La loi romaine : un acte négocié ?
p. 255-272
Texte intégral
Introduction
1. Le concept de lex : l'approche étymologique
1L’étymologie du mot lex a fait l'objet de multiples interprétations dont l’analyse détaillée alourdirait inutilement le présent article qui se veut résolument synthétique et une invite au lecteur qui souhaiterait approfondir cette matière complexe à bien vouloir se reporter aux ouvrages fondamentaux que j’ai constamment eus sous la main1.
2Je me limiterai à dire que, de Cicéron aux auteurs modernes, la variété des opinions émises s'explique facilement par les différentes significations dont le terme s'est revêtu dans les différents contextes historiques qui se sont succédé ou dont il s'est chargé en fonction de la spéculation philosophique, des idées politiques et du développement de la pensée juridique.
3Pour saisir le concept originaire, il me paraît de meilleure méthode de commencer par s'en tenir au seul champ sémantique et même de séparer l'étude du concept de lex de celle de la législation romaine car, pour reprendre l'heureuse expression d'André Magdelain2 : « Autre chose est l'histoire politique, autre chose le contenu d'un concept profondément ancré dans la mentalité romaine depuis les temps les plus anciens ».
4L'analyse sémantique minutieusement conduite par A. Magdelain montre clairement qu'à l'époque archaïque la notion de lex se présente sous une structure unique dont les deux traits distinctifs sont la récitation solennelle à haute voix d'une formule fixant le ius et l'emploi de l'impératif.
5La recitatio ou lecture solennelle du texte possédait une valeur rituelle tout en commençant également par constituer une mesure de publicité. Ainsi, même la loi rogata dont nous aurons à nous occuper plus longuement dut toujours être lue solennellement, même si de bonne heure, sans doute au Vème siècle, l'affichage du texte vint doubler la publicité orale.
6Quant au mode impératif, il est spécifique de la langue du ius archaïque fondé essentiellement sur la coutume et l'interprétation des Pontifes que ceux-ci conservaient jalousement dans le secret de leurs archives. Or, la lex est un ius rendu public par une proclamation et un affichage qui le certifient. A l’époque royale, ces solennités commencèrent par s'imposer pour les traités internationaux et les statuts des temples, puis elles s'étendirent aux leges publicae sous la République et, en particulier, au droit privé dans les XII Tables, de sorte que le binôme ius-lex finit par désigner cumulativement les deux faces du phénomène juridique. A cet égard, il est important de noter que la qualification de ius ne s'est étendue au droit prétorien et aux sénatus-consultes qu'avec réticence et seulement sous le Principat. Il est vrai que ni le préteur dans ses édits ni le sénat dans ses résolutions n'emploie l'impératif. Ce trait traditionnel de la langue du ius leur est originairement inaccessible.
7La structure bipartite ou lecture à l'impératif qui fonde l'unité du concept lex est toujours présente, qu'il s'agisse de la lex du traité international, de la lex dicta du magistrat sans vote comitial, de la lex publica votée par le peuple, de la lex data imposée unilatéralement par Rome à certaines communautés urbaines et aux provinces, de la lex dicta du propriétaire foncier en vue de la vente et du louage, de la lex templi lue au moment de la dédicace d'un temple par le magistrat chargé de cette fonction ou de la lex censoria, cahier des charges établi par les censeurs en vue de conclure des marchés publics3.
8La conséquence qui découle de cette observation est claire : d'une façon générale, la lex se présente comme un acte unilatéral.
9Seule la lex publica fondée sur la rogatio d'un magistrat fait exception. Je reviendrai sur ce problème spécifique mais je signale dès à présent que par lex publica fondée sur la rogatio (demande) d'un magistrat ou lex rogata, il faut entendre la lex qui, dans les actes officiels comme dans le langage des juristes, de l’époque républicaine jusqu'au Principat, fut attribuée, dans son acception technique et propre, aux seules décisions des assemblées populaires.
2. Quelques aspects de l'organisation juridique romaine et la position de la lex dans le cadre des sources du droit
10Le concept de loi en tant que décision établie au sein d'un organe populaire ou d'origine populaire est encore bien présent dans la réalité et la pensée juridique contemporaine. Mais il y a une profonde différence entre l'organisation juridique romaine et celle que nous connaissons dans nos pays continentaux qui consiste dans la suprématie sinon l'omnipotence du rôle de la « loi » non seulement du point de vue qualitatif mais encore quantitatif. Première dans la hiérarchie des normes, la « loi », au sens large englobant les constitutions et les décisions des assemblées internationales, fournit certainement la majeure partie des règles qui constituent le droit positif de nos pays continentaux. La coutume, la jurisprudence ou la doctrine n'opèrent comme sources du droit que d'une manière limitée et largement secondaire, voire même de manière indirecte.
11Toute autre est la situation qui prévaut dans l'organisation juridique romaine et spécialement dans ses phases de développement qui vont des origines au tout début du Principat. Durant cette période, le système des sources du droit s’est progressivement complexifié sous l’emprise des facteurs politiques, économiques et sociaux qui ont étendu et transformé de façon considérable l’État romain.
12Dans ce contexte, la notion de lex va s'affirmer comme un phénomène nouveau et quasi révolutionnaire4. Mais tandis que son rôle va croissant dans la production de normes de droit public où se répercutent le plus immédiatement et le plus directement les effets des luttes sociales et politiques, dans le domaine du droit privé, la loi restera, jusqu'à la fin de la République, une source secondaire du droit qui continue à s'élaborer de manière largement prédominante au travers de l'activité créatrice des jurisconsultes et de la iurisdictio prétorienne.
