Justice et négociation rationnelle
p. 149-169
Texte intégral
1L'idée de négociation présente un intérêt pour la réflexion morale et politique dans la mesure où elle joue un rôle spécifique dans certaines théories contractualistes de l'éthique. Pour mesurer l'importance de ce rôle, il convient de rappeler que les théories contractualistes, selon lesquelles les principes éthiques pourraient être conçus comme l'objet d'un accord conclu par des agents rationnels, se partagent en deux catégories principales. Dans la première figurent les théories qui définissent la situation initiale des parties en faisant appel à un ensemble de principes supérieurs de légitimité ou de convictions éthiques dont dépendra la validité de l'accord. Ainsi, en réalité, ce sont ces principes ou ces convictions qui exercent une fonction justificatrice, au-delà même de l'idée de contrat. La théorie de l'éthique de la discussion, qui se réfère aux conditions de possibilité d'une entente rationnelle sur des prétentions de validité, fournit un premier exemple de cette orientation. La théorie de la justice proposée par John Rawls en offre, dans une large mesure au moins, un second exemple.
2Relèvent, par contre, d’une catégorie distincte les théories qui ne font pas dépendre la validité de l’accord du respect de principes ou de convictions éthiques préalables, mais qui envisagent exclusivement cet accord dans la perspective de la rationalité instrumentale et stratégique des parties. S'interrogeant sur la manière dont des individus rationnels, c'est-à-dire des individus qui poursuivent la satisfaction de leurs intérêts en tenant compte des décisions d'autrui, pourraient s'accorder sur des principes éthiques qui leur assurent des avantages mutuels, ces théories tendent à dériver ces principes des seules exigences de la rationalité instrumentale et stratégique. Les thèses de James M. Buchanan1, de même que celles de David Gauthier2, participent de cette orientation qui trouve ses origines, à l'époque moderne tout au moins, dans la pensée de Hobbes.
3Or, même si elle n'est pas nécessairement absente des théories qui relèvent de la première catégorie3, l'idée de négociation joue un rôle caractéristique dans les théories qui relèvent de la seconde. En effet, pour définir les conditions dans lesquelles l'accord des individus pourrait se réaliser, ces théories font appel à l'idée d'une négociation ou d'un marchandage hypothétique entre partenaires rationnels4. Certes, en réalité, au-delà des idées de contrat et de négociation, ces théories mettent en jeu des conditions supplémentaires qui concernent le contexte ou l'objet de l'accord rationnel et qui impliquent toujours certaines prémisses normatives plus ou moins substantielles5. Une étude critique de ces théories doit évidemment porter sur ces conditions, dans la mesure où leur justification se révèle problématique. Mais un tel examen offre surtout la possibilité de mesurer les limites du recours à l'idée d'un accord négocié entre partenaires rationnels dans toute tentative de justifier des principes éthiques et, en particulier, des principes de justice sociale. Plus fondamentalement, dans la mesure où ces théories ont pour ambition de fonder ces principes sur les exigences de la rationalité instrumentale, cet examen doit permettre d'apprécier les possibilités de succès d'une telle tentative. Cette évaluation constituera l'enjeu principal des réflexions proposées dans la présente étude.
4Dans la recherche contemporaine, les thèses de David Gauthier, telles qu’elles sont exposées dans son ouvrage principal Morals by Agreement, apparaissent comme l'un des exemples les plus significatifs de théorie contractualiste qui mette en jeu l'idée de négociation rationnelle. Les analyses que je développerai dans les pages qui suivent porteront donc essentiellement sur les thèses de cet auteur.
1. Morale et maximisation de l'utilité
5L'analyse proposée par Gauthier répond à une ambition caractéristique qui consiste à démontrer que les contraintes morales auxquelles l’action des individus doit être soumise et sur lesquelles ceux-ci seraient susceptibles de s'accorder peuvent être justifiées par référence aux exigences de la poursuite rationnelle des intérêts. Si les contraintes morales imposent des restrictions à la poursuite des intérêts personnels, ces contraintes trouveraient néanmoins leur justification dans les exigences de la rationalité elle-même, ces exigences étant conçues, dans la perspective de la science économique libérale, comme celles de la maximisation de l'utilité individuelle. De ce point de vue, la moralité apparaîtrait donc comme un dérivé de la rationalité des individus et elle permettrait à ceux-ci d'obtenir une meilleure satisfaction de leurs préférences.
6Que la maximisation de l'utilité doive être soumise à des contraintes rationnelles résulte du fait que l'interaction « naturelle » des individus conduit à des résultats suboptimaux dont le modèle du « dilemme du prisonnier » constitue la meilleure illustration6. Selon Gauthier, la situation correspondant au dilemme du prisonnier se concrétise en particulier dans les externalités positives et négatives qui apparaissent généralement sur le marché. Dans ces hypothèses, bien qu'ils poursuivent la maximisation de leur utilité, les individus n'obtiennent pas des avantages aussi élevés que ceux qu'ils obtiendraient en l'absence d'extemalités. Le modèle du dilemme du prisonnier illustre, en effet, le type de situation dans laquelle les individus, à défaut de coordination, obtiendront vraisemblablement un résultat inférieur à celui qu'ils auraient obtenu s'ils avaient pu coopérer. Ce modèle révèle donc le caractère avantageux de la coopération. A cet égard, Gauthier, en accord avec Rawls sur ce point, considère que la société doit offrir aux individus la perspective d'une coopération qui leur assure des avantages mutuels.
7Selon l'auteur, les contraintes qui permettent de résoudre ce problème de coordination peuvent être considérées comme des restrictions rationnelles, dans la mesure où elles assurent aux intéressés des avantages supérieurs à ceux qu’ils auraient obtenus s'ils avaient opté pour une stratégie de maximisation pure et simple de leur utilité. Mais elles apparaissent aussi comme des contraintes morales, dans la mesure où elles s'appliquent de manière impartiale ou impersonnelle à l'ensemble des partenaires7.
8Par ailleurs, si la coopération est susceptible d’engendrer un surplus d'utilité, il convient de s'interroger sur la manière dont ce surplus peut être réparti entre les intéressés. C'est à ce propos que Gauthier fait appel à l'idée d'un accord hypothétique sur lequel serait fondée la coopération et grâce auquel les individus s'entendraient, au terme d'une négociation ou d'un marchandage, sur la répartition des avantages résultant de leur collaboration.
9Cette négociation fictive comporterait deux phases. Dans la première, chacune des parties avancerait une revendication préalable portant sur le surplus d'utilité qui résulte de la coopération. Bien que chacune des parties cherche à maximiser son utilité, Gauthier souligne cependant que les participants devraient soumettre leurs revendications à certaines restrictions. D'une part, aucune partie ne pourrait revendiquer une utilité qui dépasserait le surplus résultant de la coopération. En effet, une telle revendication conduirait à priver les autres participants des avantages qu'ils possédaient avant la coopération. Or, aucune partie ne peut supposer que ses partenaires puissent accepter une telle solution.
