Les médiations du sens : langage et existence
p. 11-32
Texte intégral
1La question centrale qui sous-tend l’effort de compréhension des sciences qui s’occupent du psychique comme tel et qui sont en jeu dans les pratiques qu’elles inspirent est sans doute de savoir dans quelle mesure une vie a une cohérence, est ouverte à un avenir, est capable de se poursuivre d’une façon créatrice, bref si elle a un sens. C’est par rapport à cette question, par exemple, que l’on est amené à s’interroger sur ce qui peut bloquer la vie du sens et sur les méthodes qui seraient de nature à en restaurer le mouvement. Relativement à de tels contextes c’est très explicitement que le terme de “sens” intervient dans le discours. Mais son occurrence même pose problème : si son usage est effectivement pertinent c’est qu’il doit y avoir une connexion d’ordre essentiel entre ce qui est visé par le concept de sens et ce qui constitue le mode d’eue spécifique de l’homme. Si l’on accepte d’utiliser le terme “existence” pour désigner ce mode d’être (comme on le fait couramment aujourd’hui), on pourra dire que ce problème est celui du rapport entre sens et existence. Si la problématique du sens, considérée dans cette perspective, est suggérée par les sciences du psychique, c’est à l’anthropologie philosophique, en tant qu’elle vise précisément l’élucidation de l’existence (entendue selon la signification qui vient d’eue rappelée), qu’il appartient de s’en saisir, car c’est seulement dans le contexte d’un effort de compréhension radicale de l’existence que cette problématique peut elle-même être thématisée comme telle et développée de façon adéquate.
2Il convient d’examiner tout d’abord comment cette problématique peut être élaborée. Or le domaine dans lequel le terme de “sens” et les termes apparentés (comme “sensé”, “non sensé”, “polysémique”, etc.) ont leur usage le plus naturel et sans doute le plus originaire est celui du langage. C’est donc par le biais d’une analyse des modalités selon lesquelles le concept de “sens” est pertinent pour ce domaine que l’on pourra le mieux entrer dans la problématique proprement anthropologique du sens. Car la fonction de la catégorie du sens dans le langage diffuse en quelque sorte vers d’autres domaines et ainsi se généralise. Et c’est à partir de cette diffusion que se révèle finalement sa portée anthropologique la plus profonde. Que l’on puisse ainsi passer, fût-ce par des étapes intermédiaires, du langage à l’existence n’est évidemment pas une possibilité purement contingente. La réflexion anthropologique fait en effet apparaître le langage comme une modalité centrale de la vie psychique et par là de l’existence elle-même. Et à ce titre on peut considérer qu’il est une sorte d’analogue principal par rapport aux autres dimensions de l’existence.
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3Une des tâches essentielles que s’assigne l’analyse du langage est de déterminer les conditions qui font qu’une phrase est douée de sens ou au contraire dépourvue de sens. Il apparaît immédiatement, dans la formulation même de cette question, que le langage opère dans une dimension qui commande précisément la dichotomie du sens et du non-sens. Il est utile, pour découvrir les conditions de sens, d’analyser d’abord des situations dans lesquelles il y a non-sens. On s’aperçoit qu’une phrase peut être dépourvue de sens de plusieurs manières. Il y a d’abord le cas des phrases logiquement contradictoires, qui affirment et nient à la fois la même chose du même objet. Chaque mot de la phrase peut avoir un sens mais la conjonction de l’affirmation et de la négation détruit pour ainsi dire la possibilité d’un sens complet, qui s’annonçait cependant dans les termes pris isolément. On pourrait dire que devant une phrase de ce genre on oscille indéfiniment entre deux attitudes : considérer que c’est l’affirmation qu’il faut retenir, ou au contraire prendre le parti de la négation.
4Un deuxième cas est celui des phrases grammaticalement mal construites, c’est-à-dire non conformes aux règles selon lesquelles, dans la langue donnée, peuvent eue constituées des unités linguistiques douées d’un sens global. Ainsi la séquence “La lune éperdument” constitue une suite de mots qui évoque un objet et une association entre cet objet et une modalité de l’action ou du sentiment, mais qui se présente comme une construction inachevée. On ne saura jamais, si on en reste à cette suite, quelle est la relation dont il pourrait être question entre cet objet et cette modalité.
5Un troisième cas est celui des anomalies sémantiques. Le type le plus simple de telles anomalies est celui des erreurs de catégorie. Il est illustré par l’exemple qu’a donné jadis Camap : “César est un nombre premier”. Si on prend cette phrase selon l’usage linguistique normal, donc en écartant le langage poétique, le langage métaphorique, etc., on a l’impression de se trouver devant une situation insolite, puisque le sujet appartient à la catégorie sémantique des noms de personnes et le prédicat à la catégorie sémantique des prédicats mathématiques. Les règles sémantiques comportent des clauses qui concernent les relations possibles entre catégories. Il y a parmi elles une règle fondamentale qui prescrit qu’un prédicat d’une catégorie sémantique donnée ne peut être attribué à un sujet d’une autre catégorie. On pourrait dire que les anomalies qui proviennent d’une violation de ces règles (et en particulier de celle qui vient d’être citée) sont intrinsèquement sémantiques. Mais il y a des anomalies sémantiques plus subtiles, qui n’apparaissent comme anomalies que sur base de certaines informations sur le monde, qui ne sont donc pas purement sémantiques. Elles ne sont sémantiques que dans la mesure où la sémantique s’occupe des relations entre les expressions linguistiques et la réalité à laquelle elles se rapportent. Ainsi la phrase “Depuis trois cents ans Mr. X faisait chaque soir le tour de la ville” n’a rien d’anormal du point de vue des catégories. Mais elle est insolite en raison de ce que nous savons de la longueur de la vie humaine.
