Les fondements éthiques d’une démocratie personnaliste
p. 749-763
Texte intégral
En mémoire d’un père :
Jean Dabin
1La simple observation de la vie politique montre que, de fait et jour après jour, l’homme politique « met en valeur » tel ou tel élément éthique dans son action. La pratique de la politique est donc nécessairement inspirée par des préoccupations doctrinales. Toute action, toute décision politique met en œuvre des valeurs et reflète l’importance et la hiérarchie qu’on leur confère.
2Toutefois, cette présence de fait de valeurs normatives qui guident l’action politique et orientent concrètement les décisions reste en grande partie implicite et inconsciente. Or, l’homme politique ne devient responsable que dans la conscience de ce qu’il fait et de ce pourquoi il le fait. Précisément, c’est là le propre d’une démarche doctrinale : la prise de conscience du corps de valeurs qui orientent l’action et le choix délibéré opéré à leur sujet.
3Comme le rappelait Raymond Aron, « la problématique politique n’est pas éthique »1. Toutefois, on ne peut masquer le lien nécessaire entre politique et éthique. La vie politique met en jeu les valeurs les plus essentielles. Elle a en effet pour enjeu la transformation de la vie sociale. Elle implique la mise en œuvre d’un « projet », d’une idée directrice, d’un plan d’ensemble.
4Un tel plan, un tel projet, dans la mesure où il se veut global, postule inévitablement une certaine idée de l’homme, considéré à la fois dans sa dimension personnelle et dans sa dimension sociale.
5Ceci explique le rôle dans la vie politique des « idéologies », au sens très général de systèmes d’idées exprimant une « vision du monde », une conception de l’homme et de sa place dans la réalité2.
6On a parlé de la fin des idéologies. Il est vrai que la plupart des systèmes démocratiques — systèmes libéral et socialiste et toutes les combinaisons mixtes — se réclament formellement d’un certain nombre de valeurs apparemment identiques (justice, liberté, etc.). Aucun système démocratique ne les rejette, chacun prétendant simplement les réaliser mieux que l’autre. Les différences entre les systèmes résident donc non tant dans le fait d’accepter ou de rejeter telle ou telle valeur que dans la façon dont ils entendent atteindre telle valeur et dans la hiérarchie de fait qu’ils établissent entre elles.
7A ce sujet, un Paul Ricœur dira, « sans hésiter », que la justice est la valeur éthique spécifique qui constitue le politique comme institution. « La justice, écrit d’ailleurs John Rawls, est la première vertu des institutions sociales, comme la vérité est celle des systèmes de pensée3 »
8Mais s’il est vrai que chaque système indique une certaine hiérarchie des valeurs, il n’en reste pas moins qu’il y a une pluralité possible d’échelles de valeurs également fondées et donc conflictuelles. D’où ces positions divergentes dont les cohérences opposées tiennent à la priorité accordée à l’une ou à l’autre des valeurs fondamentales de l’existence humaine telles que la liberté ou la solidarité.
9Toutefois, chaque différence légitime ne peut s’enfermer dans son particularisme infranchissable, aucune idéologie ou option ne pouvant prétendre épuiser les problèmes de l’existence.
10Il semblerait d’ailleurs qu’il n’est pas possible d’imaginer une conception d’ensemble de la vie sociale qui allie, dans une synthèse équilibrée, toutes les valeurs essentielles.
11Du reste, on sait que les sociétés changent et qu’il y a plus de choses dans la vie que n’en peut appréhender n’importe quel système : aucun d’entre eux ne rend compte pleinement de la complexité des choses.
12C’est pourquoi il faut bien marquer d’entrée de jeu que la préoccupation doctrinale n’est pas dogmatisme. Elle n’exclut pas le pluralisme, c’est-à-dire la reconnaissance de la légitimité du fait que des hommes, dans leur action, se réfèrent à une diversité de conceptions de la vie en société et des rapports sociaux.
I. Les étapes de la démarche doctrinale
13L’effort doctrinal doit procéder d’une double approche, l’une partant des principes, l’autre de la réalité, toutes deux nécessaires mais non suffisantes.
