La philosophie, un « éveil sans trace »
p. 157-164
Texte intégral
11. La philosophie, telle du moins que reçue en tradition occidentale, fait souvent figure de discipline de pensée qui, se vouant à l'universel, laisserait échapper la saveur des choses, dans leur contingence de fragilité. A tout reprendre sous la raison du concept, elle se condamnerait à négliger les mille et une nuances des réalités plurielles pour les reconduire à une certaine uniformité décidément monochrome. Il se peut que l'on touche en cela à ce qui ressortirait à l’une de ses tendances ou tentations. Tenir ce danger pour ultime ne serait-ce pas méconnaître pourtant les visages multiples que la philosophie est amenée à prendre, non pas de façon aléatoire, mais en vertu de ce qui constitue son essence ? Honorer cette visée authentique, c'est prendre simplement en considération une articulation interne entre ce que d'aucuns diront être la philosophie et son autre, — où l'on peut voir la relation que la philosophie entretient avec elle-même comme autre que soi. Dans la vision du lien intrinsèque qui toujours rapporte l'universel aux particularités dont il procède et auxquelles il ne cesse de ramener.
2Cette complexité ou plutôt cette contradiction qui fait sa richesse, la philosophie l’exprimerait au moins en trois champs d’investigation. Le premier concerne la logique de son propre contenu et du déploiement qu'il appelle. S'impose ici une distinction entre le fait de réfléchir philosophiquement, d'une façon régionalisée, c'est-à-dire à propos de cet objet ou de cet autre, et l'attention que, d'autre part, l'on peut porter à ce qui, en chacun de ces domaines, ressortit à l’acte de penser, dans sa plus grande extension et dans la simplicité de ses procédures. D'un côté, le pluriel des philosophies multiformes, dans leur diversité légitime, accordées qu'elles se veulent à ce que requiert tel ou tel champ du savoir, de l'autre, dans sa dimension singulière — c'est-à-dire universelle en sa particularité même — la philosophie, dans son unité fondamentale, seule raison possible d'une communication entre les savoirs. Ainsi la philosophie politique n'est-elle pas de même nature qu'une philosophie des sciences ou une philosophie de l'art ; et pourtant, même si l'on entretient un rapport critique à l'idée d'une encyclopédie des connaissances, on ne saurait nier que ces diverses disciplines régionales tirent vie d'une référence à une plage commune, en sorte que le principe vital de pensée ici et là peut être l'objet d’un discours spécifique éveillé à la légitimité de son abstraction logique. Est-ce là remettre en valeur cet universel formel dont la contrepartie serait une perte des contenus de type existentiel ? En fait, l'universel que l'on vise en l'occurrence n'est pas de l'ordre d'une essence qui subsisterait par soi, dans quelque lieu préservé de toute économie de contingence, à la façon dont certaine tradition, en infidélité à son modèle, a cru pouvoir comprendre le système des Idées platoniciennes ; en vérité, cet universel qui, une fois encore, est de nature logique représente un « monde » que l'on peut dire « antérieur » aux philosophies particulières — non d'une antériorité chronologique, mais par le jeu d'une présupposition intérieure, d'une condition de subsistance et d'autonomie reconnue à chaque philosophie prise en elle-même.