13Sur les quelque 800 lois que nous avons conservées5, à peine 26 concernent le droit privé : les Romains, peuple de juristes, ne furent pas légistes. La loi intervient souvent pour mettre un terme à un conflit politique ou social alors que le droit privé relève surtout du mos maiorum (coutume ancestrale). C'est pourquoi la majorité des lois concernent des questions politiques (intégration de la plèbe dans la cité) ou économiques et sociales (lois agraires). Mais les concepts fondamentaux du droit privé romain (tels ceux de patria potestas, de dominium, d'obligatio ou de successio) n'ont pas été fixés par la loi.
Section I. La Rome royale
3. Le cadre chronologique et politique
14La première période que nous envisageons s'étend des origines de Rome, c'est-à-dire aussi haut que notre documentation nous permet de remonter dans le temps, environ le huitième siècle avant J.-C., jusque 509 a.C., date de la chute de la monarchie et de l'avènement de la république.
15Avant de constituer une cité unitaire, Rome se composait de différents groupes tels les familiae ou les gentes. Au sein de ces groupes fédérés, la source principale, sinon exclusive, du droit résidait dans les coutumes gentilices.
16Quant au roi, il devait vraisemblablement être le représentant ou le moyen d'expression effectif du pouvoir gentilice que détenaient, en droit, les chefs des groupes familiaux réunis en conseil des patres familiarum, l'origine du sénat romain.
17Ce cadre socio-politique originaire, communément désigné sous le nom de monarchie latine, va progressivement se modifier en raison de deux faits majeurs : le premier est l’installation dans la cité de nouvelles et fortes gentes d'origine étrusque qui vont modifier le profil de la classe dirigeante (vers 575 a.C.).
18Le second est l'expansion économique et commerciale de Rome qui attire un nombre croissant d'artisans, de commerçants et d'agriculteurs et libère l'ancienne clientèle des liens qui les unissaient étroitement aux gentes latines. Ainsi se forme une base sociale nouvelle qui, progressivement, va s'opposer aux groupes gentilices anciens et nouveaux, jusque-là seuls détenteurs du pouvoir normatif.
19L'idée d'une communauté unitaire ou ciuitas véhiculée par la pensée du monde étrusque allait séduire la masse de ces petites gens sans appui gentilice et les amener à se constituer en un groupe social revendicateur qui fournira le gros de la plèbe et qui aspirera à former une cité unitaire dont le pouvoir se fondera sur le corps social dans son ensemble.
20Face à lui, les groupes gentilices tentent farouchement de maintenir leurs anciennes prérogatives : ils constitueront la classe des patriciens.
21Dans ce contexte rénové de la Rome étrusque, il est facile d'admettre que la fonction royale dut subir des modifications formelles et substantielles puisque le pouvoir royal ne reposait plus exclusivement sur la volonté et la puissance des gentes mais devait composer avec la naissance d'une cité unitaire, traversée par des forces nouvelles.
22Le roi n'est plus seulement l'expression d'une fédération de gentes ; il est dorénavant le roi d'une ciuitas. Or, dans l'exercice du pouvoir, il en vient à créer du droit lorsqu'il est amené à régler les problèmes qui surgissent entre les différentes composantes de la Cité : le roi crée la norme au moment même où il l'applique. Selon le mot de Tite Live : dat ius6.
23Au travers de l'uniformité du comportement du roi, se forment peu à peu des pratiques de gouvernement et des coutumes juridiques. Par conséquent, à côté des anciennes mores des groupes gentilices, s'ajoute un droit fondé sur des faits de formation qui sont propres à la civitas envisagée comme telle et qui repose sur l'autorité royale.
24Dans cette perspective, nous pouvons souscrire à l'idée de lois royales, même si un recueil des leges regiae dont nous avons conservé la mémoire est actuellement encore l'objet de nombreuses discussions sur le degré de crédibilité qu'il convient de lui attribuer, tant du point de vue du contenu que de la source. D'aucuns en effet affirment que le style archaïque des dispositions attribuées aux rois, leur objet qui est surtout religieux ou familial, laissent penser que ce sont non des leges mais des prescriptions de droit sacré qui étaient sans doute l'oeuvre des Pontifes7.
25Mais, quoi qu'il en soit du détail des discussions, il paraît difficile de faire table rase de toute la tradition qui fait allusion au pouvoir du roi de créer des normes au travers de leges. Cette intervention spécifique du roi dans la production des normes est un des aspects indéniables de l’affirmation de la Cité comme communauté unitaire dont le droit ne peut plus exclusivement prendre sa source dans les coutumes des gentes plus anciennes.
26Si, d'une façon générale, les auteurs modernes s'accordent à dire qu'à l'époque royale, le peuple ne jouait aucun rôle dans l'élaboration de la loi qui reste purement un acte unilatéral du pouvoir royal, une seule loi bien attestée par les sources, la lex curiata de imperio, demande cependant que l'on s'y arrête un instant.
4. La lex curiata de imperio
27A la fin de la République, la lex curiata n’était plus qu'une simple formalité où la présence des citoyens réunis en curies n'est plus requise : le peuple est représenté par trente licteurs qui vont investir le magistrat de son imperium.
28Aux époques antérieures, cet acte, dont le souvenir s'est perpétué dans les institutions jusque sous le Principat, devait être un acte substantiellement important. Mais à quelle époque faut-il se référer ? Sur cette question, les opinions des chercheurs varient.
