L'urbanité de la philosophie
p. 57-61
Texte intégral
1Urbain : le sens premier concerne ce qui relève de la ville, par opposition à ce qui a pour théâtre la campagne ; une seconde acception laisse entendre les qualifications d'aménité, de politesse, de courtoisie.
2La philosophie est une grande dame qui, pour n'être point toujours logée à la cour, sait puiser en elle-même ce respect de l'homme et des hommes qui la rend capable de le reconnaître en quelque lieu qu'il se produise. Vous la verrez pratiquée d'aventure en de somptueuses demeures, mais elle ne craint pas à l'occasion de se loger à petite enseigne : elle ne répugne pas plus au tonneau de Diogène qu'elle ne récuse le désert ou la foule. Les Péripatéticiens refaisaient le monde en déambulant sous les portiques de l'Académie, Platon se promenait avec ses disciples sur les bords de l'Ilyssos, Socrate se tenait debout aux portes de la ville depuis le coucher du soleil jusqu'au lever du jour ; Boèce se consolait avec elle au fond de sa prison, Eckhart la réinventait en trottinant sur les routes du monde, Dante la choisissait comme compagne de son exil ; Descartes se concentrait sur elle dans la solitude de son « poêle », Hegel écrivait le Savoir absolu en fuyant à Iéna les armées de Napoléon, Eric Weil mûrissait sa Logique prisonnier anonyme en son propre pays ; Paul de Tarse tissait la toile, Boehme rapetassait des souliers, Spinoza réparait des montres, Bachelard le philosophe à la barbe fleurie s'éveillait à la magie du feu et de l'eau en veillant à l'acheminement du courrier...
3Les Grecs liaient son exercice à la possibilité du loisir, et le XIXe siècle français inventa la figure du philosophe-ouvrier. Elle se fait vêtement de poésie, s'habille d’images, se commet avec l'art, et soudain s'avise de sérieux, revient vers les cornues de la science, veut mimer l'ordre des raisons contraignantes, se donne des airs de discipline mathématique, édicte des règles pour mieux s'offrir à la liberté, se mêle de politique et se veut libre de toute sujétion, va converser avec les dieux et ne jure que par l'homme, contemple l'Idée du Bien et déchiffre sur les murs du palais ou les parois de la caverne les mots tracés par une main invisible ou les ombres qui virevoltent et s'effacent.
4Pour autant, on ne saurait dire qu’elle veuille donner le change, car son ubiquité s'accompagne d'une exigence qui est sa marque de fabrique. On peut l'inscrire sous deux notes, qui mêlent les deux acceptions retenues d’entrée de jeu. L'une tient dans ce que l'on a appelé bellement une « anthropomorphose désespérée, à contre-pente de l'immonde »1. Ce qui peut s'entendre ainsi : mêlé à tant de disgrâces, dont notre siècle hélas ne fut point avare, le philosophe n'a d'autre passion que d'accompagner la genèse de l'humain ; conjurer l'orgueil ou le mépris, faire barrage aux retours de barbarie, et contre tout espoir donner forme et figure, autant qu'il se peut, à l'homme de chaque jour. Pour cela, sans cultiver l'illusion d'un Prométhée qui voulut dérober le feu à la vigilance des dieux, travailler jour après jour à virer au profit de l'homme ce que les siècles ont inscrit sous les traits inhumains de l'absolu. « Comprenez-vous qu'il faut de toute urgence avant qu'il soit trop tard changer les livres en notre âme, faire monter dans l'arche toutes les figures, traduire, traduire sans relâche les paraboles en poèmes, en citations pour nos circonstances, en entretiens, en ordinaires du jour, traduire dans nos langues les révélations, nous approprier le divin, interpréter l'esprit, 'surhumaniser' ». Car le monde regorge de sagesses inaccessibles, de mots sublimes qu'il faut apprivoiser, de savoirs définitifs à réinvestir dans le travail de la contingence, de références grandioses qui appellent une mise à disposition d'un chacun. Ce qui vise en somme une sagesse à hauteur d'homme.
5L'autre note est une variante de celle-là, une précision plutôt dans le vaste champ qu'elle découvre. Comment se livrer à cette anthropomorphose si l'on ne met au centre des choses, comme tant le disent en nos jours, cette fragilité qu'est le visage de l'homme ? Défiguré, souillé, meurtri — lieu à ce titre de toutes les régénérescences possibles et nécessaires. Travail désespéré ? Mais si l'espoir fait défaut, reste l'impératif — et vive Kant ! — qui n'attend aucune justification venant de l'efficience. Car « le visage est cette chose, la seule, qui en elle-même ressemble, pris intransitivement et absolument. Le visage, faisant de la semblance, de la semblance-homme (et l'affection pour les animaux leur cherche un visage) ouvre l'ordre du 'en lui-même semblable'. De part en part fait de semblance, on dirait qu'il ressemble, et la prosopognosie, stupéfiante anamnèse, jouit du simple fait de reconnaître l'autre à des années de lumière. Le visage s'appelle la figure. Peut-être toute 'laideur' est-elle redoutée à partir de cette horreur et de cette compassion pour la défiguration de la figure ».