3L'universel philosophique et les particularités dans lesquelles il s'exprime lui-même se donne à connaître en un second champ d'analyse — non plus dans le rapport de la philosophie à elle-même, mais dans la relation de la philosophie, à la fois singulière et plurielle, avec d'autres domaines de connaissance, voués comme elle à l'intelligence du mouvement des choses et à l'acquisition d'une sagesse. Certes, il importe là encore de ne pas brouiller les spécificités : la philosophie, dans la liberté et la gratuité qu'elle postule, ne saurait être comprise comme une spiritualité — surtout si celle-ci se réclame d'une doctrine particulière ou d'une forme religieuse définie ; elle ne saurait davantage prétendre fournir à ceux qui la cultivent une règle de vie pas plus qu’une assurance de vérité ou de bonheur. Pour autant, à nouveau, elle ne reste pas en dehors de l'effort des hommes soucieux d'obtenir quelque lumière sur leurs jugements et sur leur conduite. La compréhension du monde qu’elle essaie de mettre en œuvre relèverait d'une abstraction si elle ne se traduisait dans une éthique, qui peut prendre la figure d'une morale ou d'une esthétique de l'action. Dans le respect des compétences, et compte tenu des systèmes de référence qui ne sont pas les mêmes dans un cas et dans un autre, philosophies et spiritualités, dans le pluriel de leurs émergences historiques, peuvent communiquer entre elles par le jeu, à nouveau, d'un double retour à certaine visée fondamentale qui commande, à la façon d'un « monde » logiquement antérieur, ces deux types de savoir.
4Troisième champ d’approche enfin concernant l’articulation de l'universel et du particulier que la philosophie noue avec elle-même et avec son autre : il concerne les rapports diachroniques —compliqués, le cas échéant, de distance spatiale — que peuvent entretenir entre eux des systèmes de pensée éloignés l’un de l'autre et répondant toutefois à des modes de fonctionnement logique largement comparables et parfois franchement identiques. N'est-ce point là une condition pour qu'une lecture de Platon, de Dôgen, d'Eckhart ou de Hegel, pour ne s'en tenir qu'à ceux-là, soit autre chose que l'encensement d'une œuvre de musée, et puisse être l'objet d'une véritable herméneutique dialectique qui décide de la signification de leurs énoncés dans le présent de nos discours ? Appel est ici fait, une fois encore, à un « monde » logiquement antérieur à chacun de ces systèmes de pensée et conférant à chacun d'eux sa densité particulière et cependant largement semblable.
5Une même approche pour un triple champ d'investigation : la philosophie dans sa relation à elle-même, aux autres disciplines voisines, aux autres systèmes comparables dans le temps et dans l'espace. Chacune de ces considérations, qui mènent bien au-delà d'un simple rapport d'analogie, peut être saisie comme la traduction de cette économie de pensée qu'un Maître Eckhart met en œuvre lorsqu'il opère une distinction, étonnante peut-être mais parfaitement fondée, entre les individus — Burckhard, Conrad, Henri — et l'homme dont chacun de ceux-là est une actualisation partielle et limitée ; ce qui vaut aussi, à l'ultime, pour tenter de comprendre le mouvement de l'Incarnation : « Quand je te bats, je bats d’abord un Burckhard ou un Henri, et seulement ensuite c'est l'homme que je bats. Dieu ne fit pas ainsi, il revêtit d'abord l'humanité »1. C'est au nom de cet homme, et sans faire de lui une entité ontologiquement distincte, que la philosophie, par le jeu de ses procédures logiques, est en mesure de dire et de faire certaine unité relationnelle entre les philosophies, les spiritualités, les époques et les civilisations différentes.
62. Cette triple instance justifie l'appel que l'on peut faire, pour tenter de comprendre ce qu'il en va du philosopher, à un jugement de prime abord énigmatique de Dôgen, grand maître du zen japonais qui vécut dans la première moitié du XIIIe siècle (1200-1253), peu de temps par conséquent avant la naissance d'Eckhart : « S'oublier, c'est actualiser les existences, c'est dépouiller corps et esprit, pour soi-même et pour les autres. C'est voir disparaître toute trace d'éveil, et faire apparaître constamment cet éveil sans trace ».
