La philosophie de langue française
p. 177-188
Texte intégral
1En juillet 1987, se tenait à la Sorbonne un Congrès consacré à Cinquante ans de philosophie de langue française. Il était organisé par l’Association des Sociétés de philosophie de langue française, association fondée en 1937, à la suite du Congrès international de Philosophie célébrant le troisième centenaire du Discours de la méthode. Au moment du cinquantenaire, des congrès de cette association s’étaient déjà tenus, en dehors de la France, à Bruxelles-Louvain (1947, 1964, 1982), en Suisse romande (1949, 1966), puis au Québec (1971, 1984), mais aussi à Athènes, sous les auspices de la Société hellénique d’études philosophiques (1986). Et, s’il n’avait pu être tenu, un congrès avait été projeté à Abidjan par la Société ivoirienne de philosophie.
2Nous ne suivrons pas davantage les destinées de cette association toujours prospère et qui a, depuis, incorporé d’autres sociétés de philosophie se réclamant de la francophonie. En marge des grands congrès internationaux, dont le premier fut tenu à Paris, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, ces congrès attestent la réalité et la vivacité d’un milieu philosophique proprement francophone. Et, dans cette contribution à l’hommage mérité rendu à notre amie Hélène Ackermans, il nous est agréable de constater la présence des Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, dès les tout premiers congrès, auxquels participait Mgr Henri Van Camp.
3L’histoire de la philosophie peut s’inspirer de l’intérêt que l’histoire des intellectuels porte de plus en plus aux réseaux et aux lieux de sociabilité. Il est certain que la philosophie exige de chacun de ceux qui la pratiquent l’acceptation d’une responsabilité propre, et une solitude corrélative. Mais les discussions entre philosophes sont aussi nécessaires à la fois pour leur permettre de confronter leurs pensées et pour offrir au public une meilleure connaissance de leurs apports respectifs. A cet égard, on doit reconnaître l’intérêt des conférences et des sessions organisées à Bruxelles, sous l’impulsion initiale de Mgr Van Camp, l’intérêt aussi des Cahiers de l’École des sciences philosophiques et religieuses, avec les excellentes présentations dans lesquelles Hélène Ackermans fait ressortir l’unité du thème au traitement duquel contribuent les différents conférenciers, avec leurs compétences propres.
4Il faut dire aussi que tout philosophe se nourrit des grandes œuvres de la tradition initiée jadis en Grèce, tradition qui outrepasse les frontières nationales, voire les frontières linguistiques. Malgré tout, les regroupements opérés sur la base d’une langue commune représentent un lieu spécifique d’échanges facilités par des présupposés communs. Mais — question décisive pour notre propos — suffit-il de se réunir entre philosophes pratiquant la langue française pour que l’on puisse parler d’une « philosophie française » ?
5En 1996, l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française a tenu à Paris son XXVIème congrès célébrant « L’esprit cartésien ». De fait, le quatrième centenaire de la naissance de Descartes a ramené sur cet initiateur de la pensée moderne une attention philosophique qui ne s’en était à vrai dire jamais détournée, mais qui a trouvé l’occasion de s’intensifier dans les nombreux livres publiés, dans les grands congrès tenus à cette occasion. Or, en ce qui concerne la philosophie en langue française, la décision prise par Descartes de publier en cette langue est un moment important : « Et si j’écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu’en latin, qui est celle de mes précepteurs, c’est à cause que j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens ; et pour ceux qui joignent le bon sens avec l’étude, lesquels je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m’assure, si partiaux pour le latin, qu’ils refusent d’entendre mes raisons pour ce que je les explique en langue vulgaire »1.
