Articulation et communication
L’exemple de la littérature
p. 111-146
Texte intégral
1Les œuvres littéraires nous touchent, nous amusent, nous fascinent ou nous scandalisent. Mais quel est le statut d’un tel affect ? Depuis Être et temps, Heidegger a mis la poésie du côté de la Befindlichkeit : elle rend manifeste les modes sur lesquels nous pouvons être affectés par le monde. Pourrait-on dire que la littérature qui est articulation de signes, ne peut nous affecter qu’en tant que communication ? C’est ce que nous nous proposons d’établir.
2Dans une première partie nous examinerons la manière propre à la poésie de nous affecter, telle que la présente Heidegger dans son premier cours sur Hôlderlin de 1934-35. Dans une deuxième partie, en réponse aux critiques que nous adresserons à Heidegger, nous montrons que la littérature est essentiellement “communication”, en rendant au concept de “communication” une nouvelle pertinence phénoménologique.
I. Heidegger : la poésie comme fondation
3Par ses différentes lectures de poèmes, ses intuitions à propos de la poésie et ses formulations révolutionnaires au sujet du langage, Heidegger a eu sur les études littéraires une influence que nous ne mesurons à peine. Qu’on prenne la critique littéraire contemporaine ou le postmodernisme, Heidegger semble avoir suscité des inspirations en tous sens diverses, aussi bien en Europe qu’aux États-Unis ou au Japon. Il y a là plus d’un paradoxe qui laisse quelque peu perplexe. Nous n’en voulons comme exemple que le mépris affiché clairement par Heidegger pour le caractère sémiotique d’un poème : le “texte”, selon Heidegger, n’est qu’une apparence ; là ne réside pas la vraie poésie qui, elle, se meut dans la langue d’un peuple. Or nombre de mouvements nés dans le sillage de Heidegger manifestent une commune foi dans la textualité, l’intertextualité ou la discursivité générale.
4Si les continuateurs de Heidegger ont pu prendre une direction si opposée à ce que recommandait le maître, cela tient en fait à la profonde ambivalence des œuvres mêmes de Heidegger. Non seulement ces œuvres dans leur succession marquent la progression d’une pensée constamment active, originale et multiforme, mais à l’intérieur même d’une œuvre, Heidegger peut donner lieu à des lectures diverses. Ainsi, lorsqu’il parle de la poésie comme langage originaire, il nous est loisible d’accentuer le caractère productif de la poésie pour voir dans la littérature une contribution essentielle à l’articulation du monde qui se fait en termes de configurations de signes ; cependant, si l’on insiste sur le terme “originaire”, on pourra voir dans la poésie une parole qui précède l’articulation linguistique et qui, dès lors, n’est pas soumise aux lois de la médiation sémiotique.
5Dans cette première partie, notre propos est d’examiner quelques ambiguïtés dans la présentation de la poésie que nous offre le cours de 1934 que Heidegger a consacré aux hymnes de Hölderlin Germanie et Le Rhin1. Dans un premier point, nous tentons de clarifier ce que Heidegger entend parla “disposition fondamentale” qui motive le dire poétique. Cette qualification conduit Heidegger à opposer langue et poésie dans une certaine réversibilité : la poésie est la langue originaire et la langue est la poésie originaire — ce sera notre deuxième point. Ce qui se trouve en jeu — nous l’examinerons dans le troisième point —, c’est un certain statut conféré à l’interprétation de la poésie, que Heidegger nomme “politique”. Enfin, dans un quatrième point, nous tenterons de comprendre pourquoi Heidegger refuse de considérer la poésie comme une articulation sémiotique, c’est-à-dire comme un texte.
1. La disposition fondamentale de la poésie2
6« L’ouverture ajointante et marquante de la vérité du Dasein historique d’un peuple advient dans et à partir d’une disposition fondamentale (Grundstimmung) » (HH, 139). Cette disposition fondamentale qui frappe un peuple est éprouvée au mieux, c’est-à-dire le plus douloureusement, par le poète qui pourra la rendre accessible à son peuple. Le poète « parle en vertu d’une disposition (Stimmung) qui détermine (be-stimmt) le fondement et le sol, et qui donne le ton (durchstimmt) à l’espace sur et dans lequel le dire poétique instaure un être » (HH, 79/83). Les termes “Grundstimmung” aussi bien que “be-stimmt ” dans la citation indiquent le milieu dans lequel se fait ce projet poétique et sa répercussion sur le peuple : celui de la voix. Il y a d’abord un ton qui est donné au poète et c’est en fonction de ce ton que le poète trouve voix (be-stimmt). Deux points méritent examen : le premier concerne cette “Stimmung” et le second le rapport entre la voix du poète et la voix qui lui donne le ton.
7« La disposition comme disposition fait advenir la manifestation de l’étant » (HH 82/86). On se souvient que dans Etre et Temps, la Befindlichkeit était présentée comme un existential qui, avec la compréhension et le discours, constituent l’ouverture du Dasein. Il n’y a de projet compréhensif que sur base d’une affection par un monde où le Dasein a été jeté, de même qu’il ne peut y avoir d’être-affecté que dans la mesure où cet être-affecté est repris dans un projet de compréhension. Cette pré-disposition du projet en même temps que cette pré-compréhension de l’être-affecté se jouent dans l’élément du discours qui articule ces deux existentiaux l’un sur l’autre.
8Cependant, à l’encontre de ce qu’il prétend, Heidegger semble dissocier l’être-affecté du comprendre et conférer à l’être-affecté lui-même un pouvoir propre d’articulation. Si la manifestation de l’étant advient dans une disposition, cela signifie, d’une part, que le projet du Dasein ne peut se faire qu’en prenant la mesure de cette disposition et ne peut que “parler à sa suite”. D’autre part, cela veut dire également que la disposition peut de quelque façon se faire “comprendre”, qu’elle doit pouvoir “parler” pour imposer sa propre voix. Ce mouvement déjà présent dans Être et Temps3 s’accentue dans le cours de 1934-35 sur Hölderlin.
9En commentant Hölderlin, Heidegger considère la disposition comme une puissance (Macht) : « les dispositions sont l’élément de puissance qui traverse et englobe tout, elles s’abattent d’un même coup sur nous et sur les choses » (HH 89/91). Heidegger s’en explique en disant : « Nous avons remarqué comme primaire et essentiel que la disposition est : 1. transport extatique dans l’étant en son entier ; 2. rentrée pour trouver place dans la terre ; 3. ouverture de l’étant ; 4. fondation de l’Être » (HH 181/169). La disposition fondamentale qui frappe les humains aussi bien que les choses, le peuple aussi bien que le poète, est fondatrice. Cet élément est tout à fait neuf chez Heidegger. Cela semble annoncer la place de plus en plus envahissante de la tradition dans l’ouverture de l’étant. Dès 1935, avec l’Introduction à la métaphysique4, une disposition fondamentale a frappé l’Occident dans ce qui est devenu un destin, à l’intérieur duquel nous nous tenons et à partir duquel nous pensons. Dans ce cours de 1934, Heidegger ne va pas aussi loin et se contente de considérer la poésie comme le récepteur le plus sensible de la disposition. Mais comment une disposition qui est fondatrice peut-elle s’accommoder d’une poésie dite elle aussi fondatrice ? Comment, en termes heideggériens, la poésie s’accorde-t-elle à la voix qu’elle reçoit de la disposition ?
10La disposition fondamentale, dit Heidegger, indique le lieu métaphysique à partir duquel la poésie parle. La poésie est une institution, ouvrant un monde, configurant l’ordre de ce qui est en une manière neuve et inouïe. Cette institution cependant n’est pas première, mais elle-même disposée par une autre institution, justement celle de la disposition. La poésie est poésie dans la mesure où elle parle à partir de ce qui la fonde et lui donne voix. Quelle est la portée d’une telle caractérisation de la poésie ? Négativement, cela veut dire que la poésie ne peut pas rendre transparent ce premier projet qui l’instaure, mais peut seulement le libérer, le laisser exercer sa puissance sur le peuple qui, sans le poète, pourrait bien ignorer ce premier projet ou le mé-comprendre. En ce sens, la poésie apparaît comme médiatrice. Cependant cette fonction de médiation est d’un genre particulier et spécifique, puisque sa tâche n’est pas de traduire le premier projet de la disposition fondamentale. Il n’y a pas de transitivité entre la disposition fondamentale et la poésie. En outre, puisque la poésie vise à laisser être cette disposition fondamentale poulie peuple, il n’y pas de transitivité non plus entre la poésie et son interprétation. Si la poésie comme institution est une reconfiguration de l’ordre des étants, ce n’est donc pas en tant que la poésie serait une réserve de concepts nouveaux, d’idées nouvelles ou de thèmes révolutionnaires. La poésie ne fait que porter à la chuté son propre site métaphysique, c’est-à-dire la condition métaphysique de sa possibilité.
11Selon un schème triadique bien connu que Heidegger semble fort affectionner, l’institution de la poésie se fait en trois temps. 1) Il y a d’abord une disposition qui affecte le poète et à laquelle il répond. Avant d’être l’œuvre d’un poète, l’œuvre est celle de la vérité qui se projette et s’instaure dans l’œuvre. Dans la formulation hölderlinienne, cette projection qui donne son envoi à la poésie est le faire-signe des dieux. Le poète est appelé par un appel venant de plus loin que lui. Voilà pourquoi le poète est celui qui est le plus exposé à la disposition et pourquoi il a à faire l’épreuve de cet appel venant des dieux. Ce qui est appelé dans cet appel est double : d’une part, ce sont les dieux que le poète appelle comme ceux qui font signe et appellent ; c’est leur faire-signe qui préoccupe et occupe le poète. D’autre part, l’appel concerne le poète lui-même, en ce qu’il est amené à soutenir cette parole du lointain. La relation entre ces deux termes de l’appel — le faire-signe des dieux et l’être-poète du poète — constitue une lutte. Nous venons plus loin que ce caractère héroïque du poète le place entre les dieux et les hommes. 2) L’appel venant des dieux n’est rien d’autre que le projet poétique en tant que réponse du poète à la disposition. Comme témoin de la disposition fondamentale venant des dieux, le poète par son œuvre porte cette disposition à son peuple sous forme d’une œuvre. Sous le tonnerre du dieu, il « enferme et conjure l’éclair du dieu dans la parole, il fait entier cette parole chargée d’éclairs dans la langue de son peuple » (HH 30/41). Grâce à l’œuvre poétique, « le signe comme geste des dieux est pour ainsi dire maçonné par les poètes dans les fondations de la langue d’un peuple » (HH 33/43). À ce moment, la poésie comme œuvre est une fondation (Gründung). 3) En tant qu’il est celui qui est le plus exposé aux dieux, en même temps que le précurseur de son peuple, le poète permet une fondation de l’être (Stiftung des Seyns, HH 33/43). Par son œuvre il fait s’ouvrir un monde : le poète offre à l’être une autre guise pour s’articuler à nouveau. Lorsque le monde reçoit du poète la frappe de l’être (HH 79/83), un autre commencement (Anfang) devient une possibilité concrète. Remarquons cependant que le commencement n’est que porté par le poète. « Nous autres hommes, nous ne pouvons jamais commencer avec le commencement — seul un dieu en est capable" (HH, 4/16).