6Un quatrième cas est celui des contradictions pragmatiques, qui sont relatives à l’usage concret que les locuteurs font du langage. Soit l’exemple souvent cité de Austin : “Le chat est sur le tapis et je ne le crois pas”. La première partie de cette phrase complexe peut être considérée soit comme une phrase descriptive envisagée dans un statut abstrait, qui n’engage pas un locuteur, soit comme une phrase effectivement prononcée par la personne qui énonce la seconde partie de la phrase complexe. S’il s’agit bien de cette seconde possibilité, nous avons affaire à un acte d’assertion. Si cette assertion est faite sérieusement, elle présuppose de la part du locuteur la croyance qu’un certain état de choses, qu’il décrit dans son assertion, est effectivement réalisé. Or la seconde partie de la phrase complexe nie cette croyance, et donc la présupposition qu’elle constitue par rapport à la première partie. Il y a contradiction entre l’assertion auto-référentielle contenue dans la seconde partie de la phrase complexe et la présupposition pragmatique de l’assertion exprimée dans la première partie. C’est cette contradiction qui donne à la phrase complexe son aspect insolite.
7On pourrait aussi évoquer le cas de certaines anomalies qui sont à la fois sémantiques et pragmatiques. Soit la phrase suivante, écrite sur un panneau donnant des informations à l’entrée d’un site historique : “Les personnes qui ne savent pas lire sont invitées à s’adresser au gardien”. L’intention pragmatique de cette inscription est de rendre service aux personnes qui ne savent pas lire en leur indiquant comment elles peuvent obtenir les informations dont elles ne peuvent pas prendre connaissance par la lecture du panneau. La phrase écrite fait connaître cette intention. Et elle a apparemment un sens : c’est de rendre effective l’intention à laquelle elle donne expression et rend ainsi manifeste, précisément en la décrivant. Mais l’intention se détruit, et avec elle le sens de la phrase, car la manière dont l’auteur s’adresse aux personnes qu’il veut aider est telle que ces personnes ne pourront pas être mises au courant de l’information. Il s’agit de personnes qui ne savent pas lire, mais le moyen utilisé pour s’adresser à elles est une inscription. L’intention est formulée sous une forme qui la rend inopérante : c’est là l’aspect pragmatique de l’anomalie. Et son aspect sémantique c’est le sens de la propriété “savoir lire”, qui implique qu’une personne ne possédant pas cette propriété ne peut prendre connaissance d’un message écrit.
8Un sixième cas est celui des anomalies référentielles. On peut citer ici la phrase célèbre analysée par Russell : “L’actuel roi de France est chauve”. Ce qui fait la bizarrerie de cette phrase c’est que “l’actuel roi de France” n’existe pas. Deux stratégies sont possibles pour traiter une telle phrase. On peut considérer qu’elle est dépourvue de sens, en se basant sur le principe que l’usage d’une forme référentielle telle que “L’actuel...” évoque une présupposition, à savoir que l’on parle de quelqu’un qui existe au moment où la phrase est prononcée. Dans le cas de la phrase de Russell cette condition n’est pas remplie. Mais on peut aussi considérer que cette phrase est tout simplement fausse. C’est le parti qu’a pris Russell, en l’analysant comme suit : “Il y a un X tel que X est l’actuel roi de France et que X est chauve”. Comme il n’y a pas de X qui est l’actuel roi de France, la première partie de la conjonction est fausse et donc la phrase complète aussi.
9C’est à ce groupe des anomalies référentielles qu’appartient le cas étrange des propositions autoréférentielles du type du paradoxe du menteur. Soit par exemple la phrase “La phrase ici écrite est fausse”. Si elle a un sens, elle doit être vraie ou fausse. (On se situe dans une logique à deux valeurs.) Si elle vraie, comme elle affirme d’elle-même sa fausseté, elle est fausse. Et si elle est fausse, pour la même raison, elle est vraie (il est faux qu’elle soit fausse). On a ici affaire à un cas subtil de contradiction, qui n’est pas la simple contradiction logique mais qui est produite par les propriétés particulières du prédicat “vrai” : ce prédicat est susceptible de s’appliquer à la phrase même dans laquelle il est prédiqué. Autrement dit : il se prête à être utilisé dans une construction auto-référentielle.
10Bien entendu on ne tient pas compte, dans les exemples qui ont été évoqués ci-dessus, des usages parasitaires du langage (tels que la citation, les effets d’ironie, les effets rhétoriques, les usages fictionnels, etc.) ou de ses formes dérivées (comme l’usage métaphorique des expressions). Ces usages et ces formes sont susceptibles de donner un sens à une phrase qui en est apparemment dépourvue. Mais ils ne peuvent être expliqués que sur la base de l’usage ordinaire. Car l’effet qu’ils créent est précisément fonction de l’anomalie sur laquelle ils prennent appui. Il faut comprendre ce qui constitue l’anomalie comme telle, et donc connaître, au moins implicitement, les conditions positives qui sont mises en défaut dans l’anomalie, pour pouvoir comprendre l’usage parasitaire ou dérivé qui en est fait.
11Les différents types d’anomalies que l’on peut ainsi mettre en évidence constituent une sorte de pathologie du sens. En faisant apparaître ce qui fait obstacle à la constitution d’un sens, ou ce qui, à tout le moins, rend inefficace l’intention signifiante dont une séquence en forme de phrase est apparemment porteuse, ils révèlent indirectement les conditions, syntaxiques, sémantiques et pragmatiques, auxquelles une phrase doit satisfaire pour être effectivement douée de sens. Et l’étude de ces conditions fait voir comment les dispositifs formels qui constituent une langue peuvent créer des effets de sens communicables. L’analyse du langage ne nous apprend pas de façon directe ce qu’est l’essence du sens mais en nous montrant de façon concrète ce qui sépare le sensé du non-sensé elle nous en donne une compréhension de type implicite, qui est éclairante pour toutes les transpositions qui peuvent être faites du registre du langage vers d’autres registres anthropologiques.