29Si nous admettons l'opinion selon laquelle la lex curiata de imperio aurait été créée au début de la République pour investir les magistrats de l'imperium8, la conséquence qu'il faudrait en tirer est limpide : à l'époque royale, l'assemblée curiate ne participe en aucune façon à l'exercice du pouvoir ; son rôle est purement passif, voire figuratif.
30En revanche, nous paraît plus riche d'intérêt l'opinion qui fait remonter la lex curiata de imperio à l'époque royale et l'associe aux modifications qu'a subie la constitution romaine au moment où un pouvoir unitaire central prend le pas sur l'assemblée fédérative des gentes, c'est-à-dire quand se forme la civitas9.
31A ce moment, en effet, la société romaine s'est accrue d'un grand nombre d'individus qui ne s’inscrivent plus dans le cadre des gentes : la nouvelle base sociale romaine est constituée des dues qui fondent le populus et non plus des seules gentes. Or, toute la tradition s’accorde à dire que le pouvoir souverain était l'apanage des patres qui, en choisissant le roi, lui déléguait un imperium que nul dans la cité ne pouvait contester.
32En revanche, lorsque le populus devint le nouveau composant de la constitution romaine, le prix de son intégration fut qu'il pût participer au moins à l’investiture du roi. C'est ce qu'il exprima formellement au travers de la lex curiata de imperio qui constitue un acte de volonté populaire impliquant que l'imperium ne peut être une seconde fois conféré par les seuls patres.
33Cette participation ne prit certes pas la forme d’un vote effectif mais fut sans doute une sorte de reconnaissance des pouvoirs par acclamation (suffragium). Il n'en reste pas moins vrai qu'il s'agit d'une première lex publica, au moins au sens formel du terme, puisqu'il est vrai qu'elle ne crée pas de normes abstraites et générales obligatoires pour toute la collectivité. Mais à coup sûr, elle implique pour la première fois, de façon certes rudimentaire, l’expression d'une évidente volonté populaire, même si cette ratification populaire porte sur un candidat déjà désigné par une procédure complexe qui lui échappe.
Section II. La Rome républicaine
5. La périodisation
34Pour cerner le développement original du concept de lex durant la période républicaine, il faut envisager deux périodes.
35La première s'étend de la chute de la royauté en 509 a.C. à 286 a.C., date où parut la lex hortensia qui établit l'égalité définitive des patriciens et des plébéiens en donnant aux plébiscites une valeur égale à celle des lois. Durant cette période, la loi comme moyen pour le peuple de s’autodéterminer se confond pratiquement avec l’histoire de la révolution plébéienne.
36La seconde période court de la formation définitive de l'état patricio-plébéien à l'apogée du système républicain, à sa crise puis à l'avènement du Principat avec Auguste.
37Durant cette période, les sources du droit romain vont acquérir leur assise définitive. La lex publica est définitivement fixée dans son essence et sa fonction.
6. La première phase républicaine
38La chute de la monarchie étrusque va provoquer une importante crise sociale et économique. La société romaine se divise en deux classes : celle que constituent les grandes familles patriciennes de souche étrusque ou latine, et la plèbe formée d’éléments très divers : travailleurs manuels, artisans et petits commerçants, habitants des premières villes conquises et détruites, contraints de trouver à Rome un toit et du travail, des anciens membres de gentes en voie de disparition, sans doute aussi des premiers esclaves affranchis. Tous ces gens, dont le trait commun est l'absence de liens familiaux et donc de culte ancestral, sont touchés de plein fouet par le déclin commercial et industriel de Rome qui souffre de l'affaiblissement du trafic commercial avec l'Italie du sud, conséquence directe du retrait étrusque.
39D'autre part, sous la royauté étrusque, ces éléments divers avaient réussi à acquérirla citoyenneté par la force de leur travail. Dès lors, il leur était permis d'entrer dans les assemblées curiates d'abord, puis centuriates et tributes ensuite : ils trouvaient dans la royauté étrusque une protection naturelle contre les agissements des gentes patriciennes. Avec la chute de la royauté étrusque, cette protection s'évanouit et la crise économique transforme une très grande partie de cette masse plébéienne en un groupe d'exclus car la terre, désormais seule source principale de richesses, est aux mains exclusives des gentes.
40En résumé, la ciuitas s'est formée en détruisant l'antique fédération gentilice mais les circonstances politiques, sociales et économiques ont redonné à la cité le visage typique d'une société de classe : la révolte contre le pouvoir étrusque fut organisée par le patriciat romain qui s'empara ensuite seul des leviers de commande de la Cité.
41Dans ce contexte, il est facile de comprendre que les sources essentielles du droit restent la coutume et l'interprétation des Pontifes. Ce droit, d'inspiration exclusivement patricienne, ne laisse quasiment aucune place à la volonté populaire ni dans sa création ni dans son application.
42Ce contexte explique, en outre, les revendications fondamentales de la plèbe : assignation de terre, égalité des droits, participation au pouvoir et moyen de connaître le droit avec certitude.
43Dès le début de leur lutte revendicatrice, en 494, la plèbe obtint le droit d'avoir une organisation officielle propre. En effet, à la suite d’une première sécession furent créées deux magistratures plébéiennes, le tribunat de la plèbe et l'édilité, qui avaient pour mission de défendre la plèbe contre le pouvoir des consuls patriciens. Dès lors aussi, la plèbe, sous la présidence de ses magistrats, se réunit en concilia plebis pour délibérer de ses intérêts propres (plebiscita).