12On voit ici à quel point Heidegger s’engage dans une voie qui relègue la compréhension humaine, aussi bien que les œuvres humaines, dans le domaine de ce qui est disposé, de ce qui reçoit d’ailleurs sa motivation ; la fondation que des œuvres humaines pourraient réclamer se voit dé-réalisée. Même si Heidegger semble ici faire grand cas du dire poétique, gardons-en vue le fait que ce dire est non point innovateur, mais répercussion d’un autre dire : il est déterminé (bestimmt), c’est-à-dire qu’au sens fort du terme il reçoit d’ailleurs sa propre voix.
13Comment donc s’établit l’accord ou le ton entre la “Stimmung" prédiposante et le dire poétique fondateur ? Il nous faut ici, afin d’en cerner l’enjeu, démêler ces diverses formules très fortes qui font de la poésie une langue originaire (Ursprache) et de la langue une poésie originaire (urpsrüngliche Dichtung).
2. La poésie comme l’éveil d’un nouveau langage
14Nous avons vu que la fondation (Gründung) propre au poète est de maçonner le faire-signe des dieux dans la langue d’un peuple. Le poète ouvre un nouveau commencement en offrant un nouveau langage, une nouvelle configuration de ce que le langage peut dire. « Dans la langue s’accomplit la révélation de l’étant, non pas l’expression a posteriori du dévoilé, mais le dévoilement originel en soi » (HH 62/67). Dans ses œuvres ultérieures, Heidegger accentuera de plus en plus ce rôle fondateur et révélateur du langage, allant jusqu’à dire que la langue est la première parlante. Par-delà le caractère provocateur de la formule, est-ce vraiment ce que Heidegger semble vouloir dire ? On pourrait comprendre que les choses ne se donnent comme choses que dès le moment où elles sont articulées dans un discours, où les hommes peuvent s’entendre et se rapporter à ces choses. On pourrait aussi comprendre que les choses ne sont telles que si elles sont linguistiquement articulables, comme si la langue nous fournissait une grille de lecture de la réalité. En ce sens nous nous souvenons que, selon Heidegger dans Vorlesungen über die Geschichte des Zeitbegriffs, nous ne disons pas les choses telles que nous les voyons, mais, au contraire, que nous voyons ce que nous pouvons dire à leur propos. Ou encore, si l’on considère l’horizon plus large de la tradition, on pourrait comprendre que nous ne pouvons aborder les choses qu’en fonction des moyens que nous héritons de notre tradition, c’est-à-dire essentiellement les moyens que nous offrent nos langues occidentales.
15Qu’en est-il de notre cours de 1934 ? Sur quelle possibilité parie-t-il ? En fait, sur aucune. Il y a bien sûr le fait que, à cause du faire-signe des dieux, tout ce qui est humain est de l’ordre du signe, et plus généralement de l’ordre de la langue. Les humains eux-mêmes sont “un événement langagier” (Sprachgeschehnis). Cependant, Heidegger s’empresse d’ajouter que nous ne pouvons jamais inventer un langage ; au contraire « nous autres, eues humains, nous sommes toujours déjà d’avance jetés au milieu d’un discours ayant sa langue et son dire, et nous ne pouvons plus faire silence qu’en nous retirant de ce parler — et même cela ne réussit que rarement » (HH 218/201). Si la poésie fonde un nouveau langage, ce n’est pas positivement, mais en nous faisant sortir de notre langage usuel, en nous libérant d’un discours vide où nous sommes prisonniers. La poésie réveillerait des possibilités cachées de noue langue. À cet égard, Heidegger écrit : « Ce “car” (utilisé par Hölderlin) banal, rabâché, prosaïque sonne comme s’il était prononcé pour la première fois » (HH 16/29). Ouvrir un nouveau langage, c’est avant tout imposer silence au langage usuel (Schweigen, HH 70) afin d’en faire jaillir de nouvelles possibilités. Si nous sommes bien un événement langagier, paradoxalement cela se manifeste le mieux en imposant le silence à noue langage quotidien.
16Que pourrait donc bien être ce “nouveau langage” que les poètes sont supposés ouvrir, si un langage fait de signes est irrévocablement coupé de son fondement ? En d’autres termes, comment faut-il comprendre la fondation d’un langage par la poésie qui est, donc, un langage originaire ? Il faut mentionner ici un présupposé massif de Heidegger, qu’on trouvait déjà dans Être et Temps sous une autre forme : un mépris sans borne pour la vie quotidienne, pour le monde tel qu’il est vécu et commun. « Ce que dans la vie de tous les jours nous nommons le réel est en fin de compte l’irréel » (HH 33/43). Ce mépris du commun au nom de l’authentique a pour conséquence que le langage naturel ne peut que répéter et barboter dans le bavardage de tous les jours. Comment dès lors pouvoir dire que la poésie est le langage originaire si “langage” veut dire inauthenticité ? Parce que « langue et langue ne sont nullement la même chose » (HH, 65/70). Heidegger prétend ainsi discriminer la langue véritable et authentique de la langue comme bavardage.
17Cela le conduit à deux positions difficilement tenables :1) Il doit faire de la motivation de la langue une langue originaire, une espèce de pré-langage qui est déjà pourtant langage, dont la langue naturelle n’est qu’une pâle copie, et 2) fournir un récit du déclin, expliquant comment, d’une langue authentique et originaire, on en vient à une langue abâtardie. Examinons ces deux présuppositions.1) « Le tonnerre et l’éclair sont la langue des dieux » (HH 31/42). Ce qui n’était qu’un faire-signe propre aux dieux est maintenant un langage à part entière. La disposition fondamentale “parle”. Elle est en fait la langue originaire. Cependant, comme les dieux ne s’adressent pas directement aux humains, ils ne parlent que par poète interposé. La poésie est le premier relais vers la langue naturelle. Lorsque Heidegger utilise le terme “Ursprache”, il nomme d’une manière ambiguë à la fois l’archi-signifié qui détermine, c’est-à-dire donne le ton à la poésie, et la poésie en tant qu’elle est la répercussion de cet archi-signifié. En prenant les deux points de vue en même temps, celui du langage originaire des dieux et celui de la langue dérivée des humains, Heidegger peut dire à la fois que la poésie est langue originaire et que la langue est poésie originaire. Du point de vue de la langue naturelle dérivée, la poésie est originaire et fondatrice. Du point de vue de l’archi-signifié provenant des dieux, cette langue des dieux est la poésie originaire, au sens de la dictée que reçoit le poète à l’écoute des dieux. « La poésie [est] le faire-signe enveloppé dans les mots » (HH 32/43).
18Heidegger peut ainsi cultiver l’ambiguïté de langue et poésie lorsqu’il écrit que « grâce à la langue, l’homme est le témoin de l’Être » (HH 62/67) ou que « l’homme est dans la langue » (HH 62/68). Parce que la langue provient d’une langue autre et antérieure, mais pourtant déjà langue, Heidegger peut affirmer que c’est la langue qui détermine l’être de l’homme, au sens fort de lui donner voix : « La langue en tant que telle constitue l’essence originelle de l’être historique de l’homme » (HH 67/72). Cependant, pour ce faire, Heidegger doit établir un contraste entre cette langue originaire provenant d’une disposition fondamentale extérieure à l’homme, et ce qu’il comprend comme langue naturelle. « La langue n’est pas quelque chose que l’homme posséderait parmi d’autres propriétés et outils, mais bien ce qui possède l’homme et ce qui ajointe et détermine de telle et telle façon et de fond en comble son Dasein en tant que tel » (HH 67/72).
19Parce qu’il fait usage du terme langue au sens d’une totalité, Heidegger, en fait, se voit contraint de la considérer comme authentique avant qu’elle ne parle et comme inauthentique dès qu’elle est langue naturelle. En d’autres termes, parce que la langue des hommes est un produit provenant d’une autre dictée, elle est déclin “par nature”, et non pas seulement à cause de son mésusage. « La langue qui fonde originellement l’Être est placée sous la fatalité d’un inévitable déclin, de la platitude qui s’instaure dans l’usure du bavardage auquel elle ne peut échapper car il suscite justement l’illusion que dans sa façon de dire, si du moins c’est un dire, l’étant est atteint et saisi » (HH 63/68-69). Ou encore : « La langue [...] porte par essence le déclin en elle, soit par simple redite du dit sous forme de compte rendu, soit par déclin jusqu’au bavardage » (HH 74/78).
20Le terme capital ici, c’est “par essence” ou, dans la citation précédente, “fatalité”. Le danger n’est pas seulement que la langue puisse occulter l’étant dans son être ; c’est fondamentalement que la langue nécessairement occulte. Ce qu’elle occulte ne se peut dire que du point de vue de l’autre langue originaire, celle des dieux. C’est là un point de vue indéfendable, puisque Heidegger devrait prétendre pouvoir rétrocéder à ce moment d’avant le langage, là où le langage des dieux résonne encore avant d’être “fondé”, “maçonné” dans la langue d’un peuple. À moins que Heidegger ne s’en prétende capable ! Et c’est malheureusement bien ce qu’il va faire. Avant d’en venir à cela, Heidegger tient une autre position tout aussi difficilement défendable : le récit du déclin. 2) En mettant la poésie entre la langue des dieux et la langue des hommes, Heidegger en fait un discours bifide, tourné vers les dieux tout à l’écoute de l’archi-signifié et porté vers les hommes, comme le porteur d’un nouveau langage. Cela lui permet de donner de l’évolution de la langue, un raccourci aussi étrange que sauvage : « son essence [de la langue] la plus pure se déploie initialement dans la poésie. Elle est la langue originaire d’un peuple [...] Mais le dire poétique décline, il devient “prose”, d’abord de bon aloi, puis médiocre, et pour finir bavardage » (HH 64/69). Heidegger peut même aller jusqu’à due ceci : « Mais nous sommes encore sans poésie. Assurément est-ce un moindre mal à côté du fait d’avoir çà et là, en lieu et place de poésie, une littérature élégante, de savoir écrire de bons romans, et parfois de composer un poème réussi, voire conforme aux exigences du moment » (HH 221/204).