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12Pour rejoindre la problématique de la relation entre sens et existence, il faut précisément envisager d’autres contextes d’usage du terme “sens”, susceptibles de suggérer, plus directement peut-être que le langage, le mouvement de l’existence. On pourra dire par exemple, sous une forme négative, qu’une conduite est “insensée”. Il y a là sans doute la constatation de ce qui n’est pas raisonnable, ce qu’une expression familière rend de façon métaphorique en évoquant les organes des sens : “Il n’a pas ses cinq sens”. Mais en qualifiant une conduite d’insensée on veut dire en même temps qu’il n’y a pas moyen d’en découvrir le sens et qu’il faut en conclure qu’elle n’en a pas. Les deux significations se rejoignent : ce qui serait susceptible de donner un sens à la conduite en question ce serait une motivation assez forte pour constituer une raison et donc la rendre “raisonnable”.
13Cet exemple rejoint un usage plus général, attesté dans une phrase telle que “Sa vie n’avait plus de sens”. Cela signifie : cette vie n’avait plus d’utilité, plus de valeur, plus de raisons, plus d’orientation, plus de cadre de référence, plus rien à quoi se raccrocher, plus d’avenir. Toutes ces notations convergent dans l’idée de cohérence, qui comporte elle-même une face négative et une face positive. Négativement, la cohérence c’est l’absence de contradiction. Positivement, c’est la propriété qui caractérise ce qui tient ensemble, ce dont les éléments constitutifs sont reliés les uns aux autres de telle façon qu’ils s’accordent entre eux pour former un tout unifié. Or ce qui relie les éléments ce sont des relations d’implication, qui peuvent être de nature diverse : cause-effet, moyen-fin, partie-tout, principe-conséquence, motivation-décision. C’est donc l’idée de relation qui apparaît comme centrale dans le concept de cohérence.
14On retrouve ainsi le contexte de l’action. Dans le registre de l’action, le non-sens c’est précisément l’absence de relations qui permettraient de rattacher l’action considérée à d’autres, ou à des états déterminés, qui par-là pourraient la replacer dans une continuité, plus exactement dans un tissu relationnel. Une action est d’autant plus sensée que le tissu dans lequel elle est insérée est plus serré, c’est-à-dire que le réseau de relations qui le constitue est plus dense. Le non-sens est la situation-limite de l’effondrement du réseau.
15Il faut alors se demander ce qu’il y a de commun entre des contextes tels que ceux de la vie ou de l’action et celui du langage. Or l’idée de réseau fournit ici une indication pertinente. Ce qu’elle suggère rejoint en effet les analyses de la sémantique théorique. Selon une conception purement analytique, les mots du lexique ont une signification purement individuelle et les significations des phrases dans lesquelles ils figurent résultent dans chaque cas d’un processus de combinaison entre ces significations élémentaires. Une telle conception paraît justifiée par l’existence des dictionnaires, qui attribuent en effet une (ou des) signification(s) à chaque terme lexical pris isolément. Mais un dictionnaire ne fait qu’enregistrer des usages. Il présuppose nécessairement le fonctionnement du langage dont il décrit le lexique. Or ce fonctionnement ne consiste pas dans la production de séquences formées de mots séparés mais dans la mise en œuvre des mots en contexte. Du reste, une partie des explications données par les dictionnaires consiste à citer des phrases dans lesquelles figure le mot à expliquer. Or lorsqu’un mot est placé dans une phrase il est comme plongé dans un champ qui exerce sur lui une action sémantique capable de modifier, le cas échéant, la signification donnée par le dictionnaire. Mais celle-ci de son côté renvoie aux phrases. Le dictionnaire tente de dégager un certain noyau plus ou moins invariant que l’on retrouve dans une grande variété de phrases. Les significations se constituent et se fixent de manière plus ou moins stable grâce à un processus que Quine a appelé “l’interanimation des phrases”. C’est dans le contexte des phrases dans lesquelles une signification s’est fixée que l’on peut le plus sûrement la retrouver. Wittgenstein a exprimé cette dépendance sémantique des termes par rapport aux phrases en disant que seule la proposition a un sens et que c’est seulement dans le contexte de la proposition qu’un terme à une signification.
16Mais il apparaît que l’on ne peut en rester au contexte de la phrase. Car les phrases au moyen desquelles un dictionnaire explique la signification d’un terme font intervenir d’autres termes, qui renvoient à d’autres phrases, de telle sorte qu’un contexte d’usage n’est en fait intelligible que par ses relations avec d’autres contextes d’usage. Il y a ainsi une interdépendance générale entre les phrases, et corrélativement entre les termes. Il en résulte que pour rendre compte de la signification d’un terme, on doit faire intervenir, de proche en proche, l’ensemble du langage. C’est ce qu’exprime le principe du holisme sémantique qui a été formulé par Quine : un tenue particulier ne prend sa signification que dans le contexte de l’ensemble du langage auquel il appartient. Selon ce principe, la signification d’un terme est donc constituée par ses relations avec les autres termes du langage et les phrases sont les unités linguistiques dans lesquelles ces relations sont formulées. La fonction ainsi reconnue aux phrases est précisément ce que visait le point de vue de Wittgenstein. On retrouve en tout cas dans le holisme sémantique l’idée de la relation, dont on a rappelé ci-dessus le rôle essentiel dans l’analyse du concept de cohérence.
