Amour et mélancolie
L’ontologie du désir chez Platon et les romantiques allemands
p. 89-110
Texte intégral
1J’ai choisi de vous parler aujourd’hui de l’amour romantique1. Il faut qu’une confiance tout à fait singulière m’ait inspiré pour que j’ose vous entretenir d’un tel sujet. En effet, ce n’est point-là le thème d’une allocution académique par laquelle un professeur étranger choisirait de se présenter à vous pour démontrer ses compétences et vous convaincre de son sérieux. C’est en pensant à mes amis ici présents, à mes anciens étudiants que je n’ai cessé de regretter et aux étudiants que j’aurais pu rencontrer ici si j’étais resté, c’est pour célébrer et honorer cette amitié que j’ai fait le choix de méditer avec vous sur le thème de l’amour — romantique de surcroît — pour en apercevoir, fût-ce de manière allusive, la portée philosophique. C’est dire que je ne vous tiendrai pas un discours irréprochable et que je ne respecterai guère les codes qui surdéterminent habituellement les exposés scientifiques rigoureux. Je vais donc prendre le risque de vous parler , de penser avec vous à haute voix, ainsi que j’avais coutume de le faire autrefois dans ce lieu où tant de rencontres se sont nouées.
2L’amour romantique, vous vous en doutez, voilà bien un thème qui se prête à tous les malentendus. L’amour, à votre âge, chacun en a fait l’expérience, au moins une fois dans sa vie. Nul d’entre vous n’ignore qu’il ne s’agit pas là d’une disposition affective ordinaire, et qu’avec elle un événement se produit qui nous transforme en profondeur, au point qu’après en avoir fait l’épreuve, l’on ne peut plus ni intuitionner ni penser l’existence humaine comme on la sentait ou la considérait avant le moment de sa révélation. La première thèse que je vais tenter, indirectement, de soutenir devant vous, c’est que la philosophie, elle non plus, ne peut faire comme si elle n’avait jamais été conditionnée par cette transformation. Nombre de penseurs de l’Antiquité l’ont dit explicitement, tel le plus extraordinaire d’entre eux, celui à l’école duquel il faut toujours recommencer, le divin Platon. Au Moyen-Âge, l’on pourrait en citer un grand nombre. Mais parmi les auteurs modernes, ce sont immanquablement les penseurs romantiques qui ont le plus questionné le lien entre la démarche de la pensée et l’éveil du désir amoureux. Que l’on se contente d’évoquer ici les noms les plus connus : Novalis, Friedrich Schlegel, Schelling, Hölderlin.
3Or, le vocable même de romantisme, vous le savez, et a fortiori l’expression d’amour romantique donne également lieu à la confusion : faire montre de romantisme, si l’on se fie au langage quotidien, c’est avant toute chose fuir ou se détourner du réel, refuser la lucidité de l’intelligence analytique, c’est croire benoîtement à son désir, aux représentations du monde que celui-ci engendre et les élever inconditionnellement, naïvement, au rang d’idéal. L’amour romantique serait propre aux jeunes gens que n’aurait pas encore déniaiser l’expérience de la dure réalité et qui s’imagineraient pouvoir édifier leurs semblables en ayant recours à de bons sentiments. Or, la deuxième dièse que je voudrais vous communiquer, c’est qu’il en va à ce sujet rigoureusement du contraire : la pensée romantique, si tant est que celle-ci puisse se circonscrire en un tout homogène, fut cette pensée qui affronta le plus expressément ce qu’il en advient à l’homme lorsque l’évidence de l’amour lui fait défaut, lorsque l’impulsion du désir est perçue comme trompeuse, lorsque se développe une forme de savoir qui convertit toute forme d’attachement amoureux à la vie en une illusion de fond — en une illusion quant au fond de l’être, en une méprise fatale quant à la vérité de ce qui est. Le romantisme, pour le dire en un, fut cette pensée qui fut entre autres tourmentée par la dissociation, voire par l’opposition de la Vérité et du Désir, opposition que l’on retrouve chez tous les maîtres psychologues modernes, depuis Schopenhauer jusqu’à Freud et à Lacan — lesquels ne nous disent peut-être pas que de l’être il n’est rien, mais que de l’objet du désir il n’en est rien, sinon d’une illusion nécessaire à la vie, qu’il s’agit de cultiver en connaissance de cause : l’Eros serait le plaisir pris au simulacre, à la semblance, au jeu de miroir de l’être, ou à la séduction qu’exercent sur nous les images ou les traces d’image que l’être nous dispense dans le sillage de sa mise en abîme.
4L’expression est lâchée : mise en abîme. Les Romantiques sont ces penseurs et ces écrivains qui se sont interrogés sur le séisme qui a ébranlé l’âme moderne et qui n’est pas sans rappeler la révolution copernicienne : la dissolution d’un sol de croyance — celui de la vérité du Désir — au contact d’une lucidité nouvelle, d’un nouveau mode de certitude, d’un nouveau modèle d’auto-compréhension humaine — donc d’un nouvel avatar de la Raison qui, après s’être appropriée la nature, s’approprie toujours davantage l’essence de l’humain. Comment nommer ce modèle ? Naturalisme, psychologisme, historicisme, sociologisme... peu importent ces variations : elles s’enracinent toutes dans cette conviction que l’homme clairvoyant doit, pour utiliser l’expression de Descartes, faire table rase non seulement de tous les préjugés admis d’autorité, mais aussi de tout ce que la vie lui a enseigné par les sens, par la perception immédiate de ses entours, par l’intuition de son commerce avec autrui. Elles s’enracinent toutes, ces variations du nouveau savoir, dans une défiance poussée à l’extrême envers les témoignages que la vie ou le monde de la vie rendent d’eux-mêmes. Elles puisent toutes leur inspiration dans l’idée que le réel est en quelque sorte constitué d’un double fond et que les phénomènes qui emportent naïvement notre adhésion dans un premier moment doivent être interprétés comme les signes, les symptômes ou les reflets ambigus d’une réalité indifférente et neutre, laquelle ne s’approche que par la distanciation d’une pensée se refusant à tout corps à corps avec les choses.