14Selon la première approche, la démarche doctrinale se situe au plan de l’idéal et des principes, c’est-à-dire des fins essentielles et de ces éléments relativement durables — les valeurs — qui doivent servir de cadre de référence à l’action politique.
15En effet, la spécificité de la réflexion doctrinale, c’est de rappeler que le champ de la politique ne peut rester étranger à des interrogations de fond, à des préoccupations d’un autre ordre ; c’est de situer la pratique politique dans une visée philosophique ou éthique.
16Les prises de position doctrinales doivent cependant éviter un double écueil : d’une part, elles ne sauraient s’en tenir à l’énoncé de principes généraux, à peine d’être peu crédibles, parce que trop vagues ou superficielles ; et, d’autre part, il ne s’agit pas non plus de formuler un code de conduite précis et définitif en toutes matières.
17Peut-être le mot doctrine a-t-il l’inconvénient d’être trop statique, évoquant à la fois une pensée définitivement arrêtée et une morale systématique dictant des normes a priori.
18En réalité, la doctrine ne cesse de se renouveler et de s’enrichir, à l’instar de l’évolution des sociétés et des situations. Mais, par ailleurs, si elle n’impose pas un code de conduite, elle n’en entend pas moins éclairer les conduites.
19A cette fin, la doctrine propose des orientations fondées sur une certaine vision de l’existence et amenant à privilégier certaines valeurs. Dans une démocratie d’inspiration personnaliste, il s’agit en dernier ressort d’une certaine vision de l’Homme et de la Société : vision de l’homme et de sa destinée ou du sens même de son existence ; vision de la société comme société plus humaine et humanisante.
20C’est l’essence même du choix politique de la démocratie personnaliste et communautaire, qui associe indissolublement les deux concepts de l’homme comme personne et de la société comme communauté de personnes.
21Mais de cette vision fondamentale découlent immédiatement un certain nombre d’orientations et de principes :
22Personnalisation ou promotion des personnes :
- avec tout ce qu’elle implique comme développement des libertés, de la créativité, des initiatives, mais aussi des responsabilités,
- et également comme vision de la personne dans son besoin d’avoir (de « toujours plus ») mais aussi d’être (et de plus-être), et de primauté de l’être sur l’avoir.
23Communion ou fraternité :
24- avec ce que cela implique en exigences de partage, de justice et de solidarité, jusqu’à l’« amour de préférence des pauvres »4 et des plus démunis.
25Dira-t-on que les valeurs qui viennent d’être évoquées restent si générales que personne ne les conteste ? Il est exact que pour être opérationnel, pour éclairer et orienter concrètement l’action, l’effort doctrinal doit dépasser le niveau des fins essentielles. Comment ? En ajoutant à l’affirmation du personnalisme social ou communautaire la formulation des principes d’orientation qui lui donneront une meilleure chance de réalisation :
- promotion de l’initiative individuelle par la diminution de l’intervention de l’Etat ;
- principe de subsidiarité (familles, associations, etc.) ;
- priorité du bien commun contre la domination des intérêts individuels ou catégoriels ;
- priorité éthique du travail sur le capital ;
- primat des finalités sociales et humaines (combat pour l’emploi) sur les résultats économiques ;
- nécessité de la propriété privée pour garantir l’autonomie des personnes et stimuler leur efficacité ;
- action pour le développement et contre le repli égoïste à l’échelle nationale ;
- lutte contre toutes les formes d’exclusion.
26On le voit, il ne s’agit pas pour la réflexion doctrinale d’élaborer des projets ou une action directement politiques. Mais, ainsi développée, elle a mis en relief un ensemble cohérent et explicite de valeurs qui serviront de cadre de référence à l’action politique. Qui plus est, elle a permis de préciser des orientations ou objectifs prioritaires.
27En effet, pour être crédible, la réflexion doctrinale ne saurait en rester à une contemplation des valeurs et doit renvoyer à l’action. Il faut cependant avouer que la première approche — globale — esquissée plus haut n’est pas encore suffisamment incarnée et adaptée à la réalité des problèmes.
