux penseurs stoïciens qui concevront leur métaphysique panthéiste à partir d'un « esprit matériel » (pneuma) caractérisé par la loi (biologique) de la tension (tonos) selon le double mouvement d'intension et extension exprimé par le Logos (divin)13.
9Or, précisément, le rôle des Sages dans cette histoire et, comme nous le verrons, la fonctionnalité de l'oracle delphique auquel ils s'attachent acquièrent une position centrale, car ils inaugurent l'idée d'une unification plus décisive de l’espace culturel hellénique sous l'égide d'un logos qui rassemble en lui à la fois la parole et la raison. Si l'on peut considérer que le cosmopolitisme stoïcien atteint un point d'unification plus grand encore, il faut néanmoins aussi reconnaître qu'il le fait par une homogénéisation et une objectivation excessives du logos, qui devient Divin, c'est-à-dire un Logos (Raison) universel régissant la totalité des choses par la loi du double mouvement du pneuma et selon le mode de la providence divine. Au contraire, l'émergence de l'unité à l'époque des Sages demeure éloignée d'un immanentisme aussi radical et s'applique à concilier, à travers la parole et la raison, à la fois des références divines autonomes et des références humaines devenues à cette époque même également autonomes. Les deux positions sont donc fort distantes entre elles, pour ne pas dire opposées, et supposent, dans l'entre-deux, l'histoire politique et culturelle de toute la civilisation grecque entre le monde archaïque et le monde hellénistique, bref la médiation de la civilisation exceptionnelle et pluraliste de l'époque classique. Pour mon propos, ce qui me semble significatif, c'est le glissement accompli entre la tentative archaïque de former une unité dans un monde conflictuel, telle qu'elle est exprimée à travers les textes homériques, et l'effort plus décisif encore des Sages et du centre delphique à l'époque solonienne où la phase conflictuelle est déjà transgressée grâce à de nouvelles références politiques et culturelles. Ces initiatives successives font voir l'émergence historiale d'un processus d’unification à travers l'élimination progressive dans les discours du schème de la violence guerrière au profit de schèmes nouveaux : la « mesure » et la « juste mesure ». Cela se traduit par l'insertion dans l'histoire de la pratique du mythe (plus spécialement de la pratique généalogique du mythe) de la généalogie orphique qui propose une structure de la violence fort différente de celle que l'on rencontre chez Hésiode14.
10Depuis la découverte, en 1962, du papyrus de Derveni au Nord de la Grèce, près de Thessalonique, nous savons que les théogonies orphiques sont anciennes, même si le texte en question reflète un anachronisme évident où s'entremêlent des considérations mythiques et des idées philosophiques (issues des pensées d'Héraclite, de Leucippe, d'Anaxagore et même de Diogène d'Apollonie). L'intérêt de cette généalogie réside dans le fait qu'elle est fort différente de celle d'Hésiode, confirmant ainsi l’existence chez les Grecs de plusieurs pratiques généalogiques15. En pratique, peut-on dire, l'originalité de la position orphique16 se résume dans l'explicitation de la souveraineté de Zeus qui ne partage pas son pouvoir et ses fonctions avec les autres dieux, mais reflète en quelque sorte les fonctions des autres dieux. Le mythe met en évidence une figure nouvelle, celle de Protogonos (Premier-né) qui, avalé par Zeus, le transfigure en une référence permanente, à la fois début, milieu et fin de tout, origine de toute nouvelle forme de création, où l'état actuel des choses est décrit à partir d'un processus qui pourrait être interprété d'une façon plus physique, ne serait-ce que parce qu'il explique la genèse à partir de l’action dispensatrice du Soleil, mais qui est en réalité mythique, non seulement parce que le Soleil est lui même mythiquement avalé par Zeus pour rendre actifs les processus physiques de formation, mais parce qu'il y est fait encore référence à Ouranos et Cronos. Éclairée par l'interprétation néoplatonicienne de l'orphisme, telle qu'elle ressort de textes de Porphyre, Proclus ou Damascius, cette idée suppose l'usage dans cette généalogie de deux figures qui s'écartent fort de la tradition hésiodique : l'Œuf primordial et Phanès qui y est parfois identifié, et qui atteste une Intelligence créatrice. Peu importe ici de savoir comment il convient d'articuler le récit généalogique (qui suppose différentes étapes et différents règnes exprimés par des transfigurations et des répétitions de l'activité d'avaler de Zeus). Ce qui me paraît intéressant et suffisant pour mon propos, c’est de constater cette nouvelle structure où Zeus centralise les activités, ce qui entraîne une limitation de la succession généalogique en faveur d'une figure comme Protogonos (le premier-né), et la présence plus active du Soleil qui, couplé à Phanès, manifeste un centre lumineux de rayonnement. Même si la généalogie utilise d'autres figures préalables, comme Gè, Ouranos, etc. ou encore la succession généalogique des trois divinités, Ether, Chaos et Erèbe, le redressement que requiert le mythe n’est plus le même que celui qu'imposent les textes hésiodiques. Non pas tellement parce que le Chaos comme espace béant entre l'Ether humide et l'Erèbe nébuleux apparaît comme s'il était leur progéniture commune et unique, car cette perspective trouve immédiatement un retournement : comme le révèle Damascius, pour cette généalogie, c'est en ces dieux que Cronos engendre l’Œuf, puis la dyade des natures qui sont en lui, avec au milieu la pluralité de semences de toute espèce, et enfin le troisième dieu, dénommé Premier-né (Protogonos), c’est-à-dire Zeus en tant qu'ordonnateur de tout17, qualifié également de Phanès18. Si bien que l'intervention de nouvelles figures mythiques situées au premier rang par leur ancienneté, renverse la position hésiodique qui considérait