6Le latin reste donc pour Descartes une langue de culture et de débat entre les savants. Henri Gouhier commente ce texte en disant : « Au XVIIème siècle, quand Descartes veut s’adresser directement à des professeurs de philosophie, qui sont, d’ailleurs, des théologiens, il parle latin. Mais il a le sentiment que les questions posées par la philosophie n’intéressent pas seulement les spécialistes, que le philosophe doit et peut écrire pour tous les lecteurs cultivés, y compris les femmes. Il y a là une conviction qui, plus ou moins consciemment, anime tous les philosophes d’expression française. D’où la présence parmi eux de quelques-uns de nos plus grands écrivains et la difficulté de séparer histoire de la philosophie et histoire des lettres françaises »2.
7Fondateur, Descartes le fut incontestablement, mais de quoi ? Bergson s’accorde avec Hegel pour déclarer que « toute la philosophie moderne dérive de Descartes ». Mais il trouve aussi en Descartes un parfait représentant de ce que la philosophie française a de spécifique. Comment accorder les deux thèmes sinon en déclarant d’emblée, ce que fait d’ailleurs Bergson, que la France « a été la grande initiatrice », et qu’elle reste « perpétuellement inventive, semeuse d’idées nouvelles » ? Cette influence de la philosophie française ne tient d’ailleurs pas seulement à son élément cartésien. Selon Bergson, au courant rationaliste s’oppose un courant qui privilégie le « sentiment » (pris au sens du XVIIème siècle). Or, « ce second courant dérive, comme le premier, d’un philosophe français » et il s’agit, cette fois, de Pascal.
8L’article de Bergson que nous citons a paru le 15 mai 1915 dans la Revue de Paris3. Le contexte est celui de la première guerre mondiale et de la propagande idéologique dont celle-ci fut la cause, soit en Allemagne, soit en France. C’est à la même époque et dans le même contexte que Victor Delbos fait à la Sorbonne un cours sur « La philosophie française » dans lequel il déclare aussi que « la philosophie française n’a usé de notre esprit national que pour accomplir son œuvre dans un sens universel et sans préjugé national »4.
9En France, la fierté nationale s’accommode aisément de la prétention à l’universalisme. Citons l’un ou l’autre exemple. Chez Hippolyte Taine, cette prétention s’applique en tout cas à la mise à la portée du plus grand nombre de découvertes faites ailleurs. Ainsi écrit-il dans Les philosophes classiques du XIXème siècle en France : « On a dit que le propre de l’esprit français est d’éclaircir, de développer, de publier les vérités générales ; que les faits découverts en Angleterre et les théories inventées en Allemagne ont besoin de passer par nos livres pour recevoir en Europe le droit de cité ; que nos écrivains seuls savent réduire la science en notions populaires, conduire les esprits pas à pas et sans qu’ils s’en doutent vers un but lointain, aplanir le chemin, supprimer l’ennui et l’effort et changer le laborieux voyage en une promenade de plaisir »5.
10De même, dans la suite qu’il entend donner à l’ancien rapport de Ravaisson sur La philosophie en France au XIXème siècle, Émile Boutroux indique, comme premier trait des productions philosophiques françaises, « l’effort pour penser d’une façon véritablement universelle, en s’évadant le plus possible de toute tradition d’école, si large qu’on la suppose »6. Mais Boutroux retient d’autres traits caractéristiques, dont « la tendance à unir la philosophie aux sciences positives », sans pour autant renier « ces subtiles études du cœur humain où avaient excellé les moralistes français des XVIIème et XVIIIème siècles » (p. 185).
11Dans un article sur La vocation philosophique des peuples, Louis Lavelle insiste également sur le goût français de l’analyse de soi, par lequel, dit-il, « nous sommes plus socratiques encore que cartésiens ». En revanche, la pensée allemande « tend toujours à annihiler l’indépendance de l’être individuel au profit de certaines puissances qui l’enveloppent et qui la dépassent ». Aussi nous donne-t-elle l’impression d’avoir « plus de grandeur et moins d’humanité ». Orientée vers des fins pratiques, la philosophie traditionnelle de l’Angleterre est, au contraire, « très voisine du réel ». Mais l’empirisme ne satisfait pas tous les besoins de l’âme anglaise, de sorte que l’on rencontre chez les penseurs qui demeurent fidèles à son élément mystique « une inspiration sociale et religieuse » qui transfigure cet empirisme7.
