L’affect et le phénomène
Remarques sur la phénoménologie hylétique
p. 319-330
Texte intégral
1Au § 85 d’Idées I, Husserl envisage la possibilité d’une phénoménologie hylétique, qu’il distingue de la phénoménologie noétique. Il vient de cerner le caractère intentionnel de la conscience : le § 84 a précisé que l’intentionnalité désigne « cette propriété qu’ont les vécus “d’être conscience de quelque chose” »1. La corrélation entre les pôles noétique et noématique se double désormais d’une corrélation entre hylé et morphé. Les problèmes que soulèvent ces distinctions essentielles culminent avec la notion de hylé. Dans son mémoire de fin d’études, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, en 1953-1954, Jacques Derrida estimait d’ailleurs que « les textes relatifs à la “hylé”, peu nombreux dans Ideen I, sont parmi les plus difficiles et les plus obscurs de cet ouvrage »2.
2Très sommairement, on peut dire de la hylé qu’elle correspond à la matière psychique qui subsiste une fois réduite la forme intentionnelle. Elle coïncide avec ce que, quelques années plus tard, dans une conférence prononcée en 1959, Derrida définit comme « la matière sensible (vécue et non réale) de l’affect avant toute animation par la forme intentionnelle »3. Sa fonction est de passivité pure. Et pour être elle-même dépourvue d’intentionnalité, elle n’en est pas moins phénoménologiquement nécessaire : sans elle, en effet, « la conscience ne recevrait rien qui lui fût autre et ne pourrait exercer son activité intentionnelle »4. Si l’examen de la hylé pure n’est qu’à peine évoqué dans Idées I, c’est que par méthode, la phénoménologie s’y conserve, toute genèse suspendue, au niveau de la corrélation hylémorphique constituée. Ce niveau, indiquait le § 81, restait cependant provisoire et la tâche n’était nullement achevée : « L’“absolu” transcendantal que nous nous sommes ménagé par les diverses réductions, n’est pas en vérité le dernier mot ; c’est quelque chose (etwas) qui, en un certain sens profond et absolument unique, se constitue soi-même, et qui prend sa source radicale (Urquelle) dans un absolu définitif et véritable »5. Et renvoyant sur ce point aux acquis de son cours de 1905 sur la temporalité, Husserl pousse alors comme un soupir de soulagement : « Par bonheur nous pouvons laisser de côté l’énigme de la conscience du temps dans nos analyses préparatoires, sans en compromettre la rigueur ». C’est dire, comme le signalait le commentaire de Paul Ricœur, que questionner la hylé revient à affronter la constitution ultime du moi en tant qu’intrinsèquement temporel. Les possibilités ouvertes qu’offrent les matières sans forme et les formes sans matière, Husserl dit les laisser en attente. Il n’est toutefois pas négligeable qu’il privilégie explicitement les ressources de la phénoménologie noétique, occupée des vécus intentionnels, par rapport à la phénoménologie hylétique pure : « Le flux de l’être phénoménologique a une couche (Schicht) matérielle et une couche noétique. Les considérations et les analyses phénoménologiques qui portent spécialement sur l’élément matériel peuvent être dites de phénoménologie hylétique ; et celles qui se rapportent aux moments noétiques, de phénoménologie noétique. Les analyses de loin les plus importantes et les plus fructueuses sont du côté noétique »6.
3Ainsi Husserl sépare-t-il des vécus intentionnels dont traite la phénoménologie noétique, les vécus correspondant à ce qu’ailleurs, il appelait les “contenus primaires”. Ces derniers, qu’étudie une phénoménologie hylétique, regroupent data sensibles, sensations (de plaisir, de douleur, etc.) et pulsions. En eux-mêmes, les data sensibles (de couleur, de toucher, de son) ne possèdent aucune valeur objective. Aussi Husserl les discrimine-t-il d’avec ces véritables “moments de choses” qui coïncident, eux, avec les qualités (colorée, rugueuse, sonore) des choses elles-mêmes et s’esquissent à travers les data sensibles. En tant que tel, l’élément sensuel n’a, précise Husserl, « rien d’intentionnel »7. La primauté déclarée des analyses noétiques tient donc à une primauté de principe de l’analyse intentionnelle.