Zeus comme le dernier-né des enfants de Cronos. Cette dernière triade montre que le Premier-né naît à partir de l'Un (Œuf) et de la dyade-multiple, et non plus selon une filiation proprement parentale, comme si l'usage du schème de la parenté s'était déjà fort altéré. Or, si l'on tient compte du fait que Chronos est une divinité « qui ne vieillit pas », c'est-à-dire qui doit être interprétée comme exprimant un ordre éternel actif, on constate que la généalogie orphique fait état du partage du monde par différentes divinités et phénomènes cosmogoniques d'une façon fort originale, puisque le Premier-né parmi les dieux (Zeus-Phanès) répartit les pouvoirs dans le monde des vivants. Dieu des dieux et des hommes, selon la croyance des Grecs, Zeus est qualifié de Premier-né parce qu'il est premier hiérarchiquement dans l’ordre de la répartition des pouvoirs (diataktôr) ; il est celui qui se manifeste, qui est vu par tous les dieux19. Nous découvrons ici une structure fort différente de celle d'Hésiode, qui trouvera sa consécration, d’abord, dans le platonisme (où le Soleil est l’image visible, le rejeton du Bien invisible et suressentiel), puis, dans le judaïsme philonien (où le Logos est qualifié d'image et de premier-né du Dieu innommable) et, enfin dans le christianisme paulinien (où le Christ est qualifié d'image du Dieu invisible, premier-né de toute la création, et même Lumière du monde). Le redressement de ces structures narratives suppose que l'on comprenne à la fois un rapport et un ordre hiérarchique entre l'invisible et le visible, le second terme étant conçu comme un principe relatif au monde. Dans le cas de l'orphisme, le caractère central de Zeus comme référence du pouvoir et des fonctions atteste une recentration de la vision grecque du monde à l'époque des sept Sages. Il est le signe d'un bouleversement culturel important que les études sur le mythe n'ont pas encore suffisamment élucidé. En tenant compte de ce phénomène, on peut mieux comprendre le rôle de Thalès et de Solon parmi les sept Sages.
3. Le prestige de la sagesse
11Comme la plupart des Sages de l'époque, Thalès était probablement législateur avant d'être généalogiste ou savant. Et c'est à ce titre sans doute qu'il a été classé parmi les Sages, comme Solon d'Athènes, Chilon de Lacédemone, Pittacos de Mytilène, Cléobule de Lindos, Bias de Priène, Myson de Khène,... ou Périandre de Corinthe, Anacharsis, et, on l'a vu, Épiménide de Crète et Phérécyde. Quelques Anciens avaient soutenu que les sept Sages, non seulement n'étaient pas des philosophai, mais n'étaient pas même de véritables sophoi ; ils ne seraient que des hommes « perspicaces » (synetoi) et des « législateurs » (nomothètai)20. Mais c'est là une vision rétrospective et tardive de la réalité archaïque, établie une fois qu'on s'est rendu compte, dans l'École aristotélicienne notamment, que la sagesse et la philosophie étaient des activités exigentes, qui passaient avant tout par l'institution d'une science (epistèmè). En modérant de telles affirmations, on peut dire que l'activité des Sages, le plus souvent d’ordre politique, déborde néanmoins largement le domaine du politique, ne serait-ce que parce qu’à l’époque, le phénomène politique concerne l'activité humaine dans un monde plus vaste qui cerne l'homme de toutes parts. Cette extension de l’activité des Sages n'en fait pas pour autant des philosophes, car le terme « philosophes » à l'époque est attribué principalement aux adeptes de Pythagore qui considéraient que seuls les dieux doivent être qualifiés de « sages », les hommes ne pouvant tout au plus qu'aspirer à la sagesse21. Le statut du Sage est donc bien particulier.
12Tout d'abord, il faut reconnaître que le fait que la plupart des Sages s'occupent d'affaires humaines témoigne en faveur d'une primauté de la réflexion politique dans l'avènement de la sagesse et de la philosophie en Grèce, comme cela apparaît déjà avec la critique du pouvoir politique par Hésiode plus d’un siècle plus tôt22. Cela signifie aussi que les observations que j'ai faites ci-dessus concernant les théogonies et les cosmogonies dont le caractère généalogique s'est encore perpétué longtemps dans la civilisation européenne, ne doivent pas être dissociées de la question politique, de sorte que le bouleversement que j'ai signalé, exprimé à travers la différence entre généalogie hésiodique et généalogie orphique, suppose également une modification d'ordre politique, en accord avec l'activité des Sages.
13Aussi exagérée donc qu'elle soit, l'affirmation que les Sages étaient seulement des législateurs n'est pas fortuite. Le malentendu suscité par pareille affirmation vient du fait que derrière le terme « sage », nous voyons généralement une sagesse suprême, spéculative, alors qu'à l'époque de sa création, il signifiait une polyvalence, trait commun de quelques personnages illustres du monde archaïque qui se perpétue encore jusqu'aux Sophistes, les termes « sage » (sophos) et « sophiste » (sophistès) étant au début équivalents. Le terme « sage » concernait toutes les activités où quelque savoir est requis, allant de l'activité agricole et artisanale jusqu'aux observations des phénomènes du monde, y compris les phénomènes socio-politiques. C'est dans ce sens que Thalès s’est occupé à la fois de problèmes politiques et commerciaux, mathématiques et physiques (de l'univers et de la nature en général) — thèmes présents déjà chez Homère d'une façon non systématique, mais qui favoriseront le rôle éducatif de l'œuvre qui nous est parvenue sous son nom23. Cette ouverture d'esprit n'a rien d'exceptionnel à l'époque archaïque où, dans le sillage de la pratique généalogique des mythes, la vision pour ainsi dire encyclopédique des choses était monnaie courante. Dans ce contexte, Thalès et ses émules, qui allient l'étude de la nature et l'action politique, sont bien des Sages ou aspirent à être reconnus comme tels.
