Préface
p. 11-19
Texte intégral
1Tout en définissant très adéquatement l'esprit qui a animé le travail de Madame H. ACKERMANS au sein de l'Ecole des Sciences philosophiques et religieuses, le titre de cet ouvrage La philosophie dans la cité a quelque chose de provocant. A tout le moins, il peut pour certains aujourd'hui être perçu comme tel.
2Dans Le politique déjà, Platon affirmait très ironiquement que quiconque aurait l’audace d'interroger les différentes pratiques à l'œuvre dans la cité, ainsi que ses institutions politiques et juridiques, devrait non seulement être banni, mais encourir les pires peines. N'est-ce pas d’ailleurs pour avoir invité ses concitoyens — et surtout les plus jeunes d'entre eux — à interroger les différentes pratiques à l'honneur dans la cité, la justice de ses lois et le bienfondé de ses institutions que Socrate a été traîné devant les tribunaux ? Certes, la liberté et la pénétration avec lesquelles Socrate dénonçait les réputations surfaites, les incompétences dangereusement arrogantes et les aberrations institutionnelles sont rares. A lui seul notre siècle en a donné la preuve. Plus d’un de ses penseurs s’y est lamentablement compromis et s'est même parfois tristement fourvoyé dans la compréhension des affaires de la cité.
3D'où non seulement l'irritation multiforme que risque de susciter au premier abord le titre de cet ouvrage, mais aussi le rire, tantôt sarcastique, tantôt naïf qu’il peut déclencher. De ces deux rires nous instruit le texte de J. GREISCH dans ce recueil. Parlant entre autres du regard que le non-philosophe peut porter sur la philosophie, l’auteur évoque le soupçon qui y pointe quant à son utilité pour la vie depuis les origines mêmes de la philosophie. Lorsque ce soupçon est celui de la petite servante thrace dont parle Platon, s'amusant de voir Thalès tomber dans un puits en scrutant le ciel, et considérant qu’il ferait mieux de voir comme elle est mignonne, le rire dont il s'accompagne est bien naïf. Mais, lorsque l’aveuglement des « piétons de l’air », selon l’expression d’Aristophane, porte sur des valeurs individuelles et collectives, le rire que provoquent ses trébuchements ne peut être qu’acerbe si ce n’est la simple crispation nerveuse de l’indignation. De là, comme le souligne J. GREISCH en reprenant une belle formule de G. Deleuze, la nécessité pour la philosophie de ne pas oublier que « le non-philosophique est peut-être plus au cœur de la philosophie que la philosophie elle-même ».
4Cette dette de la philosophie à l’égard du non-philosophique est abondamment illustrée dans cet ouvrage. Elle l’est même parfois de façon apparemment surprenante, comme dans la réflexion de M. SERRES sur les Nouvelles structures de la parenté développées dans le christianisme. Aux liens de la parenté de sang, le christianisme substitue « la liberté paradoxale de l’amour et du choix ». Dans le Nouveau Testament et dans l’histoire de l’Eglise, c’est la dilection adoptive qui joue « le rôle de structure élémentaire et unique de la parenté ». Etrange, cette structure propose à tous les hommes l’héritage de l’alliance réservée au seul peuple d’Israël dans l’« Ancien » Testament. C’est à tous les hommes qu’il est donné de devenir fils adoptifs de Dieu et frères de ses enfants s’ils l’aiment et le choisissent pour cela, choisis qu’ils sont d’abord pour la même raison. Transcendant les cultures locales, la dilection adoptive « ouvre pour la première fois toute l’humanité à un universel ». Critique la plus redoutable de l’anthropologie à la Lévy-Strauss et de la psychanalyse, cet universel de l'amour et de la liberté éradique tout racisme par sa déconstruction radicale des structures élémentaires de la parenté de sang.