4Dans la mesure où la hylé appartient, aussi bien que la noèse, à la sphère du vécu, sa réalité peut être également dite phénoménologiquement absolue. À l’opposé, le noème, corrélatif de la visée noétique, se définit par ce qu’il faut appeler son irréalité, en tout cas par son idéalité. Au § 89 d’Idées I, Husserl détache l’idéalité du noème de la facticité de l’existant mise entre parenthèses : « L’arbre pur et simple (schlechthin), la chose dans la nature, ne s’identifie nullement à ce perçu d’arbre comme tel qui, en tant que sens de la perception, appartient à la perception et en est inséparable. L’arbre pur et simple peut flamber, se résoudre en ses éléments chimiques, etc. Mais le sens — le sens de cette perception, lequel appartient nécessairement à son essence — ne peut pas brûler, il n’a pas d’éléments chimiques, pas de force, pas de propriétés naturelles (realen) »8. Le noème en son idéalité ne coïncide pas avec la chose naturelle ; il est le monde pour la conscience. La réduction du monde en tant qu’existant délivre l’idéalité du monde en tant que phénomène.
5Comment ne pas s’interroger sur le privilège exprès que Husserl reconnaît à la phénoménologie noétique, puisque non seulement l’indice de réalité s’attache également à la hylé et à la noèse, mais que, davantage, l’examen de la hylé devrait donner accès à cette réalité même en sa profondeur ultime ? C’est pourtant à partir de la conscience intentionnelle que s’opère la mise en perspective de la matière. Plus exactement, la matière est considérée dans son articulation à la forme intentionnelle qui lui confère un sens : la forme limite la matière au rôle d’intermédiaire. Husserl écrit au § 85 que les « data sensibles se donnent comme matière à l’égard de formations intentionnelles »9. Aussi la requête reste-t-elle insatisfaite d’une phénoménologie soucieuse de la matière libérée de sa mise en forme intentionnelle. Où conduirait, prise à la lettre, l’éventualité, soulevée un instant, de matières sans forme ? Une phénoménologie hylétique n’aurait-elle pas pour tâche de chercher à saisir dans son originalité transcendantale l’affectivité elle-même ? Ne lui faudrait-il pas commencer par mettre en question l’animation de la matière, en soi non intentionnelle, par la forme intentionnelle ? Et ne devrait-elle pas, en conséquence, se risquer à secondariser la dimension, posée jusque-là pour essentielle, de la conscience intentionnelle ?
