Psychanalyse, culture, éthique
p. 577-599
Texte intégral
1Nous conviendrons avec Jean Laplanche1 que la psychanalyse constitue un ensemble de pratiques et de théories dans lesquelles l’éthique et la morale occupent une place bien particulière. Un cadre y est aménagé, dans la cure, où peut prendre place, sans aucune pudeur ou censure, l’expression verbale et librement associée de la profonde immoralité du Ça, tout autant que de la cruauté et de l’obscénité du Surmoi. La cure psychanalytique est en ce sens un lieu unique en son genre : l’a-socialité de l’homme, paradoxalement indissociable de son besoin de reconnaissance et d’amour, y trouve un bon entendeur. Le « bon entendeur » réside ici dans la réponse dont on connaît la connotation d’abstention en psychanalyse. La réponse est décisive en ce qu’elle a de radicalement différent par rapport à toute autre situation et c’est ce rapport à la parole qui guérit, qui agit sur le symptôme.
2Au rang des réponses, le rituel de l’aveu et la Confession2 constituait une récupération du désir humain dont l’effet n’était pas tant d’en accroître la pureté que de restituer au sujet dans les normes de la soumission généralisée prévue par la règle, ôtant au sujet la souffrance de jouir d’un désir à bien des égards encombrant. Est-ce à dire, comme on l’a cru après une lecture rapide de Freud, que pour les psychanalystes tout est permis ? Nous ne le croyons pas. L’interdit dogmatiquement posé par tradition, dont on s’était débarrassé après une première lecture de Freud, resurgit sous les traits de la nécessité de « structurer » l’espèce parlante pour qu’il y ait humanité. La nécessité de l’interdit, ce dernier étant repensé, est apparue sous un autre visage cette fois « structurant » et incontournable pour qu’il y ait simplement humanité dans l’espèce parlante, pour humaniser l’espèce. Un renouvellement de l’éthique est ainsi possible, mais celui-ci ne dément pas l’impossible rapport, souligné depuis Freud, entre la pulsion et la Culture.
3Il existe une éthique de la psychanalyse, et non des moindres. Nous articulons celle-ci non pas dans la cure, mais dans le champ social et l'institution que par analogie la psychanalyse elle-même est devenue pour la Culture. Un éclairage éthique de la Culture, tel est l’apport de Legendre, dont nous parlerons, portant une attention toute spéciale son dernier ouvrage sur la fonction parentale des Etats3. En d’autres mots, il y a la responsabilité du psychanalyste dans la cure, qui ne constitue pas directement notre propos ici, et il y a la responsabilité des psychanalystes dans la cité. Au contraire de Laplanche, qui défend l’idée que le psychanalyste doit s’abstenir de toute prise de position dans la cité, nous pensons à la suite de Legendre, que la psychanalyse, comme corpus de théories entrées dans la culture, se trouve confrontée de manière décisive aux positions éthiques dans notre société occidentale. Elle s’y trouve, en outre, elle-même soumise, nul n’échappant aux forces de la psychologie collective, ce qui est particulièrement discernable dans les associations de psychanalystes. L’éthique de la société actuelle interpelle donc en retour les psychanalystes et la théorie de l’homme que leur pratique suppose.
4La position de Laplanche est, cependant pleine d’intérêt en ce qu’elle est révélatrice d’une véritable antinomie éthique au cœur de la psychanalyse : comment un psychanalyste, engagé dans la cité avec des positions éthiques précises, peut-il préserver la liberté de parole des analysants, si tant est, disait-il, que la cure est le seul lieu où il est aujourd’hui possible de dire qu’on est pour les bourreaux d’enfants et pour les camps d’extermination4. Comment, dans un tout autre contexte, mais cependant comparable, un médecin psychiatre peut-il signaler aux autorités compétentes la toxicomanie d’une mère, dénoncer un « danger » pour l’enfant, et s’attendre à ce qu’elle lui parle librement de ses relations avec son enfant ou avec la société, après avoir rendu impossible la confiance nécessaire à la mise en place d’un processus thérapeutique.
5A quel niveau la psychanalyse peut-elle renouveler la question de l’éthique et comment, avant toute chose, poser la question d’une manière légitime ? Quelle est la contribution de la psychanalyse à la culture et à la réflexion éthique qui lui est indissociable ? La « révolution anthropologique » qui résulte d’une conception de l’homme tenant compte des processus inconscients inclut un renouvellement de la réflexion éthique dans les Sciences de l’homme. Des formulations psychanalytiques de ces questions sont présentes, au cours des dernières années chez P.-L. Assoun5 et dans l’œuvre de P. Legendre6. Nous avons choisi de nous en tenir le plus fidèlement possible à la conception de ces deux auteurs, apportant leur éclairage original à une question par ailleurs si vaste ; le premier propose un renouvellement de la lecture de l’œuvre freudienne, le second énonce une pensée originale fondée sur la connaissance de Freud et de Lacan.
6Notre but n’est bien sûr pas de concilier les théories ; il est de dégager des invariants de la psychanalyse qui autorisent à reconnaître en quoi cette dernière éclaire les fondements du social et en quoi la Culture, en retour, alimente d’une manière essentielle la réflexion de la psychanalyse. A ma connaissance, seul Legendre à la suite de Lacan, tente de ramener la réflexion à la mise en évidence d’une « structure élémentaire » (psychique, individuelle et sociale) pour l’espèce parlante fondant l’humanité de l’humain. Sa réflexion est « éthique » parce que cette structure doit exister, dans le social avant tour pour être présente ensuite, par l’intermédiaire de la famille qui lui transmet ces valeurs, chez l’individu lui-même, pour la simple survie de l’espèce. Assoun réfléchit davantage la pensée freudienne à laquelle il arrive à se tenir, exclusivement. Ceci nous semble bienvenu, parce qu’il ne mélange pas les commentaires à l’analyse de son observation pas à pas du corps de l’œuvre de Freud. Il tient même cette méthode pour ce qu’il appelle à juste titre une « boussole épistémologique » : la théorie freudienne s’articule progressivement en un langage et une imagerie propre ; elle accompagne l’évolution de Freud lui-même, dont on peut suivre les commentaires dans la correspondance. Or, il apparaît que Freud mettait un point d’honneur à comprendre les fondements de la Culture à partir de la psychanalyse.
