Le langage et l’expérience corporelle de l’affect
p. 229-242
Texte intégral
1L’expérience de l’affect participe de l’expérience du corps de l’être humain en tant qu’être-ouvert. Cette ouverture est celle du monde et du langage — lequel surgit indissociablement contradictoire, dévoilant et prédiquant et poétique et logique... — puisque sans ce dernier notre expérience naturelle se réduirait à l’adaptation animale de type fonctionnel, à moins qu’il ne faille l’imaginer proche d’une inadaptation sauvage. Il en ressort que, pour une phénoménologie de l’affect, nous sommes immédiatement confrontés à deux constituants. Le premier est le corps, qu’il ne suffit pas de concevoir biologiquement (système, sinon machine, de fonctions évolutives) ou spontanément (réceptacle, sinon microscosme, naturel immanent), mais, par rupture “réelle” que dévoile la réduction et la constitution “méthodiques” conformes à l’exigence phénoménologique, en tant que chair, chiasme sensible, pulsionnel et symbolique, phénoménalement inexpérimenté dans l’expérience de la pesée et de la concentration, de l’écart et du bord, de l’accès et de l’excès, de l’extension, de l’orientation et de la signification... Le deuxième est la sensation et plus encore la perception qui, s’ils ne sont pas l’affect, semblent constitués de la même expérience de passivité ou de réceptivité originaire, ce que condense le pathos grec qui signifie, suivant le Dictionnaire Bailly, tout ce qu’on éprouve, tout ce qui affecte le corps et l’âme, en bien comme en mal, mais surtout en mal, par opposition à tout ce qu’on fait, la praxis. Une conception rationaliste de la relation du corps au monde voit en effet congédiée sa prétention au surplomb par l’expérience sensible. L’affect précède tout surplomb ; il n’est surplombé ni par un “objet” qui l’affecte ni par le sujet qui est affecté, et bien entendu il ne les surplombe pas plus. Car l’affect n’est pas pour autant une fondation, une détermination primordiale. Aucune logique de l’affection ou de l’auto-affection fondatrice ne peut être reçue comme telle tant elle renoue avec l’illusion d’un présent subsistant dont le sens énoncé permettrait la déduction du monde, de l’ouverture, et de l’être-au-monde, de l’être-ouvert.
2Deux propositions méritent dès lors d’être soulignées pour marquer les enjeux de la question de l’affect. D’abord, que la phénoménologie ne se sépare pas de l’expérience et de son “analyse” : la prétention d’une “science” éidétique exige la confrontation avec les disciplines affrontées non pas au même “objet”, mais précisément faisant l’épreuve de la mise en question de tout savoir objectivant, conformément à l’exigence husserlienne de réduction et d’epochè. Mais s’agit-il de la même expérience ? Pareil rapprochement ne tourne-t-il pas à la confusion, parfois sous le couvert d’un parallélisme, entre l’empirique et le transcendantal, le psychologique et le phénoménologique, l’existentiel et l’existential ou l’ontique et l’ontologique ? Précisément, c’est contre de pareilles dichotomies que nous cherchons à penser, ce qui s’oppose autant au monisme positiviste qu’au dualisme métaphysique qui participent de la même logique, essentialiste et causaliste. Or, dans cette perspective, la psychanalyse, de Freud à Lacan, de la découverte de l’inconscient à celle de sa condition de langage, nous semble un événement salutaire pour la phénoménologie. Pour échapper aux descriptions superficielles affublées de prédicats philosophiques, sur le mode d’un impressionnisme “transcendantal”, il convient aussi de suivre ce que la psychanalyse — qui, faut-il le rappeler, s’est forgée dans le rejet de l’objectivisme quantifiant et de l’évolutionnisme de la psychologie ou de la psychiatrie — aura révélé de l’affect. Du reste, depuis Merleau-Ponty et de Waelhens, la fécondité de cette incursion devrait favoriser la saisie de sa nécessité.