6Husserl n’y consent pas. D’où le reproche que, dans des pages intenses, lui adresse Michel Henry, de dissimuler le sens profond de la matière. La phénoménologie hylétique, constate Henry, a modifié la signification du concept de matière en le déportant dans le domaine de la phénoménologie intentionnelle10. Regroupant sous le titre de phénoménologie matérielle les acquis de son grand livre de 1963, L’Essence de la manifestation, Henry radicalise la phénoménologie hylétique pour identifier la matière à l’essence même de la phénoménalité. Matière, précise-t-il, désigne avant tout « l’essence de l’impression ou ce qui lui est originellement et en soi identique, la sensation. La matière est justement la matière dont l’impression est faite, son étoffe, sa substance en quelque sorte : l’impressionnel, le sensuel comme tels. Parler de “data sensibles”, de “moments hylétiques du vécu”, c’est ne rien dire d’autre, c’est s’en tenir à la “couleur sensuelle” (Empfindungsfarbe), à la pure impression sonore réduite à elle-même, à ce qu’elle est en soi (la réduction est justement le retour aux choses mêmes) et, de façon semblable, à la pure douleur, à la joie pure, à tous ces vécus définis par leur caractère impressionnel aussi bien que délimités par lui : encore une fois ils ne sont rien d’autre et notamment, en tant qu’appartenant à la hylé, ils sont non intentionnels par principe »11. Si la phénoménologie matérielle peut être dite la phénoménologie en un sens radical, c’est qu’elle entreprend de thématiser l’immanence pure de l’affectivité pure, en son extrême profondeur, dans son antériorité et son indépendance vis-à-vis de toute transcendance intentionnelle, de toute représentation extatique. Sacrifiant à la primauté de la conscience intentionnelle, Husserl recouvrirait, ou plutôt, il “surdéterminerait” cette signification de la matière. La fonction que la matière remplit au sein du vécu noétique la place sous la dépendance des actes intentionnels opérant la constitution des objets : « Ainsi les data de sensation, les “couleurs” hylétiques, les impressions sonores, etc., assument-ils le rôle d’“esquisses” au travers desquelles sont visés intentionnellement les qualités sensibles, les moments noématiques de l’objet »12. C’est que la perception fournit à Husserl son modèle. Les data impressionnels sont les silhouettes de la chose perçue ; mais, objecte Henry, si, dans la perception, l’impression correspond bien à un corrélat noématique, quel noème pourrait correspondre au sentiment ? Peut-on, autrement dit, rendre compte de l’affectivité en son essence en se rangeant au point de vue intentionnel qui préside à l’analyse de la conscience percevante ? Sartre, il est vrai, le soutenait, lorsqu’en 1939, il écrivait que « si nous aimons une femme, c’est parce qu’elle est aimable »13. Pour Henry, c’est en vain qu’on interrogerait affects, pulsions et volitions sur leurs corrélats noématiques. Le sentiment peut seul nous instruire du sentiment : « Impossible de définir une peur, une angoisse, une douleur, un plaisir, un désir, un pur entêtement autrement que par leur caractère affectif »14. Bref, s’agissant de ce que Michel Henry nomme l’impressionnel, toute phénoménalité se réduit à l’affectivité.
7En dépit de l’importance que leur confère, en 1913, Idées I, il n’est pas sûr que les Leçons de 1905 répondent tout à fait à cette exigence. Le texte de ces Leçons, jugé par Henry « le plus beau sans doute de la philosophie de ce siècle »15, s’ouvre sur la description, considérée comme exemplaire, du son dans la mélodie. Le § 3 décrit la rétention du passé dans le présent : « Lorsqu’un son nouveau retentit, le précédent n’a pas disparu sans laisser de trace, sinon nous serions bien incapables de discerner les relations entre sons qui se suivent l’un l’autre : nous n’aurions à chaque instant qu’un seul son, éventuellement dans l’intervalle de temps entre le tintement de deux sons une phase vide, mais jamais la représentation d’une mélodie »16. Il convient donc de supposer, non que chaque son demeure inaltéré dans la conscience — auquel cas il n’y aurait pas davantage de mélodie, tout au plus une cacophonie —, mais que s’accomplit une modification temporelle continue.
8Quelle réalité conserve alors l’impression originaire ? Husserl fait résider dans le présent de l’impression le moment de la donation. Le § 31 sépare sans équivoque l’impression originaire du contenu des modifications : « L’impression originaire est le non-modifié absolu »17. Or, le § 32 pose qu’« un maintenant que rien n’aurait précédé »18 reste une stricte impossibilité phénoménologique. Comment concilier ces deux assertions ? En renonçant au principe d’une impression originaire ? Ou bien, tout présent supposant d’emblée la rétention d’un passé, en faisant paradoxalement coïncider l’origine avec le tout-juste passé ? La nécessité ne s’imposerait-elle pas en ce cas d’un retard originaire de la conscience ? Loin toutefois d’en faire son thème, Husserl tendait même à s’y refuser. Il renvoyait à la psychologie empirique, non phénoménologique, l’aporie du § 13 : « pourquoi une conscience initiale, débutant par un souvenir récent, sans avoir eu de perception préalable, ne doit-elle pas être concevable ? »19.