17Mais il ne s’agit là encore que d’une première indication. Une fois reconnu le rôle de la relation, il faut se demander comment il se fait que par l’intermédiaire d’un système de relations puisse se produire du sens. Les relations établissent des solidarités entre des termes, entre des actions, entre des moments de vie, et elles sont ainsi le support de la constitution de réseaux, qui ouvrent des passages, rendent possibles des cheminements, déterminent des rapports de proximité et d’accessibilité entre les lieux, établissent ainsi une circulation qui tend à devenir de plus en plus dense. Les relations, et les solidarités qu’elles créent, s’étendent, et par là les effets de cohérence se renforcent. C’est par l’intermédiaire de ces effets de cohérence que la relation suscite le sens. Et l’extension des relations rend le sens en quelque sorte plus proche, plus saisissable, plus évident. On pourrait alors se demander s’il y a quelque chose comme un système total, qui serait l’intégrale de toutes les relations, et dont la constitution serait la manifestation plénière du sens. Mais l’analyse du langage aussi bien que celle de l’action suggèrent non pas que le processus d’extension se rapproche progressivement d’une structure-limite, mais au contraire que le réseau est toujours extensible. 11 peut être interrompu par accident, mais de soi, intrinsèquement, il a toujours la capacité de s’étendre davantage. La dynamique de la cohérence doit donc être conçue comme un processus de totalisation, toujours en cours, non comme la construction d’une totalité. Un tel processus est de par sa nature indéfini, ouvert, sans frontières, sans terme, “a-telos”.
18Il faut reconnaître cependant qu’il appartient essentiellement à ce processus d’avoir une orientation, une directionalité. Il s’organise par rapport à ce qu’on pourrait caractériser comme un champ de gravitation, en ce sens qu’il répond à une attraction. C’est par rapport à cette attraction que se détermine la dynamique de la cohérence, et avec elle celle du sens. Cet effet d’attraction ne procède toutefois pas d’un terme déterminé. On pourrait dire, en reprenant une métaphore qui a été souvent utilisée par la phénoménologie, qu’elle provient d’un horizon. L’instance qui est visée à travers ce terme n’est pas une étape ultime dans le processus qu’elle commande. Elle n’est pas non plus une totalité en devenir, qui pourrait, à un moment donné, être entièrement constituée. L’horizon est une condition structurale qui donne au processus son allure et sa directionalité. Il est ce qui détermine l’extensibilité du système des relations, son indéfinité, sa non-clôture. Comme le suggère la métaphore, l’horizon recule au fur et à mesure qu’on avance, mais il est toujours là comme la pseudo-fermeture qui crée à chaque moment un effet de totalisation, mais sans réellement totaliser. En un sens il est tout à fait disjoint des termes concrets du processus, totalement séparé d’eux, en tant qu’il est non-terme et comme tel dépasse tous les termes. Mais en un sens aussi il est intérieur à tenues particulières, comme ce qui les ouvre vers un incessant dépassement.
19Ces considérations suggèrent l’hypothèse suivante : ce qu’on appelle le sens est de la nature d’un champ de gravitation ou d’un horizon. C’est l’horizon par rapport auquel les situations concrètes et singulières — qu’elles soient linguistiques ou praxiques — sont rendues signifiantes, méritent d’être appelées sensées. À travers les relations dans lesquelles elles s’inscrivent, elles sont rapportées à cet horizon et en reçoivent ainsi ce qui fait leur sens.
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20Il pourra être éclairant d’examiner de plus près, dans la perspective ouverte par cette hypothèse, le cas paradigmatique du langage, déjà largement évoqué dans ce qui précède. Il convient de fixer d’abord le vocabulaire. On proposera d’utiliser le terme “signification” pour désigner la portée sémantique des unités du langage (qu’il s’agisse de tenues lexicaux ou de phrases), en tant que cette portée est toujours relativement bien circonscrite, et le terme “sens” pour désigner l’horizon par rapport auquel se profilent les significations. Entre le sens et les significations il y a une double médiation. Les significations médiatisent le sens : c’est dans les significations que, concrètement, le sens se montre. Mais en même temps, d’autre part, le sens médiatise les significations : c’est sous la mouvance de la requête de sens que se constituent les significations. Les significations sont ainsi le medium du sens et inversement.
21Il y a dans le langage, on l’a déjà souligné, des éléments relativement invariants, c’est-à-dire des significations relativement fixées par la tradition culturelle d’une communauté. Ces éléments donnent au langage son aspect d’universalité. Mais d’autre part les significations fonctionnent dans des contextes d’usage, et sont partiellement déterminées par ces contextes. C’est là un aspect du langage qui a été mis en lumière de façon décisive par les célèbres analyses de Wittgenstein dans les Investigations philosophiques. Or chaque contexte est singulier. Bien qu’il puisse y avoir entre contextes différents des ressemblances, de telle sorte qu’on peut parler de “types de situation”, chaque contexte apporte sa contribution propre à la constitution des significations. Le rapport d’un terme au langage comme tel, mis en évidence par le holisme sémantique, est non seulement renvoi aux autres termes mais aussi aux types de contexte dans lesquels ces termes sont en fait utilisés. Les phrases paradigmatiques, utilisées pour expliquer la signification d’un terme, sont d’ailleurs elles-mêmes des types de contexte.