14Ce qui leur a valu le privilège de figurer dans une liste des sept figures les plus illustres de leur époque, c'est tout d'abord une légende connue sous le nom du trépied en or24. Ce trépied, symbole de la divination liée à l'oracle delphique, aurait été trouvé par un pêcheur, à la suite d'un accord avec des jeunes gens qui l'avaient payé pour pêcher du poisson. La découverte de l'objet précieux créa une dispute dont l'arbitrage a été soumis à l'oracle qui leur enjoignit de porter le trépied d'abord au sage Thalès pour avoir son avis. Mais celui-ci les renvoya auprès d'un autre sage, Bias, qui, à son tour, les renvoya à un troisième sage, et ainsi de suite, jusqu'à ce que, faisant le tour des sept sages, ils reviennent à Thalès qui décida de le placer au sanctuaire d'Apollon à Delphes. C'est de cette façon, dit la légende, que l’heptade des sages vint à exister.
15Quelle que soit la valeur de cette légende, où le caractère symbolique attribué au chiffre « sept » peut être lié à la « propagande » du site sacré, elle fait voir l'émergence d'un monde nouveau où précisément le sanctuaire delphique centralise l'expansion de la culture antique à l'époque de la naissance de la philosophie, et où les conflits et les controverses sont portés à l'arbitrage d'une autorité crédible plutôt que d’une autorité possédant la force. Les liens des Sages avec Delphes, lieu de culte d'Apollon et de Dionysos au début, qui est devenu peu à peu davantage apollinien, trouve un témoignage précis dans le type de préceptes qui étaient associés au sanctuaire, et qu'on retrouve dans l'idéologie des Sages, puis dans la sagesse grecque qui s'en est approprié la forme en en variant le sens. Il s'agit principalement du célèbre « connais-toi toi-même » et du non moins célèbre « rien de trop ». Comme on le sait, Socrate qui immortalise le premier de ces préceptes aurait été qualifié par l'oracle de plus sage des Grecs à la suite d'une question posée par son ami Chéréphon à la Pythie, et c'est lui qui aurait conseillé à Xénophon de consulter l'oracle delphique avant de s'engager dans l'expédition des Dix mille. Chez Platon, la référence mythique à Apollon et à Delphes, « nombril de la terre pour guider le genre humain », traverse son œuvre sans relâche. Sans oublier qu'au 1er siècle de notre ère, Plutarque de Chéronnée, disciple de l'École platonicienne (appartenant au moyen platonisme), à qui l'on doit le lien explicite entre philosophie et religion dans la philosophie héllénique, était prêtre du sanctuaire de Delphes. Bref, la question de la sagesse est au cœur de l'histoire du sanctuaire de Delphes, établi bien avant cette époque, si l'on en juge par les fouilles qui nous mènent jusqu'à l'époque mycénienne, et si l'on se réfère à Hésiode lui-même qui en avait situé mythiquement l'origine dans la victoire de Zeus sur les géants. Le dieu souverain avait planté une pierre de commémoration à Delphes pour perpétuer l'événement. De la justice divine et humaine (themis et dikè) défendue par Hésiode en vue d'une recherche de la mesure, à la justice que recèle le précepte « rien de trop », il existe une réelle filiation, mais qui dévoile en même temps, dans ce qui les sépare, l'émergence d'un nouveau monde, celui de l'instauration de la parole des Sages.
16En effet, en visant la mesure et en s'abstenant de la démesure (l’hybris), les Sages ne s'accordent pas nécessairement à quelque référence théologique, telle qu'elle était développée par Hésiode, lequel, on l'a vu, la situait relativement aux lois divines ; ils se rapportent à une justice et une mesure plus proches du monde politique qui se forme au 7e siècle. Déjà auparavant, les références apolliniennes des Grecs marquaient un rapport au politico-religieux. Delphes et Délos, et donc les traditions pythique et délienne d'Apollon, constituaient les références de l'unité des Cités, Delphes couvrant les cités de la Grèce continentale, Délos celles de la côte d'Asie Mineure et de la mer Égée. Au fil du temps, cette division s'amenuise, au bénéfice d'une unité plus large qui trouve Delphes en son centre, du fait notamment de la conquête de l'Ionie par Cyrus. L'Hymne homérique à Apollon semble traduire la fusion de ces deux traditions relatives à Apollon, manifestant une dimension panhellénique de la culture25. Delphes représenterait en fait, dans l'ordre religieux, la référence idéologique de cette nouvelle réalité culturelle, et la glorification des Sages-législateurs qui représentent les figures culturelles de premier rang dans les Cités grecques situées dans tout l'horizon géographique de la Grèce, y compris Milet sur la côte ionienne, traduit cette unité se faisant autour du trépied divin. Devenue donc un lieu d'unité (l’omphalos, le nombril de la terre) cultuelle dont les sages étaient le pendant politique et culturel, cette cité se dressait comme un centre de rayonnement de portée universelle pour l'époque, qui atteignait les diverses cités illustres. D'une façon plus concrète, le fait que les Sages figuraient comme des législateurs de ces cités humanisait l'ordre légal, car ils agissaient à la façon de Themis qui légifère, elle, pour la société divine, n'étant plus dès lors qu'une référence régulatrice pour les législateurs. Dans ce contexte, la légende du trépied pourrait signifier que la dispersion des Sages dans les différentes cités n'était pas moins soumise à la loi de la circularité, à une référence commune à un centre qui illumine, comme Apollon, la pensée. La figure d'Apollon ainsi comprise complète, pour la pensée humaine, ce que la figure de Zeus manifeste pour le pouvoir du monde, telle qu'elle ressort de la théogonie orphique. La diversité des cités n'empêchait pas une convergence qui crée un monde commun entre elles, sous l'égide cultuelle de Delphes et sous la culture polyvalente des Sages.