5A ce travail herméneutique qui a ses exigences propres, la philosophie peut peut-être bien intéresser la cité ! Non pour y remplir les fonctions de grand prêtre, de devin ou y développer un sixième sens qu'elle serait seule à posséder. Son « urbanité », pour reprendre la belle expression de P.J. LABARRIERE, appartient à un registre beaucoup plus modeste. Ce registre est celui de l'« anthropomorphose désespérée à contrepente de l'immonde ». Présentée par M. Deguy comme une tâche « qui n'en finit pas », cette anthropomorphose présuppose une passion. Pour P.J. LABARRIERE, cette passion est « d'accompagner la genèse de l'humanité, conjurer l'orgueil ou le mépris, faire barrage aux retours de barbarie, et contre tout espoir, donner forme et figure, autant qu'il se peut, à l'homme de chaque jour ». Si à l'origine de cette passion, il y a l'horreur et la compassion pour les défigurations du visage de l'être humain, il y a aussi l'attention au « face à face de l'homme et des hommes ». A ce titre, la philosophie sacrifie toujours à l'urbanité. « Elle a toujours à voir avec l'aménagement de la vie commune », sans oublier que cet aménagement culminant dans la gestion politique et la quête de la justice, n'est jamais qu’un moyen et non une fin en soi, ainsi que le rappellent notamment deux billets de Schelling commentés par H. DECLEVE.
6Interrogé à plusieurs reprises par Maximilien-Joseph II de Bavière sur l'avenir du régime et l’évolution des institutions politiques, Schelling tient essentiellement à mettre le roi en garde contre le rationalisme en politique, rationalisme auquel succombent certaines formes de réformisme et de révolutionnarisme. A cette fin, il engage le roi à « reconduire les pensées humaines à la vraie signification de l’Etat et à la vue évidente (Einsicht) de ce que l'Etat n'est en aucun sens but, mais simple présupposé, moyen et conditio sine qua non de biens supérieurs, ayant valeur en soi ». Ces biens supérieurs auxquels sont subordonnés l'Etat et le droit sont la liberté créatrice et responsable se découvrant sans cesse elle-même dans les événements et l'expérience, ainsi que la mémoire du secret et du mystère de son origine.
7Cependant, si la liberté jouit d'une priorité absolue et incompressible sur toute institution et tout code de normes, elle ne peut s'en passer. En quittant Schelling, on peut dire avec A. VERGOTE dans cet ouvrage que la condition sine qua non de la liberté, entendons le milieu qui la rend possible, est « l'espace symbolique de la cité ». Ce n'est qu'en réponse aux valeurs, c'est-à-dire aux fins asymptotiques assignées à l'être humain en tant qu'être humain dans une société à un moment déterminé, que se gagne la liberté. Si les délibérations qui, dans le meilleur des cas, président à la détermination de ces fins sont des « entretiens toujours recommencés et toujours soucieux de soutenir des initiatives novatrices », deux dangers particulièrement redoutables les guettent. Le premier est leur suppression au nom d’une autorité extérieure, religieuse ou autre, pervertissant l'indétermination originaire du sens et des fins asymptotiques que l'être humain peut s'assigner en tant qu'être ayant à définir son être ; le second est leur interruption soit à partir de l'oubli du caractère asymptotique des valeurs ou des fins que l'être humain peut s'assigner, soit à partir de savoirs élevant les conditionnements qui affectent l'être humain au rang de déterminismes, déniant par là-même, dans une contradiction performative, toute transcendance ou toute liberté à l'être humain.
8Contre ces dangers réduisant la gestion politique à la simple « gestion fonctionnelle "des ressources humaines" », la philosophie avertie des sciences humaines, comme y insiste A. VERGOTE, a à remplir une « fonction non fonctionnelle dans la cité ». Cette fonction est « la sauvegarde des références symboliques » ou la défense de la cité en tant qu'espace symbolique d'humanité, c'est-à-dire en tant que milieu dans lequel peut s'affirmer et être reconnue la liberté.
9Toutefois, si l'espace symbolique de la cité peut être menacé — avec toutes les pertes d'humanité qui en découlent pour le citoyen — au cœur même de cet espace, la liberté n'en compose pas moins toujours ou historiquement avec la fragilité. A la méditation de ce paradoxe nous convie la réflexion que P. RICŒUR nous a fait l'honneur de publier dans ce recueil. Inédite, cette réflexion est issue d'une conférence donnée à l'Institut des hautes études juridiques (Ecole nationale de la magistrature) le 6 novembre 1995 ; elle a pour titre Autonomie et vulnérabilité.