7L’exposé qui suit se développera selon le plan que voici. Il commence part l’exposé du « projet » de Freud pour la psychanalyse dans le champ social. Ce projet va cerner un Sittlichkeit, ou morale sociale collective, que la psychanalyse par la rigueur d’une démarche authentique, faisant la chasse à l’imposture d’une pensée rationnelle contaminée par l’inconscient, peut contribuer à cerner. Le fondement de la névrose, tout autant que le fondement de la Culture, est pour Freud, l’interdit de l’inceste et du meurtre du père. Une deuxième partie de l’exposé sera consacrée à un bref commentaire sur ce thème connu qui mérite que l’on passe au-delà de l’évidence qui le connote actuellement, annulant en partie sa portée. Le point de vue de Freud est, quel que soit le lieu de son œuvre où l’occurrence du thème apparaît, diachronique, évolutif, génétique et même phylogénétique. Une troisième partie procède à un rappel de la conception de Lacan sur les fondements de l’ordre symbolique. Ce rappel vise à radicaliser sa conception du langage pour montrer toute la distance qu’elle suppose par rapport à l’œuvre de Freud. Pour Lacan, l’homme est, nous l’avons dit, la matière du signifiant. Sa formulation d’une théorie de l’homme est, en outre, synchronique, structuraliste et purement logique.
8Ici réside l’originalité et la pertinence de l’œuvre de Legendre. Conciliant, sans les dénaturer, les formulations de Freud et de Lacan, Legendre propose une pensée organisée et très complète des fondements du social qui constituent en même temps le fondement de l’humain en tant qu’espèce. L’œuvre de Legendre s’articule selon trois axes : 1) une formulation logique (Lacan), et non plus imaginaire ou mythique (Freud) de l’interdit de l’inceste et du meurtre du père et sa fonction essentielle pour la Culture, 2) une reprise de la « répression pulsionnelle » comme principe fondateur secret de la Culture ; celui-ci se révèle dans l’« objet » censuré des institutions et 3) la Culture « saisie par ses symptômes » : ce que révèle la situation actuelle. Nous évoquerons quelques éléments de cette œuvre seulement.
9La conclusion, enfin, oppose le « projet » de Freud qui tendait à une Sittlichkeit commune à l’individu et à la Culture, grâce à la psychanalyse et la situation actuelle, soit la psychanalyse après un siècle d’entrée dans la Culture : la psychologie collective reste identique, proposant des idéaux à la jouissance sociale, et le fonctionnement des institutions n’a pas changé, qui impose la croyance et institue la censure afin de protéger le « secret » qui la fonde. Ceci ne signifie pas qu’il faille renoncer à utiliser ces « armes premières » que la psychanalyse propose dans une réflexion sur le champ social ; il faut au contraire les ressaisir plus que jamais.
I. Le « projet » de Freud pour la psychanalyse dans le champ social
10Existe-t-il ou non une morale sociale collective mise en évidence par la psychanalyse et comment la psychanalyse s’arrange-t-elle avec cette question ? Nous exposerons tout d’abord dans quel sens Freud entend la Culture, ensuite les relations de la psychanalyse avec la Culture et finalement la manière dont la psychanalyse, avec son fondateur, pose la question d’une morale collective.
a. Définition de la Culture
11« Culture » est le terme qui correspond le mieux à Kultur, autrement dit civilisation. Ce terme semble préférable à celui de « société », car la question du lien social ne prend tout son sens que dans le contexte plus large de la Culture. La Culture, dit Freud, est la somme des actions et des institutions par lesquelles s’opère la rupture avec l’animalité et la nature, qui remplit la double finalité de « protection de l’homme contre la nature » et de « réglementation des relations des hommes entre eux »7. Les sciences de la Culture dont la connaissance est indispensable à la psychanalyse sont l’ethnologie, la mythologie, la science de la littérature. Pour Freud, le fait culturel renvoie de fait à trois ancrages : la langue, le mythe et la coutume. Cette dernière doit s’entendre au sens fort comme cet « ensemble de règlements éthiques et de règles morales qui lient un groupe d’hommes déterminés »8. Cette connotation éthique pose simultanément la question du lien et de la norme dans une société. La langue occupe une place privilégiée parce qu’elle constitue un des éléments de base de l’analyse du culturel ; elle intervient comme illustration de la coutume et comme complément du mythe.