22Or le contexte c’est une situation vécue, et comme tel il est toujours propre à celui ou à ceux qui le vivent. Chacun, dans les circonstances particulières où il se trouve, se réapproprie tout le processus historique de la constitution de la langue qu’il parle. Mais il y a aussi, dans la synchronie, l’échange, la communication, à travers lesquels les usages se propagent et se généralisent. Il y a ainsi une dynamique des significations, qui est à la fois collective, en tant qu’elles sont portées par des traditions et qu’elles circulent dans l’échange, et singulière, en tant que chacun doit en acquérir pour lui-même la maîtrise et qu’il les utilise selon son style propre.
23Dans cette dynamique interfèrent deux variétés de composantes : les composantes invariantes, qui correspondent à l’aspect d’universalité du langage, et les composantes contextuelles, qui sont variables et correspondant à l’aspect de singularité du langage. Les composantes invariantes sont de l’ordre de l’institué, les composantes contextuelles sont de l’ordre de l’événementialité. Cette dualité justifie la distinction qui a été introduite entre sémantique et pragmatique. Si on considère le fonctionnement du langage seulement du point de vue sémantique, on a affaire en réalité à des abstractions ou à des “constructs” ; mais il faut reconnaître que ceux-ci jouent un rôle indispensable dans la constitution de la langue. L’introduction du point de vue pragmatique rejoint la vie concrète du langage. Celle-ci se reflète d’ailleurs dans la structure de la langue, sous la forme de dispositifs qui permettent au locuteur d’assumer dans son dire effectif les moyens que la langue met à sa disposition. Il s’agit des “embrayeurs”, tels que les pronoms, les adverbes de temps et de lieu, les formes du verbe, et les bonnes linguistiques dans lesquelles peuvent être exprimés les “actes de langage”.
24Comment pourrait-on se représenter le rapport qui s’instaure, dans le fonctionnement effectif du langage, entre ces deux espèces de composantes ? Ce rapport est celui d’une situation abstraite à une situation concrète. La situation abstraite est déjà constituée par la donnée d’une signification, mais envisagée du point de vue purement sémantique. La situation concrète est le contexte d’interlocution, dans lequel cette signification est mise en œuvre de façon effective. Le passage d’une situation à l’autre peut être décrit comme le passage d’une signification incomplète, flottante, à une signification déterminée, en prise sur le champ de l’expérience. On pourrait en donner une représentation appropriée en utilisant le concept de fonction, et plus exactement même le concept de fonction-potentiel. La signification abstraite est en fait une signification en devenir, partiellement indéterminée, qui ne pourra acquérir sa détermination que par l’acte qui l’assume dans un contexte donné. On peut la représenter par une fonction qui prend pour arguments des contextes d’interlocution et pour valeurs des significations concrètes, entièrement déterminées.
25Soit l’exemple d’un prédicat. Dans une représentation de type ensembliste, un prédicat est interprété de façon extensionnelle comme une partie de l’univers du discours, à savoir comme l’ensemble des entités de cet univers auxquelles il est applicable. Mais ce domaine d’applicabilité peut varier selon les contextes. (Ainsi le prédicat “vert” n’a pas la même extension en été et en hiver.) Pour tenir compte de cette variabilité il faut prendre en considération non pas un seul domaine mais une collection de domaines d’applicabilité. C’est précisément ce que peut réaliser une représentation fonctionnelle : selon une telle représentation un prédicat est interprété comme une fonction qui, à chaque contexte, fait correspondre l’ensemble des entités de l’univers de discours auxquelles, dans ce contexte, ce prédicat est applicable. Bien entendu il ne s’agit là que d’une représentation. Mais elle met en œuvre implicitement une certaine conception théorique, selon laquelle un prédicat est une information sémantique qui permet en principe à tout locuteur, dans les circonstances où il se trouve, de repérer la partie de l’univers sur lequel porte son discours pour laquelle le prédicat considéré est pertinent, ou encore qui permet à un locuteur quelconque d’appliquer de façon pertinente le prédicat considéré dans toutes les situations où il peut se trouver. En un mot, ce que suggère la représentation fonctionnelle, c’est que la signification d’un prédicat est son champ d’applicabilité. Mais il faut préciser qu’il s’agit d’un champ articulé en sous-champs. Évidemment un locuteur réel ne connaît en fait qu’un nombre limité d’applications et il pourra se trouver déconcerté devant une situation inédite pour lui. Mais en procédant par analogie il peut, pour un prédicat donné, étendre la partie du champ d’applicabilité de ce prédicat qui lui est accessible. Tout champ d’applicabilité est ouvert, et il en va donc de même des significations. Il apparaît ainsi que la signification d’un prédicat est un potentiel d’applicabilité.
26Des considérations similaires peuvent être faites en ce qui concerne la proposition. Soit la proposition élémentaire “a est P”. Cette forme linguistique représente l’application éventuelle du prédicat P à l’objet a. Et elle présente cette application comme pertinente. Par-là, elle est candidate à la vérité. Mais, comme dans le cas du prédicat, il faut ici distinguer le point de vue sémantique et le point de vue pragmatique, la proposition considérée en elle-même, en soi, et la proposition considérée en contexte. En soi, abstraction faite de son usage, la proposition “a est P” décrit une situation où le prédicat P est posé comme pertinent par rapport à l’objet a. On peut dire qu’il s’agit là d’un “fait propositionnel”. Les contextes sont les circonstances dans lesquelles ce fait propositionnel est pris en considération, c’est-à-dire, en fait, les actes de parole dans lesquels la proposition est assumée. La proposition comme telle n’est qu’une composante dans la constitution de l’événement qui consiste en la performance de l’acte de parole qui met en jeu le contenu de la proposition. Entre cet acte et ce contenu il y a une interaction à double sens : l’acte spécifie à quel titre le fait propositionnel est envisagé (le même fait propositionnel peut être par exemple le contenu soit d’un constat soit d’un ordre), mais il n’est réellement spécifié que dans la mesure où le locuteur lui fournit un contenu. Il convient donc de distinguer la forme de l’acte et l’acte accompli. Par rapport à cet acte accompli, le “fait propositionnel” n’est qu’un potentiel de signification. On peut reprendre, pour le représenter, l’idée de fonction. Dans une représentation fonctionnelle une proposition sera interprétée comme une fonction qui, à chaque forme d’acte, fait correspondre un acte accompli (ayant pour contenu le fait propositionnel décrit par cette proposition). L’acte accompli est la signification concrète que prend la proposition, en tant qu’assumée par une certaine forme d’acte. (Par exemple, s’il s’agit de l’assertion de “a est P”, c’est la position comme “vrai” par un certain locuteur du fait propositionnel décrit par cette forme linguistique.) L’approche pragmatique du statut de la proposition met ainsi en évidence le rôle des actes : c’est de reprendre des potentiels de signification dans des situations concrètes d’interlocution. L’acte fait apparaître la signification concrète en réassumant le dispositif du langage, légué par la tradition et relativement invariant, et en l’insérant dans la singularité d’une situation.