12Ce sont les peuples qui ont, selon Lavelle, des vocations philosophiques originales. Mais la question demeure de savoir si, lorsqu’on parle de l’esprit français, on vise un caractère proprement national ou une particularité de la langue française, avec ses traditions syntaxiques et sémantiques spécifiques. Autrement dit, s’agit-il de la philosophie française ou de la philosophie en langue française ? On renverra évidemment sur ce point au livre de Michel Serres : Éloge de la philosophie en langue française8. Egalement à l’article de Pierre Macherey, qui développe le thème de « l’existence effective d’une philosophie à la française »9. Selon Macherey, cette philosophie ne se rapporte pas aux « conditions intemporelles d’un esprit qui serait naturellement français », mais elle doit être mise en rapport « avec le développement de pratiques philosophiques, elles-mêmes inséparables de la formation en France d’un Etat-Nation ».
13Les transformations politiques font que la question ne se pose pas de la même manière aux différentes époques de la modernité. Descartes et les grands cartésiens sont-ils des philosophes allemands, français, hollandais... ou des philosophes européens, susceptibles de parler en latin et/ou en d’autres langues, dont le français ? Il est vrai qu’au XVIIIème siècle, les Lumières françaises se distinguent des Lumières allemandes, mais les unes et les autres ne sont-elles pas co-appartenantes à l’Europe des Lumières ?
14Les nationalités philosophiques ne se distinguent véritablement qu’au XIXème siècle, qui est de toutes manières le siècle des nations et des langues nationales. Au sein de l’histoire générale de la philosophie, s’il y a un temps pour les philosophies nationales, c’est ce XIXème siècle (dont on peut d’ailleurs admettre qu’il se termine seulement en 1914). Ainsi trouvera-t-on dans le Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck des entrées « allemande (philosophie) » ; « anglaise (philosophie) » ; « française (philosophie) » ; « italienne (philosophie) »10. La place accordée à ces différents secteurs est d’ailleurs très inégale. Pour la philosophie anglaise, aucun nom n'est cité ; il existe, dit-on, des philosophes anglais qui sont « des esprits d’une même trempe, des hommes d’une même nation », mais ce ne sont pas « des philosophes d’une même école » (p. 68). Il est vrai qu’une longue notice est consacrée par ailleurs à l’école écossaise11.
15Pour la philosophie allemande, l’examen des principaux systèmes se conclut par une comparaison : depuis un siècle, un mouvement philosophique considérable s’est accompli en Allemagne, mais son succès est compromis par des défauts tels que l’abus du raisonnement a priori et le mépris de l’observation et de l’expérience. Quant à la France, on ne voit pas pourquoi un rôle important ne lui serait pas réservé dans l’avenir philosophique qui se prépare. Ne faut-il pas mettre à son crédit « les qualités qui distinguent l’esprit français, la justesse, la netteté, la sagacité, l’éloignement pour toute espèce d’exagération, le sentiment de la mesure, c’est-à-dire du vrai en tout, l’amour de la clarté » (p. 37) ?
16Au tout début du siècle, Madame de Staël s’interrogeait sur l’injustice des français à l’égard de la littérature allemande. L’explication la plus immédiate accuse le manque de connaissance de la langue allemande en France. Dans cette ligne, l’on préciserait volontiers que cette lacune est en grande partie responsable du long retard pris par les Français dans l’assimilation de la philosophie de Kant et des post-kantiens. Mais Madame de Staël allait plus loin en évoquant la différence du rapport à l’esprit public : « Un auteur allemand forme son public ; en France, le public commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi »12.