44Les tribuns de la plèbe furent imposés de façon unilatérale aux patriciens, par des leges sacratae10. Leur caractère sacré dérive de ce qu'elles déclarent consacré (sacer) à la divinité celui qui contrevient à ses dispositions. La peine de mort peut lui être infligée par tout citoyen. Ses biens sont confisqués au profit du temple de Cérès, déesse protectrice de la plèbe.
45Ce caractère de sacertas est typique d’un système dans lequel il n’y avait pas de sanctions juridiques reconnues par une communauté comme obligatoires par tous.
46La reconnaissance des tribuns et de leur caractère sacro-saint fut effectivement la conséquence de l'exercice d'un pouvoir révolutionnaire de l'organisation plébéienne qui proclama un droit nouveau qu'elle voulut imposer de manière solennelle à toute la civitas, sous la menace d'une sanction religieuse extrême : la sacertas.
47Je souscrirai ainsi volontiers à l'observation d'Orestano : les leges sacratae sont « le premier témoignage crédible d'un comportement actif qui rompt la série des données concernant le comportement essentiellement passif des plus anciennes assemblées populaires romaines »11.
48Il faut noter, en outre, que ces premières décisions de la plèbe avaient une nature et une fonction particulière : tout en étant une délibération de la seule plèbe, elles aspiraient à la généralité et trouvaient leur efficacité dans la force révolutionnaire.
7. La loi des XII Tables
49C'est également sous la pression révolutionnaire que la plèbe atteint l'un de ses principaux objectifs : la mise par écrit du droit. Les faits sont connus : en 462, le tribun de la plèbe Terentilius Arsa demande la nomination d'une commission pour procéder à cette rédaction. Pendant huit ans, les patriciens refusèrent. Enfin, en 451, l'assemblée centuriate désigne une commission de dix membres dotés des pleins pouvoirs et chargés de rédiger les lois. En 450, dix Tables sont rédigées. En 449, une nouvelle commission complète le travail par deux nouvelles Tables. Les consuls firent ratifier les XII Tables par l'assemblée centuriate.
50Ces XII Tables ne constituent pas un code au sens moderne du terme. Elles ne constituent pas même un recueil complet de tout le droit applicable, ni même d'une partie de ce droit. Il s'agit simplement de la mise par écrit des coutumes les plus importantes parce que le plus souvent mises en question. Ce n'est pas une oeuvre absolument originale car, si des normes nouvelles ont pu y être introduites à l'occasion de la rédaction, beaucoup de règles n'étaient que la mise par écrit de normes coutumières très anciennes.
8. Lex dicta ou lex rogata ?12
51Selon une opinion qui se fonde sur l'idée que jusqu'au IVème siècle, les comices centuriates n'auraient pas existé ou n’auraient pas disposé d’un pouvoir législatif, les XII Tables auraient été une lex dicta, oeuvre des décemvirs imposée unilatéralement au peuple13.
52Cette opinion me semble devoir être abandonnée. Au Vème siècle, prévaut le principe du suffrage universel. Dès avant les XII Tables, les comices ont voté diverses lois dont certaines sont fermement attestées. Et il n'y a aucune raison de rejeter l'idée que la loi décemvirale, comme les premières lois républicaines, se comprenne comme un texte qui est l'oeuvre du magistrat mais qui n'entre en vigueur qu'avec le vote comitial. En d'autre termes, dans la loi, s'exprime dorénavant la voix du magistrat mais seulement moyennant l'acceptation du peuple (accipere legem). Ainsi comprise, la loi des XII Tables s'inscrit dans un premier type de leges rogatae.
53Le passage de la lex dicta envisagée comme acte unilatéral à la lex rogata d’un premier type est incontestablement la conséquence de la prise de conscience par le populus, depuis le processus enclenché par le vote des lois sacrées, de sa capacité à se doter lui-même de ses propres lois, même si au cours du premier âge républicain le magistrat reste la source de la lex rogata à laquelle le peuple n'apporte que son acquiescement.
9. La valeur légale des plébiscites
54Mises à part les leges sacratae qui, pour des raisons politiques et religieuses exceptionnelles, devaient être observées également par les patriciens, les plébiscites ordinaires ne lient en principe que ceux qui ont collaboré à leur formation, c'est-à-dire les plébéiens. Mais l'intégration progressive des plébéiens dans la cité aboutit à faire des plébiscites des dispositions applicables à tous les citoyens.
55L'histoire de l'assimilation des plébiscites aux leges est particulièrement difficile à retracer. Il est globalement sûr que, durant la période qui s'étend de 494 à 339, voire 286, il y eut de nombreux plébiscites qui lièrent l'ensemble du populus comme base d'accords, de compromis ou de traités entre les deux classes antagonistes, pour autant qu'ils fussent expressément ou même tacitement acceptés ou ratifiés par le Sénat.
56Après 286, les concilia plebis devinrent l'organe législatif principal du peuple romain.
10. La seconde phase républicaine
57Vers le milieu de la République, le triomphe du principe de la souveraineté populaire, qui fut essentiellement l'oeuvre de la lutte politique menée par la plèbe et dont la première affirmation officielle remonte vraisemblablement aux XII Tables, transforme idéologiquement le visage de la loi (lex ou plebiscitum) : le texte n'est plus la voix du magistrat qui s'exprime moyennant l'acceptation du peuple, mais elle devient dans l'idéologie nouvelle un ordre du peuple (iussum populi) suggéré par le magistrat. La formule de la rogatio : « uelitis iubeatis » fait alors son apparition14.
11. La lex rogata républicaine : acte négocié ou imposé ?15
58La réponse à cette question suppose que nous suivions pas à pas l'élaboration d'une loi et que nous analysions méthodiquement le rôle tenu par les organes intervenants.