5Dans le livre XX des Problemata, Aristote appelle la maladie propre aux philosophes mélancolie. La mélancolie est ce mal qui guette à tout moment la pensée lorsqu’elle se met en quête des causes premières, des principes initiaux, de la réalité ultime, en un mot du fondement de toute chose. Elle se décèle par toute une série de phénomènes cliniques, dont la psychasthénie, l’humeur noire, l’incapacité à rire, à jouir et à festoyer, qui sont d’ailleurs autant de traits typiques de l’homme contemporain. Mais le plus important de ces traits est l’extinction du désir, une inappétence généralisée qui va jusqu’à menacer le pur et simple souhait d’exister : ni la rencontre d’autrui, ni l’attraction pour des choses de ce monde ne sollicitent le mélancolique. Il n’est plus dupe devant le théâtre de l’univers — du moins s’exprime-t-il ainsi — et cet état de vertigineuse clairvoyance lui fait préférer la mort à la vie. Certains penseurs médiévaux ont longuement médité sur ce thème de la privation du désir, qu’ils considéraient comme la faute suprême contre l’esprit. L’acedia — c’est le nom qu’ils lui ont donné — est cette disposition par laquelle nous sommes incapables de reconnaître la bonté foncière de la création, de faire honneur aux œuvres divines et de célébrer l’existence avec les gestes qu’il convient de faire.
6Pour comprendre ce qu’est la mélancolie en son essence, la voie la plus simple, la plus directe, est de l’opposer à ce que Platon dit de l’Eros. Pour Platon, l’Eros n’est pas une émotion parmi d’autres, une passion négative ou un phénomène physiologique occasionné par la seule différence des sexes. Dans le Banquet, il nous présente toutes les interprétations possibles du désir érotique pour n’en retenir en fin de compte qu’une seule — celle que Socrate rapporte de son entretien avec Diotime : l’Eros est ce qui conditionne l’automouvement de l’âme et de toutes ses facultés, sensitives et intellectives ; il est ce par quoi l’âme se porte à la rencontre du monde pour chercher en lui ce qui lui est adressé. Or, ce qui lui est adressé, c’est le Beau . Le Beau est la Forme (ou Idée) de tout ce qui est ; ou plus exactement, ce grâce à quoi tout ce qui est se tient dans l’être, y reçoit sa mesure et sa stature. Vous vous en souvenez, l’Eros est ce qui s’enflamme à la vue de la Beauté ; et l’on doit dire aussi que c’est grâce aux formes toujours inédites de la Beauté que l’éros s’éveille, que l’âme se met en quête de son Bien et de l’intelligence de ce Bien. Or, pour Platon, le Beau et le Bien ne sont rien d’autre que l’être lui-même ; ils sont la manifestation de ce qui existe infiniment. C’est là tout le génie de Platon : d’avoir découvert que l’être est le pôle intentionnel de l’Eros, que celui-ci est à la fois reconnaissance et affirmation joyeuse de ce qui rend possible l’existence ordonnée du monde.
7Le plus souvent, toutefois, cette corrélation platonicienne entre l’amour et l’être fut mal comprise : peu de philosophes de métier comprennent ce dont il y va dans la fameuse dialectique ascendante de Platon, qui fait de l’Eros l’initium de la sagesse, le coup d’envoi de l’intelligence noétique. Pour paraphraser Pascal, la plupart sont convaincus que les raisons de l’amour sont d’un autre ordre que les raisons de la pensée, que pensée et amour sont voués à se méconnaître, sinon à se combattre. Dans la philosophie contemporaine, certes, l’on reconnaît à certaines dispositions affectives fondamentales (Grundstimmungen), tels l’angoisse, l’ennui, l’effroi, la nausée..., le pouvoir de nous conduire à la question du ti to on , de nous confronter à l’excédence de la question de l’être par rapport à la maîtrise que nous exerçons sur l’étant. Mais ces dispositions affectives ne nous révèlent qu’une dimension unilatérale de l’être ; à savoir que l’être n’est rien d’étant, qu’il s’impose à nous dans une facticité incontournable et qu’il se soustrait à tous les gestes par quoi nous cherchons à lui octroyer un sens. Plutôt que de nous donner fond, plutôt que de se présenter à nous comme la base de l’exister, l’être apparaît comme ce qui menace la tenue ferme du monde, comme ce qui en mine le soubassement, comme cela qui en fait chanceler les assises. À la différence du Bien platonicien qui nous présente l’être comme la forme articulatoire et rassemblante de l’étant, l’être de l’ontologie contemporaine (heideggérienne) est ce qui frappe de nullité toutes les formes perceptibles et intelligibles de l’étant, y compris de l’étant que nous sommes, nous les hommes. Ce que l’on appelle aujourd’hui la dissémination procède de cette attitude métaphysique qui consiste à repousser l’être au-delà de toutes les formes et de toutes les mesures qui sous-tendent notre rencontre avec les phénomènes, que ceux-ci appartiennent à l’ordre de la nature ou à l’ordre de l’histoire. L’on pourrait appliquer à ces pensées l’expression par laquelle les Romantiques dénonçaient le péril majeur de la modernité : la perte du sens du monde, ou tout simplement la perte de monde (si l’on insiste sur le fait qu’il n’y a monde que s’il y a forme et, en ce sens, Idée).
8Toutefois, mon projet n’est pas de faire le procès de la pensée contemporaine, mais de me demander avec vous ce qui se passe lorsque l’on prend comme disposition affective de base non plus l’angoisse, l’ennui, la fatigue, mais l’amour. La première chose à observer, comme le fait Platon, c’est que l’amour a pour objet privilégié l’être-humain, sa manifestation sensible. L’amour se porte de préférence vers un corps animé comme le nôtre. Et ce n’est que par l’approfondissement de ce premier amour, si j’ose ainsi m’exprimer, qu’il est offert à l’homme de découvrir la Beauté qui transit tout l’univers, depuis l’ordre stellaire jusqu’aux organisations les plus infimes de la matière. Mais pourquoi ? C’est ici qu’il devient difficile de s’expliquer. Il ne s’agit pas, pour Platon, tel qu’on le présente parfois, de transférer simplement l’amour porté à un être humain unique vers tous les autres êtres humains, puis vers les choses que ceux-ci reproduisent, puis vers la totalité des étants ; autrement dit, de convertir l’amour en une sorte de sympathie béate et indifférenciée envers tout ce que nous rencontrons. La pensée de Platon ne fait pas de l’amour le tremplin affectif d’une expérience métaphysique qui lui succéderait. L’amour que porte un être humain à un autre porte en lui-même sa vérité. Le tout est de s’y arrêter pour faire apparaître ce qu’il contient d’irréductible : ce qui, dans sa visée intentionnelle (noétique), vise l’être en tant que tel. Or, qu’est-ce que découvre l’amour ? La Beauté, la désirabilité de l’être aimé. L’amoureux fait l’expérience d’une évidence de l’être : la belle femme ou le bel adolescent est entièrement et tout uniment présent dans ce qu’il fait , dans ce qu’il dit, dans ce qu’il fait voir et apparaître de lui. L’expérience de la Beauté est l’inverse de l’expérience de la réserve ou du refus de l’être de se livrer pleinement dans le phénomène. L’être aimé n’est pas aperçu comme double, mais comme foncièrement uni à soi : chez lui tout est âme et tout est corps. Ou plus exactement, les deux sont en un — d’où ce sentiment de profusion, de surabondance, de prodigalité qui accompagne la rencontre du Beau. Le Beau est simple (simplex, einfach : fait d’un seul tenant, non complexe) : l’être de l’aimé n’est pas au-delà de ce qu’il donne à voir et à entendre ; c’est son être même qui est donné à voir et à entendre. La Beauté fraie un plein accès à l’être, sans remords, sans repentir, dans l’élan d’une sorte de franchise première. La Beauté est cette forme en laquelle être et apparaître sont révélés dans leur foncière appartenance . C’est pourquoi, aux yeux de l’amoureux, il n’y a rien à chercher par-delà ce qui se manifeste à lui, car dans le Beau, le fond de l’être s’éclaire en lui-même et rayonne de sa propre luminescence.