10Si l’autonomie signifie la capacité dont est doté l'être humain de soumettre son action aux exigences d'un ordre symbolique et si, à ce titre, elle est la présupposition majeure entre autres de toute investigation juridique, elle en est aussi l'horizon. Ainsi, condition de possibilité majeure de l'existence humaine en tant qu’humaine, l’autonomie représente simultanément une tâche. Au principe de ce double statut de l'autonomie, de ses deux dimensions apparemment contraires, s'inscrit la vulnérabilité ou, comme préfère le dire P. RICŒUR, la fragilité, entendons les incapacités qui frappent l'être humain. De l'incapacité de parler et d'agir — qui sont bien moins souvent des données de nature que des effets pervers de la culture — à la difficulté de fonder l'autorité même de l'ordre symbolique se déploient de multiples formes d'impuissance. Pointées dans leur complexité par P. RICŒUR, ces multiples formes d'incapacité obligent à dire que, loin d'être assurée, l'autonomie de chacun se construit historiquement entre deux pôles : celui de l'estime de soi, figure éthique de l'effort de penser par soi-même, de la revendication de singularité, et celui des pressions sociales souvent susceptibles de créer les conditions de ce que Kant et le Siècle des Lumières appelaient l’« état de minorité ».
11Contre cet état jouent favorablement plusieurs facteurs dans les démocraties libérales ou contemporaines. Au nombre de ces facteurs, il y a principalement le rappel du pluralisme de la fondation de tout ordre symbolique ainsi que le rappel du caractère éminemment dialogique de sa constitution et de son autorité. Comme tel, ce caractère présuppose ce qu'aujourd'hui Th. Nagel appelle l'impartialité, la capacité pour chacun de s'élever à un point de vue impartial, c'est-à-dire, comme le soulignaient déjà Kant et, avant lui, Platon, la capacité pour chacun de s'élever du point de vue du même au point de vue de l'autre et surtout, ainsi qu'y insiste P. RICŒUR, d’accéder à une « juste distance entre points de vue singuliers sur le front d’une compréhension partagée ». A cet égard, une des toutes premières modalités de l'égalité éthique présupposée par la culture démocratique concerne l'égalité d'accès des hommes à la parole, au pouvoir de dire, expliquer, argumenter et débattre.
12Mais cette première tâche socio-éducative ne suffit pas. Dans le caractère dialogique de toute constitution du sens, la philosophie a sa responsabilité spécifique. Comme le précise J. LADRIERE, dans un premier temps, cette responsabilité est de développer « un point de vue à partir duquel s'éclaire ce qui, du point de vue d'une vision proche, demeure opaque ». Ainsi, si la figure historique dominante aujourd'hui de la raison est celle de l'« ultra-rationalisme » — l'intelligence artificielle en étant à la fois l'emblème et la caricature — on peut dire que ses institutions qui ne sont pas seulement celles de la science et de la technologie à base scientifique, mais aussi de l'économie capitaliste et du droit moderne, sont autant de réalités systémiques devenant de plus en plus autonomes et s'orientant « dans une direction qui n'est pas fixée par un projet explicite global ». La direction dans laquelle s'orientent les institutions de l'ultra-rationalisme résulte plutôt uniquement de leur fonctionnement systémique lui-même. Face à cette situation, la première tâche de la philosophie est de proposer une perspective à partir de laquelle le présent peut être jugé et à partir de laquelle d'autres chemins seraient susceptibles d'être tracés et empruntés.
13Révélant la raison comme un principe de distanciation et de dépassement insaturable, cette tâche interdit de considérer les conséquences négatives de l'ultra-rationalisme contemporain comme une fatalité. Rien ne contraint à se résigner à l'existence de pratiques aussi alarmantes que la production et l'utilisation de technologies de destruction massive, à se résigner à la dégradation progressive de l'environnement ou aux dysfonctionnements individuellement et collectivement tragiques de l'économie, du politique et du droit. De plus, si le rôle de la philosophie est de juger les grandes entreprises de la modernité à partir d'une raison plus vaste que les formes particulières qui s'y révèlent, dans un second moment elle a aussi à se juger elle-même, à se mettre en question. Dans cette autocritique, la philosophie n'est pas seulement amenée à pointer ses propres limites ainsi que les limites internes et externes de la raison. Elle a aussi à rappeler ce qui, dans l'existence, est avant la raison et donne à ses productions la force dont elles se soutiennent tout en les dépassant : « l'originaire ».