17Dans la première moitié du XIXème siècle, Victor Cousin installe en France une philosophie qui ne supporte évidemment pas la comparaison avec la philosophie allemande de la même époque. Mais Victor Cousin écrit à Hegel en avril 1828 : « J'ai commencé dans mon pays un mouvement philosophique qui n'est pas sans importance, j'y veux avec le temps y attacher mon nom, voilà toute mon ambition. J'ai celle-là, je n’en ai pas d'autre. Je désire avec le temps affermir, élargir, améliorer ma situation dans l'Instruction publique, mais seulement dans l'Instruction publique. Qu'en dites-vous, Hegel ? » De fait, grâce à ses différentes fonctions officielles, dont la présidence du jury de l’agrégation, Victor Cousin a réussi à créer un véritable corps d’enseignants de philosophie et à intégrer cet enseignement dans l’Université napoléonienne. Ainsi a-t-il constitué la tradition française de la classe de philosophie, avec ses méthodes et avec un programme dont les grandes lignes ont été longtemps maintenues.
18Tous les pays francophones n’ont pas adopté ce couronnement philosophique des études secondaires13. Mais, là où il existe, et d’abord en France, un tel dispositif contribue à former un public ouvert aux questions fondamentales de la psychologie, de la logique, de la morale, ou de la métaphysique. Et surtout un public capable, au moins dans une certaine mesure, de suivre la mise en forme proprement philosophique de ces questions. Victor Cousin a donc exercé une influence durable sur l’insertion universitaire de la philosophie en France et sur les structures de son enseignement. Pourtant, l’école de Victor Cousin n’a guère survécu à la mort de son fondateur en 1867.
19Son échec final tient surtout au fait que la forme de son spiritualisme s’est révélée incapable d’intégrer l’apport des sciences, et en particulier la naissance et le développement d’une psychologie scientifique. Dans son article de 1885, sur Psychologie et métaphysique, Jules Lachelier constate cette impuissance de la doctrine psychologique fondée par Victor Cousin et il cherche à lui substituer un nouveau spiritualisme. Mais Lachelier ne conteste pas, pour autant, l’orientation fondamentale ainsi définie : « nécessité de commencer l’étude de la philosophie par la psychologie, et possibilité de passer, par la théorie de la raison, de la psychologie à la métaphysique ».
20Si elle structure l’analyse réflexive et si elle se retrouve dans une pensée existentielle, une telle orientation est tout à fait étrangère à Auguste Comte. Or, si l’influence du positivisme dépasse largement les frontières de la France, et même de la francophonie, cette philosophie n’en est pas moins caractéristique de plusieurs tendances fortes de la pensée française du XIXème siècle. On retiendra bien évidemment l’attention à la science : au tournant du siècle, cette attention se retrouve dans une philosophie des sciences non-positiviste, et elle inspirera les débats de la Société française de philosophie, soucieuse de réunir philosophes et savants. Mais on n’oubliera pas la préoccupation de penser la société française en élaborant une véritable philosophie politique. La sectorisation des histoires rejette souvent hors de la philosophie proprement dite des auteurs du XIXème siècle tels que le comte de Saint-Simon, Pierre Leroux, Charles Fourier, Edgar Quinet ou Pierre Joseph Proudhon, qu’il serait pourtant injuste de cantonner dans une histoire des idées politiques au statut problématique14. Réciproquement d’ailleurs, les historiens de la philosophie ne tiennent pas assez compte de l’intérêt politique d’un philosophe tel que Charles Renouvier, intérêt manifesté en particulier par son Manuel républicain de l’homme et du citoyen (1848).
21Il conviendrait évidemment de prolonger cette étude, surtout pour évaluer la capacité des philosophes français à se nourrir de pensées étrangères. Développée en marge de l’Université, la philosophie de Renouvier offre une combinaison spécifique de criticisme kantien et de positivisme comtien. Mais la véritable ouverture à la pensée de Kant est le fait de Lachelier et d’historiens de la philosophie tels que Émile Boutroux ou Victor Delbos. Ce dernier meurt prématurément en 1915, mais il avait prolongé son enquête en allant De Kant aux postkantiens15. Or, en ce qui concerne ces derniers, la fin du XIXème siècle n’a pas beaucoup produit d’ouvrages français ayant la valeur du livre toujours suggestif de Georges Noël, recueillant ses articles de 1895 sur La logique de Hegel.