9Revenons à présent au thème de la mélancolie. Il est un auteur romantique qui a fait explicitement référence à l’antagonisme de la mélancolie et de l’amour ; c’est Schelling. Dans son écrit sur l’essence de la liberté humaine, il déclare : « L’homme ne détient jamais la condition de son existence en son pouvoir, même s’il y tend dans le Mal ; elle lui est seulement prêtée, indépendante de lui. Il s’ensuit que sa personnalité et son ipséité 11e peuvent jamais s’élever à l’acte parfait. C’est la tristesse inhérente à toute vie finie. D’où le voile de mélancolie qui enveloppe toute la nature. D’où la mélancolie profonde et indestructible de toute vie »2.
10Que dit Schelling dans ce texte ? En substance ceci : c’est que la volonté de fondement (chez l’homme : de certitude) qui habite toute vie ne peut pas, même en Dieu, s’élever en force indépendante. Le déchaînement de cette volonté de posséder en soi la condition de son être — est à l’origine même du Mal, de l’anarchie, du Chaos. Chez l’homme, elle conduit à l’hybris, c’est-à-dire à la destruction de la forme, à l’effacement de l’idéalité lumineuse qui imprègne l’être et lui donne corps, et lui donne chair. Cette idéalité lumineuse procède d’une puissance inverse, que Schelling appelle volonté d’amour. La volonté d’amour est l’affirmation du lien qui unit toute chose ; c’est elle qui surmonte la tendance inhérente à tout étant à se séparer du Tout et à se poser dans sa différence pure d’avec le reste du monde, et à simuler quelque chose comme une auto-fondation. Quant à la mélancolie, elle est la nostalgie de cet état de séparation parfaite, de cette auto-production absolue de soi. Elle enveloppe toute la nature, mais elle se manifeste surtout chez l’homme à qui il semble inacceptable de ne pas être son propre créateur et d’être obligé de s’intégrer dans un ordre dont il n’est pas le maître. La mélancolie est la disposition affective spécifique de l’homme moderne dont la participation au fond du monde est rompue et dont la quête éperdue de fondement le conduit peu à peu à l’effondrement.
11L’effondrement mélancolique : c’est là une maladie de l’âme dont nombre d’écrivains et de penseurs romantiques ont médité le sens. Et c’est à cette méditation que je voudrais consacrer la suite de mon propos, en faisant référence à l’œuvre romanesque de l’un de ces écrivains ; il s’agit du Peintre Nolten de E. Morike3. L’intrigue de ce roman est trop complexe pour que je puisse vous en proposer un résumé. Je me contenterai donc d’en indiquer le thème, ou plutôt le leitmotiv. Il s’agit de l’amour impossible entre un jeune peintre et une jeune tzigane errante, à laquelle Morike a donné un nom suggestif : la Pérégrina . C’est une femme qui n’habite aucun lieu, qui n’est retenue par aucun lien familial ou social et qui s’abandonne à une pérégrination insensée, à la quête délirante de l’objet de son amour. Morike en donne une description qui rappelle étrangement celle que Platon fait d’Eros dans le Banquet : la tête souffrante, la fièvre, le défi et l’ardeur du regard, le feu des joues et le désordre des traits n’évoquent la beauté qu’à force de folie. Hors d’atteinte des déterminations psychologiques ordinaires, elle est tout entière la proie de ce délire , de cette mania dont Platon, dans le Phèdre, souligne la supériorité sur les autres formes de modification de la conscience ou de transport de l’esprit, telles la prophétie, la divination ou l’extase poétique. En quoi consiste ce délire pour Morike ? En ceci qu’il ignore le devenir, l’altération et l’oubli ; la Pérégrina vit dans l’éternel présent de son amour. Sa passion ne connaît pas la lente flétrissure qui affecte normalement toute passion et qui délie celle-ci de ses propres serments, tout comme la vie un jour s’affranchit de l’élan qui lui a donné de naître. Elle ignore l’écart que creuse la mémoire dans l’intervalle des saisons et des années, le souci de l’avenir, le souci de la mort, en un mot le destin (au sens de la destination du temps à une tâche limitée) ; ce souci lui est totalement étranger. Par le temps, l’amour n’est que peu concerné, écrit E. Morike. Non parce qu’il serait toute puissance et se nourrirait du fantasme de celle-ci. Mais au contraire parce que ce qui le caractérise n’est autre que son impuissance à renoncer à soi . L’amour ne peut décider de son interruption ou de sa fin, de même qu’il ne peut décider de son commencement : en toute rigueur, il ne peut ni se gagner ni se perdre.
12La Pérégrina incarne l’éros platonicien au sens de cette infinie disposition à souffrir, de cette extraordianire endurance à la souffrance qui anime l’âme possédée par l’amour. Mais elle se démarque aussi de son modèle antique en ceci qu’elle est associée à la faute originelle , à un égarement coupable, à une imposture diabolique . Tout le roman de Mörike tourne autour d’une inversion paradoxale du caractère démonique de l’amour : en place d’être cette divinité “psychopompe” qui conduit l’âme à la vérité de sa condition, il est interprété comme une ruse, comme le masque emprunté par les puissances des ténèbres pour simuler la vérité de l’existence. Ce dont l’amour serait la mimésis, la duplication trompeuse, ce serait précisément de cela que nous avons évoqué au début : il serait la duplication ou le double du fond . Plus simplement, il serait double-fond, le simulacre de l’être.