10D'autre part, dans une coopération regroupant plus de deux partenaires, chacun d'entre eux ne pourrait, en réalité, revendiquer qu'une partie du surplus d’utilité résultant de la coopération, à savoir la partie à la production de laquelle il aurait contribué8.
11Ces deux types de restrictions trouveraient leur motif dans le fait que les parties peuvent craindre de faire obstacle à la coopération par des revendications excessives. En effet, les revendications excessives d'un partenaire risquent de conduire les autres parties soit à refuser la coopération, soit à l'organiser exclusivement entre elles en formant une coalition dont l'intéressé serait exclu.
12Etant donné que l'on peut présumer que les revendications initiales des parties seraient inconciliables, c'est-à-dire que la somme des avantages revendiqués excéderait le surplus d'utilité résultant de la coopération, la négociation comporterait une seconde phase au cours de laquelle les partenaires réduiraient leurs exigences en proposant des concessions. Le problème qui se pose, à cet égard, est de déterminer l'étendue de la concession que chacun des partenaires pourrait avancer en tant qu'agent rationnel et qui pourrait être acceptée par les autres participants.
13Exploitant la théorie formelle de la décision et du choix rationnel, Gauthier propose, à ce sujet, un principe de négociation permettant de déterminer l'ampleur des concessions mutuelles.
14Ce principe a pour objet l'étendue des concessions relatives de chacun des partenaires. Cette étendue est définie comme la proportion entre, d’une part, l’étendue de la concession faite par chacun d’entre eux (qui correspond à la partie de sa revendication initiale qui est abandonnée) et, d'autre part, le bénéfice maximal qu'il aurait pu retirer de la coopération, compte tenu des avantages qu'il possédait antérieurement à toute interaction coopérative (ce bénéfice potentiel correspond ainsi à la différence entre la revendication initiale et les avantages acquis en l'absence de toute coopération)9.
15Selon le principe en jeu, dit de concession relative minimax10, la concession relative maximale faite par quiconque — c'est-à-dire la plus grande proportion de sa revendication initiale à laquelle chaque partenaire renonce, par rapport à celle requise par toute autre répartition exigeant au moins une concession aussi élevée — doit être la plus petite possible. Ainsi, du point de vue d'un agent rationnel, la répartition du résultat de la coopération qui doit être acceptée est celle qui implique de sa part une concession relative maximale qui soit la plus réduite possible, c'est-à-dire qui soit plus réduite que celle requise par toute autre répartition.
16S'il semble rationnellement acceptable par chacun des partenaires, dans la mesure où il tend à réduire au minimum leurs concessions relatives, le principe en jeu présente, par ailleurs, deux caractéristiques remarquables. D'une part, il conduit en général à sélectionner, parmi les répartitions optimales, celle qui implique pour les participants des concessions relatives égales. D'autre part, lorsque la coopération implique la mise en commun de ressources variables selon les participants, le principe conduit généralement à sélectionner la répartition dans laquelle les avantages obtenus par chacun des partenaires sont proportionnels à l'importance de sa contribution. De ce point de vue, le principe de la concession relative minimax correspond apparemment à certaines intuitions courantes concernant la juste répartition des avantages qui découlent d'une coopération. L’on ne s'en étonnera pas si l'on admet avec Gauthier que, dans l'hypothèse d'une coopération unissant plus de deux partenaires, chacun d'entre eux sera conduit, par crainte d'être exclu de la coopération, à limiter sa revendication initiale à la partie du surplus d'utilité qui correspond à son investissement. Gauthier accepte d'ailleurs le principe selon lequel une coopération équitable doit assurer à ses participants des avantages proportionnels à leur contribution11.
17Néanmoins, le respect de cette proportionnalité par le principe de la concession relative minimax suscite des difficultés. En effet, J. Hampton a montré que, dans certaines hypothèses, ce principe n'assure pas une répartition du surplus d'utilité qui garantisse à chacun des partenaires des avantages proportionnels à sa contribution, pour autant que celle-ci soit conçue comme l'investissement de chacun d'entre eux12. En réponse à cette objection, Gauthier souligne que la contribution d’un participant ne se limite pas à son investissement, mais qu'elle inclut également le consentement qu'il a donné13. Il en résulte que, dans l’hypothèse où la coopération est irréalisable sans la participation d'un partenaire déterminé, ce dernier sera en mesure d'obtenir une part du surplus qui est disproportionnée par rapport à son investissement. Cet avantage correspond à la rémunération du facteur rare que représente le consentement de l'intéressé. Mais Gauthier reconnaît que, dans cette hypothèse, la répartition du surplus d'utilité reflétera le pouvoir de négociation des partenaires. Or, s'il apparaît ainsi que la procédure de négociation peut être influencée par des rapports de pouvoir qui trouvent leur origine dans le déséquilibre des ressources initiales des partenaires, l'on doit se demander si cette procédure, de même que les résultats auxquels elle conduit, correspondent aux exigences de l’équité.
18En réalité, quelle que soit la manière dont on interprète la notion de contribution, il semble qu'à ce stade de l'analyse, la convergence éventuelle entre le principe de la concession relative minimax et celui du partage proportionnel du surplus d'utilité soit dépendante des rapports de force qui existent entre les parties. Ainsi, de l'aveu même de l'auteur, cette convergence dépend de l'hypothèse selon laquelle les individus limitent d'emblée leurs revendications par crainte de faire échouer la coopération ou d'en être exclu. Or, comme le souligne à juste titre Robert Goodin14, cette hypothèse ne correspond pas nécessairement aux exigences d'un comportement rationnel. L'on peut, en effet, présumer que des partenaires qui disposeraient de ressources initiales plus importantes seraient en mesure, non seulement d'avancer des revendications initiales plus élevées, mais encore de faire des concessions moins étendues que celles des participants dotés de ressources plus restreintes.
19Gauthier ne peut apparemment écarter cette difficulté qu'en invoquant un principe d'égale rationalité des partenaires en vertu duquel aucun individu rationnel ne peut s’attendre à ce qu'un partenaire rationnel soit disposé à faire une concession s'il n'est pas lui-même disposé à faire une concession similaire15. Cependant, la réciprocité qui est impliquée par ce principe apparaît plus comme un impératif moral que comme une exigence purement rationnelle. En effet, d’un point de vue strictement rationnel, les intérêts d'un individu qui dispose de ressources supérieures doivent le conduire à réclamer de ses partenaires moins favorisés des concessions plus étendues que les siennes. Dès lors, si le principe d'égale rationalité comporte une dimension morale implicite, l'on peut d'emblée s'interroger sur le succès d'une entreprise dont l'objectif est de fonder les principes d’une coopération sociale équitable sur les seules exigences de la décision rationnelle. Dans la suite de cet exposé, je me propose de montrer qu'en réalité les thèses de David Gauthier ne permettent pas d'atteindre cet objectif, dans la mesure où elles ne permettent pas de réduire la distance qui sépare la moralité des exigences rationnelles de la maximisation de l'utilité. Les arguments que je développerai à cet égard porteront sur trois problèmes qui révèlent la permanence de cet écart.