12Freud a représenté la Culture de la même manière que l’inconscient, comme un empilement de strates qui font coexister le passé et le présent. Il utilise, comme célèbre exemple de la conservation dans le psychisme, la comparaison avec la ville de Rome9 formée de plusieurs villes en quelque sorte empilées les unes sur les autres au cours des siècles. La Culture est, en effet, une fabrique de traces mnésiques, de souvenirs qui ne cessent d’agir sur le présent. La Culture offre ainsi un véritable spectacle, un ensemble de survivances dans le présent, qui font d’elle plus qu’une abstraction, mais un « être psychique » collectif « doté de substance, mélange à la fois chaotique et ordonné de passé et de présent... »10. Or, d’une manière générale, ce qui apparaît à propos de la Culture au travers de toute cette érudition acquise par Freud, c’est que la répression pulsionnelle est à l’origine de la culture et qu’elle en est indissociable. En elle réside le principe fondateur secret du social. « L’inceste est un fait antisocial auquel, pour exister, la civilisation a dû renoncer » : autrement dit, l’angoisse de l’inceste et du meurtre constitue à la fois le moteur et l’envers de la civilisation. La question de la nature de la Culture est en elle-même historique, au sens génétique, et donc psychologique du terme, au sens « d’une origine signifiante que le savoir de l’inconscient doit éclairer »11. Ceci nous amène au deuxième point, celui qui concerne les relations de la psychanalyse à la Culture.
b. La psychanalyse et la Culture
13A titre de préambule, il importe de rappeler la position scientifique naturaliste et positiviste de Freud12. Quelques considérations épistémologiques sont en effet indispensables à la compréhension du statut des œuvres sociales de Freud. Pour Freud, la psychanalyse est une science de la nature, soit une science exacte, et pas une science de l’esprit ou science humaine. Cette appartenance constitue, selon Freud, un impératif plutôt qu’un donné, qui peut seul permettre d’éviter de faire de la psychanalyse une « vision du monde », c’est-à-dire une conception totalisante animée par la volonté de soutenir un désir d’avoir « réponse à tout » ou de se rendre « utile » en trouvant quelque chose de réjouissant, de commode ou d’avantageux pour la vie. Ce qui définit la scientificité de la psychanalyse, au contraire, c’est qu’elle ne peut se compromettre avec de tels désirs, devant rester fidèle à « ce maximum de renoncement au principe de plaisir »13 que représente la science « au sens propre », soit la science exacte. Cette conception freudienne qui peut sembler paradoxale au regard de ce qui passe aujourd’hui pour une évidence14, va de pair avec une conséquence méthodologique non négligeable qui résulte de la prise de position freudienne ; elle concerne le statut des concepts fondamentaux. Seules les sciences de l’esprit ont besoin, nécessairement, d’avoir des concepts fondamentaux clairs et précis, d’où la fâcheuse tendance à se concrétiser en conceptions totalisantes, alors qu’une science de la nature pourrait tolérer que les concepts fondamentaux soient imprécis au départ et opérer avec de tels concepts qui s’organiseront ensuite progressivement en fonction de nécessités dictées par leur objet lui-même, ici les processus inconscients.
14Dans cette perspective, on assiste chez Freud à une « hiérarchisation épistémologique » orientée vers l’idée d’une vérité effective vers laquelle « il y a lieu de tendre, avec toute la conscience du processus d’approximation »15 pour constituer la psychanalyse en science de la nature, que la psychanalyse s’intéressa aux sciences de la Culture et aux sciences de l’esprit. Il s’agit là, selon Freud, d’un réel besoin, d’une nécessité, pour lutter contre une tendance que la psychanalyse partagerait avec la médecine à savoir une certaine « étroitesse d’esprit » ; elle y trouverait une ouverture, un renouvellement, sans toutefois y rechercher sa rationalité propre ; elle trouve en effet celle-ci dans son objet, la pensée inconsciente. L’idéal d’intelligibilité scientifique a pour Freud une fonction régulatrice, mais sa réalisation se révèle progressivement dans le développement qui lui est propre et ce dernier trouve sa source dans la clinique. Ce qui peut passer pour une position de modestie se trouve cependant assorti de l’affirmation selon laquelle, il y va, dans cette « application » de la psychanalyse à la Culture, du sens même du concept de Culture. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que la confrontation avec la psychanalyse constitue un moment de vérité pour les sciences sociales tout autant que pour la psychanalyse.
15En effet, la psychanalyse ne se contente pas d’ajouter son discours aux discours existants sur un objet que ce soit la Culture »ou« l’homme » ; elle aide à problématiser la notion de Culture elle-même, à la redéfinir, à en découvrir l’énigme propre, à dé-construire et à re-construire le concept. Il s’agit d’un véritable besoin pour la psychanalyse, celui de passer du « savoir du symptôme » au « savoir de la culture » : « La vie psychique de l’individualité humaine nous fournit, lors de l’investigation psychanalytique, les explications à l’aide desquelles nous pouvons résoudre maint mystère de la vie des masses d’hommes ou du moins les placer en leur juste éclairage »16. Le besoin, ou la nécessité découle de ce que la psychanalyse, avec l'« hypothèse de l’inconscient », accompagne tout fait humain comme son ombre et se trouve, dès lors, dans la position d’avoir quelque chose à dire dans les sciences humaines. La définition de la Culture pose, en effet notamment, la question fondamentale d’un « fait générateur » des cultures et de leurs articulations institutionnelles.
16L’interrogation psychanalytique sur la Culture ramène à la question de la structure originaire de celle-ci, structure qui se révèle à travers l’hypothèse du « meurtre du père ». A l’évidence de la répression pulsionnelle va s’ajouter le vécu conflictuel du « complexe d’Œdipe ». Il y a d’un côté la version inconsciente du « complexe » dans la symptôme, de l’autre la version mythique avec l’universalisé culturelle de l’hypothèse. Appliquer la psychanalyse au savoir des sciences sociales, c’est prendre en compte un envers du réel social sans lequel ce « réel » ne saurait être.
c. Une morale collective objective ou Sittlichkeit
17Le savoir de la psychanalyse, élaboré par son travail sur le symptôme, fournit ainsi légitimement en retour un éclairage de la normalité collective qu’elle recompose ou recrée en quelque sorte à partir de son « envers ». La psychanalyse serait « médiatrice » entre les deux continents du savoir, parlant une double langue, celle de l’inconscient et de la névrose, et celle des collectivités, de la Culture, démontrant le sens d’une union nécessaire entre deux champs profondément différents parce que marqués par une profonde dualité épistémologique. Freud affirme encore une fois que la théorie de la Culture n’est pas l’annexe de la théorie des névroses, mais qu’elle en est l’aboutissement. Les « œuvres sociales » de Freud17, concentrées à la fin de sa vie, étaient devenues pour lui la passion dans laquelle il retrouvait une passion de toujours, celle dont il s’était temporairement détourné par son passage dans la théorie des névroses. A partir de ce moment, il affirmera que l’ensemble du savoir sur les processus inconscients ne prend son sens que sur le terrain de la Culture, de son origine, de son « secret ».