13Ainsi en témoigne ce poème de Mörike, extrait du cycle de la Pérégrina :
« Le miroir de tes yeux bruns, loyaux,
Est comme le reflet d’un or intérieur.
Du fond de ta poitrine, il semble s’exhaler.
Là, dans l’affliction sacrée, pareil or peut croître.
À m’abîmer dans la nuit de ce regard,
Innocente enfant, toi-même tu me convies,
Et tu voudrais que ce soit moi qui nous enflamme tous deux.
Dans la coupe du péché, souriante, c’est la mort que tu portes à mes [lèvres.
Au jardin du clair de lune, c’est l’errance qui advint
De cet amour sacré pour un instant.
En frissonnant, je découvris l’antique duperie,
Et d’un regard empli de larmes, pourtant cruel,
J’enjoignis le jeune fille, gracile et enchantée,
De s’en aller loin de moi.
O, son haut front, incliné,
Ses yeux sombres, étincelant
D’un délire coupable et beau — car elle m’aimait !
Mais silencieuse, elle s’en fut au dehors,
Dans le monde tranquille et gris »4.
14L’immédiateté, l’innocence, l’enfance, la loyauté de l’or, tout cela n’est plus que miroir où se reflète le souffle attracteur de l’abîme : l’antique duperie de la vie terrestre et charnelle. Un enchantement maléfique, la folle et habile tentation des mortels de supplanter l’alliance avec Dieu, avec l’au-delà de la vie même. L’homme averti doit proscrire cette tentation de son cœur et renvoyer l’objet de son désir dans les espaces infinis et muets de la création, dans ce que Mörike appelle “le monde tranquille et gris” — un monde qui n’a plus rien à nous dire. L’homme averti doit éteindre en son âme cela même qui était censé le mettre en éveil : il ne voit dans la flamme de l’amour que la projection d’une ombre, la déformation, la caricature, le dédoublement fantastique du réel.
15Or, comme le dit ce poème, c’est la simplicité même de l’amour qui condamne celui-ci à être retourné, sans ménagement, en la forme d’une duperie suspecte : qu’est-ce qui fonde l’amour, s’interroge l’homme en souci de la mort, à élever l’éphémère de la vie à la consistance de l’infini ? Comment l’amour peut-il donner raison (logon didonai) de lui-même ? Qui peut encore croire à l’amour ? N’est-il pas, de par son absence de fondement, ce calice du péché que la femme porte aux lèvres de l’homme ? La faute commise par Ève ne fut-elle pas de donner à croire que le monde se soutient de lui-même, qu’il remplit pleinement l’intention de l’âme et qu’il n’y a rien à désirer au-delà ? La tentation suscitée par la femme n’est-elle pas de donner à croire qu’il est possible de désirer le temps — et le monde comme temps — comme s’il était l’éternité ?
16Le Peintre Nolten a repoussé le calice du péché et pour motiver son geste, il invoque son union exclusive et chaste avec l’art. Et le narrateur de déclarer lui-même : « que le fin mot de toute cette histoire réside dans la façon dont Nolten, encore enfant, fut conduit à ses épousailles intérieures avec l’Art »5. Il fait tenir à son héros ces propos étranges : « L’artiste aura beau faire, il devra toujours renoncer au monde. Sans quoi, qui donc s’adonnerait à l’art ? Celui-ci est-il autre chose qu’une tentative de remplacer, de compléter ce que les événements nous refusent, tout au moins un essai de jouir doublement, sous une forme épurée, de ce que nous accorde la réalité ? Si donc l’ardent désir doit être l’élément de l’artiste, pourquoi me blâmer si je songe à conserver en moi un sentiment aussi limpide et jeune que possible, en renonçant volontairement avant de perdre, avant d’en venir à constater pour la seconde et la troisième fois que l’expérience commence à déraciner mon idéal en fleur et que rassasié et dégoûté de l’objet de mon amour, je reste là, finalement — pauvre — le cœur flétri ? »6.
17Pour Nolten, l’art se substitue donc à l’expérience commune, la remplace et la complète par une œuvre épurée, idéale et à l’abri du devenir. Pour ce faire, il lui faudra renoncer au monde, à la présence, à la réalité immédiate. Mais ce renoncement stratégique par lequel la joie de l’amour est différée s’accompagne d’une plus-value : il permet de jouir doublement de ce que nous accorde la réalité, parce qu’il met l’objet du désir à l’abri de toute perte, de toute déception, de toute flétrissure. C’est là, comme vous l’entendez, un raisonnement très augustinien, car pour le Père de l’Église, il n’y a de bonheur pour l’homme que dans la jouissance d’un bien à l’abri du travail du temps. C’est le plus puissant motif psychologique de la conversion chez Augustin : l’amour de Dieu nous assure l’obtention d’un lien qui n’offre prise à aucune mimétique, à aucune semblance, puisqu’il n’appartient pas à l’ordre des phénomènes, puisque sa présence est avant toute chose un mode de l’absence. Mais chez l’artiste romantique, le renoncement au monde n’exige pas l’épreuve de la vanité et de l’inconsistance des choses du monde. Car ce monde est d’emblée perdu. Le présent est d’emblée l’objet d’une perte. L’homme se détourne de lui avant même d’y avoir goûté. La quête de l’artiste romantique ne vise pas à se délivrer de l’attraction exercée sur lui par les nourritures terrestres, mais elle cherche à remplacer une réalité d’emblée néantisée, déréalisée par le temps7. Pour Nolten, la déception a toujours déjà eu lieu, la présence a toujours déjà été manquée, raturée ; c’est pourquoi la réalité ne peut être recherchée que de façon médiate, par des figures, par des rêves, par les visages intercallaires de la peinture. La tzigane est toujours agissante dans l’histoire de Nolten. Mais jamais in praesentia . Elle n’apparaît que dans les représentations intemporelles de ses tableaux, comme la forme d’une réminiscence impossible ou, comme le dit Nolten lui-même, comme un profil perdu, comme un visage sans cesse dé-présenté, inatteignable, comme le pôle d’une nostalgie sans remède.
