L’efficacité au service de l’équité en économie
p. 721-729
Texte intégral
1. Introduction : L’efficacité en ESPO aux FUSL
1L’honneur qui m’échoit d’ouvrir la séance de ce colloque consacrée aux Sciences Economiques, Sociales et Politiques trouve son origine, je présume, dans le rôle que j’ai pu jouer lors du démarrage de l’enseignement de ces disciplines à Saint-Louis en automne 1965, et pendant les neuf années qui ont suivi. J’y suis très sensible, et j’en remercie les organisateurs. C’est aussi pour moi une occasion, que je ne veux pas laisser passer, d’évoquer d’où nous venons : un groupe de quatre enseignants — tous de moins de 35 ans — nommés par Mgr Van Camp pour lancer l’opération, et dix étudiants inscrits audacieusement de ce nouveau programme. Ceux-ci sont devenus aujourd’hui plus de 65 personnes participant à l’enseignement en ESPO, et un solide corps de près de 500 étudiants. En fait d’efficacité, si l’on prend ce terme dans son sens courant, c’est sans doute un bon score !
2Mais si l’on doit à la lucidité et à la largueur de vues du Recteur Van Camp le lancement de cette troisième dimension dans l’espace des activités facultaires, l’hommage d’aujourd’hui s’adresse surtout au recteur Dabin, qui a assuré continuité et solidité à cette initiative. Il a su par sa gestion efficace « transformer l’essai », condition incontournable de toute victoire.
3Si j’ai choisi pour cet exposé le thème de l’efficacité en économie, c’est aussi parce que ce sujet fait l’objet, dans ces lieux, de travaux nombreux et approfondis au niveau scientifique. Ceci, avec mes collègues Léopold Simar, Etienne Loute et Dominique Deprins, et l’aide des assistants et étudiants dynamiques que furent Catherine Demain, Thèrèse Geels, Patricia Demunck, Isabelle Boland, Marie-Astrid Jamar et Pierre Wunsch ; de plus, au delà des Facultés, des collaborateurs comme Kris Kerstens à la K.U.Brussel, Bernard Thiry à l’Université de Liège, Wim Moesen et Tom Van Puyenbroek à la K.U.Leuven — sans compter ceux de Louvain-la-Neuve parmi lesquels Philippe Vanden Eeckaut mérite une mention d’exception, tandis que Pierre Berquin, Amador Malnero et Catherine Ehlen, tous anciens de Saint-Louis, se sont particulièrement distingués. Ceci illustre combien la recherche économique aux Facultés est vivante, et d’une qualité qui déborde largement l’horizon du Boulevard du Jardin Botanique. Nous devons cela certainement aussi à la protection et à l’appui du Recteur Dabin.
4Mais le thème de mon intervention n’est toutefois pas celui de l’efficacité de la Faculté ESPO, ni même celle du Recteur Dabin. Les organisateurs de ce colloque nous invitent en effet à réfléchir sur nos disciplines, plutôt que sur nous-mêmes.
5Il a été aussi demandé de mettre la réflexion dans une perspective : celle de l’éthique. Je vous propose dès lors de traiter de la question à deux niveaux, entre lesquels je serai amené à faire une nette distinction : d’une part, l’efficacité et l’éthique au niveau de la discipline scientifique que prétend être aujourd’hui l’économie ; d’autre part, l’efficacité et l’éthique au niveau plus général de ce que sont les comportements humains, au-delà de leur dimension purement économique.
2. Efficacité et équité dans la science économique contemporaine
6Ma question centrale dans cette section est la suivante : où intervient l’éthique dans le paradigme dominant de la science économique contemporaine ?
7Cette question renvoie toutefois à une autre, qui lui est préalable : quel est donc ce paradigme dominant ?
8Dans les milieux spécialisés, on s’accorde assez largement à reconnaître qu’il s’agit de ce qu’on appelle le « modèle Arrow-Debreu »1 d’une économie qui comporte essentiellement deux catégories d’acteurs : les consommateurs et les producteurs.
9Les consommateurs, qui sont traités aussi comme des travailleurs et des épargnants, sont supposés agir de manière à satisfaire au mieux leurs préférences. Les producteurs, quant à eux, ont un comportement qui est supposé satisfaire au mieux leurs propriétaires, par le biais du revenu que rapporte à ceux-ci le profit dégagé de leur activité. Enfin, l’ensemble de ces agents acquièrent et/ou fournissent les biens et ressources, dont ils ont besoin et/ou dont ils disposent, par voie d’échange sur les marchés.