21Puisque la poésie, en fondant un nouveau langage, vise surtout à annihiler la langue que nous parlons, le vœu de Heidegger c’est que, de fait, nous soyons arrachés à notre quotidien : « Il se peut qu’un jour il nous faille sortir de notre banalité quotidienne et nous jeter dans la puissance de la poésie, et que nous ne retournions plus jamais dans ce quotidien tel que l’avions quitté » (HH 22/34). À nouveau ici, dans les accents héroïques et pathétiques, nous pouvons voir l’ambivalence de ces formulations. D’une part, Heidegger semble voir la poésie comme un possible renouveau spirituel de l’articulation quotidienne de notre monde, à l’encontre de quoi il n’y aurait rien à objecter. Si, d’autre part, nous nous arrêtons à cette affirmation que le déclin appartient “par essence” et “nécessairement” à la langue, il nous faut nous demander en quelle articulation se fait ce récit du déclin ou s’établit cet enchaînement entre poésie et, disons, renouveau. Quels signes seront utilisés pour permettre le retentissement de la poésie comme dire insigne qui ne parle que dans le ton des dieux ?
22Heidegger s’en remet volontiers à la notion de “dialogue” qui est supposée indiquer la voie pour aborder le renouveau. Ce terme de “dialogue”, à l’examen, renforce davantage l’ambiguïté que nous avons mentionnée, plutôt qu’il ne la dissipe. « Nous sommes un dialogue. Quel est le rapport du dialogue à la langue ? Dans le dialogue, la langue advient » (HH 79/74). Étant donné que rien ne se peut trouver d’authentique dans une langue naturelle parlée par les humains, un dialogue authentique ne peut pas prendre place entre les hommes. Le dialogue, dont Heidegger rappelle l’urgence, doit se faire avec la poésie de Hôlderlin. À nouveau ici, puisque cette poésie est la répercussion du faire-signe des dieux, le dialogue avec la poésie ne vise, en fait, qu’à préparer l’autre dialogue, le vrai, avec les dieux. « Notre Être advient en tant que dialogue, lorsqu’il advient que les dieux nous interpellent, nous placent sous leur interpellation, nous amènent à la parole » (HH 70/74-75).
23Nous voilà bien loin d’une communication dialogique entre personnes. Ce dialogue que nous sommes advient lorsque nous sommes amenés à la parole, entendons : ramenés à la langue originaire des dieux. C’est sous une telle adresse des dieux que nous parlons des choses, que, donc, nous pouvons les occulter ou seulement bavarder. Le dialogue peut ainsi prendre plusieurs formes qui recouvrent le récit du déclin mentionné plus haut : « commençant et achevant l’histoire, nous sommes un dialogue en tant que parole de la suprême violence, en tant que poésie, que silence — que bavardage » (HH 71/75). Il nous faudra nous demander ce qu’un dialogue sans communication peut bien recouvrir. Passons maintenant à une autre question, celle qui concerne le statut de l’interprétation de la poésie de Hölderlin.
3. Interprétation et politique
24La poésie est institution (stiften). Parce qu’elle ne parle que dans la résonance d’une voix venant du lointain et ne fait que répercuter cette voix comme un langage primitif, la poésie ne peut instituer en promouvant simplement un nouveau langage ou en prescrivant des manières de se comporter. Puisque la poésie est « un dire sur le mode du signe qui rend manifeste » (HH 30/41), entrer dans la sphère de puissance de la poésie ne peut pas être un simple interpréter, comme si l’on pouvait déballer le dire poétique et trouver enfin ce langage d’avant le langage. Interpréter est un combat. L’institution se fait essentiellement négativement, comme nous l’avons dit : le poète paralyse notre langage qui est celui de la quotidienneté. « Le combat pour la poésie est un combat contre nous-mêmes, dans la mesure où, dans la banalité quotidienne du Dasein, nous sommes rejetés de la poésie et nous échouons aveugles, paralysés et sourds sur le rivage, incapables de voir, d’entendre et de sentir le mouvement houleux de la mer » (HH 22/34). Quel genre d’interprétation est-ce là qui nous place en position de combat ?
25« “Discourir à propos” de poésie est toujours détestable, car à la limite un poème est fort capable de dire par lui-même ce qu’il a à dire » (HH 5/17). Il ne s’agit pas “de découper l’œuvre poétique en concepts”, mais de la conquérir par la pensée (denkerische Eroberung, HH 5/17). Il y faut un discours dans le sillage de la poésie (im Gefolge der Dichtung) (HH 5/17) qui « participe poétiquement au dire de la poésie » (die Dichtng dichterisch mit sagen, HH 42/50). L’interprétation heideggérienne prétend « suivre et accompagner un dire poétique » (HH 194/180). Mais à quelle fin, si un poème est capable de dire par lui-même ce qu’il a à dire ?
26L’interprétation par la pensée est en fait appelée de l’intérieur même de l’institution poétique. Dans l’entrelacement entre poésie comme langue originaire et langue comme poésie originaire, nous avons vu que l’institution poétique fonctionne d’abord négativement en imposant silence à notre langue naturelle. Cela implique que la fondation poétique en tant que poétique ne vise pas à aller plus loin que ce premier pas, négatif, vers la langue d’un peuple. « Das Bleibende aber stifiet der Dichter », ainsi qu’aime à le répéter Heidegger. Il entend dans la formule hölderlinienne un second sens de l’institution poétique : « ce qui a été, pour ainsi dire, dit d’avance, ce qui a été fondé, le reprendre et le mettre en dépôt, le sauver comme mémoire qui demeure et ne cesse de penser à l’essence ouverte de l’Être — mémoire en direction de laquelle un peuple doit toujours à nouveau lancer sa pensée » (HH 214/198-199). C’est là la véritable puissance de la poésie (Macht, HH 19/32). Avec la pensée et le dire, la poésie fait partie de « ces trois puissances [qui] appartiennent de la façon la plus intime à notre existence originelle, historique » (HH 6/18). Nous avons vu comment Heidegger entend le rapport entre poésie et dire. Pourquoi est-il besoin de la pensée ici ?
27« Ce qui se passe avec le dire poétique correspond — sans lui être identique — à ce qui se passe avec le dire de la pensée philosophique. Dans un véritable cours de philosophie, par exemple, l’important n’est pas ce qui est directement dit, mais ce qui, dans ce dire, est réservé au silence » (HH 41/49). De nouveau ici, comme dans le rapport entre la poésie comme dire originaire et le faire-signe des dieux comme langue originaire, Heidegger s’engage dans une position difficilement défendable. Dans le cas de la poésie, on peut accepter que l’œuvre poétique est motivée, relève d’une intention, répond à un certain milieu qui, d’une certaine manière, l’a promue ; faire cependant de cette motivation un autre langage, celui du faire-signe des dieux, c’est prétendre parler de la poésie “avant” l’articulation poétique et ne voir dans celle-ci qu’une apparence d’un autre dire plus poétique, plus originairement poétique. La poésie comme articulation peut être désarticulée afin de laisser parler un autre dire en elle enveloppé. Ici, dans le rapport entre l’œuvre poétique et la pensée, il est tout à fait légitime de considérer que l’œuvre poétique offre une résistance à l’interprétation, que l’œuvre excède et transcende l’interprétation ou les interprétations qui peuvent en être données. Parler de non-dit cependant peut s’avérer dangereusement ambigu si, par ce non-dit, on vise une forme quelconque de dire qui n’aurait pas réussi à s’articuler ou qui, par nécessité, ne pouvait pas s’articuler. Cela reviendrait en fait à vider le texte poétique de son caractère d’articulation et, encore une fois, à faire de la poésie une pure médiation que l’on peut dépasser pour saisir ce dire non encore dit qui serait alors le plus digne d’être dit. La poésie ne serait que témoin ou archive. Or, c’est malheureusement la voie empruntée par Heidegger.
28Je dis “malheureusement”, parce que cette non résistance de l’œuvre poétique légitime Heidegger à sombrer dans une lecture “politique” de Hölderlin. Les deux décisions heideggériennes, d’une part, de faire de la poésie la répercussion d’un autre langage déjà articulé et, d’autre part, de faire de l’œuvre poétique l’espace d’un non-dit qui peut être “conquis” (c’est le terme de Heidegger : Eroberung) sont résumés dans la citation suivante : « La poésie est l’écho de ces signes [des dieux] répercutés dans le peuple, ou encore, du point de vue du peuple, la poésie consiste à placer le Dasein du peuple dans l’aire de ces signes ; elle est donc un montrer, un indiquer, à l’occasion duquel les dieux deviennent manifestes, non comme un quelconque objet de pensée et de contemplation, mais dans leur acte même de faire signe » (HH 32/42). Heidegger lui-même voit l’intrication de Hölderlin et de la politique à quarte niveaux : 1) la poésie est l’institution du Dasein d’un peuple et, en 1934, Hôlderlin représente, selon Heidegger, le destin des Allemands ; il est le poète qui avant tout poétise les Allemands (HH 220/203) ; 2) la manière dont la poésie réalise sa tâche politique consiste à éveiller un nouveau langage qui aidera un peuple à prendre conscience de son destin ; 3) le but de la poésie, selon Heidegger, est de motiver une action politique sous la forme de la fondation d’un état ; 4) c’est la tâche du penseur de permettre à la poésie de Hôlderlin d’atteindre sa sphère de puissance qui, en 1934, est la sphère de l’histoire du peuple allemand (HH 214/198) ; contribuer à une telle réalisation, en interprétant Hôlderlin, c’est, dit Heidegger, s’occuper de “la politique” au sens propre du terme ; ceux qui font cela n’ont pas besoin de discuter “du politique” (HH 214/198).
