Responsabilité de la philosophie
p. 143-155
Texte intégral
1Dans la préface qu'il a donnée à la version française des Principes de la philosophie, Descartes se préoccupe non seulement d'expliquer quel est le sujet du livre et quel fut son dessein en l'écrivant, mais aussi quelle en est « l'utilité ». « J'aurais ensuite fait considérer futilité de cette philosophie, et montré que, puisqu'elle s'étend à tout ce que l'esprit humain peut savoir, on doit croire que c'est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d'autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et ainsi que c'est le plus grand bien qui puisse être dans un Etat que d'avoir de vrais philosophes »1. La justification qu’il donne de cette proposition pour le moins audacieuse semble être tirée de l'idée de sagesse. Le « souverain bien considéré par la raison naturelle sans la lumière de la foi, n'est autre chose que la connaissance de la vérité par ses premières causes, c’est-à-dire la sagesse, dont la philosophie est l'étude »2. Or, Descartes lui-même nous avertit que la seule qualité d'être « philosophe » n'offre par elle-même aucune garantie : l'expérience « montre que ceux qui font profession d'être philosophes sont souvent moins sages et moins raisonnables que d'autres qui ne se sont jamais appliqués à cette étude »3.
2Ce jugement sévère est au principe d'une argumentation qui expose les mérites des Principes. Il implique en tout cas une distinction tranchée entre « la philosophie » et « les philosophes » et, corrélativement, entre la responsabilité des « philosophes » à l'égard de « la philosophie » et la responsabilité de celle-ci à l’égard de la société. La « philosophie » n'est pourtant pas une entité idéale qui existerait en dehors des êtres concrets qui en « font profession » ou qui s'y intéressent. On peut, certes, isoler les « discours philosophiques » de la pratique elle-même qui les a produits, mais en définitive, ils ne se créent pas par un mécanisme naturel, mais bien à partir d'initiatives très déterminées, de telle sorte qu'il y a un sens à parler en l'occurrence de responsabilité. Descartes suggère bien d'ailleurs que la philosophie ne peut être utile à la société que si elle est pratiquée par « de vrais philosophes ». Et il affirme explicitement que ceux qui « font profession d'être philosophes » ne sont pas nécessairement de « vrais philosophes ». Quel est dont le critère du « vrai philosophe » ? Apparemment, le rapport à la sagesse. Mais qu'est-ce que la sagesse ? Ce n'est, semble-t-il, pas une vertu innée que certains posséderaient et d'autres pas. C'est un état d'esprit, ou peut-être faudrait-il même dire de l'âme, que l'on peut acquérir par une pratique appropriée. La philosophie prétend précisément être cette pratique. Mais n'importe quel discours intitulé « philosophique » n'est pas à même de la procurer. Seule la « vraie philosophie », la philosophie authentique peut conduire à la sagesse. Et la philosophie authentique est celle qui est pratiquée par les « vrais philosophes ». Il y a donc une circularité — apparemment insurmontable — dans la définition du critère cherché. La philosophie est utile dans la mesure où elle est pratiquée par de « vrais philosophes », ce qui fait le « vrai philosophe », c'est son rapport à la sagesse, et la sagesse est un état auquel conduit la « vraie philosophie », c'est-à-dire celle qui est pratiquée par les « vrais philosophes ». Ceci signifie que c'est de l’intérieur d'elle-même que la philosophie affirme son utilité, non à partir de quelque critère extrinsèque. C'est un philosophe — qui est apparemment un « vrai philosophe » — qui nous dit que la « vraie philosophie » est « le plus grand bien qui puisse être dans un Etat ». Vue de l'extérieur, du point de vue de la société globale (que vise le terme « Etat » employé par Descartes), la philosophie doit faire elle-même, par la valeur intrinsèque du discours qu'elle tient, la démonstration de son utilité. Mais en tout cas, le seul fait qu'elle se préoccupe de son « utilité » indique qu'elle ne se croit pas autorisée à demeurer enfermée dans la seule affirmation d'elle-même, mais qu'elle a le souci d'une responsabilité qui est, en définitive, à l'égard de tous ceux qui forment ce que Descartes appelait « l'Etat », et même, au-delà, à l'égard de tous les membres de la communauté humaine.