20Le premier d'entre eux concerne la mise en oeuvre de l'accord qui doit gouverner la coopération des individus. En effet, même si l'on admet que la conclusion d'un accord fondé sur le principe de la concession relative minimax est rationnelle et équitable, l'on peut se demander si les individus auront toujours intérêt à respecter les restrictions qui découlent de cet accord. Si la volonté de maximiser leur utilité constitue la principale disposition des individus, ceux-ci pourraient être tentés, à l'occasion des choix concrets qu'ils devront poser dans leurs relations avec leurs partenaires, de donner la priorité à leurs intérêts actuels et de se soustraire ainsi aux contraintes que leur impose l'accord initial. Cette hypothèse conduit donc à s'interroger sur l'effectivité ou sur la stabilité de cet accord, compte tenu des impératifs de la rationalité.
21Le deuxième problème concerne, non plus la situation qui s'établit après la conclusion de l'accord, mais celle qui la précède, c'est-à-dire la position initiale des parties. Gauthier reconnaît, en effet, qu'une procédure ne peut conduire à un résultat équitable que si elle a pour point de départ une situation qui est elle-même équitable16. Dans cette perspective, la position initiale des parties doit apparemment répondre à certaines conditions morales dont Gauthier propose une interprétation déterminée. Or, pour une théorie dont l'enjeu consiste à déduire certains impératifs moraux à partir des seules exigences de la rationalité, la définition de ces conditions morales constitue, de toute évidence, une tâche périlleuse dans la mesure où elle risque de mettre en cause la cohérence de l'ensemble de la démonstration. S'il reconnaît que ces conditions relèvent de la morale, Gauthier tente cependant d'établir que ces conditions peuvent se justifier au nom de la maximisation de l'utilité individuelle. L'on peut, dès lors, s'interroger sur le succès de cette tentative.
22Enfin, étant donné qu'une coopération sociale équitable ne peut être définie sans recourir à une conception particulière de la justice, il convient de s'interroger sur la manière dont l'auteur justifie cette conception. Dans la dernière partie de son livre, Gauthier propose, à cet égard, une justification qui fait appel au point de vue d'un acteur impartial. Or, la validité de cette justification peut également prêter à discussion.
2. Le problème de la stabilité
23En ce qui concerne le respect des conventions fondées sur l'intérêt mutuel, Gauthier évoque, à juste titre, la manière dont Hobbes a envisagé le problème que je viens de rappeler. Dans le Léviathan, Hobbes donne en effet la parole à un « insensé » qui, au devoir qu'impose la justice d'observer les conventions, oppose l'impératif de sauvegarde des intérêts personnels17. Tout en substituant à la question de savoir s'il est rationnel de respecter ou non un engagement déterminé la question de savoir s'il est rationnel d'être disposé à respecter en général ses engagements, Hobbes estime que la disposition à tromper les autres participants n'est pas rationnelle, dans la mesure où l'insensé court le risque d'être exclu de la coopération sociale et, par conséquent, de perdre les avantages qu’elle lui procure, dans l’hypothèse où sa disposition serait découverte par ses partenaires. Et même si l'insensé peut espérer que ses intentions ne seront pas nécessairement décelées, l’incertitude à laquelle il s'expose contredit l'impératif rationnel de sécurité dont dépend la sauvegarde de ses intérêts.
24La réponse que Gauthier oppose, pour sa part, à l'objection de l'insensé s'inspire de l'argument proposé par Hobbes. Il s'agit de montrer que si elle requiert l'abandon de la maximisation directe de l'utilité, la disposition à respecter l'accord initial est en définitive rationnelle, dans la mesure où elle permet à l'intéressé de prendre part à une coopération avantageuse18.
25Gauthier considère en effet que, du point de vue des participants potentiels, seuls les individus qui sont disposés à respecter leurs engagements peuvent être acceptés rationnellement comme partenaires. En effet, à la différence des maximisateurs directs qui sont représentés par l'insensé, seuls les maximisateurs restreints peuvent bénéficier d'accords de coopération, car les premiers ne seront pas acceptés comme partenaires étant donné leur disposition à transgresser ces accords. Gauthier concède que cet argument implique une condition idéale qui tient dans la transparence des intentions individuelles. Il considère cependant qu'une condition moins exigeante — la translucidité des agents — permettrait de justifier l'argument qu'il propose. Selon cette hypothèse, située à mi-distance entre la transparence et l'opacité, les dispositions des partenaires pourraient être décelées, mais sans certitude19.
26Dans cette perspective, Gauthier propose un calcul d'utilité permettant de déterminer dans quelles circonstances il serait rationnel d'adopter l'attitude d'un maximisateur restreint. Ce calcul consiste à confronter les deux rapports suivants. D'une part, le rapport entre la probabilité qu'une interaction réunissant des maximisateurs restreints capables de reconnaître leurs intentions respectives se traduise par une coopération bénéfique et la probabilité que l'interaction, réunissant des maximisateurs restreints et des maximisateurs directs, aboutisse à la défection et à l’exploitation lorsque les seconds parviennent à déceler les dispositions des premiers sans que ceux-ci puissent déceler celles des seconds. D'autre part, le rapport entre l'avantage potentiel résultant d'une défection et celui découlant de la coopération. Compte tenu de ces éléments, il apparaîtrait rationnel d'adopter l'attitude du maximisateur restreint lorsque le premier de ces rapports est supérieur au second. En d'autres termes, il serait rationnel d'adopter une telle attitude lorsque la probabilité d'une coopération stable, comparée aux risques de défection et d'exploitation, est plus élevée que le gain résultant de cette défection et de cette exploitation, comparé avec les avantages découlant de la coopération. Ainsi, plus le degré de translucidité des partenaires serait élevé, moins il serait nécessaire que le gain potentiel de la coopération soit élevé pour justifier rationnellement le choix de l'attitude du maximisateur restreint.