28L’effort doctrinal doit donc davantage encore pénétrer au cœur des questions pour éclairer les jugements et les actions. C’est pourquoi, il doit s’enrichir d’un cheminement inverse, partant non plus des principes mais des problèmes concrets qui se posent.
29Il faut bien admettre que les principes généraux ne suffisent pas pour mettre en pratique dans les décisions quotidiennes une conception de l’Homme et de la Société.
30Ne pourrait-on dire qu’ils permettent de condamner, mais plus difficilement de choisir dans l’extrême complexité qui caractérise la réalité concrète soumise à l’interpellation doctrinale ou éthique ?
31Or, les prises de position doctrinales doivent pouvoir mettre directement en question des structures et des comportements précis. A cette fin, une doctrine valable ne peut ignorer les faits. C’est dire que chaque décision doit naître au croisement d’un jugement de valeur et d’un jugement de fait.
32Dans cette perspective, l’action politique n’est plus simple « application » de principes ou déduction immédiate et certaine de schèmes préétablis. Plus concrètement, la décision politique n’est pas d’abord entièrement pensée, elle se forme dans l’expérience, et par elle.
33Une doctrine valable se doit donc d’être réaliste. Sans pour autant tomber dans l’empirisme brut des « réalistes », cela signifie que l’action politique doit composer les exigences des valeurs avec les situations de fait où elles ont à s’inscrire. Il faut d’ailleurs oser ajouter que vouloir agir et ne rien abandonner de ses principes est une contradiction dans les termes.
34Ce dilemme permanent entre les principes rationnels et les contraintes du réel est d’ailleurs fécond si, dans les compromis qui en résultent, les principes ne perdent que leur tranchant.
35Bref, une saine doctrine politique refuse à la fois d’évacuer toute référence à l’absolu et de vouloir réaliser l’absolu dans le relatif : en un mot, elle s’efforce de penser le relatif sur fond d’absolu.
II. Éléments d’une doctrine politique personnaliste
36L’action politique, on l’a vu, implique une doctrine d’action. L’expression « doctrine d’action » marque délibérément qu’il ne s’agit pas de pure théorie mais d’une synthèse entre étude scientifique et spéculation philosophique.
37En effet, l’action politique nécessite tout ensemble une analyse de situation et un cadre de référence à des valeurs. C’est le propre de la démarche doctrinale de procéder à cette double approche : d’une part, inventaire objectif des possibilités et des contraintes que comportent les situations actuelles ; d’autre part, référence à des valeurs à partir desquelles se définissent les objectifs.
38Par la force des choses, on en restera dans ces pages à l’exposé de principes, c’est-à-dire au plan de réflexions abstraites ou de normes d’action coupées du réel. C’est en raison de ce caractère partiel qu’on les intitule simplement « éléments de doctrine ».
39Il s’agit donc de réfléchir aux principes de l’ordre politique. Or, on invoque, en politique, des principes supérieurs à la politique même. C’est pourquoi une doctrine politique ne peut éviter de s’élever à des considérations philosophiques préalables sur l’essence même de la vie collective, c’est-à-dire du lien communautaire entre les personnes.
40C’est la synthèse de ces deux notions qui constitue l’axe primordial de la démocratie personnaliste.
41Pour mémoire et sommairement, la personne ne s’oppose pas au « nous », qui la fonde et la nourrit, mais au « on » irresponsable et tyrannique. Le « on », c’est le monde impersonnel du totalitarisme5 et de l’irresponsabilité. Le « nous », c’est le monde du dialogue et de la solidarité. Ainsi la personne est-elle « vers autrui » et même « en autrui », « vers le monde » et « dans le monde », avant d’être « en soi ».
42C’est ce fait primitif que s’efforce de mettre en valeur la doctrine personnaliste. C’est cette vérité première qui commande souverainement les perspectives de l’action politique d’inspiration personnaliste jusqu’en leurs dernières incidences pratiques.
43Plus avant, on l’a déjà dit, la doctrine de la démocratie personnaliste s’articule autour de deux affirmations, qu’il importe à présent d’expliciter :
- l’homme est le fondement, le sujet et la fin de l’ordre social ;
- la société a pour tâche de promouvoir le bien de tous.