3Or, s'il y a une responsabilité, c'est à partir d'une position, établie en vertu d’une mission ou en vertu d'une libre initiative. La position à partir de laquelle parle le « vrai philosophe » relève d'une libre initiative, puisque la recherche philosophique se conçoit elle-même comme recherche libre. Ce qui fonde la responsabilité, c'est donc non pas une délégation venant d'une instance autre, qui donne mission, mais ce qui est en cause dans la position dont elle dérive. C'est le contenu même de la philosophie qui fonde la responsabilité du philosophe. Descartes exprimait ce qui fait l'essentiel de ce contenu en disant que l'affaire de la philosophie (authentique), c'est « de chercher les premières causes et les vrais principes dont on puisse déduire les raisons de tout ce qu'on est capable de savoir »4. Cette façon de présenter l’affaire de la philosophie met l'accent sur le savoir et relie explicitement l'acquisition de la sagesse à l'acquisition du savoir des « principes ». Nous retrouvons sous ces mots ce que la pensée contemporaine exprimerait sans doute plutôt en termes d'herméneutique. Le savoir des principes, c’est en somme un savoir qui donne la clef de compréhension « de tout ce qu’on est capable de savoir ». Il définit un point de vue à partir duquel s'éclaire ce qui, du point de vue d’une vision proche, demeure opaque. Or, le savoir est simplement médiateur. Ce dont il est question, c'est la pratique humaine au sens le plus général. Le savoir n'est important que dans la mesure où il est la médiation nécessaire par laquelle ce qui est simplement vécu est thématisé et peut devenir l'objet d'un questionnement. Dans la mesure où il y a thématisation, il y a déjà une certaine compréhension. L'objectif du vœu d'une compréhension radicale, c'est de ramener les interprétations partielles et dispersées qui accompagnent le mouvement de la vie à une interprétation plus fondamentale capable de rendre autant qu'il est possible l'existence claire à elle-même. C'est même d'en arriver à une interprétation qui pourrait se présenter comme ultime. Le projet qui définit la (vraie) philosophie, c'est donc le projet d'une herméneutique radicale de l'existence. Et c’est précisément la nature radicale de ce projet qui fonde la responsabilité dont le (vrai) philosophe s'affecte et que tous les membres du corps social sont fondés à lui attribuer.
4Chaque époque a son style et sa manière propre de définir, ou plutôt de redéfinir le projet philosophique et de déterminer le contenu concret de sa problématique. Celle-ci est imposée au philosophe par les énigmes qui appartiennent de soi à la condition humaine. Mais la manière concrète dont se vit la condition humaine est co-déterminée par le contexte historico-culturel de l'époque. Descartes vivait en un temps où commençait à se construire le grand projet de la science moderne de la nature. Il appartenait, par ailleurs, à une tradition de pensée qui avait réussi à assumer dans une problématique spéculative un certain nombre de questions impliquées par la foi chrétienne mais parfaitement accessibles à une investigation rationnelle, en particulier celles de l'existence de Dieu et de l'immortalité de l'âme. Son souci était, d'une part, de donner à cette problématique spéculative un fondement solide, incontestable même du point de vue de la raison scientifique et, d'autre part, d'établir fermement le statut de celle-ci, de façon à légitimer de façon rigoureuse le projet de la nouvelle science. Ce double souci concernait, en définitive, le statut de la raison : comment comprendre son unité, alors qu'elle était entrée dans un processus de fragmentation dont on pouvait prévoir qu'il ne ferait que s’amplifier ? L'herméneutique de l'époque a été, pour une grande part, une herméneutique des pratiques de la raison. C'est la philosophie qui a construit le concept de raison. Elle s'est comprise elle-même sans doute comme chemin vers la sagesse, mais elle a associé intimement ce chemin au destin de la raison.