A. La préparation des lois
59L'initiative de la loi ne revient pas au peuple : elle revient aux consuls, plus rarement aux dictateurs et aux préteurs quand il s'agit de rogationes qui vont être adressées aux comices centuriates et tributes ; elle revient certes aux tribuns quand il s'agit de s'adresser aux concilia plebis.
60Hormis le tribun, dont la situation est particulière en raison de son passé révolutionnaire, ces magistrats doivent disposer de l'imperium et du ius agendi cum populo, c'est-à-dire du droit de réunir les assemblées comitiales.
61Avant d'être affiché, le projet est rédigé par le magistrat ou le tribun qui fera la rogatio avec, sans doute le plus souvent, l'assistance de juristes ou d'autres spécialistes. Le texte pouvait également être préparé au sein du Sénat, spécialement si le magistrat agissait sur la suggestion du Sénat. Il est cependant abusif de penser que toute rogatio devait nécessairement être élaborée avec le concours du Sénat.
62Le projet est ensuite communiqué au peuple par voie d'affichage (tables de bois ou plus exceptionnellement de bronze), c'est ce que l'on appelle la promulgatio (fausse étymologie pro-vulgatio : Festus). Une fois affiché, le projet doit être déposé à l'aerarium et ne peut être modifié au moment du vote : c'est sur ce texte que les citoyens se prononceront.
63L'attribution de l'initiative législative aux seuls magistrats supérieurs et aux tribuns et l'impossibilité d'amender le texte lors du vote de la loi soulignent l'importance sinon la prééminence du magistrat ou tribun qui propose la loi. C'est pourquoi les lois se définissaient non seulement en fonction de l'assemblée qui délibérait (leges centuriatae, tributae ou plebiscite) mais également selon la fonction du proposant (leges consulares, tribuniciae…). D'ordinaire, la loi portait comme nom spécifique le gentilice du proposant (lex Julia).
64Une observation sur le rôle du Sénat. Avant la lex Publia Philonis de 339 a.C, le Sénat devait ratifier le vote des assemblées, leur conférer Yauctoritas patruum, ce qui signifie que les dispositions lui paraissaient conformes à l’ordre public et aux bonnes moeurs dont il était le gardien. Sans cet accord, la volonté populaire restait sans effet. Après la lex Publia Philonis de 339 a.C, le rôle du Sénat fut de donner seulement un avis préventif sur les projets de lois ou les plébiscites.
65Avec la lex Hortensia de 286 a.C., les plébiscites furent libérés de la nécessité de l'auctoritas tandis que les leges comitiales continuèrent à être soumis à un avis préventif.
66D'autre part, des mesures furent prises pour limiter l'objet de la rogatio : la lex Caecilia Didia de 98 a.C. interdit de réunir dans un même projet des dispositions hétérogènes. Les Romains appelaient de telles lois, des leges per saturant. Cette interdiction eut pour but d’épargner au peuple la contrainte d'accepter ce qui lui déplaît ou de refuser ce qui lui plaît. Il semble toutefois qu'une telle interdiction existait déjà au temps des Gracches, une trentaine d'années auparavant. La lex Caecilia Didia de 98 a.C. ne serait ainsi que la mise par écrit d'un principe antérieur.
67L'affichage de la rogatio permettait essentiellement à tous les citoyens d'en prendre connaissance. C'est pourquoi, en principe, entre la promulgatio et le jour du vote, un délai de trois marchés successifs (nundinae, trinundinum) devait être respecté.
68Au cours de cette période, les citoyens examinent le projet et le discutent dans des réunions non officielles, les contiones dont Paul le Diacre donne la définition : « contio significat conuentum, non tamen alium, quant eum, qui a magistratu uel a sacerdote publico per praeconem convocatur ».
69Ces réunions où prenaient surtout la parole les magistrats et tribuns, même si quelques textes suggèrent que chaque citoyen pouvait s'y exprimer, permettaient en tout cas à l'auteur de la proposition de faire connaître son point de vue et de constater les réticences que le projet pouvait soulever. Mais ce projet ne pouvait être amendé ni par le peuple ni dans les contiones : en cas de modification, il faut suivre une procédure complexe16.
70Tout d'abord, le jour du vote, il y a intercession d'un magistrat ; le projet ne peut dès lors plus donner lieu à un vote. Il doit ensuite faire l'objet d'une nouvelle discussion au Sénat. L’auteur accepte de le modifier. La nouvelle proposition de loi apparaît ainsi comme une sorte de compromis entre le Sénat et le magistrat. Mais, dans tous les cas, le peuple n'a aucun pouvoir d'amendement.
B. Le vote de la loi
71Après avoir pris les auspices au lever du jour, puis prononcé une prière, le magistrat qui préside les comices fait lire le texte de la loi par un héraut : cette lecture solennelle devant des assemblées nombreuses rappelle les origines historiques de la lex. Il leur demande ensuite s'ils veulent et s'ils ordonnent que la rogatio devienne une loi, selon la formule consacrée : uelitis iubeatis, Quintes.
72Malgré cette formule qui semble consacrer la toute-puissance du peuple, la part de celui-ci reste restreinte : il ne peut répondre que par oui ou par non sans discuter ou modifier le texte. Il est surtout demandé au peuple de manifester son approbation.
73D'autre part, tous les citoyens ne manifesteront pas leur opinion personnelle. Il est tout d'abord bien entendu que sont exclus des assemblées, les femmes, les esclaves et les étrangers. Quant aux affranchis, leur présence fut parfois tolérée, affaire de circonstances.