9Michel Henry le relève pour le regretter : le point de vue de la phénoménologie intentionnelle commande aux Leçons. Ainsi épingle-t-il, par exemple, le passage du Supplément III qui déclare que « toute sensation a ses intentions, qui conduisent du maintenant à un nouveau maintenant, etc. : l’intention qui vise le futur, et d’un autre côté celle qui vise le passé »20. Dès 1968, Gérard Grand l’avait mis en évidence, notamment dans sa lecture des § 8 et 9 : c’est dans son rapport à l’unité intentionnelle que, pour les Leçons, le datum hylétique puise la force qui l’anime21. À son tour, Henry peut constater qu’une intentionnalité grève la rétention en renversant la sensation dans ce qu’il appelle “l’irréalité noématique”. De cette « indigence ontologique foncière »22 témoigne le passage de la sensation au non-être de l’immédiatement passé, puis son évanouissement progressif dans l’inconscience. Le Supplément IX des Leçons s’emploie d’ailleurs à écarter toute compromission de la rétention avec l’inconscient. Sans la rétention, la donation de la phase initiale du vécu resterait-elle inconsciente ? À cette question, Husserl répondait fortement que « la conscience (Bewusstsein) est nécessairement être-conscient (bewusstsein) en chacune de ses phases »23. La rétention n’apporte pas la conscience qui manquerait à la phase initiale : « C’est une véritable absurdité que de parler d’un contenu “inconscient” qui ne deviendrait conscient qu’après-coup »24. Au contraire, si la conscience originaire venait à défaillir, aucune rétention n’aurait lieu : « la rétention d’un contenu inconscient est impossible »25.
10Ce que ce passage manifeste plus précisément, c’est le refus husserlien d’une inconscience — d’une crise, d’un oubli, d’un refoulé peut-être — qui, d’entrée, entamerait et compliquerait jusqu’à l’empêcher la plénitude d’une origine. Que pourrait signifier une impressionnalité inconsciente ? La difficulté, à la croisée de la phénoménologie et de la psychanalyse, s’éclaire d’une remontée généalogique à la deuxième Méditation. Pour Henry, retrouvant là l’interprétation d’Alquié, le cogito cartésien consiste en une expérience rigoureusement affective, soustraite — en dépit des commentaires les plus prestigieux — à la représentation. Quand Descartes écrit : « At certe videre videor, audire, calescere » ; « toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe »26, c’est la primitivité de l’apparaître dans le sentiment qu’il indique : « Je sens que je pense, donc je suis. Voir c’est penser voir [...] mais penser voir·, c’est sentir voir. Videor dans videre videor, désigne ce sentir immanent au voir· et qui fait de lui un voir effectif, un voir qui se sent voir »27. Cette auto-affection originaire, jusqu’à quel point la psychanalyse peut-elle l’accueillir ? Dans l’essai sur L’inconscient, après avoir rappelé qu’il est « de l’essence d’un sentiment d’être perçu », Freud restait perplexe devant les syntagmes “conscience de culpabilité inconsciente” ou “angoisse inconsciente”. Ces expressions, demandait-il, valent-elles mieux que celle de “pulsion inconsciente” ? L’hypothèse d’un affect inconscient n’amènerait-elle pas à bouleverser la conception de l’inconscient lui-même ? Dès lors que l’affect est logé au cœur de l’inconscient, comment empêcher que l’inconscient soit déterminé comme phénoménologique ?