7Qui se trouve éveillé aux thèmes de la grande tradition dialectique de l'Occident ne peut qu'être frappé d'emblée par la parenté entre le mouvement de pensée et le vocabulaire lui-même d'un texte de cette sorte avec ce que la tradition évoquée porte en elle de caractéristique. Tout concordisme écarté, l'hypothèse peut être avancée que l'on se trouve ici en présence d'une de ces rencontres qui, par double reconduction à l'universel fondateur qui définit l'homme de tous les temps et de tous les lieux, vient à dire une expérience largement semblable et mutuellement comblante. Comment l'oubli et le dépouillement n'évoqueraient-ils pas le détachement et le laisser que l'on trouve chez Eckhart et chez quelques autres que l'on rappellera ci-dessous ? Comment l'éveil ne rejoindrait-il pas l'acte de la naissance par lequel Eckhart, lui encore, exprime l’identité de l’être et de son advenir à lui-même ? Comment, par ailleurs, les mouvements connexes de l'apparaître et du disparaître, comment les termes d'existence ou d'actualisation ne rappelleraient-ils pas le vocabulaire et le mode de pensée dont fait usage un Hegel ? Il y a là plus que du fortuit : l'indication d'une parenté profonde et la promesse d'un échange de déterminations dont on peut espérer un éclairage mutuel. Ce que l'on tentera de montrer à propos de ce qui constitue les deux aspects — repris dans une unité foncière — que comporte ce jugement de Maître Dôgen.
83. Ce texte s'ouvre sur un appel à ce que l'on pourrait appeler la miséricorde de l'oubli. Miséricorde et véritable nécessité logique. « On dit toujours que l’oubli est un défaut, dit bellement Marguerite Duras, mais heureusement qu'il existe, si l'on se remémorait parfaitement tout, les douleurs, les passions, les joies, l'instant serait blanchi, complètement spolié, n'existerait plus... L'oubli, c'est la vraie mémoire... »2. Ce qui transparaît d’abord ici, c'est le rôle cathartique dévolu à l'oubli, la fonction qu'il assume de libérer l'espace pour de nouvelles figures de sens. Non que l'on s'en tienne alors à une discontinuité absolue, la succession d'événements sans lien les uns avec les autres — mais ce qui est passé est enfoui dans les profondeurs de l'inconscient et rejoint cette nappe de l'universel dont il assure la couleur et la richesse. Ce qui est dire déjà qu'il ne s’agit pas simplement de débarrasser la scène de la conscience en abolissant l'événement qui se trouve forclos, mais de le ramener à cet universel auquel s'alimente la mémoire profonde ; c'est en ce sens que l'on peut dire en toute vérité : « L'oubli, c'est la vraie mémoire ».
9La forme que prend pareil oubli est la déprise à opérer par rapport à toute réalité — corps et esprit. La requête porte donc sur le tout. L'entendre comme le soupçon porté sur les réalités du corps et de la terre au profit d'un « esprit » alors spolié de son poids de concrétude serait un contresens, car c'est bien plutôt l'homme, corps et esprit, particulier et universel, qui, porteur de négation essentielle, est la raison intime de sa vérité. S'oublier, se déprendre, c’est opter pour cette liberté faite de « bonne distance » à l'égard des choses et de soi-même. Une fois encore, congédiée cette forme de paranoïa qui miserait sur le quantitatif en mesurant le dépouillement de corps et d'esprit à la somme des renoncements particuliers, c’est l'universel de l'homme, tel que l'entend un Maître Eckhart, qui se trouve ici visé. C'est par là, pense Dôgen, que l'on parvient à actualiser l'existence — c'est-à-dire à lui donner une consistance dont la figure de paradoxe est d'être identique au rien de l’oubli.