18Dans ses œuvres sociales, Freud radicalise la problématique de la psychologie collective. Une « croyance sociale » et parfois des « symptômes » se cristallisent au sein de toute collectivité en rapport direct avec une idéalisation qui constitue le moteur du champ social. Un malaise résulte de la vie en communauté et la travaille en profondeur ; il est associé à la culpabilité qui est le levier de la répression pulsionnelle. Dans L’intérêt de la psychanalyse18, Freud pose l’existence d’une loi identique dans le fonctionnement psychique individuel et dans le fonctionnement des collectivités : le principe dynamique de « plaisir-déplaisir » règle « l’économie psychique » et aussi 1’« économie culturelle » ; il vise à décharger des tensions et suppose une « base » anthropologique commune à l’être individuel et à l’être social. La tension qui résulte des besoins est déchargée en passant par la domination du monde extérieur, cependant il y a un reste : des besoins fondamentaux demeurent insatisfaits, ils doivent trouver une issue à tout prix et « De cela procède une deuxième partie de la tâche, de procurer aux tendances insatisfaites un soulagement d’une autre espèce. Toute l’histoire de la civilisation ne fait que nous montrer dans quels chemins les hommes se sont engagés pour la réalisation de leurs désirs insatisfaits, en fonction des conditions changeantes et modifiées par le progrès technique, du consentement et de l’interdiction du côté de la réalité »19. L’histoire de la Culture, déchiffrable à la lumière de la psychanalyse, se situe à la limite du principe de plaisir et du principe de réalité. A ce propos, la notion animiste de toute-puissance de la pensée joue un rôle central dans Totem et Tabou, s’opposant à la science. Freud explique : « le principe de l’évitement du déplaisir domine l’agir humain jusqu’à ce qu’il soit remplacé par le principe meilleur de l’adaptation au monde extérieur. Parallèlement par la domination progressive du monde, l’homme s’écarte de plus en plus de la croyance primitive à la toute-puissance et s’élève de la phase animiste à la phase scientifique par l’intermédiaire de la phase religieuse »20. On assiste ici à la mise en place de sa fameuse « généalogie » de la Culture : animisme-religion-science se succèdent dans l’histoire d’une évolution de la civilisation. Nous pensons qu’il s’agit de moments qui peuvent faire retour, ce que ne contredirait pas Freud, puisqu’il défend l’idée de la conservation dans le psychisme des phases antérieures de son développement.
19L’organisation de la Culture et des institutions qui la composent, se constitue ainsi dans un rapport de symétrie avec la névrose. La névrose tente de résoudre individuellement ce qui doit l’être collectivement par les institutions. Dans ce contexte, les mythes, les religions et les normes morales collectives constituent autant d’essais de satisfaction alternative des désirs insatisfaits et expriment une logique de compensation ; celle-ci structurerait le social et la logique de la normalisation sociale elle-même reposerait sur un « secret ». Le rapport au « manque » permet d’aborder l’histoire de la civilisation : la Culture montre l’existence des désirs insatisfaits, le destin de ceux-ci et les conditions techniques de leur aménagement. Ces désirs sont de nature sexuelle tout comme le représente le mythe œdipien. Dans son « malaise », la Culture est saisie par ses symptômes. Le malaise est le symptôme de la Culture. Il est dès lors possible d’aborder la Culture au travers de ses malaises ; il s’agit parfois de crises graves.
II. Le fondement de la Culture selon Freud
20L’énoncé par Freud du « Complexe d’Œdipe » a modifié les termes mêmes du problème culturel et introduit une interrogation parmi les ethnologues. Le Complexe d’Œdipe institue véritablement la psychanalyse. Il conjoint une scène originaire névrotique, bien connue, et un mythe ; or, ce mythe est en lui-même la révélation du désir infantile incestueux. Dès lors, le texte culturel et poétique est premier, mais, il énonce quelque chose que, simultanément, il ignore : le fait que la Culture a partie liée avec ce mythe d’une manière privilégiée. La vocation de la psychanalyse est de déchiffrer ce mythe pour accéder à l’insu du texte culturel. Il apparaît dès lors que la morale sociale collective ou Sittlichkeit constitue ce dispositif de « maîtrise » des complexes infantiles ; il existe, en d’autres mots, une « économie culturelle » de la pulsion et c’est la sublimation des pulsions infantiles qui soutiennent tout l’édifice de la construction culturelle. Si la civilisation progresse avec la répression des pulsions, on peut se demander, et c’est ce que fait Freud, si la civilisation est l’amie ou l’ennemie de l’individu ; autrement dit, la névrose est-elle une conséquence de la civilisation ? Ce n’est pas dans ces termes que Freud formule les choses de manière définitive. Pour lui, la névrose n’est pas une simple maladie, elle est tout simplement révélatrice de la vérité même de la Culture en tant que l’harmonie entre la pulsion et la civilisation est marquée du sceau de l’impossible.