11Si Freud ne s’y résout pas, la raison en est, estime Henry, qu’il conçoit la conscience, puis l’inconscient, à partir de la représentation. C’est que le concept d’inconscient s’est fait jour dans la pensée moderne « en même temps que celui de conscience et comme son exacte conséquence »28. Or, ce que libère la psychanalyse n’est-il pas rigoureusement étranger à toute « métaphysique de la représentation »29 ? Dire de l’affect qu’il « n’est jamais inconscient »30, c’est, plus largement, faire sauter sa dépendance à l’égard de la représentation. L’erreur de Freud serait donc de rapporter à la représentation extatique ce qui lui est précisément irréductible : la subjectivité comme phénoménalité pure. La confusion culminerait dans la détermination de l’inconscient lui-même en termes de représentation : « L’inconscient qui signifie originellement l’autre de la représentation porte maintenant celle-ci en lui. Le concept aberrant “de représentation inconsciente” est né »31.
12Manquant l’essence non représentative de la conscience, Freud échouerait du même coup à penser l’essence non représentative de l’inconscient. Préservant au contraire la spécificité de l’affectivité, son hétérogénéité par rapport à la représentation — c’est-à-dire aussi bien à l’exigence de visibilité qu’à l’intentionnalité —, il aurait dû conclure que l’inconscient n’est pas fondamentalement inconscient. Freud souligne lui-même que l’affect est essentiellement conscient. Il arrive, constate-t-il, qu’« une motion d’affect ou de sentiment soit perçue, mais méconnue. Son propre représentant ayant été refoulé, elle a été contrainte de se rattacher à une autre représentation et elle est maintenant tenue par la conscience pour la manifestation de cette dernière. Quand nous rétablissons la connexion exacte, nous appelons “inconsciente” la motion d’affect originaire, bien que son affect n’ait jamais été inconscient et que seule sa représentation ait succombé au refoulement »32. Nous toucherions là au plus aigu de ce que Michel Henry nomme « la pensée de Freud »33. Si la pulsion peut être représentée par l’affect, il n’en résulte pas que l’affect soit seulement un représentant parmi d’autres de la pulsion. Phénoménal de bout en bout, l’affect n’est pas de l’ordre de la représentation. En tant qu’il coïncide avec l’affect, le fond de l’inconscient n’est dès lors lui-même « rien d’inconscient »34. Rendu à son destin proprement phénoménologique, l’inconscient offrirait un synonyme de la subjectivité conçue comme affectivité. Lorsqu’il envisage la primauté de l’affect, Freud rencontrerait ce que la phénoménologie matérielle met au jour. Si la représentation liée à l’affect est refoulée, l’affect, constate Freud, se conserve modifié, et ultimement modifié en angoisse. C’est dire que, sauf à se supprimer en tant que tel, l’affect reste de part en part donné à la conscience.
13Pour préserver la pureté de l’apparaître, la phénoménologie matérielle, dans sa puissante cohérence, tend rigoureusement à atténuer le poids de la conscience intentionnelle. Mais qu’adviendrait-il, à l’inverse, si, adoptant sans réserve les préférences de Husserl, on acquiesçait à l’intentionnalité pour en suivre et en prolonger les effets ? Dans Le Problème de la genèse, Derrida remarquait que la rétention implique l’enchevêtrement de la passivité et de l’activité qui caractérise l’intentionnalité. Dans la temporalité interne, le commencement suppose une rétention, l’invention un héritage. La pureté de l’auto-affection reste irréductiblement contaminée par l’hétéro-affection, la transcendance continue de hanter la conscience immanente : « Quelle différence essentielle y a-t-il entre la transcendance des moments constitués à l’intérieur du flux pur du vécu par rapport à un “maintenant” originaire et la transcendance des objectivités « réelles » du temps »35 ? Ce serait donc fort justement que Brentano (dont les Leçons commençaient par prendre congé) concevait la temporalité « à partir d’une dialectique du constituant et du constitué dont les termes étaient à la fois solidaires et distincts »36. Husserl ne doit-il pas lui-même prendre acte, au § 39 des Leçons, de ce retour du constitué à l’intérieur du constituant37 ? La conscience réflexive, montre-t-il, ne nécessite pas un dédoublement, lourd d’une multiplication indéfinie des flux de conscience : « L’apparition en personne du flux [Die Selbsterscheinung des Flusses] n’exige pas un second flux, mais en tant que phénomène il se constitue lui-même. Le constituant et le constitué coïncident, et pourtant ils ne peuvent naturellement pas coïncider à tous égards »38. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty avait su dégager l’importance de la notion husserlienne de Selbsterscheinung39. Il y indiquait que les difficultés qu’entraîne la mise en relation du Je transcendantal kantien avec le sens intime et avec le moi empirique s’évanouissent dès lors que la subjectivité est pensée comme temporalité. Poser le temps comme auto-affection, c’est aussi nommer la subjectivité. Autrement dit, c’est essentiellement que le temps phénoménologique est un temps qui se sait.