5Les questions que notre époque pose à la philosophie, et par rapport auxquelles se définit concrètement sa responsabilité, concernent toujours le destin de la raison. Mais si les pratiques contemporaines de la raison héritent, dans une certaine mesure, de celles qui s'ébauchaient à l'époque de Descartes, elles en sont éloignées de toute la distance qui sépare les premiers balbutiements de la mécanique de la marche triomphale de la techno-science. Le trait peut-être le plus caractéristique de la rationalité contemporaine, c'est qu'elle a réussi à coloniser le monde vécu et à substituer à un univers qui tenait sa signifiance de son rapport à l'invisible, l'univers construit dont la signifiance se réduit à celle de « la vision scientifique du monde ». Comme Descartes l'avait bien prévu, dans le fameux texte du Discours où il explique comment nous pourrions « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature »5, la rationalité contemporaine n'est plus seulement celle des discours construits « selon l'ordre des raisons », mais une rationalité en quelque sorte matérialisée, projetée dans la nature extérieure, incarnée et comme substantifiée dans des appareillages, des dispositifs, des systèmes opératoires, dans toute une population d'artefacts, qui a ses espèces et ses sous-espèces comme dans le monde végétal ou animal, qui suit ses propres lignes d'évolution, comme l'a décrit Samuel Butler dans Erehwon ou de l'autre côté des montagnes. Et par une sorte de réverbération, les modes de structuration et de fonctionnement de cet univers se réfléchissent sur le monde proprement humain et induisent une transformation des rapports vécus, immédiatement signifiants, portés par une mise en jeu de la corporéité, en rapports de caractère systémique, pour lesquels la seule finalité subsistante est le maintien, voire l’extension du système.
6Le processus de dissociation entre les diverses formes de la raison, amorcé au début des temps modernes, et même sans doute déjà dans une certaine mesure au moyen âge, se poursuit et s'intensifie. Il conduit à un état de plus en plus ramifié de la rationalité. La philosophie elle-même n'échappe pas à cette loi de tendance, qui s'est manifestée d'abord dans la science. La raison s'est faite dialectique, puis existentielle, puis analytique, puis structuraliste, puis herméneutique, puis communicationnelle, et tous ces rameaux, tout en s'éloignant de plus en plus les uns des autres, continuent à coexister et à se réclamer chacun de l'idée de raison. C'est que ces différentes formes de la raison partagent la conscience vive d'appartenir à une même fibre d'intentionnalité. Mais la figure dominante, qui donne à la raison contemporaine sa forme spécifique, ce n'est pas celle de telle ou telle orientation philosophique, mais c'est celle de cette rationalité qui s'est engendrée dans la science et puis a diffusé dans la technologie et ensuite, de proche en proche, dans toutes les pratiques culturelles et sociales, y compris dans celles de la philosophie, comme en témoigne, par exemple, le programme de la « philosophie scientifique ». Le phénomène majeur, la forme de manifestation caractérisante de la raison contemporaine, c’est ce qu'on pourrait appeler « l'ultra-rationalisme ».
7L'ultra-rationalisme ne dérive pas d'une théorie, il n'est même pas vraiment conscient de lui-même, il est la forme immanente d'un certain nombre de pratiques et il trouve sa manifestation concrète dans certaines institutions qui sont comme les piliers de la modernité. Les institutions essentielles de l'ultra-rationalisme sont la science, la technologie à base scientifique, l'économie capitaliste et le droit moderne. Chacune de ces institutions est une réalité systémique, qui tend à se donner une autonomie de plus en plus grande et s'oriente dans une direction qui n'est pas fixée par un projet explicite global mais résulte seulement du fonctionnement systémique lui-même. La science est un mode de connaissance qui ne porte sur la réalité naturelle que par l'intermédiaire de représentations abstraites de caractère formel et qui, quoi qu’on en dise parfois en évoquant la mécanique quantique, ne met en jeu qu'un « observateur » qui est un pur « construct ». La technique est un mode d'intervention sur la réalité donnée qui se montre de plus en plus capable d’imposer aux sujets humains des finalités artificielles dont le sens devient de plus en plus problématique. Le domaine de l'« intelligence artificielle » constitue ici un exemple particulièrement frappant d’une technique dans laquelle la performance devient un but en soi. L'économie capitaliste transforme les acteurs réels en « agents économiques », qui ne sont que les porteurs anonymes d'une structure dont le fonctionnement d'ensemble et le développement ne dépendent d'aucune volonté globale mais seulement de la « main invisible » qui est censée accorder tous les facteurs pour produire un effet réputé « optimal ». Et le droit, en se compliquant et en se spécialisant, devient un système qui se sépare complètement des motivations éthiques qui, en théorie, étaient censées l'inspirer, et dont le fonctionnement est de plus en plus celui d'un système de règles formelles.