21Si la psychanalyse est instituée par l’énoncé du complexe d’Œdipe, cet événement de fondation que Freud avait rêvé solennel culmine avec la parution de Totem et Tabou qui suscitera au moins autant de polémique que l’affirmation de l’existence d’une sexualité infantile. Cet ouvrage pose, à côté de l’existence d’une généalogie de la Culture (animisme-religion-science), l’affirmation d’une analogie de la « préhistoire » des peuples et de l’enfance de l’individu et, finalement, démontre que le refoulé, celui qui résulte du conflit œdipien, œuvre au cœur même de la psychologie des peuples, du social et de ses institutions. Ainsi après avoir transposé la conception psychanalytique acquise par l’analyse des rêves aux produits de l’imagination populaire, les mythes et les légendes, Freud transpose les présupposés et connaissances psychanalytiques, de la pratique thérapeutique individuelle, à l’éclairage des origines des grandes institutions culturelles, de la religion, de la moralité, du droit de la philosophie. Le projet de généalogie de la Culture contenu dans Totem et Tabou vise à traiter les problèmes de psychologie des peuples qui mènent directement aux grandes institutions civilisées, le droit, les ordonnancements étatiques, la moralité, la religion.
22Après l’histoire d’Œdipe qui tue son père pour ensuite épouser sa mère, Freud conte donc cette histoire extraordinaire, véritable narration de l’origine : « Un jour, les frères révoltés s’unirent, abattirent et absorbèrent le père et mirent ainsi fin à la horde... ». Cet événement est à la fois la cause et le secret de l’histoire ultérieure de la relation de l’humanité aux interdits totémiques et incestueux. Sur la question de savoir si l’événement est réellement survenu, on l’a dit, Freud répondait par l’affirmative. Au débat polémique qui suivit, Freud ne répondit guère, si ce n’est pas par un mot d’esprit, disant qu’il aurait « inventé cela un jour de pluie ». Cette histoire serait selon un ethnologue « a just-so story », pour d’autres, il s’agirait d’un conte de fée scientifique, mais Freud affirmait sa théorie inexorablement, dans le fil de la « vérité » qu’il avait à dire sur le mode de la poésie propre au texte culturel lui même, soit sur le mode de la culture qu’il avait à cœur de connaître. Le mythe et son texte poétique n’en disent-ils pas beaucoup plus qu’une théorie abstraite ? Le mythe laisse précisément la voie à cette marge d’énigme qui est aussi incitation au travail, là où la théorie exaustive et élaborée n’apporte que des réponses et clôt la réflexion.
23C’est ici que le contraste avec la théorie lacanienne prend tout son poids. Malgré son langage radicalement différent, cette théorie constitue un complément d’une valeur indiscutable à la formulation freudienne ; ce complément paraît essentiel pour la compréhension des phénomènes culturels tout comme il l’est pour la pratique de la clinique. La marge d’énigme est présente chez Lacan, mais préservée autrement, par ce qu’on peut décrire comme l’incomplétude du symbolique de nombreuses fois décrite par Lacan et dont le style lui-même témoigne. Lacan a rompu avec le récit mythologique de Freud. Il a en outre contribué à rendre impossible un certain usage de la doxa freudienne, celui qui en faisait une Weltanschauung psychosexualiste.
III. Lacan et l’ordre symbolique
24Pour Lacan, tout est langage, l’homme vit dans un univers symbolique qui l’exile de la « nature ». En outre, l’homme est parlé plus qu’il ne parle et dans ce discours l’inconscient se manifeste par des « effets de signifiants », soit des ponctuations logiques, des renversements dialectiques dans le cours de l’histoire essentiellement intersubjective d’un individu qui surviennent dans le champ du langage exclusivement. Certes, le symbole existe pour Lacan, mais il n’appartient à personne ; il fait partie de la culture par la langue et il n’y a pas de propriété symbolique. Dans ce contexte, la tragédie d’Œdipe est une histoire qui n’a l’importance, que Lacan lui reconnaît d’ailleurs, que parce qu’elle illustre la fonction de tiers, comme opérant dans un ordre logique, distinct du temps chronologique, proprement humain et précisément repéré par la psychanalyse, où advient un sujet.
25Lacan a eu, comme Freud, le souci de fonder la psychanalyse comme science, reprenant l’interrogation où Freud l’avait soutenue : la psychanalyse est-elle possible ? L’apport majeur de Lacan consiste à montrer que la psychanalyse existe si, et seulement si, elle peut rendre compte du champ qui est le sien, le langage et la parole, étant donné que ce dernier se déploie selon un isomorphisme de l’inconscient (freudien) et du langage. Cet isomorphisme apparaît en effet chez Freud dans La Science des rêves, la Psychopathologie de la vie quotidienne et Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient ; car la condensation et le déplacement y opèrent sur le mode de la métaphore et de la métonymie, et la symbolisation est structurée comme le langage. A cela s’ajoute le fait indiscutable que la cure psychanalytique n’opère sur le symptôme que par le moyen de la parole. A partir de là, Lacan radicalise cette fonction du langage dans l’ordre humain, soutenant non pas une théorie de l’inconscient mais une théorie de la pratique psychanalytique ; la structure que l’on reconnaît à cette dernière sera ensuite supposée à l’inconscient. Sans entrer dans les détails, extrêmement complexes comme on le sait, de l’élaboration de l’œuvre de Lacan à partir de ce point de départ, il importe de relever quelques unes des conséquences d’une telle formulation pour une conception de l’homme et, en particulier, celles qui serviront de tremplin à un renouvellement de la conception du complexe d’Œdipe et de ses conséquences dans la Culture par Legendre.