29En quoi donc consiste ce rapport entre poésie et politique ou plutôt, qu’est-ce qui établit le rapport entre les deux ou transpose la poésie en action ? Selon Heidegger, notre tradition a subi l’influence de trois puissances : la poésie, la pensée et l’action5 (HH 184-5/172). La pensée a été dominante sous la forme du savoir : « le Dasein historique occidental est inéluctablement et insurmontablement de l’ordre du savoir. Pour cette raison n’y a-t-il plus pour nous de Dasein purement poétique, ou purement pensant ou purement agissant » (HH184/172). Ce qui est exigé de nous, continue Heidegger, « ce n’est pas d’arranger des compromis acceptables et courants entre les puissances poétiques, pensantes et agissantes » (HH 184/172). Il s’agit pour nous « d’éprouver le secret de leur coappartenance originale, afin de les configurer originalement en une conjonction nouvelle et jusqu’ici inouïe de l’Être » (HH 184/172). Voilà la tâche éminemment politique. Pour Heidegger, elle commence par une explicitation des poèmes de Hölderlin.
30Le poète en effet, comme fondateur de l’Être, pense les demi-dieux, selon la formule de Hôlderlin. Penser les demi-dieux, cela veut dire penser en direction de l’entre-deux des dieux et des hommes. En tant qu’il séjourne dans cette région de tous les dangers, le poète est le messager. Nous avons vu qu’il maçonne le faire-signe des dieux dans le langage humain et qu’en ce sens il fait éclater dans le langage humain l’événement du langage des dieux. Ce que le poète annonce, c’est l’« originale donation de statut (Gesetzgebung — législation) » (HH 258/237-8). En fournissant un nouveau statut, le poète aide son peuple à répondre au destin (verantworten, HH175/164) auquel ce peuple est remis (überantwortet, HH 175/164). Dans la "Gesetz" au sens de loi — la “Grundgesetz” est la loi organique de l’état —, il faut entendre l’idée de rassemblement exprimée par le préfixe “Ge-” et la notion de position ou d’imposition (setzen) venant de la disposition fondamentale (Grundstimmung) destinée par les dieux. L’ordre institutionnel d’un état est annoncé par le poète qui, ce faisant, manifeste l’institution divine, de façon telle que la constitution (Grundgesetz) est simple réponse à cette imposition. Par-là se manifeste jusqu’en ses dernières conséquences la mesure dans laquelle nous sommes livrés à cette institution divine et y répondons.
31On retrouve ici deux concepts-clés : la seule responsabilité possible prend la forme d’une réponse à une disposition qui vient d’ailleurs et ce qui nous est livré et imposé prend la forme d’une tradition à l’intérieur de laquelle nous tentons d’articuler notre réponse. L’Introduction à la métaphysique s’attachera à préciser comment cette tradition occidentale s’est articulée. Ici, dans le cours de 1934, il apparaît que la poésie est un re-nouveau de la tradition, en ceci qu’elle ouvre la voie à une nouvelle responsabilité. Cette réponse, dont le poète dresse le statut, consiste, nous l’avons vu, en une nouvelle conjonction de la poésie, de la pensée et du politique. Il est requis de nous, ou des Allemands de 1934, d’établir une telle conjonction “jusqu’alors inouïe”.
32Cette nouvelle conjonction de la poésie, de la pensée et du politique est en effet “jusqu’ici inouïe” si ces puissances se tiennent entre dieux et mortels. Heidegger est clair à cet égard. Le penseur en tant qu’interprète et conservateur de la poésie doit penser dans la direction des demi-dieux et le politique, le fondateur d’état qui établit dans une communauté cet ordre nouveau, se tient également au-dessus des hommes et sous l’injonction des dieux. « Le vrai, le chaque fois unique dirigeant (Führer) fait signe, en son Être, inconstestablement vers les demi-dieux. Être-dirigeant est un destin [...] (Führersein ist ein Schicksal) » (HH 210/194). Étant donné que le but est de penser le futur du peuple allemand, ce qui est inouï devient monstrueux si l’on ose mettre un nom sur chacune de ces “puissances” : le poète est sans conteste Holderlin ; le penseur pourrait bien être Heidegger et le dirigeant en tant que “Führer" pourrait bien être “der Führer’.
33D’où provient cet élément exorbitant ? Comment a-t-il pu se greffer sur le dire poétique, cette occupation innocente entre toutes, selon Holderlin ? D’où provient cet élément exorbitant ? Nous pouvons exclure la poésie comme source de l’exorbitant, car celle-ci ne peut que faire signe. L’action politique est à exclure également, elle qui ne fait que porter à son dernier sérieux l’annonce poétique. Il reste la pensée qui pense l’exorbitant, qui interprète Holderlin et rend le peuple sensible à sa puissance. S’il appartient au destin du poète d’être sacrifié et d’être ignoré par le peuple (HH 146/139), ainsi que Heidegger le dit, seule la pensée peut relayer le sacrifice et lui fane porter ses fruits. Seule la pensée peut faire entrer la poésie dans sa sphère de puissance et comprendre la “disposition fondamentale” comme la constitution divine (Gesetz) que le poète a éveillée. Il semble donc que seule la pensée est à même de fonder (Gründen) l’action du fondateur d’état6. C’est la raison pour laquelle interpréter Holderlin dans le cadre établi par Heidegger, c’est-à-dire dans la nouvelle conjonction de la poésie, de la pensée et de l’action politique, c’est soi-même faire de la politique au sens éminent du terme.
34Nous rappelions plus haut les précautions que Heidegger prenait en abordant le poème : il ne s’agit pas de “parler sur” le poème ni de lui faire violence en le traduisant en concepts. Il faut parler “à par tir de la poésie” (von der Dichtung), en l’accompagnant (im Gefolge), en contribuant à son dire (mitsagen). Et pourtant !
35Établir un rapport d’interdépendance entre poésie et politique n’est ni innocent ni insignifiant. Comment Heidegger peut-il prétendre le faire au nom de la préservation de la poésie ? Une seule réponse se présente : par ce que la poésie telle que Heidegger l’entend n’est pas de l’ordre des signes, mais de l’ordre du non-dit, comme d’ailleurs la pensée. Parler à partir· de la poésie en l’accompagnant, tout comme interpréter des œuvres de philosophes, c’est une préservation (Verwahrung, HH 294/269) qui vise à atteindre un savoir du non-dit. Dès le moment où l’interprétation peut se légitimer de ce qui est tu dans le texte afin de le dévoiler et de le préserver, une telle entreprise d’interprétation doit, d’une façon ou d’une autre, passer outre à l’articulation sémiotique de l’œuvre. C’est bien ce que nous trouvons chez Heidegger. L’œuvre poétique échappe à sa nature de texte ou transcende cet aspect qui n’est que secondaire, accidentel, et n’est de toute façon qu’une “apparence”.
4. Texte et poésie
36Lorsque Heidegger évoque l’étymologie du mot “dichten”, il fait également un choix politique. Il rappelle que “Dichtung” vient du vieux-haut allemand “tithon” qui est apparenté au latin “dictare”, fréquentatif de “dicere”. Cette indication, dit Heidegger, ne nous apprend pas grand-chose. Le terme “pœtisch” provient de “poiesis” : faire, fabriquer, produire. Ce terme se tient dans le même champ sémantique que “tithon”, avec une acception plus large. Ce fait n’est pas d’une aide substantielle en ce qui concerne l’essence du “pœtisch” ou “dichterisch”. Heidegger remarque cependant qu’une indication nous est donnée dans la parenté entre “tithon” et “dicere”, en ceci que tous deux ont la même racine que le grec “deiknumi” : montrer, rendre visible, manifeste (HH 29/40).
37En mettant la “Dichtung” en rapport avec “deiknumi”, Heidegger peut ainsi disqualifier l’articulation sémiotique, en évidant le texte dans lequel le poème apparaît ; le poème est de l’ordre du montrer, non de l’inscription ou de l’articulation en signes. Du même geste, Heidegger néglige cet autre “fait” qu’il a lui-même mentionné : c’est seulement au 17e siècle que l’usage de “dichten” s’est restreint au domaine de compositions langagières que nous nommons maintenant “poétiques”. Si l’on veut bien se souvenir que la fin du 17e siècle et surtout le 18e siècle en Allemagne marquent l’avènement de notre concept moderne de littérature, on peut saisir la portée de cette négligence heideggérienne. En effet, dans le romantisme allemand, surtout grâce aux Frères Schlegel et à leur revue Athenäum, la littérature devient une production de textes écrits, et non plus la condition ou la simple activité des intellectuels7. Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie.
38Heidegger fait usage d’une double stratégie afin de préserver l’œuvre de sa dissémination dans des signes. D’une part, il accentue l’aspect de manifestation de la poésie, ce qui d’ailleurs légitime sa préservation au nom de ce qui est “purement” montré ; d’autre part, toute forme de médiation sémiotique doit être exclue comme n’appartenant pas proprement à la poésie. En bref, il s’agit pour Heidegger d’enfermer la poésie dans le domaine de la monstration et de rejeter tout caractère “littéraire”, sémiotique ou textuel comme n’étant qu’une simple apparence. Suivons brièvement cette double stratégie.
a) La poésie comme manifestation
39La poésie est une œuvre, mais se tient ou se soutient d’une mise en œuvre qui la transit. Il y a œuvré pour autant qu’un signe est donné, mais l’œuvre ne trouve sens, ne fait proprement œuvre que dans la sphère de sa puissance, c’est-à-dire lorsqu’elle est cristallisée dans un savoir qui “sait” ce que l’œuvre “montre”. Un tel savoir tient sa légitimité de l’œuvre elle-même et, après coup, pose l’œuvre comme celle “qui a été”. Dans L’origine de l’œuvre d’art8, nous trouvons cette formule capitale que les œuvres sont toujours “die Gewesene”, celles qui ont été. Cette formule est ambiguë, comme nous le montrerons dans la seconde partie. Elle peut signifier que la présence de l’œuvre ne nous est plus accessible, que nous ne pouvons plus éprouver le temple de Paestum comme les Grecs l’éprouvaient en invoquant leurs dieux et en vivant dans son voisinage. Nous ne pouvons que reconstruire cette expérience en faisant notre deuil d’une récupération de cette présence vécue de l’œuvre. Qualifier en ce sens les œuvres d’art comme “celles qui ont été” semble parfaitement légitime. Heidegger cependant joue de l’ambiguïté et suggère parfois, en tout cas dans le cours de 1934, que la véritable présence d’une œuvre consiste non pas tellement dans la réception dont elle jouit dans une communauté, mais dans son avènement même, c’est-à-dire dans le moment de mise en œuvre. La présence alors signifie qu’avant l’œuvre il y a un faire-signe des dieux qui est déjà articulé, qui est déjà, comme Heidegger le prétend, une “langue”. L’avoir-été de l’œuvre signifierait en fait que la véritable teneur de l’œuvre, sa pure présence, réside dans le discours qui la précède et lui a donné voix. Au lieu de se résigner, comme dans le premier sens, au fait que la présence d’une œuvre pour ses premiers destinataires ne nous est plus accessible, cette “seconde” présence pourrait motiver l’interprète à retrouver, derrière l’œuvre, la voix muette qui l’a fait parler. L’œuvre, en ce cas, ne serait que pré-texte, au sens fort du terme : ce qui est, l’œuvre, est pure apparence d’une autre voix, d’un autre langage qui, lui, “a parlé”.