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27À partir de cette analyse, qui porte sur le processus d’émergence des significations, on peut revenir à la question du statut de la signification, introduite elle-même par la question posée initialement du rapport du sens et de l’existence. Ce qu’il faut tenter de saisir, en définitive, c’est ce qui constitue intrinsèquement la signification, ce qui lui donne son pouvoir éclairant et révélateur. La signification elle-même n’est pas donnée dans l’apparence. Ce qui est apparent c’est le signe. Mais la fonction du signe c’est de renvoyer à ce vers quoi il indique. Sa vertu propre c’est d’être une contribution possible à la constitution d’une signification concrète. Mais ce qui achève la signification, ce qui la rend concrète, c’est l’acte qui met en œuvre les signes et rend effective la relation de renvoi.
28Or le signe prend sa valeur particulière, qui détermine la contribution qu’il peut apporter à la constitution de la signification, de sa position par rapport à d’autres signes et par rapport aux contextes possibles de son usage. La force propre d’un signe est donc faite de relations, qu’il s’agisse de relations à d’autres signes ou de relations à des contextes. Ces relations définissent les conditions qui rendent son utilisation pertinente dans tels ou tels contextes particuliers. Or ces relations sont mouvantes. La valeur du signe, ce qu’on pourrait appeler sa potentialité signifiante, est la place qu’il occupe dans un réseau mouvant de relations. Le réseau d’appartenance d’un signe à la vertu de faire apparaître, dans les relations dont il est fait, la dimension du sens, en tant qu’horizon. Et la signification, à laquelle renvoie le signe, est la médiation qui l’inscrit dans cette dimension. Cette médiation est elle-même l’effet local de cette sorte de gravitation par laquelle l’horizon du sens met en mouvement tout le système des signes et constitue chaque signe en tant que signe. Il faut cependant préciser que, comme on l’a déjà souligné, c’est par l’intermédiaire des actes que cette médiation devient effective, que la dimension du sens rend les signes capables de signifier et qu’ainsi les signes s’inscrivent en elle, que, par-là, se produit l’émergence de la signification.
29Mais comment l’acte a-t-il cette vertu de rapporter le signe à l’horizon du sens, ou, ce qui revient au même, de faire venir jusqu’au signe l’enveloppement de cet horizon ? Pour le comprendre, il faut se rappeler que l’acte n’est jamais isolé, qu’il appartient à une trame dynamique, et qu’il doit être replacé dans le milieu en lequel il se produit, à savoir dans le mouvement général de l’existence, ce terme étant pris ici (comme on l’a indiqué au début) non au sens de la modalité du réel mais comme désignant le mode propre de déploiement de l’existant humain. Et il faut se rappeler aussi que l’existence est, en son effectivité, coexistence et que, en tant que telle, elle est le lieu d’un enjeu, à savoir la constitution d’un monde commun, où puisse advenir une authentique réciprocité. S’il faut accorder la priorité aux actes dans la constitution de la signification, c’est précisément parce que le langage n’est réalité vivante que dans la mesure où il est entraîné dans le mouvement intégrateur de l’existence. Ainsi ce n’est pas seulement par rapport à la totalité virtuelle du langage, comme processus ouvert de totalisation, que se constituent les significations, mais, à travers elle, plus radicalement, par rapport au devenir général de la coexistence et à la visée de partage qui l’habite.
30Les actes sont ainsi les nœuds en lesquels s’articulent langage et existence. L’acte comme tel est un moment de singularité. Mais en s’inscrivant dans cet incessant passage qu’est le devenir de l’existence, il se rattache à un mouvement qui, de soi, dépasse toute particularité et l’entraîne dans un perpétuel advenir. Par là il est délié de la pure singularité et se constitue comme moment d’une totalisation toujours en cours. Il est ainsi, de par sa structure même, médiation entre l’effectivité du singulier et l’imminence de l’universel. Par l’intermédiaire de cette médiation, le langage, dont la réalité concrète est faite de la potentialité de dispositifs sémiotiques, se revêt lui-même de cette valeur d’universalité qui imprègne l’existence. C’est en s’inscrivant, par la vertu de l’acte, dans le champ d’attraction de l’universel que le signe devient signifiant et que le langage devient parole.