10Actualiser l'existence — les existences, car c'est décidément le particulier qui se trouve ici investi de l'universalité du sens — pour soi-même et pour les autres. L'universalité intensive de l'homme bascule dans le regard extensivement universel qui de là se trouve rendu possible ; et non seulement le regard, mais l'efficience, à la mesure de cette profondeur à laquelle on vient à enrichir le terreau commun dont les individus tirent leur propre sève. Ouverture historique vers la pluralité des êtres et des mondes, parce que ouverture logique vers la profondeur de la vie. Par là s'explique l'excellence humaine de cette vertu de compassion qu'un Paul Ricœur admire dans la spiritualité bouddhique. Contre l'égocentrisme de la jungle, s'ouvre ici ce mitfühlen, cette façon de ressentir-avec qui déborde le cercle même de l'humanité, si large qu'on le veuille, pour s'étendre à toute forme de vivre, plus largement encore à tout ce qui est. Car il s'agit là d'une attitude de fond qui ne saurait faire acception de quoi que ce soit, sauf de ce qui scellerait la suffisance de l'ego. Ce dont Marguerite Duras offre une application bien actuelle : « Regarde, dit-elle, ce qui se passe avec Bardot, on dit à Bardot : "Ne vous occupez pas des phoques, mais plutôt des Noirs de l'Ouganda". Or les phoques et l'homme, c'est pareil, la sauvagerie envers les phoques, c’est la même, elle est de même nature que la sauvagerie envers les hommes »3. Comprenons bien : un tel jugement ne s'entend, dans sa rigueur troublante et sa portée humaine illimitée, qu'à se référer à l'universel fondateur qui, dans l'individu, commande son attitude profonde et détermine, par conséquent, ses actes, quel que soit leur point d'application. Bonté et compassion ne se peuvent diviser, et ce n'est pas une échelle objective qu’il faudrait tenir ici pour dirimante, mais la clarté de la source d'où procède l'agir, en respect de toute forme de vie.
114. Cette attitude simple aux ramifications infinies, c'est là ce que Dôgen, et avec lui la tradition zen, inscrit sous le terme d'éveil. Bouddha l'éveillé est l'être qui pensa et qui vécut à ce niveau et dans ce « monde » qu'un Eckhart, un Jean de la Croix ou un Hegel, avec des tonalités différentes mais de façon logiquement une, ont décrit comme le royaume du rien. Et l'homme qui, dans cette mouvance, s'ouvre à son tour à la grâce de l'éveil est celui qui s'aventure sur cette voie en assumant l'oubli qui actualise les existences, le dépouillement du corps et de l'esprit.
12S'inscrivant bien en deçà de toute représentation proprement dite, le texte de Dôgen sur l'éveil identifie sa disparition sous une forme première et son apparition nouvelle libérée de toute forme. Que l'éveil, dans sa prime figure, laisse une trace, voilà qui l'apparierait aux philosophies multiples qui se font jour à travers la positivité des discours ; cette trace doit disparaître, dans la mesure où il n'est d'aucune signification de faire fond sur elle — tous nos discours sont de paille, disait Thomas d'Aquin — et où la philosophie, à l’œuvre idéalement en chacune de ses traces, la reconduirait ultimement au « monde » dont elle est une diction adaptée à telle circonstance. En ce sens, la philosophie ne peut s'achever : elle est de l'ordre de cet infini qui ne se juge ni à l'aune du quantitatif ni même à celle du qualitatif, mais qui procède de l’unité en elle-même indicible de la positivité des discours et du négatif de l'éveil.
13A ce compte, la philosophie serait de l'ordre d'un éveil qui veille à ce que soit supprimée toute trace de l’éveil même. L’infini qu'elle exprime ne se mesure qu'au rapport que cet infini entretient à lui-même ; à la façon du geste logique d'un Hegel, illocal et intemporel, il est le rien par quoi tout ce qui est vient à être, l'oubli par lequel se trouvent actualisées toutes les existences. En vérité, la philosophie ne saurait admettre d’ombre projetée, tournée qu'elle est vers l'immémorialité d'un souvenir — un sous-venir — sans reste. L'épreuve qui est sienne — la marque de sa liberté — est que ce qui est se suffit à soi-même et qu'il n'est rien à ajouter aux choses. A cette suppression du discours est ordonné le discours lui-même. Pour qu'apparaisse un éveil sans trace.
Notes de bas de page
Auteur
Philosophe - Paris
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