27Gauthier concède que la mise en oeuvre de ce calcul présuppose que les individus soient suffisamment translucides et qu'ils soient animés par des intentions suffisamment convergentes. Ainsi déclare-t-il que la valeur du premier rapport mis en jeu dans ce calcul dépend, d'une part, « de la capacité des maximisateurs restreints de déceler la sincérité des autres maximisateurs restreints et de révéler à ceux-ci leur propre sincérité », et, d'autre part, « de la capacité des maximisateurs restreints de déceler l'insincérité des maximisateurs directs et de dissimuler à ceux-ci leur propre sincérité, ainsi que de la capacité des maximisateurs directs de déceler la sincérité des maximisateurs restreints et de dissimuler à ceux-ci leur propre insincérité »20.
28Etant donné que la mise en oeuvre du calcul d'utilité proposé par Gauthier dépend essentiellement de la capacité des partenaires de déceler les dispositions d'autrui21, ce calcul ne me paraît pas constituer une réponse absolument satisfaisante au problème de l'instabilité potentielle de la coopération, car ce calcul dépend d'une condition aléatoire. En tant que tel, ce calcul ne permet pas de conjurer le risque d'instabilité.
29Que ce risque demeure permanent est d'ailleurs attesté par le fait que la mesure dans laquelle la disposition à adopter l'attitude d'un maximisateur restreint peut être considérée comme rationnelle dépend, entre autres, du nombre de personnes qui, parmi les participants, ont déjà adopté cette disposition. Ainsi Gauthier reconnaît-il que plus cette proportion est élevée, plus il est rationnel, pour un partenaire potentiel, d'adopter à son tour cette disposition. De ce point de vue, le calcul d’utilité semble perdre, en partie au moins, sa valeur de justification indépendante car il met en jeu l'idée selon laquelle « si nous nous trouvons nous-mêmes en compagnie de personnes raisonnablement justes, alors nous avons nous aussi une raison d'être disposés à être justes »22. Si le calcul d'utilité doit fournir un argument indépendant qui permette de justifier la rationalité de l’attitude du maximisateur restreint, ce calcul ne peut mettre en jeu le présupposé selon lequel un nombre suffisamment élevé des partenaires potentiels ont déjà opté en faveur de cette attitude. En recourant à cette hypothèse, l'auteur ne fait que déplacer la difficulté qui consiste à déterminer les raisons pour lesquelles un individu devrait, en premier, adopter l'attitude du maximisateur restreint23. Et l'on peut, dès lors, présumer que le fait de participer à une négociation dont le but est d'aboutir à un accord qui doive être respecté par les partenaires implique, de leur part, des dispositions morales qui ne sauraient se justifier en faisant exclusivement appel à des considérations fondées sur la maximisation de l’utilité. En l’absence de ces dispositions, seule une solution politique, impliquant le recours à un pouvoir de contrainte que Gauthier veut précisément éviter24, paraît susceptible d’assurer la stabilité d'un processus de coopération auquel participeraient des individus dont le seul souci serait de maximiser leur utilité.
3. Le problème de la position initiale
30Lorsqu'il s'agit de définir les conditions morales auxquelles doit répondre la situation initiale des parties, Gauthier ne cherche plus ses sources d'inspiration dans la pensée de Hobbes, mais dans celle de Locke. L'on sait en effet que, s'il reconnaît aux individus un droit de propriété sur les produits de leur travail et sur les fonds qui sont mis en valeur par leur activité, Locke soumet cependant à une condition la jouissance de ces droits. Il s'agit de la condition selon laquelle il subsiste assez de biens, tant en quantité qu'en qualité, pour les autres membres de la collectivité25. A la faveur de l'interprétation proposée par R. Nozick26, Gauthier estime qu'une condition de cette nature devrait être retenue, afin d'interdire aux partenaires d'améliorer leur situation grâce à une interaction qui aurait pour effet de détériorer celle d’autrui.
31Cette condition fondamentale — la clause lockéenne — garantirait que les parties puissent accepter et respecter de plein gré l'accord résultant de la négociation. La conclusion d'un accord effectif dépendrait donc de cette condition. En effet, si la dotation initiale de certains partenaires apparaissait comme la conséquence de rapports de force et d'exploitation dont d'autres auraient été victimes, ceux-ci ne pourraient accepter ni la négociation, ni l'accord.
32Par ailleurs, la clause lockéenne permettrait de déduire un ensemble de droits originaires qui constitueraient la dotation initiale des parties et qui assureraient ainsi une « moralisation » relative de l'état de nature. La première catégorie de ces droits personnels et mutuellement opposables permettrait aux individus de revendiquer l'usage exclusif de leur corps, ainsi que de leurs capacités physiques et mentales. Une deuxième catégorie de droits impliquerait pour les individus la possibilité de revendiquer les fruits de l’exercice de leurs capacités, sous réserve de compensation. Une troisième catégorie consacrerait le droit des individus de réclamer une compensation pour les coûts de toute activité d'autrui qui leur seraient imposés dans l'interaction sociale. Enfin, au-delà de cette internalisation des coûts, une dernière catégorie de droits, justifiés par les avantages mutuels découlant d'une amélioration de la productivité, permettrait aux individus de revendiquer l'usage exclusif de certains biens matériels27.
33Que la moralisation de l'état de nature assurée par la clause lockéenne s'explique par l'anticipation d'une coopération sociale équitable et par les relations de partenariat que celle-ci suppose n'est pas contesté par l'auteur28. Mais, s'il ne nie pas l'incidence de ces présupposés éthiques, Gauthier entend établir qu'ils trouvent leur justification dans les exigences de la rationalité. Ces exigences permettraient d’expliquer pourquoi un individu qui poursuit la maximisation de son utilité ne devrait cependant pas chercher à s'avantager au détriment de ses partenaires.
34L'explication proposée consiste à montrer qu'un individu rationnel ne serait disposé ni à coopérer, ni à respecter les termes de la coopération, si celle-ci n'était pas établie dans des conditions équitables, c'est-à-dire conformes à la clause lockéenne qui prohibe l'exploitation d'autrui. Selon Gauthier, l'individu qui ne se soucierait pas du caractère équitable de la coopération ne ferait dépendre sa décision de coopérer que d'une seule condition : la condition selon laquelle le gain résultant de la coopération, quelles que soient les modalités de celle-ci, soit supérieur à celui résultant de l'absence pure et simple de coopération. Or, Gauthier soutient qu'une telle attitude, dite de conformité étendue (broad compliance), serait irrationnelle. En effet, cette disposition devrait conduire l’intéressé à accepter n'importe quelle forme de coopération, pour peu qu'elle lui offre la perspective d'un avantage quelconque. Or, une telle attitude placerait l'intéressé dans une position d'infériorité vis-à-vis des autres participants qui n'accepteraient de coopérer avec lui que si la coopération envisagée leur apportait, non une part équitable du surplus, mais la plus grande partie des avantages escomptés29. Ainsi, l'individu peu soucieux d'équité risquerait d'être la première victime de l'inéquité.