1. La personne, fondement, sujet et but de la société
44Le personnalisme communautaire est plus qu’une simple politique à accent philosophique ou spirituel, il est spécifiquement une politique d’inspiration chrétienne.
45C’est le christianisme qui a introduit dans la conception de la Cité et des rapports entre ses membres un certain nombre de notions ou de perspectives propres, que le personnalisme a simplement dégagées ou retrouvées6.
46Ainsi en est-il de l’idée de personne, c’est-à-dire de l’égale dignité de chaque homme. En effet, l’Athènes antique avait inventé la démocratie sans les droits de l’homme : le « citoyen » possédait des droits, mais non l’homme tout court tel que l’esclave ou l’étranger.
47Ainsi est-il également incontestable que la notion de communauté universelle, la notion de prochain et de charité qui en est l’aspect à l’échelle réduite, sont de création spécifiquement chrétienne, sans mesure avec la notion de la cité ou du citoyen dans la Cité antique.
48S’il est vrai qu’il n’y a de communauté que de personnes, il ne faut pas oublier que ce sont des débats théologiques de plusieurs siècles qui ont élucidé la notion moderne de personne, elle aussi inconnue dans l’Antiquité gréco-romaine :
- l’homme non plus objet mais sujet de l’Histoire ;
- l’homme non pas simple cellule interchangeable du corps social mais être unique, irremplaçable, libre et responsable ;
- l’homme non pas individu abstrait et isolé mais être spirituel se réalisant dans la communion avec autrui et avec Dieu.
49Démocrates d’inspiration personnaliste, c’est bien cette conception de l’homme qui commande notre pensée politique. Aussi bien affirme-t-elle les principes suivants :
- le fondement de toute société, c’est le principe de la personne : elle seule donne sa raison d’être à la société ;
- la personne est sujet de droits et de devoirs : elle s’engage délibérément dans la vie sociale en subordonnant au bien communautaire ses intérêts particuliers et en acceptant la contrainte nécessaire ;
- la personne est la fin de la communauté : le but est l’épanouissement personnel de tous en communion avec les autres.
50Ajoutons simplement qu’il y a bien d’autres notions routinières et dès lors obscurcies que seule l’inspiration personnaliste peut revivifier. Songeons à l’image si souvent médiocre de la démocratie, ramenée à sa pureté par la démocratie personnaliste comme étant le régime qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun.
51C’est cette même philosophie de la personne qui enrichit la doctrine des droits de l’homme, primitivement entendue comme respect de l’intégrité physique et morale. Or, la doctrine politique du personnalisme social sur les droits de l’homme y ajoute la dimension d’un combat pour l’épanouissement de la personne par les droits économiques et sociaux, et qui plus est le combat pour la justice sociale internationale, c’est-à-dire pour un monde plus juste et plus solidaire au service de tous les hommes.
52Plus fondamentalement encore, c’est une certaine conception de la personne qui fonde les positions personnalistes dans les questions relatives à la vie et à l’espèce humaines (démographie, bioéthique) qui se situent aux confins de la science, de l’éthique et de la politique. Nous sommes d’ailleurs ici dans les domaines ressortissant au noyau dur de l’éthique chrétienne (droit à la vie, conception de la famille), où l’approche de la démocratie personnaliste d’inspiration chrétienne se différencie le plus nettement de celles d’autres familles politiques.
2. L’État doit assurer les conditions du bien de tous
53L’État — la communauté politique ou étatique — n’est pas quelque réalité extérieure à l’homme et à sa volonté. Ce sont bien les hommes qui forment groupe en vue de réaliser l’harmonie entre les fins particulières et une fin commune supérieure.
54La finalité de l’État, c’est cette fin commune, traditionnellement appelée « bien commun ». L’expression est cependant d’une généralité telle qu’elle est non seulement ambiguë mais risque de mener à la tentation totalitaire.