17Dès lors, la naissance de la sagesse (sophia) qui prescrivait la recherche de la mesure et de la justice en tout à partir d'un approfondissement de la culture généalogique des poètes inspirés des Muses (appartenant, par leur mère, au panthéon apollinien) ne s’opposait pas au respect des lois divines dont l'oracle gardait la maîtrise. Il n'empêche que cette centralisation terrestre du culte autour de cités qui fondent leurs lois sur des décisions humaines ne s'accordant pas nécessairement aux mêmes régimes politiques, infléchit sensiblement le rapport de l'homme au monde et donc aussi aux dieux qui en font partie. Un pouvoir théocratique (de l'époque mycénienne) était désormais impossible, les bouleversements historiques qui, après les conquêtes doriennes, en avaient sapé les assises ayant produit une société de roi-guerriers (monde décrit par Homère et Hésiode) qu’un redressement économique et socio-politique était en train de modifier26. Une nouvelle éthique s'affirmait peu à peu qui, rehaussant la valeur de la concertation au détriment de la force, accordait à l'homme une plus grande responsabilité dans les affaires de la cité, sans se fier désormais uniquement au travail, comme le souhaitait Hésiode à une époque antérieure, car le travail ne paraissait plus suffisant à affronter les aléas de la nature et l'avidité humaine, comme celle des familles qui s'étaient déjà partagées le sol fertile. Nous verrons que cet élément est au cœur de l'évolution d'Athènes vers la démocratie, grâce à l’action de Solon. Mais le problème est plus vaste encore, car il concerne l'internationalisation du centre delphique.
18En simplifiant un peu, on pourrait dire que l'éthique de la mesure, que les sept Sages défendent en tant que législateurs, devenait une référence pour régler les rapports humains, non seulement à l'intérieur des cités, mais également lors des voyages à une époque où la colonisation avait franchi une étape décisive pour l’épanouissement des cités grecques. Au 6e siècle, de nombreuses cités du monde méditerranéen oriental (de l'Italie du Sud jusqu'au Pont-Euxin) envoyaient des offrandes au sanctuaire, et des princes étrangers y cherchaient souvent conseil. Mais à cette fonction politique acquise par l'oracle delphique, amplifiée par l’ambiguïté des réponses que la Pythie (ou les Pythies) donnait aux questions posées, s'ajoute le lien que les figures d'Apollon pythien et de Dionysos garantissait avec les poètes. Homère, Hésiode, Pindare et d'autres faisaient partie de la culture de Delphes, où Apollon dirigeait mythiquement les chœurs des Muses. Cette double ouverture, politique et culturelle, peut expliquer pourquoi ces nouvelles figures culturelles du monde grec que sont les Sages, poètes ou non, sont elles-mêmes récupérées par ce centre, ou, si l'on préfère, édifient leur renommée autour de l'idéologie delphique qu'ils alimentent eux-mêmes en s'y référant. L'humanisation, en ce lieu, de la religion, autour de la figure de la Pythie, moins encline au savoir qu'à la médiation quasi occultiste, et sous l'égide des « prophètes » qui veillaient à la rédaction scripturale des oracles, avait dévoilé les limites des grandes figures religieuses du passé, les devins, qui perdaient leur autorité traditionnelle, devenant dorénavant un élément mineur d'un rouage beaucoup plus complexe, dans l'organisation nouvelle du monde.
19Ainsi, par son rayonnement, Delphes consacrait la prééminence de la topologie par rapport à la généalogie multiple et à la parole divinatoire qui, avec celle des poètes, étaient les seules, dans le passé, à dire les choses qui sont dans le présent, celles qui l'ont été et celles qui le seront (ta eonta, ta pro eonta et ta essomena)27. En unifiant les divers centres de décision autour d'une parole de référence rayonnante, la recherche de l'unité, de l'Un à partir duquel le monde émergeait, pouvait devenir un lieu de réflexion pour éclairer le nouveau rapport au monde de l'homme de l’époque, analogue à l'action de la pensée de Phanès dans la généalogie orphique. La polyvalence de la sagesse ne pouvait plus signifier une érudition dispersée, telle que l'œuvre homérique l'étale au grand jour, sans justifier sa légitimité. Le savoir encyclopédique, exprimé par la polyvalence des Sages, ne signifie pas une érudition en tout sens, une parole qui parle de tout à tort et à travers, mais il exprime la profusion d'un monde à partir d’une unité fondatrice. Au point de vue de la pratique mythologique, l'écart s'agrandit avec les généalogies hésiodiques au profit des généalogies orphiques. Entre l’Œuf mythique qui crée dans l'unité la diversité, et le nombril qui relie dans l'unité la diversité cultuelle, se nouent des rapports d’une homologie énigmatique qui se reflète dans la naissance de Phanès, dieu de la lumière et de la visibilité qui aboutit à une généalogie où Apollon et Dionysos ne sont pas étrangers, où la figure du Premier-né centralise le rayonnement, comme s'il était ce qui éclaire le monde, le Soleil. Plus tard, Platon, cet adepte d'Apollon pythique, ne manquera pas d'y trouver le fondement de son système, en faisant du Soleil visible, le rejeton (ekgonon) du Bien invisible, unité fondatrice de tout. Il existe sûrement quelque filiation dans tout cela, mais la difficulté est de dénouer un nœud qui ferme les chemins de sortie. D’autant plus que Platon renverse, au profit d'un régime politique fondé sur le savoir, ce que Solon inaugure au bénéfice de l’activité démocratique. Les mêmes références peuvent avoir parfois des destinées opposées.
20Cette dernière remarque suffit à faire voir que la référence delphique esquisse une idéologie déjà fort éloignée de celle que nous transcrit Hésiode, et atteste une ambiguïté dans la mesure où, à l’attachement des Sages (que la légende nous révèle) s'accorde aussi l'attachement d'une autre tradition de penseurs qui arrivent avec ou juste après cette première génération, qui refuse le nom même de « sage » (lui préférant celui de « philosophe ») et qui est celle qui est issue de Pythagore, attaché également à Apollon et aux Muses, mais en y ajoutant la tradition orphique contre celle qui est venue sous le nom d'Hésiode. C'est manifestement dans ce second infléchissement de la référence delphique que s'insère Platon et le platonisme, oblitérant l'apport des Sages. Nous découvrons ici, en raccourci, les grandes lignes du contexte culturel nouveau qui se dessine à l'époque de la naissance de la philosophie où l'émergence d'une humanisation du monde autour du sanctuaire de Delphes et la modification de la généalogie de la violence en celle de l'harmonie créent aussitôt un conflit (eris) qui n'est plus celui dévoilé par Hésiode lorsqu'il parlait d'une double eris, mais celle qui concerne le statut de ce qui est le plus éminent : la sagesse même. D'où l'importance de comprendre l'originalité de l'action politique des Sages, hommes d'action qui instituent eux-mêmes des lois, tout en évitant de léser les dieux. Solon me semble à ce sujet constituer un modèle, le modèle le plus apte à nous éclairer.