35L'on peut cependant mettre en doute l'efficacité de cet argument. Si l'on tient exclusivement compte du désir rationnel des individus de maximiser leur utilité, l'engagement dans une coopération équitable, ainsi que le respect des contraintes qu'elle implique, ne paraissent pas devoir être justifiés aux yeux de la personne qui est disposée à se satisfaire de n'importe quelle part des avantages de la coopération, aussi minime soit-elle. Cet engagement et ce respect semblent réclamer, au contraire, une justification du point de vue du partenaire qui serait capable, étant donné les rapports de force entre les parties, de se faire attribuer la part du lion.
36Au-delà de cette première source de perplexité, l'on peut également s'interroger sur les conséquences que l'auteur déduit de la clause lockéenne. Gauthier entend, en effet, établir que la rationalité individuelle recommande d'accepter, à titre de conditions préalables, les seuls droits qui peuvent être déduits de la clause lockéenne, et non d'autres contraintes ou restrictions qui pourraient se justifier en faisant appel à une interprétation différente des exigences de l'équité. Il critique, à cet égard, les interprétations qui tendraient à justifier une certaine redistribution des avantages découlant des capacités personnelles des futurs partenaires. Les positions de John Rawls lui paraissent précisément contestables sur ce point.
37Rawls soutient en effet que, d'un point de vue moral, la distribution naturelle des capacités et des talents personnels, de même que la répartition des avantages qui en découlent pour leurs titulaires, doivent être considérées comme des phénomènes arbitraires30. Or, les principes de justice doivent être conçus comme l'objet d'un choix hypothétique qui serait posé par les individus sans que ceux-ci soient influencés par des contingences arbitraires. Pour neutraliser l'incidence de la distribution naturelle des talents, distribution due aux hasards de la naissance, Rawls suggère d'imposer aux partenaires des restrictions qui concernent les informations dont ils disposent dans la position originelle. Ce « voile d'ignorance » concerne, entre autres, la part qui leur échoit dans la répartition des capacités et des atouts naturels31. Le second principe de justice — le principe de différence — aura pour effet de corriger, dans une certaine mesure au moins, les inégalités non méritées parmi lesquelles figurent les inégalités de naissance et de dons naturels. Selon Rawls, ce principe implique en effet que « ceux qui ont été favorisés par la nature (…) peuvent tirer avantage de leur chance à condition seulement que cela améliore la situation des moins bien lotis »32 et il impose dès lors aux plus favorisés certaines compensations.
38Gauthier conteste le bien-fondé de ces compensations qui, à ses yeux, assurent aux personnes les moins bien loties des avantages injustifiés33. Même si les individus ne « méritent » pas les talents ou les capacités dont la nature les a dotés, Gauthier considère que les différences qui séparent les individus à cet égard ne doivent pas être tenues pour arbitraires et qu'elles peuvent, dès lors, avoir un effet sur les avantages que chacun d'entre eux retire de la coopération sociale.
39Gauthier affirme, en conséquence, que la condition lockéenne et les droits qui en sont dérivés constituent la contrainte la plus forte qui puisse être acceptée rationnellement par des individus qui cherchent à satisfaire au mieux leurs préférences en mettant en oeuvre les capacités dont ils sont dotés34.
40Cette assertion peut cependant prêter à discussion, en particulier si on la confronte avec certains arguments utilisés par Rawls lui-même pour justifier le principe de différence. En effet, il convient de rappeler que, selon Rawls, les principes de justice doivent pouvoir être acceptés par des partenaires rationnels, c'est-à-dire par des personnes qui sont animées par le désir de « favoriser leurs propres intérêts » ou « d'élargir leurs possibilités et les moyens de favoriser leurs objectifs quels qu'ils soient »35. Les exigences de la rationalité instrumentale jouent donc un rôle non négligeable dans l’argumentation de cet auteur. Cette perspective apparaît, entre autres, dans la justification du principe de différence. Rawls veut en effet établir que, même s’il entraîne certaines compensations au profit des personnes les plus défavorisées, le principe de différence peut être accepté d'un point de vue rationnel par les partenaires plus avantagés. A cette fin, Rawls souligne non seulement qu'un système social fondé sur les principes de justice a pour objectif d'assurer l'avantage mutuel des partenaires, mais aussi que les partenaires les plus avantagés doivent reconnaître qu'ils ne peuvent espérer obtenir la coopération volontaire des moins favorisés si le système social n'est pas équitable, c'est-à-dire s'il n’est pas conforme au principe de différence36. Ainsi, du point de vue des participants les plus avantagés, les compensations qu’impose le principe de différence représentent une concession nécessaire pour s'assurer la coopération volontaire des partenaires moins favorisés, étant entendu que le bien-être de tous les participants dépend de cette coopération.
41L'argumentation de Rawls révèle donc que le principe de différence peut trouver, entre autres justifications, un certain appui dans des considérations fondées sur les exigences de la rationalité individuelle. S'il en est ainsi, l'on peut douter que la clause lockéenne soit la seule contrainte acceptable par des individus rationnels. En d'autres termes, la comparaison entre les thèses de Gauthier et celles de Rawls conduit à présumer que les arguments fondés exclusivement sur la rationalité individuelle ne permettent pas de trancher en faveur d'une conception particulière de l'équité plutôt que d'une autre.
42Cette insuffisance permet, à son tour, de présumer qu'une coopération sociale équitable ne peut être considérée de manière exclusive comme l'instrument rationnel de la satisfaction la plus large possible des préférences individuelles. L'examen d'un troisième et dernier problème va nous révéler qu'en dépit de ses objectifs, la pensée de David Gauthier trahit par elle-même cette impossibilité.
4. Le point de vue de la justice
43La thèse principale de Gauthier consiste à soutenir que les contraintes morales qui s'imposent aux individus peuvent être déduites de prémisses étrangères à la moralité et, en particulier, des exigences de la décision rationnelle37. Dans cette perspective, les contraintes d'une coopération équitable pourraient être justifiées en faisant exclusivement appel aux impératifs de la rationalité individuelle. Or, l'on peut douter qu'une thèse de cette nature puisse être défendue de manière cohérente.
44Du point de vue de l'individu rationnel, la recherche de la satisfaction la plus étendue possible de ses préférences ne saurait être limitée que par les obstacles extérieurs que rencontre l'exercice de sa liberté naturelle. Dans cette perspective, compte tenu de la rareté des ressources disponibles, autrui ne peut apparaître que comme un concurrent ou, dans l'hypothèse d'une éventuelle coopération, comme un instrument. Par contre, pour pouvoir envisager une coopération qui soit non seulement avantageuse mais aussi équitable, l’individu doit abandonner le point de vue exclusif de ses intérêts personnels et prendre distance par rapport à sa propre liberté. En effet, pour être en mesure d'apprécier si la coopération envisagée assure à tous les partenaires des avantages équitables, l'individu doit abandonner la perspective purement instrumentale pour adopter le point de vue d'un tiers ou d'un arbitre impartial qui chercherait à déterminer les droits de chacun des partenaires38. Indépendamment même de l'exigence de justice qui requiert d'accorder à chacun ce qui lui revient, la simple préoccupation d'établir entre les individus une coopération optimale, c'est-à-dire une coopération qui assure à chacun d’entre eux la plus grande utilité possible compte tenu de celle qui est assurée aux autres, ne peut être que le souci d'un tiers ou d'un arbitre.