14De cette préoccupation témoignent dans des variations très différentes les textes de G. JARCZYK et G. FLORIVAL. Le premier est une lente méditation sur l'« éveil sans trace » dont parle un grand maître du zen japonais de la première moitié du XIIIème siècle, Dôgen, éveil dont procède toujours en dernière instance et auquel renvoie aussi toujours, par delà ses formes particulières, la démarche philosophique ; le second texte est une approche phénoménologique du sol originaire-affectif de l'intuition éthique. Rappelant que les institutions de la cité sont au service de la vie des hommes et qu'elles s'en éloignent lorsqu'elles se contentent d'imposer « magistralement la pureté formelle » de leurs principes, cette analyse plaide pour une « raison élargie » soucieuse de la « dimension vécue du sens, fût-il celui du bon sens de l'intuition éthique ».
15Face à ce bon sens, Kant déjà, à la suite de Socrate, considérait que la philosophie n'a essentiellement qu'un rôle de sauvegarde, de vigie, voire de questionnement. Et c'est aussi en s'appuyant sur le bon sens, non seulement en matière pratique, mais théorique, que Descartes, comme le rappelle P. COLIN dans son texte sur La philosophie de langue française, a pris la décision d'écrire dans la langue de son pays. Dans la sixième partie du Discours de la méthode, Descartes déclare : « Et si j'écris en français qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin qui est celle de mes précepteurs, c'est à cause que j'espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens ; et pour ceux qui joignent le bon sens avec l'étude, lesquels je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m'assure, si partiaux pour le latin qu’ils refusent d’entendre mes raisons pour ce que je les explique en langue vulgaire ».
16Si le latin est la langue des savants au XVIIème siècle, il y a chez Descartes la conviction que les problèmes pris en charge par la philosophie n'intéressent pas que les savants, mais tous ceux qui sont prêts à user de leur raison jusques et y compris dans sa capacité réflexive. De plus, à cette conviction s'ajoute l'octroi d'un plus grand crédit au jugement du public qu'à celui des spécialistes. Constituant peut-être bien, comme le fait remarquer P. COLIN, une des caractéristiques de la philosophie de langue française, cette apparente modestie n'est en fait que la conscience du seul partage sur lequel peuvent tabler les hommes pour s'entendre : le bon sens ou la raison dont l'usage judicieux est à la portée de tous, ainsi que l'affirme avec conviction Descartes au début de la première partie du Discours de la méthode.
17Au principe des démocraties libérales, cette conviction sous-tend également le moment historial de « l'émergence de la cité solonienne » dont nous parle L. COULOUBARITSIS. Alors même que la cité athénienne connaissait de graves problèmes économiques et sociaux, Solon eut l'« audace » d'en imputer la responsabilité non à Zeus, mais à l'« irréflexion » (aphradiè) de ses concitoyens. En écho au précepte delphique du « rien de trop » (mèden agan), il proposa de substituer aux dissensions internes et externes de la cité une politique de la « juste mesure » redressant les injustices en évitant d'en créer d'autres. Pour développer cette politique, la prise de conscience par chacun de ses responsabilités dans la cité parut indispensable à Solon. A cette fin, il réforma les lois pour obliger les citoyens à « réfléchir » et à prendre conscience du fait que si certains exercent une puissance illégitime, d'autres risquent bien souvent de cautionner cette attitude, sinon par leur ignorance, par leur comportement et leurs démissions.
18Intronisant la philosophie dans la cité à sa place élémentaire, celle du second précepte delphique « Connais-toi toi-même », cette politique n'est-elle pas toujours d'actualité, surtout en période de crise, comme le laisse entendre L. COULOUBARITSIS ?
Auteur
Philosophe, Facultés universitaires Saint-Louis
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