14Il faut sans doute ajouter que, s’il se sait, c’est toujours en tant que déjà passé. La coïncidence du constituant et du constitué est tout à la fois nécessaire et impossible. Nécessaire : le flux se constitue lui-même comme phénomène. Mais impossible, si « les phases du flux de la conscience, en lesquelles des phases de ce même flux de conscience se constituent phénoménalement, ne peuvent pas être identiques à ces phases constituées, et ne le sont pas non plus »40. La conscience ne peut coïncider avec elle-même, puisque le retard est inhérent à la réflexion : « Ce qui, dans l’actualité instantanée du flux de conscience, est amené à paraître, c’est une phase passée de ce même flux dans la suite de ses moments rétentionnels », continue immédiatement Husserl.
15L’hétérogénéité du constituant et du constitué, Michel Henry y décèle « l’aveu mal déguisé »41 d’un échec. La Selbsterscheinung se dédoublerait secrètement, creusant un abîme entre le constituant et le constitué, et déportant l’auto-donation vers la donation extatique : « chaque phase constitutive du flux n’advient elle-même à la phénoménalité que dans la mesure où elle est elle-même constituée. De telle manière qu’elle ne se phénoménalise jamais en tant que constituante et que l’ultime constituant demeure dans l’“anonymat”, anonymat en lequel se résume et se concentre l’échec phénoménologique de la phénoménologie husserlienne »42. Dans la contamination du constituant par le constitué, Derrida, quant à lui43, diagnostiquait en somme la marque d’une systématicité, la fidélité à la structure proprement ambiguë de la conscience intentionnelle : « Quand Husserl reconnaît une “nécessité a priori de l’antécédence d’une impression à toute rétention” et que, d’autre part, il affirme que la rétention présente originairement un caractère d’évidence intentionnelle, ne réintroduit-il pas, sous la forme du “datum hylétique” passivement reçu, l’objet transcendant qu’il prétendait exclure de ses analyses ? »44. En d’autres termes, la rétention du passé resterait inséparable de la facticité du monde : leur antériorité les imposerait également à la conscience. L’idée d’intentionnalité exigerait de la conscience originaire qu’elle soit déjà indissociablement synthétique et passive. C’est dans la même perspective45 qu’il conviendrait peut-être alors d’interroger la Nachträglichkeit, le retardement et le supplément de l’après-coup freudien, sur le point de savoir dans quelle mesure ce n’est pas seulement au regard d’une certaine conception du temps — que Heidegger eût qualifiée de vulgaire — que l’inconscient est déterminé comme intemporel.
Notes de bas de page
1 E. HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. franç. de P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 283.
2 J, DERRIDA, Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, Paris, P.U.F., 1990, p. 152.
3 J. DERRIDA, L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967, p. 243.
4 J. DERRIDA, ibid., p. 243. Constatant le lien que noue la hylé entre les thématiques de l’Autre et du Temps, Derrida renvoyait au projet husserlien d’une esthétique transcendantale ; on sait comment la notion de différance allait lui permettre bientôt de condenser altérité et temporalité.