3Ensuite, que la réduction, dans la démarche phénoménologique, ne se dispense pas de la constitution. Croire que la réduction du donné abstrait met au jour un donné ponctuel autosuffisant (nature, ego transcendantal, être, Autre, monde de la vie...) qui par lui-même, en fait par la vertu de sa désignation discursive, formerait le tout de la constitution serait, premièrement, rejeter l’expérience elle-même, en tant que la rencontre originante de l’être-ouvert et de l’ouverture du monde précisément s’y constitue par formation (de l’être-ouvert) et transformation (de sa relation au monde) ; et serait, secondement, réduire la phénoménologie à une dogmatique, en clair à une répétition objectiviste, vitaliste ou naturaliste, sous couvert de monde présent dans la subjectivité (ravalant dans son évidence la question du rapport au monde). Si la constitution n’était qu’une constatation naturelle (mais Husserl ne l’a justement pas qualifiée comme telle), elle serait soit une répétition de ce qui se trouverait déjà intégralement à découvert dans la réduction, donc superfétatoire, soit (mais y a-t-il dilemme ?) une représentation, une pure et simple reproduction de l’évidence originaire ou de la prédonation, donc abstraite et dès lors retombant sous le coup de l’exigence de réduction. Confondre la réduction et la constitution revient à faire du “naturel” de l’“expérience” un fondement autosuffisant qui la détermine de part en part, dans sa totalité, dès la perception, et partant l’abolit comme expérience, sortie hors de “soi” formatrice d’humanité (et de soi, selon un effet d’après-coup seul à même de comprendre cette formation) : c’est méconnaître qu’elle surgit dans l’épreuve originaire, à la fois pléthorique et déficiente, profuse et diffuse, de toute donation où se façonne le langage qui l’éprouve — précisément ce qui exige qu’il y ait expérience du naturel lui-même ! La question cruciale de l’éidétique se pose ici : les “essences”, les signifiances (les ouvertures aux “sens” : sensations, directions et significations) de l’apparaître de la “chose” ne sont ni des formes subjectives idéales, ni des données objectives matérielles, elles surgissent en tant que formation de la relation dans la différence dont nous vivons l’épreuve (que nous ex-sistons) entre le langage (le logos sans lequel aucun eidos n’apparaît et par lequel simultanément la chose dis-paraît ou pour nous apparaître ou pour être occultée sous l’emprise d’un sens) et le phénomène. Car si la “langue” ou le “sujet” ne “font” pas la chose, la chose ne “fait” pas non plus, simplement et immédiatement, le sujet dans la langue : toute l’aventure de la pensée et partant de l’action dans la pensée commence là, dans cette différence phénoméno-logique. La constitution “éidétique” ou signifiante est donc une fiction non pas de l’apparaître, mais pour l’apparaître (et qui peut le manquer). La signifiance du logos y reprend le chemin de la chose même sans la recouvrir ou la faire dépendre de lui. L’indétermination de cette fiction forme la liberté de sa signifiance qui peut clore ou déclore le rapport au phénomène. S’impose alors une interrogation cruciale : si cette signifiance n’est pas indifférente, parce qu’elle contient l’enjeu de l’ouverture “de” la chose, c’est-à-dire le monde, elle institue une relation dans la différence, mais laquelle si elle n’est pas subjective ou subjective-objective ? Le phénomène dans l’ouverture du monde rencontre sa division du logos de l’être-ouvert : pas n’importe comment. Est-ce à dire qu’il agit sur le logos et ses signifiances (éidétiques) ? Peut-être l’expérience de l’affect nous permettra-t-elle de mieux penser cette différence et cette relation phénoméno-logique. Nul doute en effet qu’elle met en jeu les forces élémentaires sans lesquelles aucune expérience corporelle, plus simplement aucun corps n’aurait lieu, ne (se) localiserait, globaliserait et modaliserait — pour reprendre des expressions de Jean-Luc Nancy1. Et de cette intrication, nous trouvons la confirmation dans la proposition de Ghislaine Florival à laquelle nous rendons hommage de cette exergue : « l’essence de l’affectivité comme sens pathique originaire du logos »2.