55En effet, comme l’écrit Jacques Maritain, le bien commun a des implications beaucoup plus vastes et plus riches et plus concrètement humaines que la simple somme des avantages et des services publics que présuppose l’organisation de la vie commune7. C’est très juste mais, précisément, la question est de savoir si la promotion de tout « bien humain » — fût-ce dans la mesure où il est « communicable » — est la fin propre et directe de la société politique.
56Les expériences historiques de projection sociologique d’idéologies ou de religions — quelles qu’elles soient — ont prouvé qu’on ne peut raisonnablement assigner à l’État, comme fin spécifique immédiate, le bien humain parfait mais seulement les conditions du bien humain8.
57En d’autres termes, la politique ne peut donner ce qu’elle permet : déjà le Grand Inquisiteur de Dostoïevski ne prophétisait-il pas que la politique du bonheur aboutissait à l’asservissement totalitaire ?
58C’est pour parer à ces équivoques qu’avec Jean Dabin, on préférera au terme vénérable de « bien commun » celui de « bien public » et plus précisément encore — pour marquer la distinction des deux pouvoirs spirituel et temporel — de « bien public temporel »9.
59Le concept de bien public a une double connotation : d’une part, idée de généralité, au sens de bien du public, de « tout le monde » ; d’autre part, idée d’extériorité, excluant la sphère du privé.
60Le bien public, qui est à la charge de l’État, est donc distinct du bien privé, qui est l’affaire des individus ou groupes particuliers. Toutefois, les particuliers, ni seuls ni même avec l’aide d’autres, ne peuvent se suffire à eux-mêmes pour atteindre leur bien propre. C’est à quoi remédie l’État. Mais son rôle n’est que d’aider individus et groupes privés à réaliser leur bien propre. En sorte que le bien public est un bien intermédiaire : l’État est expressément institué en vue de créer un milieu propice et les conditions favorables au bien de tous et de chacun.
61Dans cette perspective, on rappellera sommairement quels services — nécessaires et utiles — le public est en droit d’attendre de l’État.
a) Sur le plan intérieur
- État de droit, c’est-à-dire un pouvoir garantissant le respect de ces besoins d’expression sociale, de société vivable et de vie personnelle que l’on rassemble sous l’étiquette « droits de l’homme ».
- Ordre, justice et paix, le pouvoir étant nécessaire pour préserver la société de l’anarchie, de la violence et de l’injustice :
- Paix politique, sociale, linguistique, religieuse au sein de la communauté.
- Ordre dans les rapports sociaux, sachant que si l’ordre véritable conserve ce qui doit être conservé, il change ce qui doit être changé.
- Ajoutons que paix et sécurité ne règneront que si à la justice se mêlent la concorde et l’amitié. Pour les Anciens, l’amitié était le fondement de la Cité : les traités internationaux évoquent bien l’amitié entre les nations, alors pourquoi pas entre les nationaux ?
- Coordination des activités privées : de la circulation routière (code de la route) à l’organisation des échanges (encadrement du marché par la règle de droit, assurant l’équilibre entre ces deux principes).
- Respect de l’autonomie de la société civile et aide aux individus et aux groupes dans l’accomplissement de leurs tâches propres et la réalisation de leurs projets particuliers ou collectifs.
- Suppléance à l’initiative privée absente ou déficiente, là où le bien public est en jeu, là où les besoins humains sont considérés comme essentiels, c’est-à-dire : alimentation, approvisionnement en énergie, logement, instruction et éducation, environnement, moyens de communication et de transport, possibilités d’emploi, santé publique, protection sociale et lutte contre l’exclusion, etc. Autant de biens et de services qui, dans une société imprégnée de solidarité, sont d’intérêt public.
b) Sur le plan extérieur
- Défense militaire de la communauté et promotion des intérêts nationaux légitimes à l’étranger (par exemple, conquête de marchés face à la concurrence internationale).
- Coopération avec les autres États et intégration dans des espaces politiques plus larges, dans l’intérêt même du public national, en renonçant à une partie de l’autorité politique nationale.