8Or, on est obligé de s'apercevoir que le déploiement à grande échelle de l'ultra-rationalisme entraîne des conséquences négatives qui justifient toutes les inquiétudes. Les plus visibles sont la création et l'utilisation de technologies de destruction massive, la détérioration de l'environnement, les menaces sur les équilibres qui conditionnent la vie sur la planète, et dans le domaine de la vie sociale, les disparités dramatiques entre les régions du monde, le chômage massif dans les pays industrialisés, les « nouvelles pauvretés » et l'« exclusion ». Mais plus souterrainement et plus insidieusement, le fonctionnement des institutions de l'ultra-rationalisme induit une transformation de la culture et des formes de vie qui entraîne une érosion rapide des traditions et des systèmes de valeurs sur lesquels elles se fondaient, et par là une destruction accélérée des conditions de l'enracinement. Perdant le soutien de ce qui vient du plus lointain, n'ayant plus d'identité que fonctionnelle, l’existence est entièrement asservie aux projets impersonnels en lesquels la dynamique interne, autoconstructive des institutions de l'ultra-rationalisme, trouve son effectivité.
9Ainsi, à l'enthousiasme qui a pu accompagner la première phase de croissance de ces institutions a commencé à succéder, depuis le milieu de ce siècle, un désenchantement qui prend de plus en plus la forme d'une morne résignation. L'utilisation de l'énergie nucléaire à des fins militaires a sans doute été l'événement qui a déclenché la radicale mise en question à laquelle nous assistons depuis cinquante ans. Mais depuis lors, les possibilités ouvertes par le génie génétique, les catastrophes écologiques, les menaces sur l'environnement planétaire, les dysfonctionnements de l’économie et du droit n'ont fait que renforcer à la fois l'inquiétude, voire l'angoisse, et le sentiment d'une totale impuissance devant l'implacable déroulement d'un processus où l'on est tenté de voir la marque d'un inexorable et dramatique destin.
10Que peut la philosophie face à une telle situation ? D'abord peut-être dire qu'il n'y a pas de destin, que ce qui arrive est la conséquence des actions humaines et que, s'il est vrai que « nos actes nous suivent », il y a toujours un champ ouvert pour la liberté. Mais il faut justifier ce que l'on dit. Si la philosophie peut être « utile » en notre présent, ce ne peut être que dans la mesure où elle est capable de proposer une perspective à partir de laquelle le présent peut être jugé et à partir de laquelle d'autres chemins pourraient s'ouvrir. Or, la philosophie s'est constituée précisément en élaborant le projet d'une compréhension radicale, c'est-à-dire d’une compréhension opérant à partir d'un lieu d'où le monde et la condition humaine pourraient être vus « en vérité ». Mais ce lieu n'est pas donné comme tel dans l'immédiat. C'est pourtant dans l'immédiat que nous avons notre séjour et c'est donc de l'immédiat que nous devons partir. Le pari fondateur de la philosophie, c'est que la vérité de l'immédiat n'est pas immédiatement visible en lui mais est cependant d'une certaine manière enveloppée en lui, et qu'il est possible à l'esprit, par réflexion sur les conditions de constitution de l'immédiat, de remonter vers ce qui, en lui, est l’inscription de sa vérité. Le cheminement qui est ainsi proposé prend donc l'allure d'un dépassement de l'immédiat, qui n'est pas cependant abandon mais approfondissement de l'immédiat. Ce pouvoir de dépassement de l'immédiat, qu'invoque le projet philosophique et dont il se propose de faire voir l'efficace, est précisément ce qu'il a appelé la raison.