22Pour justifier l’intérêt qu’il porte au système de Hegel, Georges Noël invoque d’abord le fait que, si le criticisme kantien ne permet plus de s’en tenir à l’empirisme associationniste, et pas davantage de revenir au rationalisme cartésien, ce criticisme présente des difficultés dont la solution doit être cherchée dans les systèmes des successeurs de Kant. Mais Georges Noël souligne aussi le fait de la renaissance de l'hégélianisme qui se développait à la même époque en Angleterre. Nous reverrons l’influence de Bradley sur Gabriel Marcel. Mais nous saisissons l’occasion de noter l’influence exercée en France au tournant du siècle par le monde anglo-saxon.
23Deux auteurs sont particulièrement importants. A la fin du XIXème siècle, c’est à travers l’œuvre d’Herbert Spencer que l’évolutionnisme entrera vraiment dans la philosophie française et l’on sait combien l’intérêt suscité par le philosophe anglais, mais aussi l’insatisfaction ressentie devant sa théorie de l’évolution, ont stimulé la pensée d’Henri Bergson. Lequel reconnaîtra aussi la parenté d’inspiration unissant sa recherche et celle de William James. Et c’est un fait qu’à travers ce dernier, la question du pragmatisme sera présente, au point d’en être obsédante, dans la pensée française, au cours de la première décade du XXème siècle. En témoigne, par exemple, la séance que la Société française de Philosophie avait consacrée à la question du pragmatisme le 7 mai 1907. Mais en témoigne aussi le fait qu’en 1912 l’Académie des Sciences morales et politiques mettait au concours le sujet suivant : « le Pragmatisme, origines, formes principales, signification et valeur de cette philosophie ». La même année d’ailleurs, la question de « la valeur du pragmatisme comme doctrine religieuse » faisait l’objet du concours d’apologétique de la Faculté de Théologie de l’Institut catholique de Paris. Cette coïncidence a en tout cas l’intérêt de souligner l’extraordinaire importance prise en ce début du XXème siècle par le pragmatisme anglo-saxon, surtout, mais pas exclusivement, représenté par William James.
24Si l’on entre sur le terrain du catholicisme francophone, le kantisme est, à la fin du XIXème siècle, un point fort d’opposition entre la pensée universitaire et la philosophie catholique, foncièrement anti-kantienne. Il conviendrait, à cet égard, de tenir compte des échanges intellectuels qui s’opèrent notamment entre la Belgique et la France pour la remise en valeur d’un thomisme prenant en compte les sciences modernes. Et, parfois même la philosophie moderne, mais la chose est plus vraie de la Belgique que de la France. En soumettant les études ecclésiastiques à l’autorité de la pensée de saint Thomas d’Aquin, l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII visait à transcender les particularités nationales en faveur d’une philosophie qui devait correspondre à la dimension internationale de l’Église catholique. Mais, sous l’adage nova et vetera, le futur cardinal Mercier prendra des initiatives plus immédiatement novatrices, tandis que le thomisme français portera encore longtemps la marque de l’ancien traditionalisme.
25Nous arrêtons arbitrairement cette étude. Elle est, en toute hypothèse, trop lacunaire pour autoriser une véritable conclusion. Au terme, j’aimerais simplement prendre l’exemple de Paul Ricœur pour montrer comment une philosophie qui s’inscrit résolument dans une tradition française peut avoir été fécondée par la philosophie allemande et par les recherches anglo-saxonnes. La phénoménologie de Husserl est présente dès le point de départ, et Ricœur a souvent explicité les rapports qu’il établit entre cette phénoménologie et son herméneutique. Mais cette herméneutique se construit aussi dans une confrontation permanente avec une philosophie du langage d’origine anglo-saxonne. Et c’est dans cette même aire culturelle que Ricœur rencontre une réflexion juridico-politique qui féconde certaines de ses pensées les plus récentes.