45A cet égard, la difficulté caractéristique des théories qui entendent fonder une coopération équitable sur les seuls impératifs qu'impose aux individus la poursuite rationnelle de leurs intérêts tient en ce qu'elles s'interdisent par là-même d'avoir accès au point de vue extérieur qui est indispensable pour apprécier le caractère équitable de la coopération, ainsi que son caractère avantageux pour chacun des partenaires. Cette difficulté est repérable dans la pensée de Gauthier qui, en dépit de ses prémisses individualistes et rationnelles, fait appel à ce point de vue externe, sans cependant le justifier de manière adéquate.
46A ce propos, il convient d'abord de rappeler que Gauthier adopte une conception déterminée de la justice selon laquelle l'individu juste est celui qui est disposé à ne pas s'avantager au détriment de ses partenaires en se comportant, soit comme un « passager clandestin » (free rider), soit comme un parasite39. Au-delà de l'exigence d'optimalité, c’est cette conception de la justice qui permet à l'auteur de critiquer les externalités positives et négatives qui apparaissent en général dans les relations marchandes réelles, c'est-à-dire dans les relations qui ne répondent pas aux conditions de la concurrence parfaite. L'hypothèse du « passager clandestin » qui tire profit, sans contrepartie, de certains avantages produits par d'autres agents, ou celle du parasite qui fait supporter par autrui certains coûts de son activité, peuvent être considérées comme des situations injustes dans lesquelles certaines personnes s'avantagent au détriment d'autrui. De ce point de vue, Gauthier souligne qu'une coopération sociale fondée sur la justice doit être conçue comme la main visible qui empêche les participants de s'avantager au détriment de leurs partenaires40.
47De toute évidence, une telle conception de la justice ne peut être formulée qu'en adoptant le point de vue d'un tiers par rapport aux partenaires engagés dans la coopération, et, plus précisément, le point de vue d'un arbitre impartial qui veut empêcher que certains d'entre eux puissent s'avantager au détriment des autres.
48Dans le huitième chapitre de son livre, consacré à la position d'Archimède, Gauthier adopte précisément ce point de vue. En effet, dans ce chapitre, Gauthier abandonne la perspective qu'il avait adoptée jusqu'alors et qui était celle d'un individu engagé dans l'activité stratégique. Il envisage les principes d'une juste coopération comme l'objet d'un choix qui serait posé par un acteur idéal occupant une position extérieure et placé dans des conditions censées garantir un choix impartial. Ces conditions sont assurées par certaines restrictions concernant les informations dont dispose l'acteur idéal. Au-delà de connaissances sur la société et sur les êtres humains en général, l'acteur idéal sait qu'il est un individu doté de capacités et de préférences spécifiques, mais il ignore leur contenu. De même ignore-t-il dans quel contexte social son activité devra s'exercer. Cette ignorance doit empêcher l'acteur idéal de choisir un système de coopération qui avantagerait de manière exclusive les individus dotés de capacités et de préférences comparables aux siennes. Par ailleurs, cet acteur idéal est conçu comme un agent rationnel qui cherche à satisfaire au mieux ses préférences, quelles qu'elles soient. C'est précisément en vertu de cette caractéristique que la fiction de l'acteur idéal illustrerait la possibilité d'un accord unanime, dans la mesure où tout individu rationnel pourrait s'identifier à lui. Quoi qu'il en soit, étant donné que l'acteur idéal est défini comme un agent rationnel, soucieux de maximiser son utilité, mais un agent qui ignore cependant sa propre identité, ses capacités et ses préférences particulières, il devrait apparemment choisir le système de coopération qui maximise, de manière impartiale, l'utilité de toute personne dont il pourrait occuper la position.
49Cependant, Gauthier reconnaît que le point central de son analyse tient dans la relation entre l'acteur idéal et les individus concrets qui doivent être en mesure de s'identifier à lui. Or, à cet égard, la pensée de Gauthier trahit la difficulté que j'ai évoquée précédemment et qui résulte de la nécessité de satisfaire deux exigences contraires : d'une part, la position de l'acteur idéal doit être suffisamment différente de celle des individus concrets pour garantir son impartialité et, par là-même, la possibilité d'un accord unanime, mais, d'autre part, l’acteur idéal doit pouvoir se comporter comme un véritable acteur rationnel, c'est-à-dire être en mesure d'opérer le choix le plus adéquat possible, compte tenu de ses capacités et de ses préférences personnelles. En tant qu'êtres rationnels, les individus ne peuvent s'identifier à facteur idéal que si cette seconde exigence est satisfaite. Gauthier met particulièrement l'accent sur cette condition lorsqu'il critique les thèses utilitaristes de John Harsanyi, ainsi que les positions de John Rawls, auxquelles il reproche de ne pas tenir suffisamment compte de l'individualité des personnes, individualité déterminée par leurs préférences et par leurs capacités spécifiques. De ce point de vue, l'acteur idéal doit avoir des préférences qui lui permettent d'évaluer les choix possibles et il doit ainsi être en mesure d’établir une relation entre ses choix et ses préférences.
50Il en résulte qu'en réalité, facteur idéal, selon Gauthier, ne doit pas choisir des principes de coopération comme s'il avait une chance égale d'être chacune des personnes engagées dans la coopération sociale, mais comme s'il était chacune d'entre elles41. Le point de vue de facteur idéal est alors conçu comme le point de rencontre possible entre les choix qui seraient opérés par chacun des individus rationnels et qui convergeraient sur des principes communs.
51Gauthier souligne que l'idée abstraite d'un choix posé par un acteur rationnel constitue le lien entre l'acteur idéal et les individus concrets. Mais, en réalité, ce lien paraît très problématique dans la mesure où l'auteur est apparemment confronté à un dilemme. En effet, si l'on considère que l'acteur idéal ne peut poser un choix rationnel qu'en fonction de ses capacités et de ses préférences, la position de cet acteur risque de se ramener à celle de chacun des individus concrets. Par contre, si l'on met l'accent sur le fait que l'acteur idéal doit ignorer sa propre identité ainsi que le contenu de ses préférences personnelles, on risque de l'empêcher de poser un choix rationnel et, par là-même, d'empêcher les individus concrets de s'identifier à lui.