40Préserver une œuvre, donc, peut légitimer l’interprétation à faire absuaction de l’articulation sémiotique de l’œuvre et à se passer du texte. La préservation au sens heideggérien court ainsi le risque de ne plus rien rencontrer qui lui fasse obstacle. Une fois que le commentaire sur une œuvre prétend être une conservation, l’œuvre est privée de toute résistance : elle est sous la garde d’une conservation qui sait mieux ce que l’œuvre veut dire. La fonction sémiotique du poète est paralysée dès le moment où l’œuvre parle : les mots des poètes ne renvoient qu’à leur archè.
b) Le texte comme apparence
41Le texte en tant que configuration de signes, dit Heidegger, est une simple apparence (Schein, HH 256/235). C’est une apparence nécessaire du dire de l’Être lui-même. Mais ce dire n’est pas d’abord présent dans des bibliothèques ou des librairies. Avant cela le dire de l’Être se tient dans l’abîme du langage d’un peuple. Aussitôt qu’un poème devient un texte, Heidegger le considère comme n’étant plus que simplement là présent (vorhanden), objet d’étude et d’attention, occasion de bavardage. Le texte sombre dans la communication. Une fois qu’on a fait l’effort de traverser le poème (Durchgang), « le poème n’est plus cette chose neutre, lisible et audible, qui s’offrait à nous tout d’abord alors que nous tenions encore le langage pour un instrument d’expression et de communication, que nous possédions pour ainsi dire comme une auto possède un klaxon » (HH 23/35). Dans une autre formulation, Heidegger écrit qu’une fois qu’on a investi le poème, il « n’est plus un texte lisse, pourvu d’un “sens” lisse, bien au contraire, cette configuration langagière est en soi un tourbillon qui nous entraîne quelque part » (HH 45/53).
42C’est par conséquent dû à sa lettre que la littérature, pour Heidegger, est devenue une forme déchue de la poésie et témoigne du fait que nos temps “modernes” représentent une période “où toute immédiateté créatrice s’est évanouie” (HH 218/202). Lorsque la littérature devient ce qu’elle a toujours été depuis le 18e siècle, c’est-à-dire une réflexion sur elle-même, une telle réflexion “hautement moderne” ne peut être que morbide (krankhaft, HH 218/202).
43Libéré de l’ordre des signes et de l’inscription, le poète parle dans des mots sans stabilité qui sont la pure répercussion d’un autre langage, le faire-signe des dieux. Cela indique qu’en fait le langage du poète comme poésie fondée dans le langage des dieux est une œuvre produite. Comme tel, le langage est commandé par un principe qui lui échappe. Parce qu’il y a au cœur du langage un principe interprétatif qui l’anime, la pensée peut questionner ce principe et tenter de le ranimer, en échappant elle-même, miraculeusement, à toute articulation, à toute médiation sémiotique.
II. L’œuvre comme communication
44À l’encontre du déni de l’articulation sémiotique de l’œuvre littéraire, ce fut le mérite du Postmodernisme de rappeler que toute intention, aussi bien que toute œuvre est de l’ordre du signe. Le Postmodemisme, cependant, a majoré l’inscription dans le corps du signe et s’est laissé emporter par sa fascination pour la dissémination. Ce que nous aimerions indiquer ici, de manière programmatique plutôt qu’argumentative, c’est qu’une œuvre n’est telle qu’en tant qu’elle est articulée. Aussi bien en amont qu’en aval de l’œuvre, si l’on s’enquiert de l’intention à l’origine de l’œuvre ou si l’on interprète l’œuvre, il faut passer par le détour des signes où l’œuvre se trouve articulée, que ces signes soient linguistiques ou propres à la peinture ou à la sculpture.
45Considérer qu’une œuvre se présente dans une articulation, c’est accepter les trois thèses suivantes : 1) c’est d’abord reconnaître la nature sémiotique de l’œuvre, de toute œuvre aussi bien que de toute intention ; 2) en outre, en tant que médiatisée par signes, une œuvre est essentiellement communication, en un sens qu’il nous reviendra de définir ; 3) enfin, la nature sémiotique de l’œuvre permet de reformuler la présence de l’œuvre et rend à cette présence quelque éclat. Examinons brièvement ces trois thèses.
1. Œuvre et sémiosis
46Trois conditions sont nécessaires pour qu’il y ait signe : un référent, un interprétant et un destinataire. 1) Un signe ne peut fonctionner comme tel que s’il est signe “de” quelque chose, que ce quelque chose soit identifié ou identifiable avant ou après l’occurrence du signe. Il faut au signe un référent. C’est en fait la référence qui lui permet de fonctionner. Ancrés dans la familiarité avec les choses, des signes gestuels, écrits, oraux etc. peuvent valoir comme signes “de”. 2) Pour que le signe puisse renvoyer à un référent ou porter une référence, il faut que le signe soit saisissable, interprétable, bref, intelligible comme signe. C’est évident dans le cas des signes écrits qui ne peuvent être signes que si celui qui les déchiffre sait ou suppose qu’ils signifient quelque chose. Sans une telle présupposition, le signe ne pourrait pas être reconnu comme signe et ne serait pas utilisable dans sa capacité d’être transposé, traduit, compris au moyen d’autres signes. 3) Un signe ne peut se référer à quelque chose que pour un destinataire qui pourra transcrire ou transposer ce signe. C’est une chose de savoir que le mot “muthos” dans l’Iliade peut être transposé — dans notre cas traduit — par “parole” ou “histoire”. C’en est une autre de savoir ce qui était visé par “muthos”, c’est-à-dire l’effet spécifique que ce mot produisait sur les premiers destinataires de l’Iliade. Dans notre cas, nous traduisons comme si nous étions les destinataires, étant donné que nous ne partageons plus l’articulation du monde des Grecs du 7e siècle avant notre ère. La traduction vise justement à pallier le changement de destinataire.
47Ce qui se joue dans le rôle du destinataire, c’est le statut du destinateur ou de l’intention signifiante. Plutôt que d’envisager un destinateur considérant quels signes employer pour signifier quelque chose, il faut renverser la perspective et se rendre compte que le destinateur ne peut utiliser des signes que si ceux-ci sont déjà disponibles, c’est-à-dire interprétables par des destinataires — même si le destinateur est lui-même le destinataire, comme dans les cas où j’utilise des signes conventionnels pour classer mes documents. L’intention donc préexiste bien à l’acte de parole ou d’écriture, mais seulement comme motivation. C’est un désir ou un silence, une frustration ou un cri. L’intention ne passe à l’acte, c’est-à-dire ne se forme et ne se formule que sur base d’une pré-donation de signes. Cette manière de considérer l’aspect sémiotique de l’intention a l’avantage d’éviter l’alternative malheureuse suivante : ou bien l’intention préexiste à l’usage des signes et se meut dans le ciel des idées, des pensées logiques, des connexions neuronales, ou bien les signes précèdent l’intention, en quoi ce sont les signes qui “visent” quelque chose plutôt que celui qui croyait “penser”.
48Ces trois instances du référent, de l’interprétant et du destinataire se trouvent en jeu lorsque des signes sont articulés. Des sons sont articulés phonétiquement lorsque nous parlons, des mots sont articulés syntaxiquement et sémantiquement dans une phrase. En outre l’usage du signe inclut un aspect pragmatique en quoi le destinateur s’expose à un destinataire. L’articulation de signes vise donc à la communication. Communication ne veut certes point dire qu’il s’agit de rendre extérieur et audible ou intelligible ce qui m’est d’abord intérieur. Le caractère diadique du signe évoqué plus haut récuse une telle vue.
49Les signes comme médiation obligée représentent une opacité dont la littérature est née, c’est-à-dire au moment où l’épaisseur des signes a été reconnue. En nous inspirant de Michel Foucault dans Les mots et les choses9, nous voudrions rapidement montrer en quoi la littérature manifeste cette nature sémiotique de l’œuvre.
50Foucault nous offre une vaste fresque du déplacement qui s’est institué entre la Renaissance et les temps modernes dans l’ordre des signes, de l’économie et des sciences naturelles. En ce qui concerne la conception occidentale du langage — en termes très généraux — la période moderne introduit une révolution. Concomitante et corrélative de ce bouleversement, la littérature apparaît dans son sens moderne comme production de langage. La langue ne se définit plus par un ancrage initial dans la nature ou le monde, sous la forme de cris ou d’onomatopées, comme chez Rousseau ou Herder. La langue n’est plus, comme à l’âge classique, un discours qui articule des représentations (idées, choses, connaissances, sentiments). La langue a maintenant un mécanisme intérieur qui détermine son individualité par rapport à d’autres langues en même temps que ses ressemblances avec ces autres langues. Le mot en conséquence se libère de la représentation qu’il nomme. Il figure dans un discours de par sa forme lexicale, ses rapports syntaxiques, sa fonction grammaticale. Le mot se voit toujours lié à une représentation, mais seulement dans la mesure où il appartient à une organisation grammaticale. « Pour que le mot puisse dire ce qu’il dit, il faut qu’il appartienne à une totalité grammaticale qui, par rapport à lui, est première, fondamentale et déterminante » (MC, 293).