10Sur la base de cette description, très sommaire évidemment — mais que j'espère néanmoins pertinente — des acteurs de la Société, les raisonnements fondamentaux de l’analyse économique portent sur deux points :
- Comment, et à quelles conditions, ces comportements sont-ils compatibles entre eux ? C’est la question dite de l’équilibre économique général. Elle est essentiellement de nature logique. Je vois mal ce qu’elle peut comporter d’éthique.
- L’état de la société qui résulte de ces comportements satisfait-il au mieux les préférences de ses membres ? C’est la question dite de l’optimum, appelée parfois aussi, et d’ailleurs plus justement, de l’efficacité sociale2 (du système économique.
11Pendant une longue période (1935-1970), bien des auteurs ont systématiquement affirmé que cette question de l’efficacité était elle aussi exempte de considérations de valeurs ou d’éthique. Ils parlaient de « value free economics ». Et cette attitude a conduit la plupart d’entre eux à prétendre que l’économie était, pour cette raison, totalement séparée de l’éthique.
12Mais cette thèse a été largement abandonnée depuis les années 70, pour la raison principale suivante : se demander si le système satisfait au mieux les préférences des membres de la Société, c’est déjà ériger en valeur — c’est-à-dire en chose souhaitable — la satisfaction de ces préférences. L’analyse de l’efficacité sociale du système économique n’est donc nullement du « value free economics ». Elle conduit en fait, et en droite ligne, aux problèmes de justice et d’équité, dès que l’on pose à propos de l’efficacité la sous-question suivante : efficacité pour qui ? au bénéfice de qui ? Il s’agit ici de la distribution des fruits de l’efficacité. Qui se l’appropriera ? Qui est en droit de se les approprier ? Pour illustrer, l’image suivante est bien connue : l’efficacité se préoccupe de la taille du gâteau qui résulte des activités humaines ; mais l’équité, c’est-à-dire la justice distributive, se préoccupe quant à elle des modalités du partage de ce gâteau entre les membres de la société.
13La question de la justice distributive est ainsi celle par laquelle l’éthique intervient — et est reconnue comme devant incontournablement intervenir — dans l’analyse économique contemporaine. Comment le fait-elle ?
14Essentiellement par la prise en compte de l’interdépendance entre les niveaux de bien-être des individus et la comparaison entre ceux-ci.
15Dans sa formulation initiale, le modèle Arrow-Debreu de l’économie ignore les formes d’indépendance autres que celles engendrées par le mécanisme des prix. Dans ce contexte, le modèle est essentiellement individualiste, et ne permet guère de poser de questions de justice distributive.
16Mais le vide créé par ce mutisme du paradigme au plan éthique n’a pas manqué de susciter ultérieurement des contributions nombreuses, visant à prendre en compte les formes multiples sous lesquelles les agents économiques sont interdépendants autrement que par les prix. Sont ainsi apparus les concepts d’externalité, de bien collectif, de bien tutélaire, de fonction d’utilité sociale, et bien d’autres encore, qui ont été formulés pour intégrer diverses formes d’interdépendances dans la taxonomie de base.
17La surprise, qu’il vaut la peine de mettre en exergue, est que le modèle d’Arrow et Debreu s’est trouvé suffisamment flexible pour pouvoir intégrer ces dimensions, précédemment ignorées. Sans doute ne le sont-elles pas de manière complète, mais cela a néanmoins suffi pour pouvoir distinguer de manière précise, dans les relations entre agents de l’économie, ce qui relève de la justice distributive de ce qui relève de l’efficacité.
18On a ainsi réussi, dans les années 1960-1980, à identifier non seulement ce qu’est le degré efficace de l’exercice d’une externalité, ce qu’est le montant efficace d’un bien collectif, ou ce qu’est le niveau efficace de la fiscalité, mais aussi ce qu’est une taxation équitable des revenus, ce que sont des prix équitables, ce que sont des investissements auxquels il est le plus juste de consacrer l’épargne des gens.
19Ceci s’est fait, disais-je, dans le cadre du modèle Arrow-Debreu (qui s’est ainsi révélé suffisamment souple pour traiter de bien plus que la seule efficacité), mais aussi grâce à l’introduction dans l’analyse d’un concept venu d’ailleurs : celui de « fonction d’utilité sociale ». Faute de pouvoir donner ici une définition précise de celui-ci, disons qu’il s’agit d’un instrument d’expression des valeurs interpersonnelles auxquelles sont attachés les membres de la Société.