4. Solon et la question de la « mesure »
21À l'instar des autres Sages de son époque, Solon a réussi à sa façon et selon le contexte géopolitique qui était le sien, à fonder une certaine autonomie de la sagesse humaine face à la sagesse divine, en vue d'alléger le fardeau des faibles (en l'occurrence l'homme) sans léser pour autant les forts (en l'occurrence les dieux), autonomie qui trouve une application dans la société même où les pauvres étaient de plus en plus asservis et les riches de plus en plus riches. L'image que la tradition doxographique nous a léguée de Solon est remarquable. Figure emblématique d'un monde nouveau dont les idées sonnent toujours d'une étrange actualité, le Sage d'Athènes marque de sa trace une époque, bien que sa gloire ne se manifeste vraiment que rétrospectivement, un siècle plus tard, lorsque sa cité deviendra un centre politique exceptionnel, avec l'avènement de la démocratie.
22C'est probablement vers 594 qu'il réforme les lois de sa Cité, Athènes. Aristote nous apprend qu’un petit nombre de propriétaires possédait la plus grande partie du sol de l'Attique, et les cultivateurs et leurs familles subissaient un régime d'esclavage, certains d'entre eux étant même vendus à l'étranger, s'ils ne parvenaient pas à payer leurs redevances ou leurs dettes28. La ruine des cultivateurs s'est aussi aggravée par le commerce extérieur et l'importation de produits à la suite de la colonisation entreprise par les cités grecques qui faisaient diminuer les prix des produits agricoles, ruinant les producteurs. Ainsi, de nouvelles conditions sociales et économiques rendaient précaire le travail, déjouant l'espoir d'Hésiode qui avait cru un peu rapidement que le travail suffisait à maîtriser les calamités de la nature et à neutraliser le pouvoir des rois et des riches, ces « mangeurs des biens » qu’il redoutait.
23On le sait, à la même époque, l'Aréopage d'Athènes était composé d'eupatrides, c'est-à-dire de citoyens appartenant aux anciennes familles traditionnelles (avec une généalogie illustre) et riches, attachés à la préservation de leurs intérêts. Leur politique, qui favorisait les différences sociales et économiques entre les riches et les pauvres, s'est aggravée par la voracité des voisins, notamment des Mégariques qui contrôlaient la plaine thriasienne. Avec la guerre entre Athènes et Mégare pour le contôle de Salamine, et à la suite de la victoire des Athéniens (612)29, Solon prend le pouvoir, favorisé par le peuple, qui souhaitait une réforme agraire, par le partage égal de la terre (isomoiria). Alors qu'à la violence guerrière pouvait succéder la violence sociale, Solon saisit le moment propice pour changer le cours de l'histoire, en maîtrisant la violence par l'usage de la mesure.
24En effet, Solon savait qu'une telle réforme provoquerait une réaction de la part de la classe des cupatrides à laquelle lui-même appartenait, et que l'application d'une telle politique requérait l'usage de la violence et l'instauration d'une tyrannie. Pour y faire face, il choisit une position moyenne, se limitant à lever les hypothèques et à abolir les dettes ou, — comme il dit lui-même selon un langage poétique, moins provocateur — à « rejeter le fardeau »30. En même temps, il impose des limites à la richesse, génératrice de démesure lorsqu'elle se prend elle-même comme sa propre fin, conduisant l'homme à l'insatisfaction permanente (fr. 6). Pour ce faire, il promulgue une loi qui interdit qu'on prête de l'argent en prenant comme gage la personne du débiteur. Mais pour que la cupidité soit combattue d’une façon équitable, c'est-à-dire sans favoriser à l'excès les victimes en faisant subir à ceux qui la pratiquent un préjudice qui touche à leur dignité, provoquant une réaction violente qui compromette les réformes, Solon applique la « juste mesure », en accord avec le précepte (delphique) « rien de trop » (mèden agan). C'est sur cette base qu'il justifie lui-même ses hésitations et ses volte-face au moment où il pouvait soutenir une réforme agraire qui bouleverserait plus radicalement la réalité économique. Nous sommes loin ici de l'éthique hésiodique qui soutenait que le travail seul justifiait la mesure et la justice.
25On a parfois vu dans ces hésitations une faiblesse, voire un manque de courage. Certes, en défendant les intérêts aristocratiques, Solon, en bon eupatride, joua le jeu de sa classe sociale. Mais par cette attitude, non seulement, comme il le prétend, il évita l'instauration d'une tyrannie (choix que fera Pisistrate, après lui), mais rendit possible une réforme qui, peut-être, n'aurait jamais pu se réaliser. C'est ce pragmatisme politique qu'il faut retenir de son action, car il ouvre la voie à l'avènement futur de la démocratie à Athènes. Son caractère historial est indéniable puisqu'il guide de son retrait notre propre destinée aujourd'hui encore. Non seulement parce que nos sociétés démocratiques agissent de plus en plus avec des pratiques analogues, en cherchant sans cesse un consensus et un compromis entre les parties en opposition, souvent indépendamment de principes moraux plus élevés, ni seulement, comme on le soutient généralement, parce que les lois de Solon ont contribué à l'histoire de la démocratie politique, mais surtout par la façon dont ce sage athénien (« phronimos », comme dirait Aristote) a maîtrisé l'histoire, dans un moment propice (kairos) où l'éthique des Sages prenait le dessus sur l'éthique de la violence et sur l’éthique de la gloire par la mort héroïque. Cette maîtrise a rendu possible l'historicité démocratique par un acte qui a écarté l'engrenage de la violence permanente et le travail nécessaire pour la survie dans cette vie et dans l'au-delà, car cette maîtrise libère les Athéniens d'une servitude économique irréductible, qui fait advenir une ouverture où se sont inscrites les conditions fondamentales de l'avènement d'une démocratie. Si cet événement a été possible, c'est parce que le pragmatisme solonien n'est pas animé uniquement par l'esprit du compromis, mais justifie le consensus recherché par une théorie politique relative qui met en valeur une idée régulatrice, en l'occurrence l'idée d'une « juste mesure », elle même animée par une métaphysique sous-jacente qu'il convient de répérer, pour mieux comprendre l'évolution de la réflexion politique dans la suite31.