18Cette mise en abîme du présent dans un passé immémorial serait-il la condition sine qua non de l’art ? Est-ce en se délivrant de l’illusion commune de la présence pleine du monde que l’artiste devient capable de créer un monde ? Telle est la question posée. Et c’est ici que le récit nous enseigne : pas plus qu’il ne réussit à aimer, Nolten ne peut véritablement faire œuvre créatrice. Pourquoi ? Parce qu’une fois le présent du monde dé-présenté, celui-ci n’est plus porteur d’aucun projet, d’aucun avenir ; il n’est plus que l’écho lointain d’un passé irrattrapable. Les premières toiles de Nolten sont comme l’écho lointain de sa première rencontre avec la gitane. Mais une fois celle-ci congédiée, le réel ne lui offre plus aucun motif à reprendre ses pinceaux. Chaque chose, chaque être humain s’adresse à lui au travers d’un scepticisme vertigineux : l’opacité de chaque moment s’effrite sous son regard, chaque instant écoulé se détache de la trame continue de son expérience pour déchoir en une image étrangère à lui-même qu’il ne saisit plus, selon ses propres dires, qu’à travers une cloison vitreuse . Dédoublés par « ce persiflage involontaire de soi, par ce miroir de l’ironie cinq fois, dix fois réfléchi »8, que les Romantiques ont excellé à décrire, tous les élans de Nolten sont déjoués par la lucidité d’une double vue abyssale, déformés par leur contre-façon théâtrale et fantasmagorique. Tout ce qu’il vit est aussitôt vidé de toute adhésion spontanée, de toute croyance de fond, et secondarisé en un pur jeu de signes et de renvois. La société brillante et cultivée dans laquelle il se plonge, pour raviver en lui l’inspiration, amplifie encore ce mouvement par lequel toute présence est différée et trouée. Plongé dans les quiproquo des bals masqués et des jeux d’ombres où les préciosités de langage le disputent aux artifices du décor, Nolten croit trouver ce qui va régénérer son élan créateur. Mais peu à peu, il ne peut se défendre contre une impression généralisée d’imposture qui frappe toute chose d’inconsistance. Sa clairvoyance parodique ne s’attaque plus seulement aux feintes extases, suscitées par les excès d’urbanité, mais elle dépouille aussi de sa vérité l’amour et l’amitié qui lui sont témoignés au fil de ses rencontres. « Qu’est-ce que la méfiance ne contaminerait pas ? » — commente-t-il à part lui. Et il ajoute : « Dire que l’on ne sait rien, absolument rien penser au monde sans que le vieux corrupteur — c’est-à-dire , selon les mots de Goethe : l’esprit qui toujours nie — ne pointe à nouveau une corne »9.
19Telle est en quelque sorte la négativité dévorante de la mélancolie ; par celle-ci, ce qui est s’avère toujours en défaut par rapport à ce qui devrait être. L’être tel qu’il se donne est toujours déjà corrompu par ce qui n’est pas. La certitude lancinante de Nolten est une certitude inversée : toutes les dimensions fermes de l’existence qui étayent l’adhésion irréfléchie à ce que Descartes avait appelé la fable du monde ont la physionomie de leur contraire : la vie est le masque de la mort, la nature est un artifice, le don de l’amour est une violation de l’âme, un stratagème du néant pour la déposséder de son autonomie. Dans le vertige d’une telle certitude, tout événement est à la fois transparent et lointain. Ce qu’elle s’emploie à déjouer, à dissouder, ce contre quoi elle se défend, c’est précisément la proximité. Cette proximité qui, dans le roman qui nous occupe, est justement incarnée par la gitane : celle d’une immédiateté excessive à l’autre et à soi-même, celle d’une spontanéité sauvage qui menace le retrait de la subjectivité dans la position imprenable du “pur regard”, de la reine Betrachtung capable d’identifier dans chaque événement le “déjà vu”, le “bien connu” de la conscience maîtresse d’elle-même. La mélancolie, en un mot, est ce dispositif par lequel la subjectivité désinvestit le devenir.
20Il est un épisode du Peintre Nolten qui exemplifie cette disposition à l’extrême : celui de la liaison du peintre avec la fille d’un forestier, habitant à l’écart des grands routes et des remous de l’histoire : l’étrangeté de cette liaison tient à ceci qu’elle ne concerne en rien la présence vivante de la jeune fille, mais sa conformité à un idéal prototypique et réifié de la féminité : « l’extrême pureté de l’âme, la modestie enfantine et une docilité sans borne représentent toujours à mes yeux le somme de ce que j’attends d’un être féminin pour pouvoir l’aimer toujours ». Cette version abstraite, figée et désincarnée du désir explique que celui-ci ne puisse s’entretenir qu’à distance, par la médiation d’un courrier, par l’envoi de signes. Ce n’est d’ailleurs pas Nolten lui-même qui rédige ses lettres à la fille du forestier, mais son double, l’acteur et le bouffon Larkens, qui remplit la fonction du scribe et qui, une fois cette fonction accomplie, sombre dans la démence et se suicide. Larkens joue le rôle de Nolten, car il n’a pas d’identité propre et ne peut désirer l’existence que par procuration. Pourtant, Nolten n’occupe pas la position d’original par rapport à cette duplication de lui-même. Il a lui aussi besoin du personnage que Larkens crée à son intention. Nolten et Larkens miment le désir l’un de l’autre comme s’il était le leur propre ; mais dans les deux cas, ce désir n’est qu’une fiction de lui-même. Il est une mise en scène sans objet, la répétition incessante de son modèle présumé.
21Lorsqu’il s’en va retrouver la jeune fille, Nolten ne porte d’ailleurs guère d’intérêt à celle-ci. Ce qui fascine Nolten, c’est l’homéostase de son univers que ne déstabilise aucun projet, c’est la conformité de son image à son souvenir, homéostase et conformité qui réveillent l’illusion quiète d’une réalité immaculée, encore non simulée, encore ingénue. Pourtant, une fois renouée l’intrigue avec la jeune fille, Nolten est la proie d’une nouvelle angoisse. Assignant à son mariage des délais incertains, il s’interroge déjà sur ce qui viendra rompre la rémanence du présent : Quelle est la fin, quel est le destin de tout cela ? Et Nolten cherche à tout moment des certitudes pour s’assurer que le passé l’emportera sur l’avenir, que la continuité fragile entre le réel et l’idéal ne sera pas brisée par un nouvel événement, que l’inconnu restera fidèle au déjà bien connu. Tel est le trait symptomatique de la temporalité mélancolique : le rapport intentionnel à l’avenir s’inverse pour se muer en une préoccupation antiquaire : tout est-il bien comme avant ? — se demande Nolten. Oui, c’est cela, rien n’a changé !