74A l'intérieur de ce groupe restreint, tous ne peuvent participer activement à la vie des comices, soit par absentéisme, soit qu'ils sont délibérément écartés des assemblées.
75L'absentéisme involontaire est le fait de citoyens trop éloignés de Rome, encore que des groupes éloignés ont pu jouer un rôle important. Cicéron estime utile une tournée électorale en Cisalpine, région qu'il considère comme ayant beaucoup de poids dans les suffrages. Mais par ailleurs, Cicéron se plaint de l'indifférence des ruraux plus soucieux de leurs champs et de leur petite fortune que de l'intérêt de la Cité. L'absence de partis politiques et les modes de vote favorisent le désintérêt.
76De la sorte, le vote devient parfois l’affaire de clientèle sans emploi manoeuvrée par des chefs politiques. Plus grave encore est l'élimination de certains citoyens que les magistrats laissaient hors comices en refusant, par erreur ou par fraude, de les inscrire sur les listes des assemblées17.
77Enfin, ce n'est pas le vote des individus qui compte mais celui des unités de vote : la centurie ou la tribu. Et à l’intérieur de celle-ci, c’est la majorité des suffrages exprimés qui détermine la décision. De plus, le vote de la première unité était particulièrement important.
78Dans les comices centuriates, on détermine par tirage au sort quelle sera la première centurie à voter la centurie prérogative. Son choix constitue un omen ou présage qui est de nature à entraîner le vote des autres centuries.
79Le vote est successif : on appelle d'abord les citoyens de la première classe puis ceux de la seconde classe et ainsi de suite. Les résultats sont proclamés dès qu'une centurie a voté. En outre, les opérations de vote sont arrêtées dès qu'une majorité de centuries s'est dégagée (97/193). Par conséquent, les dernières classes ne votent quasiment jamais et la seconde n’est amenée à voter que si les 18 centuries de chevaliers et les 80 centuries de la première classe n'ont pas voté dans le même sens. Après une réforme intervenue au IIIème siècle, dont le détail est mal connu, il semble que la seconde classe fut plus souvent amenée à voter.
80Le vote fut d'abord oral. Chaque citoyen défile devant le rogator qui lui répète la question posée par le magistrat et note sa réponse. Ce système, qui exposait les citoyens à toutes sortes de pressions, fut remplacé, au IIème siècle, par un vote écrit et secret qui assurait une plus grande indépendance au votant : le citoyen passait alors sur une espèce de passerelle et jetait une tablette dans l'urne (A = ut antiquo = non ; V = uti rogas = oui).
81Dans les comices tributes, les tribus étaient appelées à voter en même temps mais les résultats de chacune étaient annoncés par le président selon le tirage au sort. Par conséquent, la tribu dont le résultat était tout d'abord proclamé prenait le nom de principium.
82Les opérations de votes sont donc longues et complexes. Le vote des lois est resté une procédure solennelle qui rappelle peut-être l'importance qu'avait la loi à l'époque archaïque, et qui se termine par la proclamation officielle des résultats. Il n'y a d'ailleurs que deux manières d'interrompre le déroulement du scrutin : l'intercessio et l'obnuntiatio.
83L'intercessio permet à un magistrat de paralyser les actes d'un collègue.
84L'obnuntiatio est la faculté réservée au président de l'assemblée ou à un augure de notifier l'existence de signes divins défavorables qui auront pour conséquence de mettre fin aux opérations de vote. Elle fut fixée vers 158 a.C. par les lois Aelia et Fufia qui furent largement approuvées par l’oligarchie dominante dans la mesure où elles servirent à faire obstacle ou à limiter l'activité législative en général et celle des tribuns en particulier. L'efficacité du procédé fut salué par Cicéron qui qualifia ces lois de « sacratissimae », « salubres », « remedia republica » ou « subsidia certissima contra tribunicios furores ».
85Dans tous les cas de suspension ou d'interruption, la réunion était renvoyée au jour suivant.
86L’élaboration des lois permet de mieux mesurer le rôle du peuple. Il doit plus consentir que réellement proposer ou exprimer sa volonté. En effet, l'initiative de la loi ne lui appartient pas, ni le droit de les amender. La cassation n'est nullement son oeuvre : il semble que ce soit le Sénat qui dispose de ce pouvoir qu'il exerce par la formule ea lege populus non teneri uidetur en général pour cause de vice augurai ou de violence.
12. La lex rogata : un acte unilatéral ?
87La réponse à cette question n'est pas simple. La loi est un acte complexe dans lequel on peut souligner tantôt le rôle du magistrat, tantôt celui du peuple. Ces deux tendances ont chacune trouvé des défenseurs, tant dans le monde romain que parmi les auteurs modernes. Parfois même, les auteurs se contredisent. Prenons, à titre d'exemple, Aulu-Gelle qui cite la définition d'Ateius Capiton, juriste de l'époque augustéenne : lex est generale iussum populi, rogante magistratu. Il souligne ainsi la place prépondérante du peuple car le magistrat, dans cette perspective, se contente de poser une question, tandis que le peuple ordonne. Mais, dans le même chapitre, Aulu-Gelle affirme que la rogatio est la partie principale et l'origine de la loi : il fait ainsi du magistrat la source de la lex et cette interprétation réduit le rôle du peuple : il se borne à consentir et la loi reste fondamentalement l’oeuvre du magistrat.
88De même, Cicéron affirme la toute-puissance du peuple dans le De domo alors que dans le De legibus, il affirme qu'il ne faut pas fonder la loi sur les iussa populorum. Dans le De republica comme dans les Philippiques, il voit dans la loi l'oeuvre du magistrat qui la prépare, la propose et la fait voter18.