26En effet, en établissant un équilibre qui vise à redresser une injustice en évitant d'en créer une autre, Solon établit un type de juste mesure qu'il illustre lui-même lorsqu'il dit : « au peuple j'ai donné juste ce qui suffit de part d’honneur, sans rien retrancher ni ajouter à ses droits. Pour ceux qui avaient la force et en imposaient par leur richesse, pour eux aussi je me suis employé à ce qu'ils ne subissent rien d'indigne. Je suis resté debout, couvrant les deux partis d'un solide bouclier, et je n'en ai laissé aucun prévaloir injustement sur l'autre » (fr. 5). Par ses dernières assertions, il confère à la pratique politique une règle régulatrice, dans la mesure où le politique doit être une sorte d'arbitre qui ne se laisse influencer par personne, qui garde son autonomie fondée sur une forme d'équité. L'attitude de Solon à l'égard de la religion traditionnelle est réglée sur le même principe : il accorde à l’homme, pour ses affaires, un principe de jugement en dehors de toute référence divine, tout en évitant que les dieux subissent quelque préjudice en les excluant de la vie de la cité.
27Poète reconnu à l’époque, qui écrivit des poèmes sur la solidarité humaine et sur l'amour, plutôt que des hymnes à la gloire des dieux et des héros, Solon accomplit ainsi un pas décisif dans le chemin de l'humanisme. Il produisit, par la parole, un discours qui cherche à se traduire en action. Pour lui, c'est l'irréflexion (aphradiè) des citoyens, et non pas Zeus, qui est responsable du déferlement des maux sur la cité (fr. 4). De sorte qu'une évocation mythologique pour faire prévaloir la proximité entre hommes et dieux lui apparaît excessive dans une société où les lois « humaines » ne favorisent même pas la proximité entre les hommes. Nous découvrons une fois encore la distance qui sépare son discours de celui d'Hésiode, et qui exprime l'émergence d'un nouveau rapport de l'homme au monde : ce n'est plus la proximité entre les dieux et les hommes qui doit régir la proximité entre les hommes, mais plutôt l'inverse. Cette perspective qui sera adoptée par tout un courant de pensée en Grèce, dans la tradition inaugurée par les Sages, sera aussitôt infléchie par le courant pythagoricien, et renversée par Platon qui situe à nouveau Dieu comme la mesure de toutes choses. Elle retrouvera une forme de crédibilité chez Aristote à travers la figure du phronimos dont le modèle est Périclès, ce lointain disciple du Sage athénien.
28Dès lors, réformer les lois pour obliger les citoyens à réfléchir, paraît à Solon, bien avant l'instauration de la phronèsis, comme la seule voie pour harmoniser la cité en apportant un équilibre entre les partis qui s'y opposent, afin que les uns prennent conscience de leur puissance illégitime et que les autres comprennent qu'ils cautionnent leur servitude par leur comportement même. Par suite, par « irréflexion », il faut entendre ici, non seulement la démesure (hybris) de celui qui possède le pouvoir et qui succombe à l'appât des richesses, mais également l'ignorance du peuple qui cautionne cette situation, cette sorte de « servitude » volontaire, comme dira des siècles plus tard, Étienne de la Boétie32. La cité, dit Solon, est détruite par des hommes puissants tandis que le peuple, dans son ignorance, tombe sous la coupe d'un despote, car les gens portent leur attention aux paroles agiles plutôt qu'aux actions (fr. 9 et 10). À l'écho hésiodique qui sonne derrière ces paroles, Solon ajoute ainsi de nouvelles données, puisqu'il ne prône ni le travail à tout prix pour écarter le « malheur », ni l'élimination de l'ignorance, qu’il considère constitutive de l'homme (Cf. fr. 13). Il discerne que, face aux conséquences de l’expansion des cités grecques, qui élargit le champ de la connaissance et de l'expérience, l'ignorance est inévitable chez les hommes. Due à la modification des structures urbaines qui alimentent la pauvreté et à la colonisation qui déplace la main d'œuvre, cette expansion révèle aussi que le travail seul n'est plus un remède au mal, mais qu'il faut maîtriser la nouvelle forme d'injustice, celle des plus riches, car ceux-ci profitent de nouvelles situations socio-économiques et élargissent leurs activités au-delà des limites de la cité. Pour cette maîtrise, Solon commence par édicter des lois susceptibles d'écarter l'insolence et d'éliminer la démesure (fr. 4), et capables de garantir « la bonne organisation civique » (eunomia). Celle-ci ne peut être que le résultat d'un équilibre, d'une harmonie formée à partir de la juste mesure entre les parties qui s'opposent33. Réaliser la juste mesure en chaque circonstance, cela veut aussi dire consentir à harmoniser également l’une à l'autre violence et justice. Appliquer la force uniquement pour réaliser un partage équitable, et non plus pour conforter une répartition hiérarchique des lieux et des fonctions, voilà l’arrière-fond du pragmatisme de Solon, qui constitue, pour lui, la véritable sagesse (sophia). La sagesse, dit-il, se rapporte à la mesure, à une mesure « non-manifeste » (aphanès) qui fixe les limites de toute chose.