26Ce qui permet d’aborder le renouvellement d’une conception du fonctionnement social, c’est le fait que pour Lacan, le moi n’est pas l’instance centrale de la personnalité qui en assurerait la fonction de synthèse ; il n’est, ce moi, ni unifiant ni unifié, c’est un « bric-à-brac d’identifications imaginaires ». On sait l’importance de l’identification et de l’idéalisation dans le développement de la cohésion des collectivités21. Or, Lacan le souligne, la relation imaginaire est mortifière, parce qu’elle n’a d’autre issue qu’identificatoire et donc aliénante. Mais, toutes les identifications ne sont pas équivalentes, certaines étant normatives. Le concept d’imago condense, de ce point de vue, la difficulté et c’est à partir de cette difficulté que Lacan propose la distinction entre le symbolique et l’imaginaire et, corrélativement, entre le sujet et le moi. L’identification est l’articulation d’un fonctionnement social, mais elle constitue la porte ouverte à toutes les impasses mortifières ou aliénantes. Son versant imaginaire est indissociable d’un versant symbolique.
27La notion de symbolique est très complexe. Nous en soulignerons un des aspects, non pas celui de la parole pacifiante, celui-ci n’étant pas le plus original, mais celui de l’ordre symbolique comme « ensemble diacritique d’éléments discrets, comme tels privés de sens, structure articulée, combinatoire et autonome ; par définition, cet ordre n’a pas d’origine, il est toujours déjà là ; son non-sens est celui-là même de l’inconscient22. C’est sur cet aspect un peu « aride » du symbolique que s’est de plus en plus porté le travail de Lacan. L’élaboration de cet aspect est corrélatif de la conception d’un lieu « tiers » logique, régulièrement cité dans la contribution de Legendre. Lacan inversant la conception sausurienne, affirme en effet qu’une action va du signifiant au signifié et non l’inverse et que c’est donc « du non-sens que s’engendre la signification »23. Les signifiants qui composent une langue existent en dehors de tout sujet particulier et le précèdent ; le sens, la signification, surgissent du rapport entre les signifiants, où le sujet se constitue, et non pas du rapport entre le signifiant et le signifié ; ce dernier faisant plutôt obstacle à la signification. Il existe donc un lieu tiers du langage que Lacan a symbolisé par le grand Autre.
28Toutefois, l’Autre de Lacan a plusieurs sens : c’est l’Autre du langage et du discours universel, c’est l’Autre de la vérité ou tiers de tout dialogue, référence des pactes et des controverses, c’est l’Autre de la parole à qui s’adresse le discours au-delà de l’interlocuteur ; il est en ce sens une sorte d’allocutaire fondamental de Référence. C’est le lieu du « code », celui où s’élabore aussi le message. C’est encore « l’Autre dont l’inconscient est le discours »et, enfin, « l’Autre du désir comme inconscient, opaque au sujet qui en est serf »24. Toutes les significations multiples de l’Autre se distinguent par leur dimension d'extériorité et par le caractère déterminant de leur fonction pour le sujet. Il n’y a pas de subjectivation possible dans une structure duelle ; dans une telle structure seule la guerre est possible, car le statut de la différence des éléments en présence est indécidable.
29De tout ceci résulte deux conséquences au moins pour la conception de la psychanalyse qui méritent d’être relevées ici : d’une part contrairement à la formulation freudienne, l’inconscient n’est pas ce qui résiste, mais ce qui répète ; ensuite le désir humain n’est pas susceptible d’éducation, étant inadaptable et inéductable, il est seulement susceptible d’une éthique. L’analyse de la structure radicale du langage mène à affirmer une primauté du signifiant logique et poétique ; dès lors Totem et Tabou énonce, sous l’abord des mythes, une chose et une seule : 1a fonction du père comme « tiers »25, fonction indispensable à la « subjectivation » de l’homme, c’est-à-dire à son humanité.
IV. Legendre : Les interdits freudiens repensés : le « secret » de la Culture
30Les interdits freudiens repensés. L’« interdit » est d’emblée posé par Legendre comme un fait de langage. Au-delà des apparences qui confondent celui-ci avec toutes les formes du tu ne feras pas, la définition proposée est la suivante, il s’agit d’un dire « légalement prononcé par le pouvoir en fonction, qui interpose son autorité, pour conduire à bon terme certaines controverses »26. Il s’agit donc d’un « dit » d’interposition, le dire s’interpose, le langage coupe du réel, introduit une distance entre les individus... Inter-dit renvoie en fait à une question « indestructible » parce qu’elle est liée à la logique de la reproduction humaine ; en effet, les conditions de vie de notre espèce sont telles que pour vivre, tout simplement vivre, chaque homme doit entrer dans l’univers de la représentation qui inaugure dans l’ordre humain une coupure, un clivage, une spaltung. « Avec l’ordre humain s’ouvre un univers de discours » qui rend acceptable un enchaînement de causes « à partir d’un point idéal de référence27 mettant en scène le principe de causalité lui-même »28. Selon Legendre, toutes les normes remémorent implicitement ou explicitement ce fondement de pensée des phénomènes de légalité ; elles en constituent le rappel symbolique. L’entrée dans la représentation suppose une logique subjective, en ceci qu’elle comporte pour tout sujet la nécessité de s’arracher à l’opacité par le langage. Les choses sont énoncées par Legendre d’une manière radicale puisqu’il parle d’une « loi de l’animal parlant » c’est-à-dire « la nécessité de tout ramener aux mots pour qu’il y ait des choses »29. En effet, « le langage nous sépare des choses en les nommant, mais aussi notre séparation d’avec les choses institue les choses sous un nom pour le sujet qui parle, et de ce fait institue le sujet lui-même comme sujet du discours social des catégories, dont relèvent le nom des choses et la raison de ce qui entre elles les divise. S’arracher à l’opacité première par le langage, surmonter l’horreur des commencements, entrer dans l’échange symbolique : toute l’entreprise humaine fait jouer le principe institutionnel comme principe fondateur du discours et de la parole dans la société considérée. En ce sens, nous avons affaire à un déterminisme — le déterminisme symbolique — (...) inévacuable quels qu’en soient les accidents historiques ou les détournements politiques »30.