***
4D’où vient l’affect ? Cette question est celle de l’apparaître, qui n’a pas de solution mécanique, causaliste ou substantialiste. Elle introduit à la genèse même du phénomène, qui mobilise ses conditions, ses matières, voire même ses structures ou ses fonctions, sans jamais se résoudre en elles. De la sorte, si l’apparaître de l’affect est l’affect, quelle genèse pouvons-nous décrire sans l’effacer ou l’obscurcir, la brouiller ou la confondre dans un sens désigné qui voudrait en rendre compte ? Telle est la voie étroite d’un dire qui ne se dualiserait pas, qui ne se couperait pas de l’apparaître de la chose même qu’il n’est pas... Le phénomène n’est pas le langage, mais seule une phénoménologie nous donne accès au phénomène : remarque qui n’est pas de méthode, au sens d’un moyen extérieur appliqué à un objet dans la réflexion, mais qui introduit d’emblée dans la phénoménalisation elle-même en tant que phénoméno-logisation. Les fausses alternatives dualistes — chose ou idée, objet ou sujet, en soi ou pour soi, quand ce n’est pas nature ou culture ou histoire... — ne sont-elles pas évacuées, vidées de leur contresens, grâce au maintien de cette différence phénoméno-logique indispensable ? Qu’une différence soit quasi indiscernable ne se comprend que dans cette exigence de genèse de la “chose”, dans l’exigence de la dire et de la laisser apparaître dans (sa différence d’avec) le dire, et cela d’autant plus qu’elle correspond à un phénomène humain où le langage participe donc de façon redoublée à la genèse. Ainsi, la question précisée est devenue : de quel dire apparaît ou se laisse apparaître le logo-phénomène de l’affect ?
5L’objection peut certes être avancée de ce que l’affect serait un phénomène “naturel”, un donné du corps précédant toute formation symbolique (langagière, culturelle, historique), à tout le moins une expérience passive pure —· si l’expression a un sens — qui nous mettrait en contact avec un corps primaire ou sauvage. Formulée comme telle, elle n’est pas tenable longtemps : sans parler de l’amour — impensable hors d’un tissu historique et d’une expérience temporelle sans rapport immédiat à la reproduction naturelle —, un affect aussi apparemment brut et spontané que la douleur ne se sépare jamais d’une formation symbolique qui précisément la constitue comme expérience. En effet, des lésions physiques anciennes, jusque-là indolores et sans être aggravées, ne sont-elles pas soudainement traversées d’une douleur ? Inversément, certains psychotiques ne se montrent-ils pas insensibles à la brûlure ? Et communément, n’établissons-nous pas sans cesse un rapport différent à notre souffrance qui entraîne son accentuation ou son atténuation, voire son apparition et sa disparition ? Reste l’hypothèse qui objecte d’un noyau de l’affect indépendant des modalités symboliques de son impression. Autrement dit, n’y a-t-il pas un élément non humain ou naturel3, une affection brute de l’affect ? Entre la douleur et la souffrance, comme entre la sensation et la perception, une substitution se serait opérée qui masquerait la vision, l’évidence immobile, de l’origine...