29En d’autres termes, ce n'est plus Zeus qui est la mesure des choses, mais cette règle invisible que doit appliquer le Sage pour que se réalise un équilibre entre le « rien de trop » et ce qui peut léser l'homme. Cette unité de mesure, toujours identique et pourtant toujours variable selon ce sur quoi elle est appliquée, assure à l'homme une règle de justice susceptible d'être appliquée en toute circonstance pour maîtriser la violence. Toutefois, en prenant comme méthode d'action le compromis et le consensus permanents, au détriment de critères plus fondamentaux et plus élevés, comme le faisait la tradition en se référant aux lois divines, et comme tenteront de le faire plus tard les éthiques à partir de Pythagore, la philosophie de l'action du Sage confortait un équilibre instable, toujours en proie à un déséquilibre, une dysharmonie. Pourtant, cette sagesse nouvelle trouvera, au fil du temps, son application dans le domaine physique à propos de la genèse du monde selon les Sages d'Ionie, dans les cités de Milet et d'Éphèse où Thalès, Anaximandre, Anaximène et Héraclite renversaient le cours des choses, en amorçant d'autres révolutions culturelles. Mais, plus fondamentalement, en marge de cette histoire, c'est l'émergence de la démocratie qui se dessine à l'horizon grâce aux efforts du Sage d'Athènes. Le destin démocratique de l'antique Athènes s'est inscrit dans les lois écrites de la cité solonienne, à travers la maîtrise qu'elle réussit à établir face à l’injustice et à la violence, grâce à la notion de « mesure » utilisée dans le sens souhaité par le centre delphique. Son oubli provisoire pendant des siècles n'est pas parvenu à étouffer son souffle initial et à en effacer les traces. Celles-ci ont en quelque sorte régi de leur retrait un itinéraire qui jaillira de nouveau à l'époque moderne. C'est dire que la tentative de Solon de maîtriser la violence du mythe et la violence politique de ses voisins et de ses concitoyens constitue un moment historial qui nous interpelle toujours.
Notes de bas de page
1 Cf. R. STROUD, The Axones and Kyrbeis of Drakon and Solon, Classical Studies, Berkeley University Press, Berkeley, 1979. Sur cette question, voir aussi mon étude Les enjeux du logos : de l'oral à l'écriture, à paraître dans Civilisations (Revue de l'Institut de sociologie de l'U.L.B.).
2 SOLON, fr. 36 dans M.L. WEST, lambi et elegi graeci, II, Oxford-New York, Clarendon Press et Oxford University Press, 1992 (1971) ; traduction ultérieure du même : Greek Lyric Poetry, Oxford, Clarendon, 1993. Sur cette question, voir N. LORAUX, Solon et la voix de l'écrit, in Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, Lille, éd. M. Detienne, Presses universitaires de Lille, 1992, p. 95-129.
3 Cf. M. DETIENNE, L'espace de la publicité : ses opérateurs intellectuels dans la cité, in Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, op. cit., p. 29-81.
4 Pour toute cette question, je me permets de renvoyer le lecteur à mon étude déjà citée, Les enjeux du logos : de l'oral à l'écriture, qui doit paraître dans la Revue de l'Institut de Sociologie de l'U.L.B., en 1997.
5 Pour discerner cette différence entre le monde antique et le monde contemporain, je renvoie le lecteur aux observations que je me suis permis de faire dans mes études : L'enjeu de la démocratie contemporaine, in Mélanges offerts à Constantin Despotopoulos, Athènes, éd. Papazisis, 1991, p. 83-99 et De l'iségorie à l'isopraxie, in Variations sur l'éthique (Mélanges offerts à J. Dabin), Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994, p. 124-146.
6 Pour une illustration de ce nécessaire redressement du mythe, voir mon étude Genèse et structure dans le mythe hésiodique des races, in Le métier du mythe (qui reprend les Actes du Colloque sur Hésiode de Lille, 1989), Lille, éd. F. Biaise et P. Judet de la Combe, Septentrion, 1996, p. 479-518.
7 Bien que j'aie déjà abordé ce thème dans mon livre Aux origines de la philosophie européenne. De la pensée archaïque au néoplatonisme, Bruxelles, Éd Boeck, 19942 (1992), j'y reviens dans mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, qui doit paraître aux Éditions Grasset, en 1997.
8 Sur cette difficulté, voir mon étude Le statut transcendantal du mythe, in Figures de la rationalité, Louvain-la-Neuve et Paris, éd. G. Florival, Inst. Supérieur de Philosophie de l’UCL - Vrin - Peeters, 1991, p. 14-44.
9 Cf. mon étude Genèse et structure dans le mythe hésiodique des races, déjà citée.
10 Il me semble important de noter ici que ce redressement n'est pas réductible à la pratique allégorique qui est introduite dans une période ultérieure de la pratique du mythe, avec comme point culminant Platon ; il constitue néanmoins la condition méthodologique de l'allégorie qui ajoute à l'effort de redressement une structure d'analogie et de ressemblance plus stricte.
11 Je reviens plus longuement sur cette question dans mon livre Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, déjà annoncé ci-dessus.
12 En plus de mon étude Genèse et structure dans le mythe hésiodique des races, déjà cité, voir G. NAGY, Le meilleur des Achéens. La fabrique du héros dans la poésie grecque archaïque, tr. fr. N. Loraux, Seuil, 1994 (orig. anglais, 1979).
13 Sur cette analyse de la pensée stoïcienne, voir mon livre Aux origines de la philosophie européenne, op. cit., p. 547 et s.