31Legendre tirera toutes les conséquences éthiques d’une telle conception du fait institutionnel. Sa formulation est « lacanienne », d’une certaine manière, et pourtant tout à fait originale dans cette démonstration de la primauté du langage sur les « choses »qui« produit » la subjectivité tout autant qu’elle institue le sujet ; autrement dit le signifiant est plus important que le signifié pour ce qu’il en est du sens lui-même, de la production de la signification et de l’organisation de celle-ci, à un niveau social ou collectif, en « rationalité » ou « principe de raison » soit une « explication » donnée, des rapports de causalités désignés entre les êtres et les choses qui constitue la base des croyances de l’institution. Le langage, avec l’entrée dans la représentation qu’il inaugure, institue la loi pour l’espèce humaine ; or, il est, ce langage, séparation d’avec les choses, mais aussi d’avec l’ »autre » sujet, puisqu’un dit « s’interpose » entre les sujets. De là, l’originalité de Legendre puisqu’aussi bien l’interdit œdipien est équivalent ou identique à l'impératif de discrimination propre au langage lui-même. On passe ainsi de la loi du langage pour l’espèce, à la loi de discrimination, pour le langage et pour l’espèce, pour passer enfin au versant négatif de cette loi : l’interdit. Pour Legendre, les interdits œdipiens (interdits du meurtre et de l’inceste) constituent précisément des impératifs de discrimination, de distinction, de différence posée et reconnue comme telle, entre les générations. Certes, l’homme symbolise comme il respire, mais il n’entre dans la représentation qu’en passant « sous les fourches caudines de l’institution du langage »31 : l’interdit constitue l’accompagnement nécessaire du langage, en toute société et pour chaque sujet. Ainsi, la primauté du langage est essentielle pour comprendre la logique de l’interdit. La formulation suivante constitue un pas de plus, mais parfaitement légitime, dans le développement : les constructions de l’interdit sont à la base de la communication humaine et celle-ci se résout en un vaste système d’échanges symboliques. Ainsi, le déterminisme symbolique de l’homme est indissociable de l’institution du langage dont relève à son tour l’élaboration sociale de l’interdit, dont l’enjeu généalogique constitue le ressort ultime qui est géré, notamment par les Etats modernes.
32Quel est cet enjeu généalogique ? La reproduction humaine se constitue en une permutation symbolique des places, chaque fils (fille) devenant à son tour un père (une mère)32 ; grand-père, père, petit-fils, (grand-mère, mère, petite-fille), la transmission se fait en une chaîne qui reprend indéfiniment le module des trois temps de l’échange33 — donner, recevoir, rendre — où la permutation se joue de façon vivante dans la représentation et la parole. La filiation ne transmet pas un bien physique — la vie biologique — mais « la représentation qui marque ce bien de son sens »34. La reproduction humaine comporte ainsi la représentation subjective d’une justice entre les termes de l’échange qui autorise à parler d’une « justice généalogique ». Ces remarques entraînent vers un univers institutionnel plus complexe que ce qu’énonce le versant subjectif, le mythe ou la tragédie œdipienne. Toute une série de questions se posent, telles que la manière dont s’organise le lien de créance et de dette, la nature de l’objet symbolique qui circule à travers la transmission de la créance et la dette. Ici réside de manière précise la contribution de Legendre au renouvellement d’une réflexion sur l’éthique dans notre société. Sa position est très nette dans les propos suivants par exemple, « Même si les idéaux contractualistes de réciprocité invitent à penser que les problèmes de dons de sang, d’organes, de sperme sont des questions commerciales abritées sous le rapport de l’offre et de la demande, la loi du marché ne peut pas se confondre avec la loi du vivant parlant — loi de l’échange symbolique — pour des raisons de logique. Cela reviendrait à croire à l’abolition possible des montagnes fondamentaux du langage et du sujet de la parole »35.
33Le « secret » de la Culture. Selon Freud, la Culture est fondée sur un « secret », la répression des pulsions. Cette répression est nécessaire dans la mesure où, par nature, les pulsions vont à l’encontre de la civilisation, sont contraires à une vie harmonieuse en société ; le libre jeu des pulsions mènerait rapidement à la discorde généralisée. Dès lors, le manque de satisfaction des désirs, qui résulte de cette répression, pousse l’homme à entreprendre des activités, compatibles avec la vie en société, et qui visent malgré tout à satisfaire ses pulsions. On assiste ainsi à la « construction » de la Culture, par la sublimation et la créativité qui contribuent grandement à la civilisation et trouvent bien entendu leur source dans les pulsions elles-mêmes. Cette situation entraîne une perte dans l’intensité des satisfactions obtenues, ainsi qu’une inégalité entre les individus quant à la capacité de trouver des satisfactions d’une telle manière ; les aptitudes à la sublimation sont inégales et certains individus en souffrent plus que d’autres. C’est de là, et de la fonction clé de la culpabilité, que résulte le Malaise dans la Culture. Legendre reprenant l’analyse où Freud l’avait laissée, avance un pas de plus en procédant à l’analyse du destin du désir humain dans les Institutions, ces productions de la Culture que sont, notamment le droit et les Etats.