20Malheureusement le choix de cette fonction, et les valeurs qui la sous-tendent, n’ont jamais fait l’objet d’un consensus. Même la récente théorie de la justice de Rawls, qui a pu être coulée sous la forme d’une fonction d’utilité sociale particulière, dite « maximin », suscite des divergences quant à son acceptabilité.
21A ce stade, ma conclusion sur les relations efficacité et équité en science économique tient en trois points :
221°. Contrairement à ce que beaucoup croient, le paradigme dominant de la Science économique — le modèle Arrow-Debreu — est d’une flexibilité tellement grande qu’il permet l’intégration de multiples considérations éthiques, relatives à la distribution du gâteau social entre les hommes.
232°. Mais il attend comme devant venir d’ailleurs la spécification des critères au nom desquels évaluer les distributions alternatives. En lui-même, il est éthiquement neutre.
243°. Il est erroné de croire que parmi les valeurs sociales seule l’efficacité puisse être prise en compte par ce modèle : bien que celle-ci soit la seule traitée de manière explicite par ces auteurs dans leur formulation de départ, d’autres valeurs peuvent l’être et l’ont été par de multiples auteurs subséquents3 (L’origine de ces valeurs est, toutefois, à trouver en dehors de ce modèle.
25Il reste à évoquer un autre aspect de l’irruption de l’éthique en science économique : celui de ce que l’on appelle parfois le « trade-off » entre efficacité et équité. Le problème est aisément illustré par la courbe tracée dans le diagramme ci-joint, qui pose la question de savoir si plus d’équité dans la Société entraîne nécessairement moins d’efficacité ? Existe-t-il dans le système économique une logique interne qui imposerait comme nécessairement une telle relation ?
26(Observons que les grandeurs utilisées sur chacun des axes sont de simples suggestions quant à la manière de mesurer l’efficacité et l’équité ; il en existe beaucoup d’autres, souvent plus fines)
27La question que pose une telle courbe a souvent été posée — mais les réponses divergent considérablement. D’une part, sa mesure empirique est pleine d’embûches, et nombreux seraient les économètres qui refuseraient de s’aventurer dans son estimation. D’autre part, il n’y a pas à ma connaissance de résultats théoriques établissant la nécessité d’une telle relation dans une économie de marchés.
28Pourtant l’idée a quelques supports intuitifs. Qu’en penser ? Je n’improviserai pas ici une réponse que la littérature scientifique n’offre pas. Mais la courbe en question peut nous faire réfléchir utilement dans la direction alternative suivante : il est parfaitement possible que la Société se trouve, non pas sur la courbe (comme au point A par exemple), mais bien en deçà de celle-ci, comme au point B. Et dans ce cas, il n’est pas évident que la meilleure manière de modifier l’état de choses dans un sens socialement désirable soit nécessairement d’aller vers la droite ; ce n’est en tout cas pas la seule manière de le faire.
29A équité légale, accroître la taille du gâteau a ses vertus, qui sont loin d’être négligeables. Permettez-moi de citer à cet égard les deux phrases suivantes d’un ingénieur économiste qui est aussi un grand humaniste, et qui méritent réflexion :
« La productivité est la forme quantitative de la créativité...
« Elle signifie notre aptitude fondamentale à rendre davantage que nous ne recevons ».
P. Massé, ancien Commissaire au Plan français.
30En conclusion, si efficacité et équité sont vues comme une alternative au sens fort du terme, elles constituent alors un dilemme que la science économique contemporaine rencontre souvent, mais laisse sans réponse généralement acceptée. L’économiste laisse au « politique » le soin de faire les choix en la matière.
31Mais plus souvent qu’on y pense, aucune de ces deux valeurs n’est complètement satisfaite avec les ressources dont nous disposons (comme au point B) : alors, il n’y a plus dilemme, mais bien possibilité de progrès sur les deux plans. On peut apprécier alors à leur plus juste valeur pour la Société, les gains d’efficacité que ses membres peuvent réaliser.
3. Efficacité et équité dans les comportements : la place des institutions
32Allons maintenant au delà du discours de la discipline économique, pour nous intéresser un moment aux comportements eux-mêmes. Les comportements humains forment un tout, caractérisé par plusieurs dimensions. Parmi celles-ci, la dimension économique en est une, tout comme la dimension éthique en est une autre — chacune d’elles étant d’importance variable selon les cas, et celles-ci étant susceptibles de se recouvrir.