14 Je reviens sur ce thèmes dans mon livre Histoire de la philosophie ancienne et médiévale déjà annoncé. Dans ce même livre, je compare ces généalogies avec les généalogies bibliques, car il me semble intéressant d'observer que la situation politique des Cités grecques qui rendit possible ce type d'unification peut expliquer la différence entre le monde hellénique et le monde judaïque qui, en quête de territoire, nous propose un autre type de pratique généalogique, où c'est la notion de guide qui est mise en relief, un guide qui doit conduire les hommes à une destination. Dans ce type de généalogie, Dieu lui-même apparaît comme un guide.
15 C'est là un point que j'ai évité d'aborder dans mon livre Aux origines de la philosophie européenne, déjà cité, mais que je traite dans La philosophie ancienne et médiévale, où j'aborde plusieurs pratiques généalogiques, et notamment la généalogie judaïque. En ce qui concerne la question de l'orphisme en général, voir en dernier lieu, L. BRISSON, Orphée et l'Orphisme dans l'Antiquité gréco-romaine, Alderschot, Variorum Collected Series, 1995 ; Introduction à la philosophie du mythe, 1 : Sauver les mythes, Paris, Vrin, 1996.
16 En partant de la reconstitution de M. L. WEST, The orphic poems, Oxford, Clarendon Press, 1983.
17 DAMASCIUS, Traité des premiers principes, III, Paris, éd. L.G. Westerink, trad. J. Combès, Les Belles Lettres, 1991, p. 161, 14 et s.
18 Ibid., p. 161, 14 - 162, 18.
19 Ibid., p. 119, 1-2.
20 Voir DIOGÈNE LAËRCE, Vies des philosophes, 1, 40, qui attribue cette opinion à Dicéarque, disciple d'Aristote.
21 Bien que j’aie abordé ce thème dans mes livres Mythe et philosophie chez Parménide, Bruxelles, Ousia, 1990, vol. 2 (1986) et Aux origines de la philosophie européenne, déjà cité, j'y reviens plus longuement dans mon Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, annoncé ci-dessus, car cette différence ouvre à la question de la prédominance future au Moyen Age de la théologie.
22 Cf. mon livre Aux origines de la philosophie européenne, op. cit., p. 23 et s.
23 Récemment encore, on a découvert un témoignage d'Aristarque de Samos, selon lequel Thalès aurait proposé une théorie des éclipses solaires fondée sur l'étude des cycles lunaires. Voir à ce propos M.L. WEST, A new fragment of Heraclitus, in Zeitschrift für Papyrologic und Epigraphik, 67, 1987, p. 16 et A.V. LEBEDEV, Aristarchus of Samos on Thales' Theory of Eclipses, in Apeiron, 22 (2), 1990, p. 77-85.
24 Dont on trouve les traces dans le fr. 4 de l’Histoire de la philosophie (Philosophos historia) de Porphyre, et un exposé plus consistant dans le Liber phitosophorum moralium antiquorum du penseur arabe du 11e siècle, Abu-l-Wafa’al-Mubassir ibn-Fatik, repéré par F. Rosenthal (en 1937) et développé par F. Altheim (en 1954). Je me réfère ici à l'exposé d'A.-Ph. SEGONDS, Les fragments de l'histoire de la philosophie, en Appendice à l'édition et traduction des textes de Porphyre, Vie de Pythagore et Lettre à Marcello, dans la Collection Budé, aux éditions Les Belles Lettres, 1982, p. 169 et s.
25 Voir G. NAGY, Le meilleur des Achéens., op. cit., p. 29-30.
26 Cf. J.-P. VERNANT, Les origines de la pensée grecque, vol. 3, Paris, P.U.F., 1975 (1960) et Ch. MEIER, La naissance du politique, tr. fr. D. Trierweiler, Paris, Gallimard, 1995 (orig. allemand 1980).
27 Sur cette question, on peut consulter l'œuvre de J.-P. VERNANT et de M. DETIENNE qui ont bien mis en évidence l'importance de ce type de vérité.
28 ARISTOTE, Constitution d'Athènes, 2.
29 Cf. L.-M. L'HOMME-WERY, La notion d'harmonie dans la pensée politique de Solon, in Kernos, 9, 1996, p. 145-154 ; 146.
30 Pour le sens de cette démarche, voir mon étude Les enjeux du logos : de l'oral à l'écriture, déjà citée.
31 La proximité du phénomène avec le monde d'aujourd'hui ne peut nous laisser indifférents. Le monde contemporain, enfoncé de plus en plus dans un endettement déréglé (aussi bien des citoyens que des États) et en même temps soumis à des structures techno-économiques incomparablement plus puissantes que celles de la Grèce solonienne, se trouve de plus en plus acculé à devoir choisir entre des options occasionnelles auxquelles le monde politique se résigne de plus en plus, et des options plus radicales mais qui requièrent, pour l'ordre politique, une volonté de conquérir un degré plus élevé d'autonomie face aux pouvoirs invisibles qui cherchent à le dominer. Si un tel tournant de l'activité politique des États de droit ne parvient pas à s'amorcer dans un avenir à court ou moyen terme, tout porte à croire que plus tard le monde politique devra se résigner, face à la dégradation progressive des situations existentielles des populations, à des actions plus radicales, du type solonien, comme celle du « rejet du fardeau » en abolissant les dettes des plus défavorisés. Du reste, cela devrait être déjà l’objectif des pays démocratiques pour éviter l’iniquité (bien sûr avec des obligations pour les bénéficiaires et des compensations pour les créditeurs, compensations également limitées qui n’effacent pas leur propre responsabilité dans cette dérive). Sans des décisions radicales, en accord avec un pragmatisme réfléchi, l’humanisme sans cesse évoqué risque de n’être plus un jour que celui d'une utopie du passé. Sur l’autonomie du politique, je me permets de renvoyer à mes études L'enjeu de la démocratie contemporaine, in Mélanges offerts à C. Despotopoulos, op. cit. et De l'iségorie à l'isopraxie, op. cit. (cf. n. 5 ci-dessus).
32 É. de la BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, p. 181.
33 L.-M. L'HOMME-WERY, op. cit., p. 145-146.
Auteur
Philosophe, Université Libre de Bruxelles
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