52Or, Gauthier soutient simultanément les deux thèses. Nous venons de voir qu’à ses yeux, le choix de l'acteur idéal doit être celui d'un acteur rationnel qui tient compte de ses capacités et de ses préférences. Néanmoins, pour que ce choix soit impartial et pour qu'il puisse être accepté en tant que tel par tous les individus, cet acteur idéal doit ignorer son identité ainsi que le contenu de ses préférences personnelles. Gauthier estime qu'en écartant toute connaissance des préférences et des capacités personnelles, connaissance qui risque de faire obstacle à un choix impartial, l'on peut concevoir l'acteur idéal comme un acteur rationnel abstrait auquel tout individu pourrait s'identifier en tant qu'agent rationnel. Cependant, précisément en tant qu'acteur rationnel, l’acteur idéal devrait poser un choix en tenant compte du fait qu'il a des capacités et des préférences spécifiques. A la limite, et Gauthier le reconnaît explicitement, le choix de l'acteur idéal devrait être à la fois celui d'une personne dotée de capacités et de préférences spécifiques et celui d'une personne qui ignorerait en quoi elles consistent42. Dès lors, il apparaît à nouveau, me semble-t-il, que les thèses de Gauthier n'offrent pas d'issue satisfaisante au dilemme qui oppose rationalité et impartialité et qui se traduit par la difficulté de concilier leurs conditions respectives de possibilité.
53Cette difficulté entraîne, à son tour, une série de problèmes qui concernent les relations entre la conception de la rationalité et la conception de la justice qui sont adoptées par l’auteur. Je voudrais, pour conclure cet exposé, évoquer quelques-uns de ces problèmes.
54Le plus important d'entre eux résulte de la priorité dont bénéficie le point de vue de la rationalité instrumentale. En effet, dans la mesure où Gauthier souligne que l'acteur idéal doit délibérer dans des conditions qui sont celles de tous les individus et qu'il doit, dès lors, décider d'utiliser ses capacités pour satisfaire au mieux ses préférences, le point de vue de l’acteur idéal est essentiellement déterminé par les impératifs de la rationalité instrumentale.
55Or, ces impératifs ne permettent pas de justifier adéquatement la conception de la justice qui est proposée par l'auteur.
56Certes, l’on conçoit que du point de vue des exigences de la rationalité, l’acteur idéal choisisse pour lui, voire pour les individus qu'il représente, la liberté fondamentale de pouvoir satisfaire ses préférences ou de promouvoir ses intérêts. Mais, contrairement à ce que Gauthier suggère, si l'acteur idéal choisit cette liberté pour tous, il n'en découle pas qu'il choisisse par là-même un système de coopération qui impose aux partenaires l'obligation de ne pas s'avantager au détriment d'autrui. Les principes qui permettraient de limiter la liberté ainsi reconnue à chacun et, en particulier, le principe exprimé par la clause lockéenne, demeurent injustifiés.
57A cet égard, l'analyse proposée par l'auteur recèle apparemment une ambiguïté qui concerne l'idée d'avantage mutuel (mutual benefit). Si l'on admet que l'acteur idéal représente chacun des individus, l'on peut conclure qu'en choisissant la liberté de poursuivre la satisfaction de ses préférences, l'acteur idéal attribue cette même liberté à chacun des individus. De ce point de vue, il est exact de considérer que l'acteur idéal choisit un système d'interaction qui assure un avantage à chacun des individus et qui leur procure, dès lors, un avantage mutuel43.
58Gauthier ajoute cependant que cette liberté ne saurait être conçue comme une liberté anarchique qui permettrait aux individus d'agir sans tenir compte des conséquences que leurs actes peuvent entraîner pour la liberté d'autrui. Il avance alors l’idée selon laquelle, si l'interaction doit être mutuellement avantageuse, elle doit être organisée de manière à empêcher qu'une personne puisse imposer certains coûts à autrui de manière unilatérale et, partant, qu'elle puisse s'avantager au détriment d'autrui. Or, la notion d'avantage mutuel qui est ici mise en oeuvre ne désigne plus la même réalité qu'auparavant. Attribuer à chacun des individus la liberté de poursuivre la satisfaction de ses intérêts est une chose, prévoir que dans l'usage de cette liberté, les individus ne pourront pas s'avantager au détriment d'autrui en est une autre. Dans l'analyse proposée par l'auteur, les termes « avantage mutuel » recouvrent donc deux principes différents. Le second de ces principes, qui exprime la conception de la justice proposée par l'auteur et qui correspond à la clause lockéenne, requiert une justification spécifique, dans la mesure où il impose une limitation déterminée à la liberté qui est accordée à chacun des individus par le premier principe. En d'autres termes, le choix initial de la liberté pour tous n’implique pas le choix de la clause lockéenne. Or, en suggérant que le second choix est impliqué par le premier, Gauthier ne fournit pas la justification nécessaire. Ainsi, dans la mesure où il est défini de manière prédominante par référence aux exigences de la rationalité, le point de vue de l'acteur idéal ne permet pas de justifier la condition lockéenne qui constitue cependant le principe de moralisation de l'état de nature.
59Par ailleurs, si le principe de justice selon lequel nul ne peut s'avantager au détriment d'autrui ne trouve pas de justification adéquate dans les exigences de la maximisation de l'utilité, l'on peut se demander si ces exigences doivent constituer les seuls critères de validité d'une théorie de la justice. Selon Gauthier, toute théorie de la justice doit envisager l'être humain comme un acteur qui cherche à satisfaire ses préférences en mettant en oeuvre les capacités dont il est doté. S'il reconnaît que, de ce point de vue, l'être humain n'est envisagé que comme un individu solitaire, Gauthier affirme cependant que cette idée doit constituer la base de toute réflexion normative sur les formes de compétition ou de coopération sociales44. Or, il semble que cette affirmation n'ait pas plus de valeur qu’une pétition de principe. Si l'on admet qu'une conception de la justice sociale porte essentiellement sur la répartition d'avantages et de charges parmi les membres d'une collectivité, l'on peut douter qu'une réflexion normative sur la justice doive accorder un tel privilège à une conception de la rationalité centrée exclusivement sur la maximisation de l'utilité individuelle.