89Ces hésitations montrent qu'il y a erreur a vouloir privilégier un organe constitutionnel aux dépens de l’autre. Tous concourent, d'une façon ou d'une autre, à l'élaboration de la loi.
13. La lex rogata : un contrat ?
90L'idée que la loi puisse être un contrat apparaît dans un fragment du Digeste attribué à Papinien : « La loi, dit-il, est un ordre général, une décision des hommes sages, le châtiment des délits qui se font volontairement ou par ignorance, le contrat commun de la Cité »19, Communis rei publicae sponsio. Mais Papinien écrit à une époque où, à Rome, la loi a disparu comme source de droit et il se réfère à une définition d'origine grecque tirée du discours Contre Aristogiton de Démosthène.
91Néanmoins, cette idée de loi-contrat séduisit Mommsen et, avec des nuances diverses, constitue aujourd'hui encore la source d'inspiration de nombreux romanistes et historiens.
92Mais d'une manière générale, plusieurs objections peuvent lui être adressées20 :
- D'un point de vue purement juridique et formel, le magistrat est toujours l'expression de tout le peuple. Par conséquent, il est difficile de comprendre quel accord il devrait conclure avec l'assemblée de ses électeurs si ce n'est d'expliquer les fonctions pour lesquelles il a été élu, dont notamment celle qui l'oblige à mettre en oeuvre la procédure de la formation de la loi.
- Une grande partie des leges sont des plébiscites où il n'y a pas d'accord entre un magistrat et le peuple puisqu'il est difficile, d’un point de vue juridique, de voir dans le tribun un représentant du gouvernement de la Cité.
- Les consuls et les tribuns, par leurs activités, contribuent largement à la formation de la volonté respective du populus et de la plebs et leur volonté va de pair avec celles des comices et des concilia. Il n'est donc pas logique de parler d'un accord contractuel.
93Sans doute vaut-il mieux rejoindre la conclusion de COLI21 : le magistrat n’est pas, à l'égard du peuple, un cocontractant. Il est simplement un organe dont le concours est nécessaire pour que le peuple puisse manifester sa volonté.
14. La lex rogata : produit original de la constitution romaine
94L’analyse la plus claire de la constitution romaine et, par conséquent, de la nature de la loi me semble avoir été donnée par Polybe, suivi un siècle plus tard par Cicéron.
95Polybe distingue dans la cité romaine trois organes : les magistrats, coiffés par les consuls, le Sénat et le peuple qui ont chacun des parts de responsabilités. Selon le point de vue auquel on se place, dit-il, et si l’on s'en tient aux apparences, la constitution romaine pourrait apparaître successivement comme monarchique (si l'on considère le pouvoir des consuls), aristocratique (si l’on considère le rôle et l'influence du Sénat) ou démocratique (si l'on s'en tient au peuple)22.
96Naturellement, il faut tout considérer à la fois, et dès lors, la constitution de Rome est composite. De plus, dans la réalité, ces trois organes, indépendamment de leur domaine de compétence officiel, ont besoin l'un de l'autre mais aussi se heurtent pour des raisons qui ne sont pas toujours institutionnelles mais bien sociales ou psychologiques. Il en résulte tout un jeu de contre-pouvoirs (de droit ou de fait), de compromis et de concessions qui, empiriquement au moins, assure la cohésion de la constitution dans un équilibre relativement stable.
97D'autre part, la tradition romaine semble bien démontrer que, politiquement, le populus est une chose abstraite qui ne devient une réalité concrète que lorsque les comices se réunissent.
98D'où le vote de la loi est pour le populus le moyen d'affirmer son existence, de s'insérer dans la constitution composite de la Civitas, éventuellement en s’opposant aux autres organes, car s'opposer c'est aussi une façon d'exister.
99Enfin, la procédure d'élaboration de la loi nous révèle qu'elle est l'oeuvre de la Cité toute entière. On oublie trop souvent de mentionner le rôle du Sénat à côté de ceux des comices et des magistrats. Or, le rôle du Sénat est loin d'être négligeable : c'est au Sénat que sont souvent examinés et discutés les projets de loi et les amendements aux rogationes. La loi, dans cette perspective, n'est plus un accord entre deux puissances mais l'acte commun des trois organes composant la Cité dont elle exprime ainsi clairement l'autorité. En d'autres termes, la loi est une règle générale garantissant l'égalité de tous, votée par le peuple et qui, précisément, tire sa force obligatoire du consentement de tous.
100La lex rogata est donc le résultat d’une élaboration complexe qui prend naissance dans un cadre dialectique institutionnel bien mis en lumière par Polybe. Ce n'est qu'en isolant arbitrairement la part de chacun des intervenants dans cette élaboration et en la chargeant, parfois de manière partisane ou arbitraire, que l'on peut aboutir à voir dans la lex rogata romaine tantôt un acte unilatéral tantôt un contrat.
15. Une conception nouvelle de la loi chez les écrivains romains de la fin de la République23
101Deux faits vont entraîner dans la pensée des auteurs non-juridiques de la fin de la République des réflexions nouvelles sur la notion de loi. Il s'agit de la multiplication et de la transformation des lois dont l'objet n'est plus seulement d'assurer une sorte de tranquillité sociale, mais bien de jeter les bases d'un nouvel ordre dans la Cité.