- Politique de coopération et de développement dans le Tiers Monde. Indépendamment de l’impératif d’ordre moral, c’est une nécessité politique : l’inégalité croissante entre nations riches et pauvres entraînant le monde vers la catastrophe, il n’y aura plus de paix, à long terme, sans justice entre les peuples.
***
62Au long de cette étude, on a parlé essentiellement de l’État — qui reste le cadre principal de l’action politique — et d’ailleurs pour le ramener à sa juste place.
63Comme de juste, en tant même que garant du droit et des libertés, l’État passe au second plan. Mais, en outre, la démocratie personnaliste se garde de privilégier la communauté étatique, précisément parce qu’elle préconise de laisser le maximum de responsabilités aux communautés les plus proches de l’homme (famille, communauté de travail, commune, région, etc.).
64Tel est bien le premier principe en la matière : ne transférer au niveau supérieur que les tâches qui ne peuvent être efficacement accomplies au niveau inférieur. Sans oublier que ce principe de subsidiarité, s’il vaut dans la sphère nationale, est de plus en plus vrai dans le contexte international et particulièrement dans le cadre de l’Union européenne.
65En effet, de même que la doctrine du personnalisme communautaire a élevé le rapport brut individu-société au niveau d’une véritable relation personne-communauté, de même elle travaille au dépassement des nationalismes par l’application du principe communautaire aux relations entre les peuples.
66Aussi bien, les principes de bien public envisagés au premier chef dans le cadre national valent évidemment à l’échelle des communautés supranationales et même de la communauté mondiale. Ne parle-t-on pas de « bien commun universel » ou mieux de « bien public international »10, en vertu duquel la communauté internationale a le devoir de créer les conditions internationales du développement permettant à chaque peuple d’atteindre un niveau de vie décent : justes termes de l’échange commercial, amélioration des prix de l’énergie, accession à la technologie moderne, etc.
67Notons toutefois que la justice sociale internationale suppose que les États du Tiers Monde appliquent préalablement eux-mêmes en leur sein la justice sociale qu’ils réclament des pays riches. Il s’agit en effet, dans une démocratie d’inspiration personnaliste et sociale, de développer des conditions favorables au droit de chaque personne humaine à une existence décente et non au bien de quelques-uns.
68Dans cette perspective, la pensée démocratique personnaliste a approfondi sa doctrine sur la justice sociale entre les nations et le devoir de solidarité universelle, préconisant des conventions internationales et des accords régionaux, jalons vers une nouvelle organisation du monde garantissant des rapports internationaux fondés sur la justice et la solidarité, en vue de préserver la paix mondiale.
III. Actualité de la démocratie personnaliste
69Comme jamais au long des temps, la fin de ce IIe millénaire a été marquée par un foisonnement d’idéologies politiques : libéralisme plus ou moins débridé, socialisme totalitaire ou simplement niveleur, nazisme monstrueux et fascismes diversement oppressants.
70Ces pensées politiques diffèrent selon qu’elles confèrent valeur suprême soit à une vision globale du monde — le marxisme —, soit à une valeur particulière sacralisée — l’égalité, l’ordre —, soit à une entité concrétisée — l’État, la nation ou le peuple.
71Dans tous les cas, l’homme se retrouve plus ou moins asservi soit à ce système, soit à cette valeur particulière, soit à cette entité. Deux de ces idéologies — le nazisme et le communisme — furent même à proprement parler des idéologies de mort. Le marxisme-léninisme ne contestait-il pas l’autonomie et même la réalité du sujet, concluant au néant de la personne et à la mort de l’homme ?
72Restent aujourd’hui dans nos pays d’Europe trois courants de pensée politique plus traditionnels : libéralisme, socialisme et personnalisme. Mais les deux premiers se fondent à l’évidence sur des conceptions erronées de la nature profonde de l’homme : solitude de l’individu « souverain » d’une part, primat du social sur le personnel d’autre part. Or, précisément, le troisxième courant de pensée — le personnalisme — est le seul qui ne méconnaisse pas l’homme dans sa double dimension personnelle et sociale.