60Enfin, les thèses de Gauthier révèlent que la maximisation de l'utilité individuelle peut entrer en conflit avec les exigences de la justice. Nous avons constaté précédemment que le déséquilibre des ressources initiales des parties risquait d'influencer le processus de négociation, de sorte qu'il aboutisse à une répartition contestable des avantages découlant de la coopération. Or, certaines positions de l'auteur tendent à légitimer ces déséquilibres. Ainsi, après avoir tenté d'établir que le droit de propriété est compatible avec la clause lockéenne45, Gauthier reconnaît cependant que cette clause ne requiert aucune égalisation des propriétés individuelles46. Par ailleurs, même lorsque l'appropriation exclusive de certains biens ne peut être admise dans l'état de nature, chaque individu, que Gauthier compare à un Robinson Crusoë qui pourrait aborder sur l'île de son choix, est libre d'utiliser ses capacités personnelles et d'exploiter à son avantage les ressources communes, sous réserve de l'interdiction de tirer profit du travail d’autrui sans compensation. Même si les avantages résultant de cette activité seront probablement très différents selon les individus, Gauthier estime que ce résultat ne peut être considéré comme arbitraire. Cependant, dans l'hypothèse où les intéressés décideraient de coopérer, nous avons constaté que les différences entre les avoirs initiaux des parties risquent de se traduire par un déséquilibre quant au pouvoir de marchandage dont elles disposent. Or, un tel déséquilibre risque à son tour d'influencer le processus de négociation et, par voie de conséquence, la répartition du surplus coopératif. Pour pallier ce risque, il conviendrait sans doute de limiter les avoirs initiaux des parties de manière à ce que l’appropriation individuelle des biens extérieurs soit considérée, non comme un droit préalable à toute coopération, mais comme l'un des enjeux du contrat social.
Notes de bas de page
1 J. M. BUCHANAN, The Limits of Liberty : Between Anarchy and Leviathan, Chicago, 1975.
2 D. GAUTHIER, Morals by Agreement, Oxford, 1986. Certaines thèses de l'auteur sont exposées dans deux textes intitulés respectivement La justice en tant que choix social et Est-il rationnel d'être juste ?, publiés dans l'ouvrage collectif Ethique et rationalité (sous la direction de J. COUTURE), Liège, 1992, p. 73-96 et 97-121.
3 Ainsi, dans la pensée de Habermas par exemple, l'accord résultant d'une négociation apparaît comme un mode de résolution des conflits qui portent sur des intérêts non universalisables.
4 Cf. Ph. VAN PARIJS, Qu'est-ce qu'une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, 1991, p. 259, soulignant le rôle que joue l'idée de marchandage dans les théories de la justice fondées sur la recherche de l'intérêt mutuel.
5 Cf. J. S. KRAUS, The Limits of Hobbesian Contractarianism, Cambridge, 1993, p. 310-312. L'existence de ces présupposés normatifs révèle que la distinction entre les deux catégories de théories contractualistes que je viens d'évoquer n'a qu’une portée relative.
6 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 79-82.
7 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 6-8.
8 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 134.
9 La concession relative peut donc être exprimée par la formule suivante : (Ur - Uc)/(Ur - Ui) où Ur désigne l'utilité initialement revendiquée, Uc futilité obtenue après concession et Ui l'utilité acquise avant toute coopération.
10 Cf. D. GAUTHIER, La justice en tant que choix social, op. cit., p. 84.
11 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 100, 152 et 154.
12 Cf. J. HAMPTON, Equalizing Concessions in the Pursuit of Justice : A Discussion of Gauthier’s Bargaining Solution, in Contractarianism and Rational Choice. Essays on David Gauthier's 'Morals by Agreement' (P. VALLENTYNE ed.), Cambridge, 1991, p. 151 et s. (initialement publié sous le titre Can We Agree on Morals ?, in Canadian Journal of Philosophy, 18, 1988, p. 331-356). Dans son analyse initiale (Morals by Agreement, op. cit., p. 153-154 : l’exemple du chercheur d'or) Gauthier l’admet apparemment lui-même lorsqu'il évoque l'hypothèse dans laquelle la coopération ne peut se réaliser sans la participation d'un partenaire déterminé. Ce dernier peut obtenir une part du surplus qui est disproportionnée par rapport à son investissement.
13 Voy. sur ce point D. GAUTHIER, Moral Artifice, in Canadian Journal of Philosophy, 18, 1988, p. 391-394.
14 Cf. R.E. GOODIN, Equal Rationality and Initial Endowments, in Rationality, Justice and the Social Contract. Themes from 'Morals by Agreement' (D. GAUTHIER et R. SUGDEN eds.), Hemel Hampstead, 1993, p. 119 et s.
15 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 143-144.
16 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 191.
17 Cf. Th. HOBBES, Léviathan (trad. Fr. Tricaud), Paris, 1971, ch. XV, p. 144-147.
18 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 161.
19 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 174.
20 D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 180.
21 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 181.
22 D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 182.
23 Cf. J. S. KRAUS et J. L. COLEMAN, Morality and the Theory of Rational Choice, in Ethics, 97, 1987, p. 745.
24 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 164.
25 Cf. J. LOCKE, Two Treatises of Government (P. LASLETT ed.), Cambridge, 1988, Livre II, Ch. V, § 27 et 33.
26 Cf. R. NOZICK, Anarchy, State, and Utopia, New York, 1974, p. 175-182.
27 Voy. sur l'ensemble de ces droits D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 208-217.
28 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 214 et 222 - 223.
29 Voy. sur cet argument D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 226.
30 Cf. J. RAWLS, Théorie de la justice (trad. de C. AUDARD), Paris, 1987, p. 41 et 104.
31 Cf. J. RAWLS, op. cit., p. 38, 45-46 et 169.
32 J. RAWLS, op. cit., p. 132.
33 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 219-221.
34 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 227.
35 J. RAWLS, Théorie de la justice, op. cit., p. 37 et 174.
36 Cf. J. RAWLS, Théorie de la justice, op. cit., p. 4] et 133-134.
37 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 4.
38 En des termes quelque peu différents des miens, puisqu'il ne se réfère pas explicitement au point de vue d'un tiers ou d'un arbitre, J. Habermas souligne, à propos de Hobbes, la difficulté que j’ai en vue et qui caractérise toute tentative de justification d'une coopération sociale équitable à partir des seuls impératifs de la poursuite rationnelle des intérêts (cf. J. HABERMAS, Faktizitat und Geltung. Beitrage zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats, Francfort-sur-Main, 1993, p. 120-121).
39 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 96, 97, 113, 116 et 252.
40 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 150, in fine.
41 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 255.
42 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 253 : « Her choice is that of a person with particular capacities, attitudes, and preferences, even though it is made in ignorance of what these are ».
43 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 257-258.
44 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 220-221.
45 Cette compatibilité peut cependant être mise en doute si l'on tient compte de la rareté des biens susceptibles d'appropriation exclusive. Voy. à cet égard les objections soulevées par Ph. Van Parijs à l'encontre des positions de R. Nozick (Ph. VAN PARIJS, op. cit., p. 143-144). Ces objections pourraient, me semble-t-il, être également dirigées contre les thèses de Gauthier.
46 Cf. D. GAUTHIER, Morals by Agreement, op. cit., p. 218-219.
Auteur
Juriste et philosophe, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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