6Pour autant, il ne peut s’agir d’une genèse en deux temps, puisque l’apparition de la perception de l’affect n’est pas autre chose que l’affect : faute de quoi, une blessure ou même une simple hausse de température seraient déjà en elles-mêmes un affect, ce qui ne peut être confondu : la sensation, d’ailleurs éventuelle, de douleur ou de chaleur ne s’isole pas de l’expérience de la perception. L’affect, précisément, peut accompagner de façon multiple, changeante ou diverse, une même incidence physique, ou même ne l’accompagner que de façon ténue, presque imperceptible, ce qu’exprime fort bien le préfixe du verbe res-sentir. De ce point de vue, la définition de l’affect par l’impression resterait trop vague. La seule distinction patente serait celle de l’affection, au sens ancien d’une « modification de l’être physique ou moral quelle qu’en soit la cause » (Dictionnaire Robert), et de l’affectivité : je peux à la rigueur dire que je suis affecté d’une infirmité, mais cela ne dira rien de l’affect que je ressens constamment et/ou différemment tout au long de mon existence en relation affective à cette infirmité. Mais l’affect est-il synonyme de l’affectif ? Pas si ce dernier équivaut seulement au sentimental, pas même s’il renvoie aux traditionnelles “passions de l’âme”. Nous rencontrons des difficultés similaires pour différencier la Stimmung, qui signifie tantôt l’humeur ou le sentiment, voire la coloration, tantôt la tonalité affective, en tout cas qui implique un appel (Stimme signifie voix) et un accord (stimmen signifie s’accorder à), et la Befindlichkeit, qui signifie tantôt le sentiment de la situation, tantôt l’affection ou le fait d’être disposé ou la tonalité, qui « inclut existentialement une assignation ouvrante au monde à partir duquel de l’étant abordant peut faire encontre »4, ou la disposition affective. Toutes ces distinctions fluctuent avec les auteurs (sans remonter à Aristote ou Descartes, Nietzsche, Freud, Heidegger, Binswanger, Henry...) et les plans qu’ils proposent de distinguer (psychique, existentiel, ontique, ontologique...). Finalement, l’ambiguïté du mot affect renvoie à l’énigme même de son phénomène qui inclut l’atteinte et l’ouverture, l’appel et l’accord, la disposition et la tonalité, sans omettre la pulsion... Peut-être l’indétermination décisive du phénomène est-elle le mieux rendue par· ce que Jean-Luc Nancy avance sous le terme d’affectabilité : l’être-passible-de, le sensible, « comme un être-en-soi-toujours-déjà-touché, touché par la possibilité d’être touché », la fragmentation5 où dans le pathique et le praxique nous existons au monde. Cependant d’où ou comment ou “quel” surgissent cette “possibilité” et ce “pathique-praxique” de l’affect qui ne serait pas pure passion réceptive, mais action réceptrice ?
***
7Même si ces affirmations descriptives ou récapitulatives sont sujettes à variations et à discussions, même si la mise en doute les menace toujours, il en ressort en tout cas que l’affect ne peut être aisément discerné, encore moins décomposé, que son expérience convoque et conjugue des éléments ou des aspects indissolubles dont il nous faut faire l’épreuve.
8Soit l’angoisse. Les plus contemporains des textes philosophiques, de Kierkegaard à Heidegger, et littéraires, de Proust à Artaud, abondent qui ont témoigné de façon privilégiée de cet affect. Cependant, il me paraît essentiel, pour les motifs indiqués plus haut et qui engagent l’avenir de la phénoménologie hors de l’historicisme comme du naturalisme, de ne plus contourner l’enseignement de Jacques Lacan, lequel n’ignorait pas les précédents et y ajoutait son expérience clinique. En 1962-63, en effet, il a tenu un séminaire (non encore édité dans la série en cours de publication aux éditions du Seuil, mais accessible en transcription fiable) intitulé L’angoisse. Il y poursuit l’enseignement de Freud qui, déjà, indiquait d’une part que l’affect est toujours tributaire d’une représentation, est souvent lié à une réminiscence et est toujours déplacé, d’autre part que l’angoisse se marque de la proximité menaçante de la pulsion. Retenons que, lorsqu’il définit les affects en tant que « reproductions d’événements anciens, d’importance vitale, éventuellement préindividuels »6, l’élément décisif est celui qu’introduit la reproduction : car celle-ci signifie que l’affect non seulement n’est pas immédiat, mais suppose un sujet dans sa formation. Comme toujours, Lacan développera les conséquences de cette découverte freudienne.