22C’est Ludwig Binswanger qui a thématisé le plus rigoureusement cette inversion défiante du cours naturel du temps dans son traité sur la mélancolie. Il y montre que la nostalgie du passé idéalisé et le culte de son image pure sont corrélatifs d’une perte de, fond, d’un souci exaspéré du fondement. « Le souci de la fin, écrit-il, est la sépulture de l’amour »10. Pourquoi ? Parce que l’amour n’a ni fin au-delà de lui-même, ni origine en-deçà de lui-même. L’amour-souci le plus commun, qui s’interroge sur les intentions cachées du désir, sur ses motifs ou sur ses buts n’est qu’un Eros déguisé, l’occasion d’un commerce distrayant, le prétexte à l’échange d’avantages qui, quelle que soit leur nature, matérielle ou psychologique, restent étrangers aux exigences ontologiques internes du rapport amoureux. La Pérégrina de Mörike est la démonstration littéraire de cette opposition entre Amour et Souci. La jeune gitane ne nourrit point de souvenirs et ne construit pas de projet. Elle ne tourne son regard ni vers l’avant, ni vers l’arrière, pour s’enquérir d’une direction ou d’un destin. L’écart des années et la distance des voyages n’agissent en aucune façon sur son sentiment envers le peintre, pas plus d’ailleurs que les intrigues de celui-ci avec les autres femmes. La gitane n’existe que le temps et le lieu internes à sa passion. Elle s’abandonne toute entière à la fiabilité de son désir, dans la mesure où c’est ce désir qui fraie son accès au fond du monde. Dans ce dépouillement radical de tout souci, elle s’immunise en quelque sorte contre les “errata” de l’historicité : l’atermoiement raisonné, le renoncement et l’étroitesse défiante du choix calculateur ne sont point son affaire.
23A l’inverse, Nolten est lui-même tout entier déchiré par le conflit entre Souci et Amour. C’est tantôt le passé, tantôt le futur qui, se substituant à l’immédiateté confiante du présent, l’incitent à chercher auprès d’Eros l’apaisement de son inquiétude et le remède au tarissement de ses forces créatrices. Ce qu’il demande à la simplicité féminine, c’est de pourvoir à l’absence de fond qui fait vaciller son existence esseulée, et d’opposer un démenti consolateur à la négativité terrifiante qui le fait douter du monde et de lui-même. Une telle attente ne serait pas condamnée, si Nolten n’opposait sa lucidité au don même d’Eros, cherchant à lui faire rendre gorge : pourquoi, à la place de quoi, dans la quête de quoi ? L’amour, en effet, ne réussit à reléguer le Souci à sa juste place qu’en demeurant soustrait à la logique dévoilante de celui-ci. Car il n’entend ni le pourquoi, ni l’en-vue de quoi. Les déceptions et les joies qu’il octroie ne peuvent d’aucune manière confirmer ou démentir le bien-fondé de l’existence temporelle. Il ne peut que motiver celui qui l’a reçu à la désirer sans restriction. En érotisant le temps, l’homme peut alors en creuser, en élargir, en approfondir les dimensions, jusqu’à ce que l’éternité en illumine le flux. Tel est le sens de ces vers de Morike :
« Comme une flèche s’enfuit le temps
En alternant toujours plaisir et peine
Mais l’amour endure dans l’éternité »11.
24Jamais, en effet, l’amour ne donne prise à la recherche d’un fondement qui permettrait de le prendre à revers, d’en apprécier les mobiles et d’en juger le sens. Bien qu’il affleure aussi au fond de l’être, pour s’y recueillir, pour y séjourner, il n’en affermit point la saisie par le sérieux d’une certitude. Sa gravité se refuse à la captation réfléchissante du souci par lequel l’ego veut introjeter le fond et le muer en acquis. Dans le vertige éprouvé au contact du néant de notre provenance et de notre fin, le Souci et l’Amour n’obéissent pas aux mêmes injonctions. Le Souci n’a de trève qu’une fois transformée la durée de l’existence, ce sursis laissé par la mort, en une figure de l’esprit qui supplée aux raisons de vivre. Le second laisse béer l’abîme, y précipite les horizons crevassés d’inquiétude, pour y succomber à son tour et y trouver son abri, sa demeure, son foyer, son Heimat. C’est ce que confirment les premières paroles que Nolten adresse à la gitane : « Lorsque je vous aperçus, ce fut comme si j’avais le vertige, précipité de gouffre en gouffre, à travers toutes les nuits où vous m’apparaissiez en rêve, telle que vous êtes là devant moi ; je roulais en un tourbillon, jusqu’à l’origine de toutes les époques de ma vie, et je me vis jeune garçon, et me revis enfant, à côté de votre silhouette telle qu’elle se dresse à présent devant moi ; oui, j’arrivai jusqu’aux ténèbres de mon berceau et vous vis tenant le voile qui me couvrait ; alors j’ai perdu connaissance, j’ai peut-être dormi longtemps, mais quand mes yeux se sont levés d’eux-mêmes, je les ai plongés dans les vôtres, comme dans un puits sans fond où gisait l’énigme de ma vie »12.
25Les dernières lignes de ce texte disent l’essentiel du geste amoureux, par lequel les amants, plutôt que d’échanger l’intention supposée de leur désir, plongent et s’engloutissent dans les yeux l’un de l’autre. Dépossédés d’eux-mêmes, ils convertissent le “puits sans fond” de l’être en une surabondance de fond. Ce faisant, ce n’est plus leur moi, en tant qu’entité monadique isolée, qui s’avère promu et légitimé ; c’est leur “présence à”, c’est leur “participation à” ce qui existe qui s’accroît dans le jeu de leur alliance, dans le prisme tournoyant de leur être-l’un-pour-l’autre.
26Grâce au jeu infini de l’appartenance amoureuse, les amants transgressent la finitude de la déréliction. Ils ne se trouvent plus au monde en étrangers, mais ils sont, comme le dit l’adage, “partout et nulle part chez eux”. Car, plus profond que la fidélité de l’existence à elle-même, gît le sol de l’être-l’un-pour-l’autre où la facticité du soi est déscellée, expulsée d’elle-même et emportée par la surabondance de l’être. Lorsque Nolten vit le visage de la Pérégrina pour la première fois, explique le narrateur, « ce fut comme si une lumière magique illuminait les couches les plus reculées de son univers intérieur, comme si le torrent souterrain de la vie jaillissait soudain en grondant des profondeurs à ses pieds, comme si le sceau de l’Évangile de son destin se rompait »13. Rappatrié au lieu où l’être se libère, le jeune homme découvre soudain l’immense étendue de ce dont il peut pâtir, l’endurance sans bornes qui toujours déjà l’a “confié” à la vie et à sont courant torrentueux. Cette extraordinaire possibilité de pâtir est le souffle même de l’amour. C’est de lui que procède cette confiance immotivée en l’existence qui caractérise tous les amoureux — cette tenue pleine de foi que les démentis les plus véhéments ne peuvent ébranler. Cette confiance ne se comprend que par ceci que les amants sont toujours d’abord auprès l’un de l’autre, sur une terre et sous un ciel qui sont les leurs, avant que d’être “jetés” ou “exilés” dans un univers dont l’angoisse dévoilerait le “néant”.