11Mais la raison comme pouvoir n'est d'abord qu'une prétention. Il lui appartient de montrer elle-même, par ses seules ressources, que cette prétention est fondée et il lui appartient de montrer de façon précise quelles en sont la signification et la portée. Présente à elle-même seulement dans l'anticipation d’elle-même, elle ne peut justifier cette anticipation qu'en se montrant effectivement, dans des formes objectives en lesquelles on pourra éventuellement reconnaître comment est possible le dépassement qui doit conduire à la vérité. A vrai dire, historiquement, la raison a travaillé d'abord à partir de possibilités qui s'offraient dans l'expérience et elle a élaboré les premières formes de son objectivation avant de pouvoir prendre explicitement conscience de leur signification. C'est par réflexion sur des pratiques remarquables, comme celles des mathématiques ou de l'argumentation juridique, ou politique, que la raison a commencé à se reconnaître et à se penser théoriquement. Elle ne peut en tout cas se saisir d'elle-même comme pouvoir qu'en prenant appui sur ce qui, dans les pratiques où elle se reconnaît, se révèle progressivement de son contenu, même si, dans sa réflexion sur elle-même, elle est amenée à se penser comme principe de dépassement non saturable par la construction d'un contenu déterminé.
12Les pratiques qu'organisent les institutions de l'ultra-rationalisme contribuent incontestablement à révéler la raison à elle-même, en produisant des objectivités, matérielles ou idéales, en lesquelles se manifestent des possibilités qui appartiennent authentiquement au contenu de la raison. Elles nous apprennent donc quelque chose de ce contenu. Mais, en même temps, elles soulèvent une question critique d'importance décisive : faut-il voir en ces pratiques la réalité totale de ce qui s'était révélé à elle inchoativement dans l'anticipation qu'elle s'est donnée réflexivement d'elle-même au cours des siècles ? Cette question en implique évidemment une autre : comment caractériser le type de rationalité qui se fait jour en ces pratiques, et comment juger de leur pertinence par rapport au projet fondamental de la raison, comme vœu d'une compréhension radicale et universelle ? Mais pour qu'une telle question ait un sens, il faut que soit déjà disponible un lieu de questionnement dans lequel les pratiques de l'ultra-rationalisme puissent précisément être soumises à un jugement appréciatif. Ce ne peut être qu'à partir d'une raison plus vaste que ces formes particulières de la raison peuvent être vues en leur signification profonde. C'est la responsabilité de la philosophie d'invoquer cette raison plus vaste et de la rendre visible.
13Mais « plus vaste » ne signifie pas « de contenu plus étendu ». Ce qui est en question n'est pas de l'ordre du contenu mais de la possibilité du contenu. Le questionnement sur les pratiques ne vise pas, de façon directe en tout cas, le détail des constructions qu’elles produisent ; elles se chargent très bien elles-mêmes de justifier ce qu'elles font et de se critiquer elles-mêmes. Mais c'est forcément à partir de leur propre projet et de leur finalité opérante immanente. C'est ce projet et cette finalité qui sont l'objet du questionnement. Mais pour être rigoureux et critique à l'égard de lui-même, le questionnement doit construire lui-même son propre lieu et montrer sa propre légitimité. Il lui faut pour cela prendre appui non pas sur une idée purement a priori de la raison et de ses pouvoirs, mais sur ce que la raison a montré effectivement d'elle-même en ses pratiques, et singulièrement en ces pratiques mêmes qui sont soumises au questionnement. La critique doit pouvoir se construire en décelant la présence, à l'intérieur des pratiques mises en cause, de ce qui à la fois les sous-tend et leur est irréductible. C'est dans cet irréductible que sera rendue manifeste la présence de ce qui, dans la raison opérante, est en excès par rapport à la raison objectivée.