9L’affect certes est lié au corps, comme le voulait déjà « la résection depuis Platon de ces passions selon le corps : tête, cœur, voire comme il dit epithumia ou surcoeur »7. Mais l’opposition dualiste de l’intellectuel et de l’affectif en découle et nous montre ce sur quoi doit porter la réduction : l’idée du corps comme objet donné dont il n’y aurait qu’à constater les effets immédiats et donc aussi l’idée de l’affect comme expression “naturelle” du corps. L’affect n’est pas “protopathique”, il n’est pas « l’être donné dans son immédiateté ni le sujet sous une forme en quelque sorte brute » (Lacan, séance du 14 novembre 1962 du Séminaire X, L’angoisse). Et pour montrer combien « l’affect a très certainement une structure de fiction », liée à « l’autrification du corps » depuis le langage, Jacques-Alain Miller rappelle, dans un commentaire A propos des affects dans l’expérience analytique8, que tous les gestes sont codés et que l’émotion la plus spontanée ne se sépare pas d’un rituel qui la soutient et la constitue différemment : c’est ainsi que dans la seconde moitié du XVIIIè siècle, l’exhibition publique d’un mouchoir pour marquer son émotion est venue signaler une modification de la sensibilité, autrefois vouée à l’impassibilité, et l’apparition d’un affect nouveau d’attendrissement et d’humanité au point de déclencher très physiquement des pleurs nécessitant l’aide d’un mouchoir. Le corps “brut” et “immédiat” n’explique ici aucune “expressivité” : ce serait plutôt l’inverse, si cela avait un sens de parler d’une expression qui précède ce qu’elle exprime. Nul doute que ces conceptions formulées dans des mots piégés doivent être réduites, mises hors circuit. L’expérience la plus naturelle, mais disons plus précisément la plus réelle (et déjà au sens lacanien du mot : de la mort et de la jouissance, voire de la naissance...), parce qu’humaine, s’origine simultanément dans ce qui la constitue comme telle, la fiction de sa différence entre langage et phénomène9 ; le corps apparaît de la sorte dans la différence entre le parlé/parlant et la division sexuelle (de l’autre sexe).
10Comment donc apparaît l’affect de l’angoisse ? Freud, par-delà les descriptions énergétiques (l’affect comme “décharge”) qui perpétue l’idée d’une causalité physique, rapporte toujours l’angoisse à une perte (traumatisme de la naissance, castration, objet de l’amour maternel...) : « Pour s’exprimer plus généralement, c’est à la colère, à la punition du surmoi, à la perte de son amour que le moi donne valeur de danger et c’est à elle qu’il répond par le signal d’angoisse »10. L’angoisse est le signal d’une perte ressentie comme un danger. Seulement, cette perte ne se laisse pas ramener à un élément ponctuel. Mais dans ce cas, de quoi est-elle perte ? Et d’abord dans quoi est-elle perte ?
11Dans le sujet, traversé de son désir et de ce qui le structure, le rapport à l’Autre, qui ne s’identifie au corps de la mère qu’en tant qu’elle porte l’ordre du langage dans sa chaîne de signifiants et le lieu de la loi depuis le Nom-du-Père11. Cependant, alors que le désir s’enracine dans cet ordre symbolique, c’est de l’irruption du réel que jaillit l’angoisse.