33Lorsque la dimension économique est importante, la composante éthique qui s’y attache dépend d’abord, me semble-t-il, de l’intention de chaque acteur, c’est-à-dire des valeurs qui l’inspirent lui personnellement.
34A cet égard, la science économique ne fournit pas de valeurs universelles. Mais d’autres disciplines les fournissent-elles ? Probablement ne le font-elles pas non plus. On est donc forcé de se rabattre sur un certain individualisme des valeurs, et à admettre que le comportement de chacun est le fruit des valeurs qu’il poursuit.
35Il y a toutefois plus à dire, parce que les hommes vivent en société, c’est-à-dire qu’ils créent des institutions dans le cadre desquelles ils agissent et acceptent d’agir. Dès lors ces institutions privilégient la réalisation de certaines valeurs par rapport à d’autres.
36Si l’on s’interroge alors sur le pourquoi et le comment de ces institutions, et sur le (ou les) processus de leur création, on est amené à dire que fondamentalement, elles ne procèdent pas de la logique économique, et qu’elles relèvent plutôt de choix plus généraux — les choix de valeurs individuelles que les membres de la société font pour eux-mêmes.
37Il serait toutefois abusif, et naïf, de poursuivre en disant que les facteurs économiques ne jouent pas de rôle dans la construction des institutions qui structurent nos sociétés. Bien au contraire ! Mais la logique de l’allocation judicieuse des ressources, qui rend les sociétés prospères et même puissantes lorsqu’elle est respectée, ne fournit pas en elle-même les fins auxquelles ces ressources doivent contribuer.
4. Conclusion
38Quatre points résument le message de cette brève réflexion :
- L’efficacité est une valeur comme d’autres, certainement ni prioritaire ni absolue, mais réelle néanmoins.
- Le calcul économique dérivé de la discipline qui s’est développée au cours de ce siècle a permis d’incontestables progrès de nos sociétés sur le plan de leur efficacité, grâce notamment à la construction d’un paradigme qui a amélioré la compréhension de leur fonctionnement.
- Ce même calcul s’est révélé et est capable de se mettre au service d’autres valeurs, telles que celles d’équité — pourvu que celles-ci reçoivent une formulation suffisamment précise.
- Il reste cependant illusoire de croire que le calcul économique permette jamais de choisir entre valeurs : c’est bien pourquoi la Société, si elle a besoin d’économistes, gardera toujours le besoin de philosophes et de moralistes.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Arrow, K.J. et Hurwicz, L. 1960 « Decentralization and computation in resource allocation », pp. 34-104 in R. ; Pfouts (ed.), Essays in Economics and Econometrics in Honour of H. Hotelling, University of North Carolina Press, Chapel Hill ; reproduit dans Arrow, K. et Hurwicz, L. (eds), Studies in Resource Allocation Processes, Cambrigde University Press, Cambridge U.K., 1977.
Debreu, G. 1959, Theory of Value, New York Wiley (traduit en français sous le titre Théorie de la Valeur, Paris, Dunod, 1966)
10.2307/2550608 :Dehem, R. 1951, L’efficacité sociale du système économique, Nauwelarts, Louvain-Paris.
Jacquemin, A. et Tulkens, H. 1986, Fondements d’Economie Politique, 2e édition, De Boeck-Université, Bruxelles (1e édition, La Renaissance du Livre, Bruxelles 1970).
Malinvaud, E. 1984, Leçons de théorie microéconomique, Coll. Statistiques et programmes économiques no 15, 4e édition, (1ère édition : 1969), Dunod, Paris.
Notes de bas de page
1 La référence de base est Debreu 1959. Au niveau de manuels destinés à l’enseignement, Malinvaud 1984 constitue la meilleure initiation, à un niveau assez avancé toutefois. Ce cadre d’analyse est aussi celui qui inspire chacune des deux éditions de Jacquemin et Tulkens 1970 et 1986.
2 Selon l’expression de Dehem 1951.
3 D’ailleurs la (bonne) théorie économique du socialisme, traitée par exemple dans Arrow et Hurwicz 1960, ou dans le chapitre de VIII de Malinvaud 1984, utilise aussi le modèle Arrow-Debreu pour traiter des valeurs qu’elle veut servir.
Auteur
Professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis, L’efficacité au service de l’équité en économie.
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