73Il semble d’ailleurs que dans les décombres idéologiques de cette fin du XXe siècle, c’est bien ce courant de pensée politique, longtemps le plus faible, qui tend à s’imposer. La démocratie chrétienne qui s’en inspire directement11 n’occupe-t-elle pas désormais une place déterminante dans nos « vieilles » démocraties modernes ?
74Néanmoins, on se gausse encore parfois des « zélateurs du personnalisme » en arguant que « la démocratie chrétienne n’est pas une philosophie (et) ne se substituera pas à l’eschatologie socialiste »12. Mais justement, le personnalisme est le seul courant de pensée qui, en clair, pose l’homme avant le système ou l’utopie. Or, on a bien vu qu’en accordant plus de valeur au système qu’à la personne humaine, le socialisme en est venu à être inhumain. A preuve les efforts actuels pour restaurer un socialisme « à visage humain ».
75Il faut d’ailleurs préciser que la démocratie personnaliste est effectivement moins un système de pensée qu’un principe — mais un principe cardinal — d’organisation sociale. Aussi bien, elle déborde le domaine politique proprement dit et vise la démocratisation de la société civile elle-même, « s’exprimant par des manières et des coutumes et, en particulier, par ce que Bryce appelait l’égalité d’estime, c’est-à-dire un traitement et un respect égaux pour chaque homme »13.
76Bien plus, la démocratie personnaliste réduit les prétentions de la politique car, si « la politique est l’activité suprême de l’homme en société »14, le personnalisme l’empêche de remplir indûment tout l’espace, l’homme étant un être spirituel unique et non une simple cellule du corps social.
Notes de bas de page
1 R. ARON, Mémoires, Paris, 1983, p. 76.
2 Voy. J. LADRIÈRE, « Parti d’inspiration chrétienne et christianisme », in J. LACROIX, A. GROSSER et al., Réflexion à Louvain-la-Neuve, Bruxelles, 1974, p. 125.
3 J. RAWLS, Théorie de la justice, cité par P. RICŒUR, « Morale, éthique et politique », in Morale et politique, n° spécial de Pouvoirs, no 65 (avril 1993), p. 11. Ricœur souligne toutefois que la justice n’est pas une prérogative du politique, dans la mesure où elle est « la première vertu des institutions sociales », donc de toutes les institutions.
4 Voy. l’Instruction du Saint-Office sur la théologie de la libération du 6 avril 1986.
5 On sait que le personnalisme, né à l’aube des années 30, répondait à la poussée totalitaire de l’époque. Mais le terme risquant d’entraîner de vieilles réactions individualistes, Emmanuel Mounier l’a dès le début associé à celui de « communautaire ».
6 Emmanuel Mounier ne s’en cachait pas : « Y a-t-il une politique chrétienne ? » in Esprit, juin 1934 ; « Personnalisme catholique » (1939), in Recueil du centenaire de l’Université catholique de Washington, repris sous le titre « Personnalisme et christianisme » in E. MOUNIER, Liberté sous conditions, Paris, 1946.
7 J. MARITAIN, L’Homme et l’État, Paris, 1953, p. 11.
8 Voy. J. MARITAIN, Humanisme intégral, Paris, 1936, réfléchissant à l’« idéal » et aux « chances historiques d’une nouvelle chrétienté ».
9 J. DABIN, L’État ou le Politique, Paris, 1957, p. 62 et suiv. Les développements qui suivent s’inspirent largement de cet ouvrage.
10 J. DABIN, Doctrine générale de l’État. Éléments de philosophie politique, Paris-Bruxelles, 1939, p. 466 et suiv.
11 Mounier lui-même fut très critique et même hostile à l’égard de la démocratie chrétienne française après 1945. Maritain était pour le moins réservé, fidèle à un « indomptable esprit de liberté » (Raïssa Maritain).
12 A. MINC, Le nouveau Moyen Age, Paris, 1994, p. 206.
13 G. SARTORI, Théorie de la démocratie, Paris, 1973, p. 372.
14 R. RÉMOND, Valeurs et politique. Entretiens avec J.-D. Durand et R. Ladous, Paris, 1992, in fine.
Auteur
Conseiller juridique, Les fondements éthiques d’une démocratie personnaliste.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010