51Pour la première fois, les mots sont considérés dans leur forme phonétique, dans leur aspect de parole. Les lettres ne forment un langage que lorsqu’elles sont articulées en sons. Avec Grimm et Raynouard on s’intéresse aux dialectes, aux littératures non écrites, orales et populaires. Cela signifie aussi que toutes les langues se valent. Ce qui est objet d’intérêt, c’est leur variation interne, la diversité de leur organisation.
52En même temps qu’on s’occupe de l’aspect formel du langage, le langage redevient aussi une activité servant à l’expression des hommes. Cependant, cette expression ne lui vient pas de ce qu’il imite les choses, mais de la volonté de ceux qui le parlent. Wilhelm von Humboldt aussi bien que Friedrich Schlegel rappellent qu’il y a un "Geist” qui traverse le langage. Les peuples s’expriment à mesure que l’esprit parle dans leur langue. Le langage est formateur de civilisation, aussi bien qu’il en est le fossoyeur. « Tout comme l’organisme vivant manifeste par sa cohérence les fonctions qui le maintiennent en vie, le langage, et dans toute l’architecture de sa grammaire, rend visible la volonté fondamentale qui maintient un peuple en vie et lui donne le pouvoir de parler un langage n’appartenant qu’à lui » (MC, 303).
53Foucault montre comment, au 19e siècle, trois courants plus ou moins opposés jaillissent de celte épaisseur du langage enfin reconnue. Foucault les appelle des compensations au nivellement du langage, c’est-à-dire au fait que le langage a été ramené à un objet d’étude. Le premier courant est un effort qui vise à polir et raffiner ce langage pour le rendre scientifique et afin de refléter exactement une connaissance qui n’est pas verbale. Le positivisme rêva d’un tel langage : un langage-tableau, un langage taxinomique. Un renouveau de la logique accompagne ce mouvement positiviste afin que la pensée trouve son langage propre en évitant tous les accidents et impuretés des langues naturelles. Le deuxième courant trouvant son origine dans la reconnaissance de l’opacité du langage, c’est l’interprétation, ce que Foucault appelle l’exégèse. « [Il] ne s’agira pas maintenant de retrouver une parole première qu’on y aurait enfouie, mais d’inquiéter les mots que nous parions, de dénoncer le pli grammatical de nos idées, de dissiper les mythes qui animent nos mots, de rendre à nouveau bruyant et audible la part de silence que tout discours emporte avec soi lorsqu’il s’énonce » (MC, 311). Ce que cette interprétation découvre, ce n’est pas un discours premier, une parole antérieure à la parole, un indicible non encore par venu au mot ou perverti par les mots. Ce qui apparaît, c’est que, dès avant de prendre la parole, nous sommes transis de langage. « Étrange commentaire que celui auquel se voue la critique moderne : puisqu’il ne va pas de la constatation qu’il y a du langage à la découverte de ce qu’il veut dire, mais du déploiement du discours manifeste à la mise au jour du langage en son être brut » (MC, 311).
54Le troisième courant né de l’opacité du langage enfin reconnue, c’est la littérature. Contestant la philologie aussi bien que la formalisation et défiant l’interprétation, la littérature s’est développée au 19e siècle en se séparant de plus en plus du discours d’idées et en s’enfermant dans une intransitivité de plus en plus radicale. Se coupant des valeurs classiques de goût, plaisir, naturel ou vrai, elle met en avant le laid, le scandaleux, l’impossible. Elle défie également les catégories traditionnelles de genres pour n’apparaître que comme affirmation joyeuse de son propre langage : « elle s’adresse à soi comme subjectivité écrivante, ou elle cherche à ressaisir, dans le mouvement qui la fait naître, l’essence de toute littérature » (MC, 313). La littérature culmine dans son acte de naissance, le pur acte d’écrire.
2. L’œuvre comme communication
55À l’encontre du Post-modemisme, cependant, nous voudrions montrer que l’œuvre comme articulation sémiotique est essentiellement communication. Ce terme nourrit, aussi bien pour Heidegger que pour le Postmodernisme, toutes sortes de soupçons qui nous semblent être autant de préjugés. Heidegger nomme communication (Mit-teilung) la troisième composante du discours (Rede) dans Être et Temps : c’est le partage avec d’autres Mit-Dasein d’un monde qui est commun ; par la communication, nous participons à une articulation du monde. Cependant, Heidegger voit dans cette articulation l’espace du règne du “On”. La communication, dès lors, n’est qu’un moment dans la quête du Dasein pour son authenticité. Il s’agira pour lui de reconquérir cela qui, nativement, est “communiqué”, c’est-à-dire partagé. Heidegger utilise un second concept de communication au sens d’expression. Communiquer, c’est exprimer à d’autres ce qui est intérieur au Dasein. Ce concept de communication comme expression présuppose l’unité d’un sujet qui peut se mettre au clair à propos de ce qui lui est intérieur et porter à l’étranger cette intériorité déjà “articulée”. Heidegger ne tarit pas d’expressions ravageantes à propos d’une telle conception. Dans la première version de l’Origine de l’œuvre d’art datant de 1935, il écrit par exemple : « L’Acropolis est l’expression des Grecs et la cathédrale de Naumburg est l’expression des Allemands et le bêlement est l’expression du mouton »10.
56Le Postmodernisme n’est guère plus bienveillant envers la notion de communication qui semble faire l’impasse sur l’inscription de toute intention dans un tissu sémiotique. Communiquer devrait vouloir dire : récupérer dans sa pureté un contenu de sens articulé sémiotiquement et le transporter, par-delà toute médiation sémiotique, ou du moins sans perte, à un autre locuteur ou destinataire qui pourra décrypter les signes de l’inscription et retrouver, sans perte, la visée originale, avant la première inscription. En insistant sur les trois moments d’inscription dans l’intention, de transport de l’intention vers un destinataire et de déchiffrement, le Postmodernisme vide de toute pertinence le concept même de communication et propose à l’encontre un autre schème d’inscription-réinscription ou d’écriture-réécriture où la notion même de contenu à communiquer perd toute pertinence. La communication n’est rien d’autre qu’une “textualisation” en termes de pré-texte, contexte ou archi-texte11.
57Afin de rendre à la communication quelques lettres de noblesse, nous nous inspirerons librement de L’origine de la géométrie d’Edmund Husserl12. Nous ne prétendons absolument pas offrir un commentaire de cette œuvre difficile et ambiguë, pas plus que nous ne voulons attribuer à Husserl les vues que nous développons. Nous sommes cependant convaincues que notre tentative s’inscrit dans la droite ligne de la phénoménologie.
58Dans L’origine de la géométrie on peut distinguer trois fonctions revenant au langage. 1) Le langage permet à une production originale d’être ré-activée, réveillée et comprise à nouveau. Par là le langage permet une sédimentation de l’expérience au double sens que l’expérience vécue est reprise et que cette expérience est également recouvrée et réactivée dans son originalité. Un niveau d’idéalisation est ainsi atteint. 2) En outre, le langage permet une compréhension mutuelle qui ouvre la possibilité d’une tradition. « L’histoire n’est d’entrée de jeu rien d’autre que le mouvement vivant de la solidarité et de l’implication mutuelle (des Miteinander und Ineinander) de la formation du sens (Sinnbildung) et de la sédimentation du sens originaires » (OG, 420). Par la répétition et la transmission, une communauté devient historique au sens d’une “traditionalisation” : « L’ensemble du présent de la culture, compris comme totalité, “implique” l’ensemble du passé de la culture dans une universalité indéterminée, mais structurellement déterminée. Plus exactement, il implique une continuité de passés s’impliquant les uns dans les autres, chacun constituant en soi un présent de culture passé. Et cette continuité dans son ensemble est une unité de la traditionalisation jusqu’au présent vivant qui est le nôtre et qui, en tant qu’il se trouve lui-même dans la permanence d’écoulement d’une vie (Lebendigkeit), est un traditionaliser » (OG 419). 3) Inscrit au cœur de ce traditionaliser au sens d’une transmission et d’une sédimentation d’expériences, le langage permet à l’horizon spécifique d’une communauté de s’ouvrir et de s’élargir à l’infini. Tout monde culturel donné, avec son horizon propre, peut questionner et dévoiler son horizon comme étant sa structure essentielle. Par un tel “questionnement en retour” (Rückfrage), toute communauté peut déconstruire son propre horizon et fane apparaître son monde propre comme un “phénomène” d’un monde un et identique pour tous. Par ce questionnement en retour, une communauté s’offre la possibilité de s’ouvrir à ce qui est autre, étranger. C’est ainsi que la culture européenne s’est déployée depuis les Grecs pour devenir de plus en plus englobante au point d’être devenue maintenant planétaire.
59On sait que Husserl distingue dans la perception un horizon interne et externe ; dans les Méditations Cartésiennes13, il mentionne une transcendance de l’objet due à l’intersubjectivité : l’objet excède ma perception non seulement à cause des multiples perspectives possibles que je ne puis détenir au moment de ma perception, mais aussi en ceci que l’objet est objet d’intention pour une multiplicité d’autres sujets. Étant donné que le langage remplit une fonction de constitution d’idéalités, de compréhension mutuelle et de communication, en intégrant ce que Husserl dit du langage à ce qu’il dit de l’horizon, nous considérons que l’horizon d’intersubjectivité est d’emblée intriqué aux horizons interne et externe14. Une telle intrication du langage à l’horizon confère à la communication un rôle constituant qui se peut expliciter dans les étapes suivantes : 1) Je ne perçois point une pure facticité, mais ce que je puis reconnaître comme un objet possible d’intention à l’intérieur de mon horizon intersubjectif. 2) Le langage clarifie mon expérience et fixe son sens en l’articulant. Je peux exprimer cette expérience en son sens, la communiquer à d’autres. 3) Les idéalités que je puis partager avec d’autres m’aident à raffiner le sens de mon expérience, à le confirmer ou à le modifier. 4) La chose telle qu’elle est donnée dans l’expérience est en conséquence le corrélat de l’horizon articulé sémiotiquement, c’est-à-dire maintenant le corrélat de la communication qui règne à l’intérieur de ma communauté. 5) La chose, dès lors, n’est rien d’autre que ce qui est articulé. À ce propos Husserl écrit : « La géométrie est présente dans ses propositions, dans ses théories » (OG 418). C’est de là qu’il faut partir pour, dans un questionnement en retour, pouvoir réactiver les expériences originaires.