***
31Le signe, en tant qu’appartenant à un réseau sémiotique, n’est, comme on l’a vu, qu’un potentiel de signification. Il ne se charge d’une signification effective, et donc concrète, que par la vertu de l’acte qui le rapporte à l’horizon du sens. Mais l’acte lui-même n’a cette vertu que comme moment d’un déploiement qui est le mouvement même de l’existence. C’est ce mouvement, à vrai dire, en tant que procès de totalisation toujours en cours, qui constitue l’horizon du sens, dans lequel l’acte inscrit le signe, et qui lui confère sa vertu propre. L’inscription est assomption dans une intégration. La signification, en sa particularité, en tant qu’effectuant la médiation entre tel signe déterminé et l’horizon du sens, est la trace de l’acte dans le devenir de l’existence. Par elle ce devenir· recueille en lui la potentialité signifiante du signe, et s’affecte lui-même de la détermination que celle-ci comporte. En elle le signe devient effectivement signifiant et sa signifiance s’inscrit en acte dans l’existence, apportant ainsi sa contribution au processus par lequel, en se donnant son contenu, l’existence construit sa propre histoire. Mais la possibilité de l’inscription effective, ce qui fait que les signes peuvent devenir signifiants, que les significations peuvent se constituer, que l’existence peut se déterminer par leur médiation, dépend d’une condition générale d’inscriptibilité qui est nécessairement première par rapport aux significations particulières. Cette condition est donnée avec la structure d’horizon qui commande la constitution des significations. Elle est faite du rapport de médiation par lequel la vie du sens peut se communiquer aux signes et dont les significations particulières sont les spécifications concrètes. Ce qui rend les signes susceptibles de participer à la vie du sens c’est leur inscriptibilité dans l’horizon du sens. Et si cet horizon est le déploiement de l’existence, la possibilité de la signifiance c’est l’inscriptibilité dans le déploiement de l’existence. Mais si l’inscriptibilité est la propriété selon laquelle se spécifie le rapport des signes à l’horizon du sens, il faut comprendre qu’elle n’appartient pas aux signes en vertu de leur constitution propre, préalablement à ce rapport, mais qu’elle leur advient en vertu de ce rapport et que, par l’intermédiaire de sa médiation, elle leur est conférée en définitive par l’horizon lui-même auquel ils sont rapportés.
32Ce qui est ainsi suggéré par l’examen du langage et des mécanismes de signifiance qu’il met en jeu peut être tout naturellement généralisé. Le langage, comme dimension, n’est après tout qu’une composante de l’existence et la manière dont il invite à penser la problématique du sens est directement éclairante pour la forme la plus générale de cette problématique, qui concerne le rapport entre le sens et l’existence. C’est du reste l’analyse de la signifiance dans le contexte du langage qui conduit à retrouver dans la structure même de l’existence la source du sens. Cette indication est immédiatement valable pour tous les cas où l’utilisation des termes “sensé” ou “non sensé” est pertinente. À partir de ce qui est ainsi suggéré, il s’agit de tenter de comprendre comment l’existence peut être elle-même source de sens. Elle l’est, sans doute, en vertu de la structure d’horizon selon laquelle elle se déploie, par l’intermédiaire de la relation d’inscriptibilité, qui fait participer les signes, mais aussi les situations, les actions, le cours d’une vie, à cette sorte d’irradiation qui émane de l’horizon du sens. Encore faut-il analyser de plus près cette médiation.
33Ce que montre l’analyse de la signifiance dans le cas du langage c’est qu’elle vient aux signes par la vertu des actes, qui effectuent concrètement la médiation entre les dispositifs sémiotiques et l’horizon du sens, en inscrivant ces dispositifs dans le mouvement de l’existence. Deux perspectives se croisent ainsi : celle de la singularité de l’acte, qui se transmet à la signification qu’il fait émerger, et celle de l’universalité dont relève le rapport à l’horizon du sens, qui enveloppe en quelque sorte à l’avance tous les actes possibles (en tant qu’ils peuvent être considérés comme “sensés”). Ce qui unit ces deux perspectives c’est précisément la médiation de l’acte, qui participe de l’une et de l’autre : il est singulier, sans doute, mais en même temps relié en son effectivité même à la dimension d’horizon d’où lui vient son pouvoir de rendre signifiant le signe. Envisagée selon sa concrétude, la genèse d’une signification est une péripétie de caractère local, qui survient en un temps et en un lieu déterminés. Et l’acte qui la produit est lui-même un événement local. En tant que c’est à son initiative qu’il faut attribuer la transformation d’un pur potentiel de signification en une signification effective, il faut admettre que c’est en lui que se trouve la source d’où le sens vient au signe. Il y a une vérité dans le point de vue de la singularité, pour laquelle c’est l’acte qui fait advenir le sens. Mais il faut par ailleurs reconnaître que l’acte ne tient sa vertu que de la fonction médiatrice qui lui est assignée. Or il tient cette fonction de son rapport à un processus de totalisation, qui est le devenir concret d’une existence. Un acte déterminé n’est jamais qu’un moment particulier dans le déroulement d’une existence. C’est sa particularité qui lui donne sa détermination, et c’est par celle-ci qu’il contribue à donner à l’existence sa figure concrète. Mais il ne peut être considéré à l’état isolé que par abstraction. Par· sa constitution même, il est inscrit dans une structure temporelle, donc dans un devenir, en laquelle se forge une destinée. Héritant des actes et des situations qui l’ont précédé, il ouvre de nouvelles possibilité et en exclut d’autres. Sa détermination est donc codétermination : il est partiellement déterminé par ce qui est déjà constitué et par la forme que le constitué donne au champ des possibles au moment où il est posé, mais il ajoute néanmoins sa détermination propre au constitué et modifie ainsi, si peu soit-il, le champ des possibles. Mais en s’inscrivant ainsi dans la trame concrète d’une existence, l’acte s’inscrit nécessairement aussi dans le mouvement qui la sous-tend et qui ne cesse de rassembler les différents moments de son devenir dans l’anticipation d’une unité toujours différée mais toujours à faire. C’est ce mouvement, en lequel l’existence se porte sans cesse en avant d’elle-même, qui donne aux actes de ne pouvoir s’enfermer en leur singularité, qui les rend solidaires les uns des autres et les fait ainsi participer de sa propre vertu, de ce mystérieux pouvoir d’auto-transcendance qu’il porte en lui. C’est donc en définitive de l’existence même, considérée comme mouvement de totalisation, que les actes particuliers reçoivent ce qui leur donne d’être sources d’une certaine manière. C’est d’elle aussi, par le fait même, que les significations reçoivent de pouvoir signifier et que, de façon générale, un acte ou une situation tient cette qualité qui permet de lui attribuer le prédicat “sensé”.