102Ces réflexions vont impliquer que la lex, qui est le résultat de l'accord de tous, a nécessairement une autorité suffisante pour imposer et réaliser des bouleversements importants et durables dans la Cité. De là vient l'idée d'utiliser la loi comme fondement essentiel de la concorde entre les ordres de l'état.
103Ce principe d'union suppose l'égalité qu’elle assure mais, d’autre part, il ne s'agit plus de faire de toute loi indifféremment l'oeuvre du peuple mais de discerner, dans toutes les décisions qu'il prend, les mesures salutaires et les mesures néfastes.
104Ceci amène les écrivains à limiter, en fonction de cet idéal, le rôle du peuple : il doit seulement voter des lois dignes de ce nom. La souveraineté populaire n'est plus un fondement sûr : il faut lier la loi à des valeurs éternelles. C’est ainsi, par exemple, que la lex dont nous parle Cicéron dans le De re publica, puis dans le De legibus, n'est pas très éloignée de « la droite raison, conforme à la nature, répandue dans l’univers, constante, éternelle ».
105Ces conceptions philosophiques n'auront guère d'écho dans la pratique. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les trois seules définitions de la loi que nous ont conservées les jurisconsultes classiques postérieurs :
- Capiton : lex est generale iussum populi aut plebis, rogante magistratu.
- Gaius : lex est quod populus iubet atque constituit.
- Papinien : lex est commune praeceptum, uirorum prudentium consultum, delictorum quae sponte uel ignorantia contrahuntur coercitio, communis reipublicae sponsio. (La loi est un ordre général, une décision des hommes sages, le châtiment des délits qui se font volontairement ou par ignorance, le contrat commun de la Cité).
16. La lex rogata sous le Principat
106Sous le Principat, la loi comitiale est appelée à disparaître des sources du droit romain. Sous le règne d'Auguste, il y eut encore une activité législative importante puis, après Auguste, il n'y a plus qu'une vingtaine de lois. Le dernier exemple de loi comitiale date du règne de Nerva : la lex Cocceia agraria proposée par Nerva en 98.
107Soulignons le caractère formel de ce pouvoir législatif : les lois sont inspirées par l'empereur qui est revêtu de l'imperium et de la puissance tribunicienne. Tantôt il présente lui-même sa loi (qui est souvent un plébiscite), tantôt il la fait présenter par des magistrats qui sont à ses ordres. L'ascendant du prince est tel que, très vite, l'assemblée se borne à acclamer la rogatio qui lui est soumise. Cette situation rappelle étrangement la lex royale, sans doute parce que, quelque part, la force révolutionnaire qui fut longtemps l’âme de la lex rogata est totalement muselée par un pouvoir quasi dictatorial qui ne dit pas son nom.
108La lex romaine est morte.
Notes de bas de page
1 A. MAGDELAIN, La loi à Rome, Histoire d'un concept, Paris, Les Belles Lettres, 1978 ; M. DUCOS, Les Romains et la loi, Recherches sur les rapports de la philosophie grecque et de la tradition romaine à la fin de la République, Paris, Les Belles Lettres, 1984, ouvrage magistral accompagné d'une bibliographie quasi-exhaustive. Tout aussi indispensable est la lecture de F. SERRAO, auteur de nombreux ouvrages sur le droit public romain, qui a réalisé une remarquable synthèse sur le concept de la loi romaine dans l'Enciclopedia del diritto, XXIII s. v. legge (dir. rom.), également assortie d'une longue et riche bibliographie.
2 Op. cit., p. 9.
3 A. MAGDELAIN, op. cit., passim.
4 F. SERRAO, op. cit., p. 803 et s.
5 G. ROTONDI, Leges publicae populi romani, Milano, 1912, (ed. anast. Hildesheim, 1966).
6 Sur tout ceci voir J. GAUDEMET, Institutions de l'antiquité, 2e éd., Paris, Sirey, 1982, p. 264 et s.
7 J. GAUDEMET, op. cit., p. 381 et s.
8 A. MAGDELAIN, op. cit., p. 88 et s.
9 F. SERRAO, op. cit., p. 801.
10 Sur la conception et l'influence des leges sacratae, voir les positions différenciées de F. SERRAO, op. cit., p. 803 et s. et de A. MAGDELAIN, op. cit., p. 56 et s.
11 R. ORESTANO, I fatti di normazione nell'esperienza romana arcaica, Torino, 1967, p. 268.
12 Sur cette question, voir les différentes approches de A. MAGDELAIN, op. cit., p. 64 et s. ; de M. DUCOS, op. cit., p. 84 et s. et de F. SERRAO, op. cit., p. 804 et s.
13 Sur ce point, voir spécialement F. SERRAO, op. cit., note 70.
14 A. MAGDELAIN, op. cit., p. 88.
15 Voir pour cette question, le chapitre II, Le peuple et la loi, dans l'ouvrage de M. DUCOS précité ; voir également F. SERRAO, op. cit., p. 826 et s.
16 M. DUCOS, op. cit. p. 114.
17 Sur la participation du citoyen à la vie politique, voir J. GAUDEMET, op. cit., p. 326 et s.
18 Sur tous ces éléments, voir M. DUCOS, op. cit., p. 117 et s.
19 D. 1, 3, 1.
20 Comme le fait F. SERRAO, op. cit., p. 839 et s.
21 U. COLI, Regnum, in S.D.H.I., 1951, p. 113
22 Sur l'analyse du texte de Polybe, voir C. NICOLET, Le métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 286 et s.
23 M. DUCOS, op. cit., chapitre trois, Ordre et concorde : une nouvelle conception de la loi, p. 153 et s.
Auteur
Juriste et philologue classique, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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