12Pour faire saisir toute la portée de ces indications, Lacan démonte la caractérisation traditionnelle qui distingue la peur qui aurait un objet et l’angoisse qui serait sans objet. Heidegger, exemple majeur, en est encore l’héritier puisque, en dépit de sa reconnaissance de l’angoisse comme affection “compréhensive” et “fondamentale”, il précise : « Rien de ce qui est à-portée-de-la-main et sous-la-main à l’intérieur du monde ne fonctionne comme ce devant-quoi l’angoisse s’angoisse. [...] Dans le devant-quoi de l’angoisse devient manifeste le “rien et nulle part”. La saturation du rien et nulle part intramondain signifie phénoménalement ceci : le devant-quoi de l’angoisse est le monde comme tel »12. Seulement, on le sait, ce monde sans rien dont l’être-ouvert (Dasein) se soucie ne pourra se manifester que pour l’être-ouvert lui-même dans son être-pour-la-mort : « L’angoisse de la mort est angoisse “devant” le pouvoir-être le plus propre, absolu et indépassable. Le devant-quoi de cette angoisse est l’être-au-monde lui-même. Le pour-quoi [en-vue-de-quoi] de cette angoisse est le pouvoir-être du Dasein en tant que tel. Il est exclu de confondre l’angoisse de la mort avec une peur de décéder »13. Déterminées par la fixation de l’opposition entre l’ontique et l’ontologique, ces analyses confirment l’aporie d’une appréhension ontologique “pure” qui ne peut que répéter ou congédier l’expérience. Si la phénoménologie est bien une tentative de réinstitution de la philosophie qui échappe à ce double piège, il faut convenir que la démarche de Sein und Zeit n’y suffit pas. Et n’est-ce pas parce qu’elle néglige, au cœur même de l’analytique du Dasein, ce que la psychanalyse désigne comme question du “sujet” et du “langage” ?
13Quoi qu’il en soit, qu’avance Lacan ? D’abord que l’émotion, induite par un événement extérieur, n’est pas l’affect, si les passions, inhérentes au sujet, y correspondent : « L’orientation lacanienne comporte donc de distinguer les émotions, de registre animal, vital, dans leurs aspects de réaction à ce qui a lieu dans le monde, des affects en tant qu’ils sont du sujet »14. Ensuite que paradoxalement si la peur peut apparaître sans objet, dans la mesure où elle surgit devant l’inconnu et se dissipe lorsque sa cause est révélée15, l’angoisse, d’être sans cause (extérieure et immédiate), « n’est pas sans objet » (affirmation réitérée depuis la séance du 9 janvier 1963) ! Mais de quel objet s’agit-il ? Non d’un objet constitué communément, mais de « l’objet, si je puis dire, le plus profond, l’objet dernier, la chose. C’est en ce sens que [l’angoisse] est ce qui ne trompe pas » (séance du 26 juin 63). Pour tenter de comprendre ceci, il faut repartir non de la “chose”, objet primordial mythique d’une jouissance maternelle absolue, mais de l’objet a, soit de ce qui est cause du désir, de ce qui manque au sujet, de l’objet partiel du corps (sein, fèces, voix, regard) qui excède la demande et le besoin, dont le désir ne peut être satisfait et qui naît du rapport à l’Autre16. L’entrée dans le champ du langage qui constitue le sujet en tant que corps parlé avant même d’être parlant, provoque en même temps sa division. L’objet a est ce qui choit de la chaîne symbolique, de l’Autre, et qui marque la perte du phallus, que l’homme n’est pas et que la femme n’a pas, soit la castration. Cependant, l’angoisse est en deçà de cette structuration. Elle se manifeste devant la perte du manque, en rapport au réel de la jouissance. L’angoisse a lieu devant l’objet perdu avant le désir et qui serait de la jouissance. Plus exactement, elle surgit dans la faille entre désir et jouissance. L’impasse du désir, qui ne rencontre que le reste de l’Autre, apparue dans le vide de la jouissance (la jouissance est sans manque, en tant que réel, mais non sans vide : elle fait trou dans le symbolique), laisse le champ libre à l’angoisse. Dans la certitude de ne pas savoir quel objet a le sujet