26Sans développer ces différents apports internationaux, je reviendrai aux sources proprement françaises de la philosophie de Ricœur. Non pour le réinsérer à tout prix dans l’étroitesse d’un cadre sans cesse outrepassé. Mais pour manifester la complexité de ces sources. Quoi de plus français que la pensée d’un Jean Nabert ou d’un Gabriel Marcel. Et pourtant ! Certes, par Jean Nabert, Ricœur s’inscrit dans la tradition de philosophie réflexive inaugurée par les auteurs qui avaient fait l’objet de son premier mémoire : Jules Lachelier et Jules Lagneau. Mais comment comprendre Jean Nabert si on ne se réfère pas à Kant et à Fichte ? Quant à Gabriel Marcel, il faut bien rappeler que son premier travail portait sur les idées métaphysiques de Coleridge dans leurs rapports avec la philosophie de Schelling, et que le jeune agrégé de 1910 a publié quelques années plus tard un ensemble d’articles sur La métaphysique de Royce. D’autre part, même s’il lui a fallu se dégager de cet idéalisme pour construire sa propre philosophie de l’existence, Marcel a quand même subi une forte influence de l'hégélianisme anglais d’un Bradley. Or, c’est à propos de ce dernier que Lavelle écrivait : « Le mysticisme, qui a des racines si profondes dans la sensibilité anglaise, a vivifié l’idéalisme allemand et lui a donné un admirable épanouissement »16.
27Bref, il n’y a pas d’esperanto philosophique et il importe de respecter la réalité de ces langues philosophiques bien distinctes les unes des autres et qui ont, chacune, leur tradition propre. Mais le respect de cette diversité n’implique pas que l’on méconnaisse la valeur des échanges par lesquels s’atteste et se concrétise la vocation universelle de la philosophie.
Notes de bas de page
1 DESCARTES, Œuvres et Lettres, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, N.R.F., 1953, p. 179.
2 Peut-on parler d’une philosophie française ?, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, no 74, 1990, p. 5.
3 Voir Écrits et paroles, Paris, P.U.F., 1959, t. 2, p. 413 et s.
4 V. DELBOS, La philosophie française, Paris, Plon, 1919, p. 14.
5 Nous citons la 9° éd., Paris, Hachette, 1905, p. 20.
6 E. BOUTROUX, La philosophie en France depuis 1867, rapport présenté en 1908 au Congrès international de philosophie de Heidelberg, in Nouvelles études d’histoire de la philosophie, Paris, Alcan, 1927, p. 184.
7 L. LAVELLE, Panorama des doctrines philosophiques, Paris, Albin Michel, 1967, p. 9-18.
8 On sait que Michel Serres dirige l’édition du Corpus des œuvres philosophiques en langue française. Ce corpus mériterait une étude spécifique.
9 P. MACHEREY, La philosophie à la française, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, no 74, 1990, p. 8.
10 Nous nous référons à la troisième édition, Paris, Hachette, 1885
11 Sous l’entrée « Écossaise (École) », p. 425-428.
12 Madame de STAEL, De l’Allemagne, nouvelle édition, Paris, Charpentier, 1886, p. 124.
13 En revanche, d’autres pays francophones, comme la Belgique, font place à la philosophie dans l’ensemble des programmes universitaires, y compris scientifiques, ce que ne fait guère la France.
14 Nous ne visons pas l’œuvre de Paul Bénichou qui a, au contraire, le mérite de relier les histoires de la philosophie, de la littérature et des idées politiques. Ainsi Le temps des prophètes, Paris, N.R.F., 1977.
15 Livre posthume. Delbos avait aussi publié en 1911 dans la Revue de métaphysique et de morale un article sur Husserl. Sa critique du psychologisme et sa conception d’une logique pure.
16 L. LAVELLE, op. cit., p. 18.
Auteur
Philosophe, Institut catholique de Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010