34Si l’existence est ainsi source de sens, donc condition générale de signifiance, précédant toute signification particulière, ce ne peut être en vertu de quelque péripétie particulière, mais en vertu de sa structure. Or, comme le montre déjà le mode de signifiance des signes, le sens est essentiellement fait de relations. Si l’existence peut être source de sens, c’est en tant qu’elle est en elle-même rapport. Et elle ne peut être constitutivement rapport que comme rapport à elle-même. C’est dans cette relation primordiale à elle-même qu’est inscrite la possibilité de son rapport à une altérité. Un tel rapport à soi comporte à la fois la distanciation, qui ouvre pour ainsi dire à l’intérieur de l’existence cet intervalle qui constitue le moment essentiel de toute structure relationnelle, et la réappropriation de soi par soi, qui surmonte la séparation et constitue le moment essentiel de l’ipséité. Prise dans la dispersion du temps, l’existence, d’une certaine manière, s’échappe perpétuellement à elle-même, cessant continuellement d’être ce qu’elle était et devenant sans cesse autre qu’elle n’est. Son être est ainsi absolument instable et en quelque sorte insaisissable. Cette dispersion n’est cependant pas dispersion pure. Dans l’étirement du temps, l’existence reste auprès d’elle-même, elle fait et refait sans cesse son unité, même si c’est sous une forme toujours inadéquate. Mais cette inadéquation même se donne comme pouvant être surmontée. Dans le retour vers soi à partir de la dispersion, il y a l’effort qui vise la cohérence, la réconciliation complète de l’effectivité des actes avec cette visée anticipatrice qui porte l’existence vers quelque chose comme un accomplissement, ou comme une vérité, et qui est son être même.
35En se vivant ainsi comme rapport à soi, dans la distance toujours surmontée qui la met à l’extérieur d’elle-même sans cesser de la garder auprès d’elle-même, l’existence ouvre en son être même un intervalle, qui est relation à soi mais qui est aussi, parce qu’il s’agit d’une condition de structure, la relationalité même. C’est par là que l’existence peut être source de sens, comme condition générale de toute signifiance. Dans l’intervalle relationnel, qui sépare et en même temps réunit, se constitue un champ de clarté dans lequel les signes, les choses, les actions, les situations, peuvent apparaître en tant qu’inscriptibles dans le mouvement fondamental qui déploie la relation et par là en tant que participant de la vie du sens. Mais cette vertu de faire venir dans la visibilité du sensé, l’existence la tient de ce qu’elle est constitutivement elle-même. Si elle peut susciter autour d’elle, dans son sillage en quelque sorte, un espace qui est le lieu du sensé, c’est sans doute parce qu’elle est elle-même “lumière naturelle”, en vertu du mode d’être qui est caractéristique de l’“exister”. En se posant pour ce qu’elle est comme rapport actif à elle-même, en s’accompagnant elle-même dans une proximité qui n’est ni coïncidence ni séparation, elle se vit comme visible pour elle-même, et c’est sans doute ce par quoi elle reçoit d’être ainsi accessible à elle-même qui lui donne aussi de pouvoir déployer autour d’elle cet espace de visibilité qui constitue le milieu du sens.
36Cette métaphore de la visibilité, cependant, est insuffisante. Certes, elle fait saisir le sens comme milieu de clarté, comme ce qui rend possible la compréhension, comme ce qui ouvre au monde, à autrui et à soi-même. Mais il faut dire aussi comment, tout en étant déjà là, enveloppant pour ainsi dire l’existence de sa présence tutélaire, il est aussi toujours advenant, donc toujours en suspens.
37À vrai dire, plus encore que cette clarté accordée, il est ce qui s’annonce seulement dans un pressentiment et une attente. Ce qui s’annonce est promesse. Et la promesse fonde et rend possible une confiance, cette confiance de laquelle l’existence reçoit le courage de continuer à exister. Mais comment dire ce qui s’annonce dans le pressentiment du sens ? Il faut reprendre appui, ici, sur l’idée de totalisation. Ce qui s’annonce, c’est la possibilité soutenue de la totalisation, c’est le suspens continué de l’ouverture, et l’advenir de ce qu’on pourra évoquer comme une intégration, à condition de ne pas comprendre ce terme au sens d’une sorte de complétude quantitativement conditionnée, mais au sens purement qualitatif que dit mieux d’ailleurs le terme d’intégrité que le terme d’intégralité. Ce serait quelque chose comme une réconciliation : l’existence se recevant enfin, par-delà les ruptures et tout ce qui lui paraissait insurmontable, dans ce moment irreprésentable où elle s’éprouverait réconciliée avec elle-même, avec les autres, avec le monde, avec le cœur profond de toute réalité. C’est ce que dit peut-être le mot “Pax”. Le sens, ce serait quelque chose comme le pressentiment et l’annonce de la paix.
Auteur
Université catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve
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