est pour le désir de l’Autre, dans la certitude du non-manque d’objet de son désir à même la jouissance, dans ce toucher du réel apparaît l’angoisse. Le chez soi, das Heim, se révèle inquiétant et étranger, unheimlich. De ce point de vue, l’angoisse renvoie à la « réponse au danger le plus originel », à la « détresse absolue de l’entrée au monde » (séance du 30 janvier 63) qui se manifeste par le cri « coïncidant avec l’émergence même de celui qui sera le sujet », « le cri dont, dit Lacan, j’ai situé dès longtemps la fonction comme rapport, non pas originel, mais terminal à ce que nous devons considérer comme étant le cœur même de cet Autre, en tant qu’il s’achève pour nous à un moment comme le prochain » (séance du 3 juillet 63). Mais il y a plus par-delà cette angoisse de la naissance. Car ce n’est pas d’un manque d’objet que souffre l’angoisse — c’est le désir qui se structure d’un tel manque —, mais de son absence, d’un “ça ne manque pas” (séance du 5 décembre 62), d’une défaillance du désir par son trop-plein. Ainsi, ce n’est pas le manque du sein maternel, qui provoque l’angoisse de l’enfant, puisque c’est à partir de là qu’il met en jeu symbolique la présence et l’absence, mais au contraire c’est ce qui dans l’omniprésence de la mère en prend la place. Enfin, l’angoisse peut survenir au creux de la jouissance, principalement sous la forme de l’angoisse de castration, car « C’est parce que le phallus ne réalise pas, si ce n’est dans son évanescence, la rencontre des désirs, qu’il devient le lieu commun de l’angoisse » (séance du 29 mai 63) : l’objet a absent qu’est le moins phi figure le lieu de l’angoisse commune à l’homme et à la femme.
***
14La provenance des affects n’est pas une origine : elle est supplémentaire, elle s’origine comme supplémentarité, elle participe de la supplémentarité de toute origination de l’être-ouvert du langage au monde. Qu’ils soient du corps ne les dissocie pas de cette genèse puisque le corps du “parlêtre”, pour reprendre l’expression de Lacan, est symbolique de part en part dans son accès au monde. Mais ce symbolique n’est pas un plein pour autant : il se structure dans l’expérience de la division, qui est celle du sujet du désir. Tout affect se rapporte au désir qui le rapporte au langage et à l’autre qui le rapportent au monde. En ce sens l’affect est un fragment du devenir autre du corps, de la genèse du corps depuis ce qui l’affecte de langage : « N’est-ce pas, demande Lacan, du langage que nous sommes de façon prévalente affectés ? »17. Y aurait-il un seul affect qui échapperait à l’expérience génératrice et formatrice de la constitution du corps dans le langage ? Précisément l’angoisse ne se situe-t-elle pas hors de l’ordre symbolique ? La dissidence d’une irreprésentation dans l’affect de l’angoisse ne la rend pas pour autant sans objet, donc sans lien avec l’Autre : mais cet objet se révèle indistinct et ultime, nullement antécédent, naturel ou prédonné. Que l’angoisse soit le signal d’une perte ressentie comme un danger, la perte du manque et du désir de l’autre, qu’elle ne trompe pas parce qu’elle touche au réel, en particulier par la jouissance où se certifie cette perte du manque, sinon cette substitution de l’objet par la chose, n’apparaît que de son rapport perdu au désir et au langage.
15Mais l’impossible à dire de l’angoisse n’empêche pas qu’elle ne laisse exercer sa pulsion dissociante du symbolique dans le cri comme fracture de ce même symbolique. Jusqu’à quel point n’en va-t-il pas de même de tout affect ? L’affect singulier de l’angoisse n’indique-t-il pas le trou du réel dans la genèse de tout affect ? Ce qui expliquerait pourquoi, depuis cette impression de rupture ou d’irruption, les perceptions, les expressions, les sentiments et les passions actives du sujet, sans parler des émotions réactives que le sujet contient ou non, où la tradition méconnaissait les affects, ont été déterminés comme effets passifs.