60Comment ces étapes s’agencent-elles ? On peut l’expliquer de la manière suivante. Lorsque je vise un objet, le sens de mon expérience s’articule en signes qui, en même temps qu’ils me permettent de clarifier le sens de mon expérience, garantissent que ce sens est d’emblée intersubjectif, c’est-à-dire d’emblée partageable en principe avec d’autres. Les autres comprennent les signes que j’utilise et se rendent ainsi accessible le sens de mon intention. L’objet tel que je le vise et tel que je le comprends en le visant est le même objet que celui que les autres comprennent comme étant visé par moi et donc, éventuellement, par eux. Cet objet en conséquence peut être appelé corrélat de l’horizon de communication. Cette intrication de plusieurs visées à l’intérieur de ma visée propre ne pose pas que le langage est nécessaire ou préalable à toute expérience. Cette intrication est cependant nécessaire pour atteindre une objectivité du sens de l’expérience. Si je veux comprendre le sens de mon expérience, je ne le peux que grâce à une communauté qui fait que l’objectivité de ce que j’éprouve est non pas présentée dans l’expérience, mais “aprésenté”. Qu’est-ce à dire ?
61Husserl utilise le concept d’aprésentation notamment à propos de l’expérience d’autrui, dans un sens analogue à celui de l’aperception. Dans une perception, je vois davantage que je ne perçois, au sens où les perspectives qui me sont interdites de par mon point de vue sur l’objet sont “aperçues”. Par un changement de perspective et sur base de mes expériences passées, aussi bien que de mon horizon intersubjectif, je pourrais détenir ces perspectives ; il me suffirait de changer de place, par exemple, de contourner l’objet pour “voir” de mes yeux la face arrière de l’objet qui pour l’instant m’est interdite. Dans l’expérience d’autrui, lorsque je perçois le corps d’autrui, j’ai nativement foi que ce corps n’est pas un simple corps physique, mais qu’il est, comme le mien, animé. Cependant, un changement de perspective ne me permettra jamais de “voir” la conscience d’autrui. En ce sens, la conscience de l’autre n’est pas “aperçue” comme la face cachée d’un objet que je pourrais éventuellement voir, mais “aprésentée” : elle est donnée en même temps que le corps physique. Husserl transpose ce concept d’aprésentation à la notion d’objectivité. L’objectivité d’une perception n’est pas simplement donnée dans l’expérience, comme la chose, mais aprésentée.
62C’est, selon nous, la communication qui permet d’aprésenter l’objectivité du sens de l’expérience. Cela signifie que plus la communauté s’agrandit, plus l’horizon d’intersubjectivité s’étend et plus l’objectivité se trouve assurée. En effet, si le cadre intersubjectif de mon expérience s’élargit, je devrai davantage spécifier les signes que j’utilise, je pourrai même bénéficier d’usages nouveaux des mêmes signes que d’autres membres de la communauté m’offriront Husserl donne l’exemple d’un objet culturel comme le “David” de Michel-Ange tel que nous pouvons le viser et tels que des Zoulous peuvent le viser. Une telle confrontation de deux visées initialement étrangères l’une à l’autre fait apparaître les présuppositions à l’intérieur de notre culture qui nous permettent de voir en cet objet une œuvre d’art que des Zoulous (Husserl écrit ceci dans les années 30) ne peuvent comprendre. Nous prenons alors conscience des limites de notre horizon, de son articulation sémiotique en termes de culture et d’art. C’est le premier stade qui permet alors de comprendre en quoi un “même” objet peut être visé différemment. Pourvu que la communication s’instaure et se maintienne entre les deux horizons européen et Zoulou, l’objet pourra alors être visé comme “le même” dans une vue rétrospective, dans un questionnement en retour ; celui-ci nous permettra de comprendre que cette œuvre d’art peut être visée d’une manière typique et totalement autre par une autre communauté, tout comme les Zoulous, en s’intéressant à notre culture, pourront comprendre que ce qu’ils visent de manière spécifique peut être aussi une œuvre d’art.
63L’objet comme “un et le même” n’est pas donné dans l’expérience, mais aprésenté comme le même pour tous. C’est en “traduisant” les signes où l’objet est articulé que je puis comprendre qu’il signifie ceci pour moi, Européen, et cela pour des Zoulous. L’acquisition de ce double niveau de compréhension au moyen d’une réinterprétation des signes où l’objet est articulé permet un transfert de l’expérience : je peux comprendre l’objet “comme si” j’étais un Zoulou, de même qu’un Zoulou peut le comprendre “comme s’”il était un Européen. En bref, la communication rend un horizon commun : non seulement la communauté s’est agrandie, mais l’objet lui-même s’est enrichi.
3. La présence de l’œuvre
64Si nous appliquons à l’œuvre littéraire les vues que nous venons d’esquisser, nous pouvons rendre à la notion de “présence” de l’œuvre quelque pertinence philosophique. Heidegger et le Postmodernisme ont depuis longtemps déjà prononcé l’éloge funèbre de la métaphysique de la présence. Dans Être et Temps, la temporalité authentique fait du futur l’extase prédominante et n’alloue au présent qu’une capacité décisive de trancher “en un clin d’œil” (Augenblick) l’authentique de l’inauthentique. Dans L’origine de l’œuvre d’art, les œuvres sont ce qu’elles sont en tant que “die Gewesene”, celles qui ont été. Il revient en conséquence à la préservation (Bewahrung) de recouvrer la force productrice de l’œuvre et de la transmuer en un savoir (Wissen). Nous avons suivi ce mouvement heideggérien dans la première partie de cet essai et nous avons pointé les dangers de ravage qu’une telle vue porte en elle. Pour le Postmodernisme, le concept même d’écriture ou de signe indique à suffisance la médiation qui se tient au cœur de ce qui est présent et qui réduit ce présent à un effet de surface, à un épiphénomène dans une chaîne d’écriture.
65Prétendre, comme nous le faisons, que l’œuvre comme articulation est communication rend à la présence son satut de décision et de responsabilité. La communication se fait entre personnes qui sont “en présence” et c’est également cette présence qui garantit la responsabilité qu’elles peuvent assumer soit de créer soit d’interpréter. Cependant, il ne s’agit pas de faire retour vers un concept naïf de la présence où, dans l’œuvre, auteur et lecteur se tiendrait dans un dialogue présent ou rendu présent. Ce n’est pas non plus prétendre qu’interpréter une œuvre, c’est retrouver la présence de l’œuvre, se remettre sous son injonction ou retrouver la présence vivante de son auteur15. Ce que nous voudrions indiquer, c’est que la présence d’une œuvre (que ce soit l’intention productrice de l’auteur, l’effet de l’œuvre ou son interprétation) n’est et ne peut être présentée dans l’expérience, c’est-à-dire donnée ; elle ne peut être qu’aprésentée. Nous avons brièvement rappelé la portée de ce concept chez Husserl dans l’expérience d’autrui de même que dans l’accès à l’objectivité du sens d’une expérience.
66L’articulation sémiotique de l’œuvre lui confère une résistance. Cette résistance vaut à la fois pour l’auteur et le lecteur, au sens où l’œuvre articule l’intention de l’auteur. S’il voulait dire autre chose ou davantage ou mieux que ce qu’il a articulé, il aurait dû l’articuler différemment. C’est là la position radicale de l’herméneutique depuis Schleiermacher qui n’hésite pas à appliquer cette vue aux Écritures Saintes : si Dieu avait voulu se faire entendre d’une manière autre que celle manifestée par les premiers auteurs de l’Évangile, il l’aurait fait. On peut donc, poursuit Schleiermacher, considérer les textes de l’Écriture Sainte comme on considère d’autres textes16. Aucune intention antérieure à l’œuvre produite et articulée ne se peut supposer comme étant déjà articulée.
67Il faut ici faire une distinction à propos de ce qu’on entend par intention. Si l’on veut dire que toute œuvre est motivée, résultant d’un désir, d’une volonté ou autre chose, on ne peut qu’acquiescer. C’est tout autre chose que de prétendre, comme Heidegger et nombre de critiques littéraires, que cette intention précédant l’œuvre est déjà articulée et ne fait que se déposer et se cristalliser dans l’œuvre. Il y a, selon eux, un impensé dans l’œuvre, un non-dit qui, bien que pré-linguistique, peut être retranscrit en langage, par-delà l’articulation linguistique qu’il a prise. Nous avons vu comment Heidegger prétend passer outre au texte pour en retrouver l’archi-signifié sous forme d’un faire-signe. Afin d’éviter les méprises, réaffirmons que nous ne prétendons pas que tout est langage ou qu’il y a un certain fascisme du langage — pour utiliser une expression de Barthes — me forçant à couler mes pensées dans un moule pré-établi. Ce geste apparenterait Barthes à Heidegger, aussi paradoxale que la parenté puisse paraître. Pour nous il y va d’une prétention minimale à faire du langage, dans le cas de la littérature, l’espace nécessaire de l’expression et de la communication de ce qui devient texte, sans réifier l’intention signifiante sous forme d’un pré-texte.
68Comment maintenir contre le Postmodernisme qu’il y a bien une intention avant l’œuvre, et contre Heidegger que cette intention avant l’œuvre n’est pas articulée, mais ne le devient que dans l’œuvre et comme œuvre ? À nouveau ici il faut distinguer entre une présence de l’œuvre qui serait simplement donnée et une présence de l’œuvre qui serait réactivée.