27Mais lorsque la grâce de l’amour s’avère refusée, une tragédie inexorable frappe ceux-là mêmes qui l’ont reçu. Eros éconduit se mue en une fatalité destructrice. En étouffant les feux de la passion par un soupçon négateur, Nolten fait se dérober le fond du monde devant lui et, dans son âme, la dévastation prend la place de l’ivresse. Ses sens se ferment, son ingéniosité se tarit et les possibilités humaines les plus ordinaires lui font bientôt défaut. En contrepoint, dans les pages du roman qui précèdent son dénouement, la Pérégrina fait une ultime apparition. Sa plainte, qui fait écho à une existence hors d’elle-même, outrepassant infiniment les limites assignées à la vie consciente et mesurée, résonne aussi comme un adieu. Sans faire valoir aucune preuve, sans brandir aucune loi, écrite ou non-écrite, sans faire appel à la juridiction d’aucune instance humaine ou divine, l’amour y parle le langage d’une âme qui conjure tout renoncement : « Qu’est-ce qui m’a poussée jusqu’ici ? Qu’est ce qui m’a enseigné les grandes routes ? Regarde ces pieds ensanglantés ! L’amour, garçon méchant et ingrat, m’a chassé de partout. Dans l’incendie doré du soleil, à travers la nuit et l’orage, à travers les ronces et les marais, l’amour, infatiguable, impossible à tuer, clame son ardeur à perdre haleine. O la pauvre vie ! »14. Nolten, qui ne peut entendre, se détourne ; et la gitane disparaît dans la nuit. Quelques jours plus tard, elle est retrouvée étendue sur la voie publique, morte d’épuisement.
28Le romantisme est l’esprit moderne élevé au rang d’une lucidité exacerbée. Il conçoit l’immédiateté perdue avec nostalgie, mais il ne peut la restaurer en la forme d’un possible à venir. Tout à l’inverse de l’esprit grec, se fiant et s’abandonnant à la téléologie désirante de l’âme comme à ce mouvement qui conduit à l’évidence ultime de l’être, le regard romantique sur le réel est piégé par la tentative même de déjouer tous les pièges. Il éteint cela même qui devrait l’allumer. Dans l’amour, il soupçonne le gouffre de la mort. Dans le génie, la distorsion de la maladie. Dans l’art, le maquillage de l’artifice. D’emblée, il convertit toute apparence en un double mensonger, en un déguisement fantastique, en un reflet déformé et caricatural de la simplicité inatteignable de l’être. C’est pourquoi, la “Senhsucht” romantique est inguérissable : toute présence à l’absolu lui est interdite à jamais. L’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit) de l’être, éprouvée comme cette force irrésistible qui tout à la fois embrase le désir et le déçoit fatalement, telle est l’expérience fondamentale de la poésie romantique.
29Pour Platon, à l’inverse, aimer signifie aller au fond de l’être et s’exposer à sa profusion. L’amour éveille les facultés humaines les plus hautes à leur vocation : il leur permet de contempler l’unité divine qui transit la dispersion éphémère du temps. Loin de laisser l’âme s’égarer dans l’univers des simulacres, il conduit celle-ci à développer un discernement suraigu à l’endroit de ses possibilités propres. Il faut, en effet, que l’homme se soumette à la plus haute idée qu’il peut avoir de soi pour accéder à l’inengendré, à ce qui par principe précède sa volonté de commencer ou d’en finir. Car s’il n’appartient pas à l’âme de décider de sa provenance et de sa fin, il lui importe de reconnaître que ce qui lui donne d’être n’a ni commencement ni fin. Telle est l’efficace de l’amour. Parce qu’il est l’automouvement originel de toute âme, l’amour permet à celle-ci de comprendre qu’il lui échoit de rester, de s’éterniser, plutôt que de décliner et de passer. Or, c’est peut-être là un des traits distinctifs de l’existence humaine, dans sa différence avec celle des dieux : c’est que l’âme de l’homme oscille entre Eros et Thanatos, entre le désir d’une désappropriation infinie dans l’extase, et la conservation de soi dans l’identité mortifère avec soi.
30Platon donne un nom à ce qui pervertit l’amour : c’est Phtonos, l’envie, la jalousie, c’est-à-dire l’inclination à vouloir s’emparer de ce qui échappe, à mettre fin au désir par la satisfaction, l’incorporation, la domination. Ce faisant, l’âme succombe au principe de la division : elle s’oppose à l’altérité de ce qui la sollicite, en place de se laisser exister sur fond d’une unité participative et immaîtrisée avec cette altérité. « Il faut, dit Platon, que l’homme procède selon ce qui est appelé idée (kat’eidos), allant de la diversité de ce qui n’est que senti vers l’unité rassemblée par l’acte du logos. C’est la une réminiscence de ce que notre âme a vu au commencement, lorsqu’elle s’associait à la promenade d’un dieu, lorsqu’elle regardait de haut ce que maintenant nous disons être et qu’elle levait la tête vers le réellement réel — vers l’être de ce qui est (to on ontos) »15. Ce que ce texte nous enseigne, c’est que l’âme humaine a une constitution éidétique, parce qu’elle a toujours déjà compris l’être comme forme, comme Idée. L’homme contemple le réel — l’être de ce qui est — à la lumière de la forme, sous la clarté solaire de l’Idée. Mais son destin n’est pas celui des dieux ; il ne peut accéder sans effort à cette contemplation. C’est dans la tension dramatique entre Eros et Phtonos, dans le conflit entre l’anamnèse et l’oubli, que se produit la vérité du logos qui énonce ce qui est « selon la frappe de l’Idée »16. Parler kat’eidon ne signifie pas autre chose que conquérir cette vertu noétique par quoi l’on se place dans l’horizon d’une luminosité qui rassemble, qui lie les choses dans l’intelligibilité de leur co-appartenance, plutôt que de les laisser s’éparpiller en une diversité de moments sentis l’un après l’autre. Mais seul un dieu peut regarder la lumière comme telle, l’éclat de l’Un originaire. Pour l’homme, cette lumière est insoutenable ; elle inflige à ses yeux une violence trop grande. Si la lumière suscite le ravissement de l’âme, c’est toujours à travers les découpes d’un monde, à travers les figures, les aspects, les contours de la trame indéfectible des étants. C’est pourquoi la vérité, que nomme la métaphore de la lumière du ciel et du firmament, destine l’âme au visible dans la dimension de la Forme. Les Idées ou les Formes ne doivent pas d’emblée être comprises comme des essences immatérielles ou des idéalités pures, mais comme ce qui confère à tout étant sa tenue ou sa stature. L’anamnèse de l’âme, comme exercice de la vision noétique, n’a de sens que parce qu’il y a des corps. Elle serait superflue, si n’était l’opacité de la chair. La réminiscence est une disposition de l’âme qui porte celle-ci à voir d’un autre œil la diversité du visible, afin de considérer en lui ce qui le lie à lui-même depuis toujours. Elle n’est donc pas simple souvenir, puisqu’elle est l’articulation recueillante du logos. Dans les “beaux discours” dont parle Platon, la réminiscence se produit à même le mouvement ascendant d’Eros qui surmonte l’amnésie de l’âme en proie à la dispersion des soucis, des choses à faire, des pragmata et des points de vue qui sont chaque fois les leurs. Ce faisant, elle reconduit l’âme à l’horizon unique du don ontologique primordial : à l’horizon du Beau. Platon écrit : « l’âme qui — par la réminisence — a eu la plus copieuse vision ira se transporter dans la semence d’un homme appelé à devenir ami de la sagesse ou ami de la Beauté, ami des Muses ou expert dans les choses de l’amour »17.