16Les affects apparaissent, impressions expressives, expressions impressives, protéiformes dans la fiction de leur action réceptrice du corps en formation. Les affects apparaissent comme fragmentation dis-symbolique du corps. Pour l’être-ouvert dans la liberté de son rapport au monde depuis le corps du désir et du langage, en conséquence éthique, il y a des affects abandonnés, cédés au réel hors langage, qui mènent à l’ignoble, pour des corps impulsifs, et des affects analysés, qui ouvrent à l’indéterminé, pour des corps affrontés à la division symbolique des pulsions.
Notes de bas de page
1 Corpus, éd. Métailié, Paris, 1992.
2 Phénoménologie de l’affectivité, in L’affect philosophe. Annales de l’Institut de Philosophie de l’Université de Bruxelles, Vrin, Paris, 1990, p. 87.
3 Mais comment accepter pareille équivalence entre naturalité et non humanité ? Inversement, si l’humain et le naturel ne s’opposent pas comme deux totalités face à face, comment penser cependant le langage et la liberté, l’historicité et la temporalité ? Faux dilemme encore...
4 M. HEIDEGGER, Être et temps, § 29, trad. franç. de E. Martineau, Authentica, Paris, 1985.
5 Le sens du monde, éd. Galilée, Paris, 1993, p. 196.
6 S. FREUD, Inhibition, symptôme, angoisse, P.U.F., Paris, 1978, p. 57. Rassemblant le passage dont est extraite cette citation, Jacques-Alain Miller traduit comme suit : « Les états affectifs ont été introduits dans la vie psychique en tant que précipités de très anciennes expériences traumatiques, et qui sont revivifiées dans des situations similaires comme symboles mnémoniques ». In A propos des affects dans l’expérience analytique, Actes de l’École de la Cause freudienne, vol. X, Paris-Bruxelles, 1986, p. 122.
7 J. LACAN, Télévision, éd. du Seuil, 1974, p. 39.
8 Loc. cit., p. 119-125.
9 Cette fiction, si elle ouvre au monde, apparaît tout à la fois comme destruction de ce qui barre l’accès au phénomène, comme formation qui façonne le langage qui le laisse apparaître et comme marque de l’impossible à dire du réel... J’en ai proposé l’articulation depuis la double phénoménologie du “langage” et de la “littérature” dans La fiction et l’apparaître (éd. Albin Michel. Paris, 1993).
10 S. FREUD, op. cit., p. 64.
11 « Je vous ai déjà appris, rappelle Lacan, à situer le procès de la subjectivation pour autant que c’est au lieu de l’Autre sous les espèces primaires du signifiant que le sujet a à se constituer, au lieu de l’Autre et sur le donné de ce trésor du signifiant déjà constitué dans l’Autre et aussi essentiel à l’avènement de la vie humaine que tout ce que nous pouvons concevoir de l’Umwelt naturel » (13 mars 63).
12 Être et temps, loc. cit., § 40.
13 Ibid., § 50.
14 J.-A. MILLER, art. cit., p. 124.
15 Lacan donne l’exemple d’un récit de Tchékov, intitulé Frayeurs où le narrateur est pris de panique du fait d’une flamme inexplicable apparue à la lucarne d’un clocher inaccessible. L’explication naturelle du phénomène fera bien sûr s’évanouir la peur, sans faire disparaître pour autant la lueur.
16 C’est-à-dire, insistons-y, à la chaîne des signifiants qui supportent et affectent le sujet avant tout sens : faut-il rappeler que l’in-fans, celui qui ne parle pas, entend avant de comprendre ou plutôt comprend l’enchaînement signifiant avant de le comprendre en signifiés ?
17 R.S.I., revue Ornicar, no 2, Paris, 1975, p. 104.
Auteur
Bruxelles
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010