69Prenons l’exemple d’un temple égyptien reconstruit pierre par pierre dans le Metropolitan Museum de New York, encadré d’immenses baies vitrées éclairant le temple en même temps qu’ouvrant vers l’extérieur d’un environnement urbain. En hiver, avec la neige recouvrant les arbres à l’extérieur, les visiteurs ont une perspective pour le moins étrange sur ce qui est supposé avoir été un temple égyptien. Manifestement, la présence du temple ainsi reconstruit et transposé dans un environnement qui lui est étranger, semble à jamais perdue, sinon violée. Mais qu’entendons-nous par présence perdue ? Serait-ce que l’artifice et la reconstruction ou la transposition nous aient éloignés de la présence du temple qui aurait pu être maintenue ailleurs ? Pourrions-nous goûter la présence d’un temple égyptien, en embarquant pour l’Égypte dans un avion de la Sabena, en achetant un billet pour une croisière luxueuse sur le Nil afin de gagner Louksor, en compagnie d’autres touristes assez nantis que pour pouvoir acheter ce retour à la présence ? Cela semble tout aussi illusoire. Heidegger, donc, aurait raison : le temple dans sa présence nous est à jamais perdu, quoi que nous tentions.
70Cependant nous tenons pour un vice intellectuel que de prétendre qu’une œuvre ne peut être pleinement signifiante que pour celui qui la produit ou pour ceux pour qui elle fut produite. Il est clair en effet que nous en savons infiniment plus sur les temples égyptiens que les Égyptiens eux-mêmes n’en savaient il y a trois mille ans. Nous savons mieux qu’eux ce qui structurait leur vie, les intrications entre religion et politique, les différents types de styles architecturaux et la symbolique attachée à ces styles.
71Ce que nous perdons, c’est le temple en tant qu’ordonnateur de leur vie quotidienne. Mais nous pouvons également mesurer à quel point nous le perdons et à quel point notre monde est différent. Au travers d’études historiques, grâce à l’archéologie, l’histoire des religions, etc., nous pouvons parvenir à une situation où la “présence” du temple peut être réactivée. Chaque fois que nous visitons le Metropolitan Museum, c’est l’œuvre elle-même qui nous motive à tenter de la comprendre, à tenter de prendre conscience, par rapport à notre propre horizon et à partir de lui, en quoi l’œuvre est différente. C’est l’œuvre que nous éprouvons, en ce qu’elle est, dans sa présence, une présence qui bien entendu n’est pas donnée dans l’expérience, mais peut être aprésentée.
72Nous perdons bien par là quelque chose, mais certes pas la présence pleinière de l’œuvre qui, même pour les destinataires immédiats, ne se pouvait simplement “présentée” en son sens. Même si ces Égyptiens vivant il y a trois mille ans, voulaient aller plus loin que simplement user du temple, ils ne pouvaient véritablement éprouver sa présence que dans une aprésentation, grâce au travail lent, même implicite, du détour par des signes à lire, à transposer et à réactiver.
73Interpréter une œuvre ne peut donc consister, comme chez Heidegger, à traverser le réseau sémiotique pour en retrouver, derrière, l’éclat vierge de tout signe. Ce ne peut non plus simplement s’en remettre aux signes dans leur enchaînement et leur renvoi à l’infini où la présence se fait si mince qu’elle n’est elle-même qu’un effet produit par le renvoi des signes, comme une nostalgie dont il faut se guérir en acquiesçant allègrement à la dissémination. Dans notre schème, interpréter veut dire faire retour vers l’œuvre en vue d’en réactiver la présence. Comme cette réactivation ne peut, par définition, que prendre la forme d’une aprésentation, c’est d’une part renoncer à la présence plénière, une et lisse de l’œuvre ; c’est d’autre part accepter le caractère réflexif de toute entreprise interprétative. En ce sens, comme la première présence de l’œuvre n’était point réflexive, mais purement affective, il n’y a rien qui puisse nous inciter à faire notre deuil d’une présence perdue ou nourrir notre culpabilité que quelque chose est manqué.
74Ce mouvement dans le présent de la lecture de réactiver la présence de l’œuvre tout en sachant que l’œuvre n’a jamais été présente qu’à travers une telle réactivation-aprésentation, rend à l’œuvre tout son caractère et son aura de communication. Communiquer quelque chose à quelqu’un, en effet, ce n’est pas seulement transmettre des contenus de sens, mais faire en sorte que l’autre puisse, au travers des signes que j’utilise, déchiffrer mon intention pour la réactiver, la retracer afin qu’elle soit aprésentée. Telle est ma responsabilité, aussi bien que celle de mon interprète, que cette présence du dit redevienne vivante. Dans le cas de la littérature, ainsi que Heidegger l’a clairement montré, c’est bien entre création et préservation que l’œuvre se déploie ; cependant, à l’encontre de Heidegger, la solidarité entre création et préservation ne doit pas légitimer la préservation à se prétendre au diapason de la création. Solidarité veut simplement dire que l’œuvre articulée permet la rencontre de deux intentions, celle, formatrice, de l’auteur, et celle, interprétative, du lecteur. Cette rencontre, dialogique, est vivante dans le présent vivant de l’interprète au sens où l’œuvre est aprésentée dans sa présence, en ce qu’elle a de parlant, de touchant, d’affectant.
Notes de bas de page
1 M. HEIDEGGER, Hölderlins Hymnen “Germanien” und “Der Rhein”. Freiburger Vorlesung Wintersemester 1934-35, éd. S. Ziegler, Gesamtausgabe 39, Frankfurt a. M., Klostermann, 1980 ; trad. franç. de F. Fédier et J. Hervier : Les hymnes de Hôlderlin “La Germanie” et “Le Rhin”, Paris, Gallimard, 1988. Abrégé dans la suite en “HH”. La plupart du temps nous modifions la traduction.
2 Nous avons montré l’évolution du statut de la poésie entre Être et Temps et ce premier cours sur Hölderlin dans un article intitulé : Heidegger et la poésie. De “Sein und Zeit au premier cours sur Holderlin”, in Revue Philosophique de Louvain, tome 90, no 85 (1992), p. 5-31.
3 À ce propos nous renvoyons à notre ouvrage Être et Discours. La question du langage dans l’itinéraire de Heidegger (1927-1938), Bruxelles, Éditions de l’Académie Royale de Belgique, 1994.
4 M. HEIDEGGER, Einfiihrung in die Metaphysik. Freiburger Vorlesung Sommersemester 1935, GA 40, éd. P. Jaeger, Frankfurt a. M., Klostermann, 1983 ; trad. franç. par G. Kahn : Introduction à la métaphysique, Paris, Gallimard, 1967.
5 Au début du cours, pourtant, Heidegger mentionne la poésie, la pensée et le dire comme « die drei Mächte [die] unserem ursprünglichen, geschichtlichen Dasein zuinerst zugehören » (HH 6/18).
6 Dans le rapport entre pensée et politique, si la pensée peut articuler le faire-signe des dieux afin de l’instituer en action, il faut présupposer que le fondateur d’état suive le penseur ou lui obéisse. Depuis Platon, c’est là un rêve récurrent de philosophe. Heidegger semble avoir entretenu un tel rêve en 1933, lorsqu’il accepta le rectorat. Dans son discours de rectorat, il pose scandaleusement un geste philosophique en distinguant le service de la pensée, du travail et de la défense du pays. Dans ce cours de 1934 Heidegger peaufine son national socialisme privé, en comparaison duquel le national socialisme du temps n’est, selon lui, qu’une pâle figure abâtardie. Celui qui, comme Heidegger, interprète Holderlin, « n’a pas besoin de discourir sur le “politique” » (HH 214/198). C’est dans un même esprit que Heidegger a, semble-t-il, ajouté pour l’édition de 1953 de l’Introduction à la métaphysique cette phrase énonçant que les ouvrages produits par l’ère nazie « n’ont rien à voir avec la vérité intime et la grandeur de ce mouvement ». Je ne veux pas m’attarder plus longtemps sur ces considérations qui sont périphériques par rapport à mon propos.
7 Voir à ce propos : R. ESCARPIT, Dictionnaire International des termes littéraires, La Haye, Mouton, 1973. Art. “Littérature” ; id., Le littéraire et le social. Éléments pour une sociologie de la littérature, Paris, Flammarion, 1970 ; Ph. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY, L’absolu littéraire. Théorie de la littérature allemande dans le romantisme allemand, Paris, éd. du Seuil, 1978. Dans la seconde partie, nous reviendrons sur l’émergence de la littérature.
8 M. HEIDEGGER, Der Ursprung des Kunstwerkes, dans Holzwege, GA 5, éd. F.-W. von Herrmann, Frankfurt a. M., Klostermann, 1978. trad. franç. : L’origine de l’œuvre d’art, dans Chemins qui ne mènent nulle part, par W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962. Une première ébauche de cette conférence, non prononcée, datant de 1935 a été publiée dans Heidegger Studies, 1989, vol. 5, p. 5-22. Une première conférence a été prononcée à Fribourg en 1935 sous le titre Vom Ursprung des Kunstwerkes.
9 M. FOUCAULT, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966. Abrégé en MC.
10 Première ébauche de 1935, manuscrit p. 18.
11 Voir à ce propos par exemple : J. KRISTEVA, Sèmeiotikè. Recherches pour une sémanalyse, Pairs, éd. du Seuil, 1969, p. 219 sqq.
12 E. HUSSERL, Der Ursprung der Geometrie, Appendice III au paragraphe 9 de Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie, Husserliana 6, éd. W. Biemel, La Haye, M. Nijhoff, 1954 ; trad. franç. par J. Derrida, reprise dans la traduction de G. Granel : La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976. Abrégé en OG.
13 E. HUSSERL, Cartesianische Medilationen und Pariser Vorträge, Husserliana t, éd. B. Strasser, La Haye, M. Nijhoff, 1950.
14 Nous ne pouvons démontrer ici que c’est bien ce que les textes de Husserl donnent à entendre. Nous renvoyons à notre Avant-propos et à notre article Communication et monde vécu chez Husserl, dans Etudes Phénoménologiques, no 20 (Langage et phénoménologie), 1994.
15 G. STEINER, dans son ouvrage Le sens du sens : présences réelles (Paris, Vrin, 1988), semble retomber dans une telle naïveté de la présence de l’œuvre qui serait donnée.
16 F. SCHLEIERMACHER écrit : « [...] nous devons [...] admettre que, même si les rédacteurs [des livres sacrés] avaient été des instruments sans vie, l’Esprit Saint n’aurait pu néanmoins avoir parlé à travers eux que comme ils auraient parlé eux-mêmes » (Herméneutique, trad. franç. par M. Simon, Genève, Labor et Fides, 1987).
Auteur
Marquette University - Milwaukee
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