14Le rôle de la critique est d'abord de faire apparaître les limites des grandes entreprises de la modernité et de faire comprendre à partir de là pourquoi elles ont les implications négatives qui sont à la source de l'inquiétude contemporaine. Mais le rôle de la critique, qui est essentiellement discernement, est aussi de faire voir ce qui, dans ces entreprises, reste porteur d'un projet sensé et ce qui, en elles, relèvent de la démesure et conduit au désastre. La raison critique ne pourra cependant remplir sa mission qu'en se mettant elle-même en question. Car après tout, c'est elle-même qu'elle reconnaît en ces entreprises et c'est sa propre démesure qu'elle reconnaît dans la leur. La critique est authentique dans la mesure où elle est auto-critique ; c'est même l'autocritique qui est le fondement et la justification de la démarche critique. Peut-être aussi, en cette démarche, la raison sera-t-elle appelée à découvrir non seulement ce qui la limite de l'intérieur, dans le pouvoir qui est effectivement le sien, mais aussi la présence, dans ses instaurations, d'une altérité adverse qui accompagne toutes nos démarches et qui brouille constamment les affaires humaines. Cette adversité, la raison ne peut que la reconnaître, il n’est pas en son pouvoir de la réduire. Elle doit savoir qu'il lui faut compter avec elle. C'est à une autre dimension de l'esprit qu'il appartient de la rencontrer en ce qu'elle est vraiment.
15La prise de conscience des limites n'est encore qu'une première étape. Si un discernement est possible, il faut pouvoir restituer à l'authentique ses chances. Plus précisément, il faut pouvoir réassumer les entreprises de l'ultra-rationalisme dans le projet d'une raison réellement intégratrice, c'est-à-dire capable de se mettre en accord avec ce qui, dans l'existence, est avant la raison. Ce qui rend authentique, c’est précisément l’insertion dans ce mouvement de sens qui, venant de plus loin que les instaurations de la raison, leur donne la force dont elles se soutiennent, mais aussi va plus loin que ce qui s'inscrit en elles. La source d'où vient ce mouvement du sens peut être appelée « l'originaire ». La raison authentique, c'est celle qui reste reliée à l'originaire. La reprise dans la dimension de l'authenticité des instaurations de l'ultra-rationalisme suppose sans doute un travail critique mais, essentiellement, elle dépend d'initiatives créatrices, qui sont de l'ordre de la pratique, non de l’imagination théorique. La réflexion peut aider la pratique, en lui faisant comprendre ce qui se joue en elle, quels sont les périls qu'elle affronte, quelles sont les possibilités positives qui s'esquissent en elle, quel avenir elle peut ouvrir.
16La responsabilité de la philosophie, inscrite dans son projet, c'est au fond d'être fidèle à elle-même. Elle a forgé l'idée d'une compréhension en vérité. Et elle a construit le concept de la raison, conçue comme ce pouvoir qui est capable à tout le moins de cheminer vers une compréhension en vérité et d'inspirer, à partir de là, une pratique qui pourrait être reconnue comme authentique. La dynamique de la raison a produit des figures historiques dans lesquelles n'est plus opérante qu'une raison formaliste, calculatrice, instrumentale, dont l'intelligence artificielle est à la fois l'emblème et la caricature. Ces figures ne sont pas in-sensées, mais dans le sens qu'elles véhiculent, l'existence ne peut plus reconnaître ce qui, pour elle, est essentiel, à savoir ce par quoi peut se configurer authentiquement une destinée. Il appartient à la philosophie de restituer à la raison toute l'amplitude de ce qui s'annonçait dans ses anticipations. Et cela signifie le retour à l'originaire et, corrélativement, l’ouverture à l’eschatologie. La présence de la philosophie à la cité, c’est sans doute l’effort de clarification qui tente de discerner, à même l'actualité des pratiques, le cheminement secret du sens. Mais c'est, en même temps, l'effort de penser les conditions qui doivent permettre à l'existence d'habiter le monde en vérité.
Notes de bas de page
Auteur
Philosophe, Université catholique de Louvain
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