6Qu’elle soit d'ici ou de là, qu'elle se vive sous telle ou telle forme ou figure, la philosophie sacrifie à l'urbanité dans la mesure où elle se montre attentive à ce face-à-face de l'homme et des hommes. Elle a toujours à voir avec l'aménagement de cette vie commune — au double sens de banalité et de relation — qui s'enracine dans le rapport à « soi-même comme un autre » dont Paul Ricœur a su montrer qu'il exprime au plus près l'essence de l'individu et qu'il s'épanouit dans la gestion du politique. Telle est l'urbanité de la philosophie qu’elle a rapport essentiel à la ville, prise comme symbole de la coexistence des visages, dans l'exigence d'un respect — une distance dans la promiscuité — qui est sans limitation de principe. C'est honorer cette face des choses que de s'attacher, par exemple, à l'animation d'une institution, d'un groupe de travail, d'une entité de recherche, en mettant en contact, en faisant circuler la parole, en facilitant l'écoute mutuelle et la collaboration de tous — pierre modeste d’apparence et cependant essentielle dans une construction qui dépasse tout un chacun.
7A le faire surtout avec cet autre sens de l'urbanité que représentent les vertus philosophiques de la bienséance et de la courtoisie. Quelque chose qui ressuscite, formalisme en moins et cruauté bannie, ce que le dix-huitième français appelait l'honnêteté. Mêler la justesse de la pensée et le culte des bonnes manières, ce peut être une qualité supérieure d'humanité et le signe d'une réflexion réussie. Avec cette précision : netteté du regard et courtoisie des propos peuvent être compris comme des conséquences heureuses et tenus pour la preuve de ce que l'on accède, peu ou prou, à cette « sagesse » que la philosophie depuis toujours revendique à son profit ; mais ils sont aussi conditions d'exercice d'une pensée libre, le terreau hors duquel ne sauraient s'épanouir les fleurs de la culture. La philosophie, qui se perdrait dans le culte du cumulatif, se juge à la capacité qu'elle a de rassembler les éléments d'un état de choses qui s'est suffisamment décanté pour qu'apparaissent ses véritables lignes de force ; s'il est loisible de penser en tous lieux, on ne saurait le faire dans n'importe quelle situation intérieure ; en d'autres termes, il se pourrait que la recherche d'une liberté faite de cohérence — antécédente et conséquente — entre la pensée et la vie relève non seulement d'une convenance éthique mais encore d'une véritable nécessité logique.
8A ce compte, l'authentique culture philosophique s'accompagnerait d'une mise en ordre du paysage intérieur qui implique une prise de distance avec l'immédiateté des choses — ce qui regarde leur répercussion sur le sentiment, bref l'ordre de l'agréable ou du désagréable. C'est dire, en d'autres termes qui apparient la culture avec l'ordre de la poésie et celui de la mystique — au moins sous sa forme spéculative — que la philosophie, renonçant aux positivités souvent fallacieuses, se doit d'être école de détachement. L'effectivité dont elle fait choix et qu'elle tente sans relâche d'amener au jour procède d'un redoublement du rien qui la met en acte de genèse, et d'elle-même et du monde. Ainsi procède-t-elle de l'étonnement, comme le soulignait déjà Aristote. Ajoutons qu'elle ne cesse d'y ramener : les bonnes manières qu'elle fait choix d'honorer récusent les certitudes bruyantes, et sans se faire pour autant adoratrice de points d'interrogation — pour évoquer la moquerie d'un Nietzsche — elle s'arrête avec prédilection sur ce qui concourt à préciser, de forme et de contenu, le régime de la question. Sa courtoisie l'engage à récuser le péremptoire pour s'en tenir à la proposition de procédures, certes non aléatoires et moins encore paresseusement coulées dans la forme d'hypothèses, mais soucieuses de ce que l'universel s'articule sur le particulier sans lui faire violence, en le travaillant plutôt, dans la variété de ses expressions, pour qu'apparaisse la vérité de son visage.
9Ainsi comprise, la philosophie n'est pas d'abord ni comme telle cette instance universitaire parmi d'autres à laquelle on accède par concours et dont on s'acquitte par obligation ; elle est un mode d'être, une attitude foncière — en un sens proche de celui qu'Eric Weil donnait à ce terme ; une passion parfois, toujours une tâche d'avenir. C'est dire que l'on n'en a jamais fini avec elle et que celles et ceux qui s'adonnent à sa culture ne sauraient un jour déposer le fardeau pour... quelque chose d'autre. A moins que cela ne soit justement une autre manière de faire de la philosophie. Avec urbanité toujours.
Notes de bas de page
1 Cette citation et celles qui suivront sont tirées d'un ouvrage non paginé de Michel DEGUY intitulé A ce qui n'en finit pas. Thrène, La librairie du XXe siècle, éd. du Seuil, 1995.
Auteur
Philosophe, Centre-Sèvres-Paris
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