31La Beauté fait ici la médiation entre la sagesse et l’art, entre l’âme et le monde. Par l’expérience de la Beauté, l’âme est désappropriée d’elle-même ; elle est hors d’elle-même. Simultanément, l’amour l’oblige à transmuer son regard. L’amoureux qui autrefois ne percevait dans l’aimé qu’une personne parmi d’autres, qui ne discernait en lui rien d’absolu, voit soudain, en un éclair, la source lumineuse de son être le plus propre, émaner de la présence de l’aimé lui-même, de sa forme visible concrète, de son corps rayonnant. Il voit ce qui dans le visible rend visible, ce qui en lui interpelle l’âme impérieusement. C’est ce qui explique que la Beauté ne soit pas un ensemble de traits contingents qui signent l’individualité d’un caractère ou l’identité d’un personnage. La Beauté est ce qui, dans un visage, est cause qu’il existe absolument et qu’il nous concerne absolument. Elle nous fait découvrir que nous sommes originairement conçus pour reconnaître l’intelligibilité inappropriable de toute chose, laquelle ne luit pas seulement dans la physionomie de l’aimé, mais dans la dimension éidétique du monde que cette physionomie éclaire. L’amant(e) et l’aimé(e) se déplient l’un pour l’autre l’horizon infini de leurs âmes : un horizon cosmique qui n’est utile à rien, qui ne comble aucun besoin et qui, exigeant l’acte d’une découverte pure, ne prend sens que pour une contemplation désintéressée. C’est là aussi ce qui explique que la Beauté, qui resplendit davantage que toute autre forme, donne à voir les phénomènes pour ce qu’ils sont, dans la gratuité de leur exister, en deçà et au-delà de tout “pourquoi” : « seule la Beauté a reçu cette prérogative de pouvoir être ce qui se manifeste avec le plus d’éclat, et ce qui le plus attire l’amour »18.
32Tel est peut-être l’acte de foi philosophique le plus radicalement platonicien et, en ce sens, le plus étranger à l’esprit de la modernité : à savoir que ce que cherche le désir le plus haut et le plus intense n’est autre que la connaissance de ce que l’être manifeste avec le plus d’éclat : la perfection du lien qui nous unit à ce qui fait exister le monde, la profusion de l’Un-Tout qui fait apparaître le secret de notre âme à la lumière du ciel. Aux Romantiques, il appartient d’avoir montré, par leur clairvoyance douloureuse, ce qu’il nous en coûte d’avoir désorbité l’univers et d’avoir imaginé que l’illimité de ce que nous espérons soit la négation de l’évidence qui transcende le monde, et qui lui assigne la mesure et la limitation de la Forme.
Notes de bas de page
1 Ce texte a fait l’objet d’une communication adressée aux étudiants de philosophie et lettres des Facultés universitaires Saint-Louis, en octobre 1992.
2 F. W. J. SCHELLING, Recherches sur la liberté humaine, trad. franç. de M. Richir, Paris, Payot, 1977, p. 146
3 E. MÖRIKE, Sämtliche Werke, Carl Hanser Verlag, München, 1981, Bd. II ; trad. franç. : Le peintre Nolten, in Romantiques allemands, vol. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1973. Nous modifions à plusieurs reprises la traduction française de L. Servicen.
4 Ibid., p. 768 ; trad. franç., p. 1468.
5 Ibid., p. 592 ; trad. franç., p. 1299.
6 Ibid., pp. 631-635 ; trad. franç., pp. 1334-1339.
7 Pour ce qui concerne le lien entre déréalisation et temps nous renvoyons à la fort belle étude de C. HART-NIBBRIG, Verlorene Unmittelbarkehit, Studien sur Zeiteifahrung und Zeitgestaltung bei E.Mörike, Bouvier Verlag, Bonn, 1973.
8 E. MÖRIKE, op. cit., p. 742 ; trad. franç., p. 1443.
9 Ibid., p. 462 ; trad. franç., p. 1173.
10 L. BINSWANGER, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Ernst Reinhardt, München-Basel, 1973, p. 112.
11 E. MORIKE, op. cit., cité par B. von WIESE dans E.Mörike, Rainer Wunderlich Verlag, Tübingen und Stuttgart, 1950, p. 144.
12 E. MÔRIKE, op.cit., p. 600 ; trad. franç., p. 1307.
13 Ibid., p. 622 ; trad. franç., p. 1327.
14 Ibid., p. 778 ; trad. franç., p. 1478.
15 PLATON, Phèdre, 249c.
16 L’expression est de D. ΜΟΝΤΈΤ dans son ouvrage Les traits de l’être, essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, Millon, 1991.
17 PLATON, Phèdre, 248d.
18 Ibid., 250d.
Auteur
Université de Lausanne
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