5 E. HUSSERL, Idées I, op. cit., pp. 274-275.
6 E. HUSSERL, ibid., p. 294.
7 E. HUSSERL, ibid., p. 289.
8 E. HUSSERL, ibid., pp. 308-309.
9 E. HUSSERL, ibid., p. 289.
10 Cfr M. HENRY, Phénoménologie matérielle, Paris, P.U.F., 1990, p. 16.
11 M. HENRY, ibid., pp. 16-17.
12 M. HENRY, ibid., p. 17.
13 J.-P. SARTRE, Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 34.
14 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 22.
15 M. HENRY, ibid., p. 31.
16 E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. franç. de H. Dussort, Paris, P.U.F., 1964, p. 19.
17 E. HUSSERL, ibid., p. 88.
18 E. HUSSERL, ibid., p. 91.
19 E. HUSSERL, ibid., p. 48.
20 E. HUSSERL, ibid., p. 139 ; cfr M. HENRY, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 51.
21 G. GRANEL, Le Sens du temps et de la perception chez. E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968, pp. 53 et svtes.
22 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 37.
23 E. HUSSERL, Leçons..., op. cit., p. 160. M. Henry commente ce texte aux pp. 52-53. Il souligne la clairvoyance de Husserl devant les difficultés qu’entraîne l’importance de la rétention, qui tend à limiter la part du présent et à « mettre toute notre vie au passé ». Cette conséquence de sa pensée, face à laquelle Husserl semble reculer, c’est elle, d’une manière, que nous essayerons pourtant d’éprouver ici.
24 E. HUSSERL, ibid., p. 160.
25 E. HUSSERL, ibid., p. 160.
26 A T., VII, 29 ; IX, 23.
27 M. HENRY, Généalogie de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1985, p. 29.
28 M. HENRY, ibid., p. 6.
29 M. HENRY, ibid., p. 10.
30 M. HENRY, ibid., p. 10. De son côté, Jean-François Lyotard admet le principe d’un affect inconscient pour le soustraire à la temporalité de la conscience phénoménologique (cfr Heidegger et “les juifs”, Paris, Galilée, 1985, p. 33).
31 M. HENRY, ibid., p. 363.
32 S. FREUD, Métapsychologie, trad. franç. de J. Laplanche et J.B. Pontalis, Paris, Gallimard, (Folio-Essais), 1986, pp. 82-83.
33 M. HENRY, Généalogie de la psychanalyse, op. cit., p. 368.
34 M. HENRY, ibid., p. 369.
35 J. Derrida, Le Problème de la genèse..., op. cit., p. 111. Et p. 112 : « quelle discontinuité radicale y a-t-il entre ce passé déjà constitué et le temps objectif qui s’impose à moi, constitué sans aucune intervention active de ma part ? [...] Aussi la seule différence essentielle entre ces deux temporalités constituées en “noèmes”, c’est que l’une m’est déjà apparue comme “mienne”, l’autre comme objective. Nous en sommes encore à un palier superficiel où le sujet et le monde sont déjà constitués en tant que tels ».
36 J. DERRIDA, ibid., p. 117.
37 Cfr J. DERRIDA, ibid., p. 129.
38 E. HUSSERL, Leçons..., op. cit., p. 109.
39 Cfr M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 487.
40 E. HUSSERL, Leçons..., op. cit., p. 109.
41 M. HENRY, Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 44.
42 M. HENRY, ibid., p. 44.
43 J. DERRIDA, Le Problème..., op. cit., p. 130.
44 J. DERRIDA, ibid., p. 121. Dans la mesure où elle doit réintégrer le constitué dans le constituant, la phénoménologie, avançait Derrida, « ne serait plus tout à fait maîtresse chez elle. L’ontologie serait déjà dans la place » (p. 117).
45 Cfr J. DERRIDA, L’Écriture et la différence, op. cit., pp. 317-318.
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Université de Liège
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