34C’est dans un de ses premiers ouvrages36 que Legendre expose de la manière la plus claire sa conception, la justifiant par un retour à l’héritage romain et canonique de notre Culture occidentale, héritage qui passe par la rigoureuse discipline scolastique. Ce thème du « secret » de l’Institution se retrouve par la suite en de nombreux endroits de l’œuvre de Legendre. Nous en reprenons ici l’exposé le plus direct parce qu’il est également le plus explicite dans l’avatar canonique du destin du désir. Cet avatar permet seul de comprendre le fonctionnement actuel des institutions et ceci, d’une part parce qu’il a pénétré la coutume en constituant l’héritage, et d’autre part parce qu’il en représente le paradigme le plus explicite, quelles que soient, selon ses termes, les variations politiques et culturelles : la manipulation du désir des sujets, en ce qu’il est sexuel et concerne une croyance d’amour ; cette manipulation propose une substitution d’objet à la « croyance » en opérant ainsi un déplacement qui offre des idéaux socialement désignés, soigneusement sélectionnés, à la jouissance sociale. L’institution procède autrement dit à une « aliénation » dans les règles, et non plus spontanée, là où le sujet de par l’existence d’une « autre scène » (l’inconscient) ne rêve que de s’aliéner, parce qu’il existe un nœud infantile de la soumission. Cette situation sociale nucléaire est rendue possible par le nœud infantile de la soumission qui subira ensuite selon Legendre un « passage » au fonctionnement institutionnel paradigmatique dans son commentaire qui débute avec la théologie du péché originel37.
35Les incidences institutionnelles de ce qui est désigné par là chez Legendre sont multiples. Elles sont développées selon plusieurs axes qui permettent d’analyser les symptômes de la Culture. Parmi les axes développées par Legendre, nous citerons ceux qui traitent des fondements d’humanité de l’espèce parlante ; de l’effet de subjectivation des institutions ou l’institution des sujets par le droit et les Etats, porteur des messages et des images qui qualifient l’éthique hors du discours tout autant que par celui-ci ; du dressage opéré par les institutions grâce à la manipulation du désir dans l’intimité des sujets ; de la soumission à une Référence qui dépasse tous les sujets, référence au père dans nos sociétés, pivot de l’enchaînement généalogique ; de la dette entre les générations ; de l’existence, au creux du fonctionnement de toute institution, d’une sexologie ; de la fonction des emblèmes, des symboles, des rites, etc. Il n’est pas possible d’évoquer ici davantage ces quelques touches qui donneront, nous l’espérons, l’envie au lecteur de se tourner vers les ouvrages eux-mêmes, qui constituent une source inépuisable de méditation sur le thème de la Culture, de l’éthique et de la psychanalyse.
Conclusion
36Il faut, en tant que membre d’une communauté humaine, réfléchir à ce que la pensée de l’inconscient change à cette appartenance. Réfléchir sur sa condition culturelle est devenu une dimension nécessaire de la culture elle-même et, dans ce cadre par ailleurs, la psychanalyse est devenue le « signe » de la culture contemporaine. Or, qu’est-ce que la psychanalyse peut apporter aujourd’hui aux sciences du social ? Nous avons élaboré les réponses apportées par la psychanalyse à la Culture, considérant que c’est dans le champ social que la question de l’éthique se pose. Ceci opère un choix, laissant momentanément de côté la question non moins importante de l’éthique dans la cure elle-même. Nous avons trouvé que la réponse à la question de l’origine de la Culture est aussi la réponse à la question la plus actuelle des fondements de l’humain, en tant qu’espèces douée de la propriété du langage.
37Freud pose la nécessité d’une application de la psychanalyse à la Culture, de manière essentielle pour l’une (la psychanalyse) et pour l’autre (la Culture). Que ce soit du point de vue individuel ou de point de vue de ces « être psychiques » que constituent les collectivités, l’économie psychique culturelle se résout en un mouvement dialectique qui passe du « principe de plaisir »au« principe de réalité » et se résout en solutions individuelles, dans certains cas la névrose, ou collectives, telles que les institutions, le droit, l’art, le folklore, la littérature, etc. Toutes ces solutions aménagent le « manque » qui constitue le moteur même de la civilisation, soit la nécessité de trouver une issue pour les désirs insatisfaits. Ce « manque » tourne dans tous les cas autour de l’impossible réalisation œdipienne. Il en résulte une certaine forme de « normalité », soit un certain mode de vivre ensemble entré dans la coutume. Dans ce contexte le rôle des femmes est particulier, il mériterait de faire l’objet d’une étude. Assoun en a posé les jalons dans plusieurs de ses ouvrages. Rappelons ce propos provoquant de Freud, mais qui devrait constituer le point de départ d’une telle étude, selon lui les femmes vont à l’encontre du processus civilisateur. Elles seraient peut-être, à l’heure où la société propose un idéal masculin, le « symptôme » de la Culture.
38Si des conséquences résultent indiscutablement de la « pensée de l’inconscient » sur une conception de l’homme, la révolution copernicienne cent fois citée a été largement explorée par Freud, dans son versant clinique, individuel et thérapeutique, tout d’abord et ensuite dans ses incidences culturelles par ses « œuvres sociales ». Lacan, par sa théorie a également produit une vision de l’homme qui n’est pas sans conséquences et renouvelle les questions éthiques car, bien qu’il se réclame de Freud, Lacan se démarque radicalement de lui dans sa conception de l’homme. Selon ce dernier, l’homme est à ce point tissé par le langage qu’il constitue la matière même du signifiant, et non l’inverse ; à une reprise de Freud au travers les théories linguistiques s’ajoute chez Lacan, un éclairage philosophique essentiellement hégélien, définissant les propriétés intersubjectives des échanges humains. La théorie du fonctionnement social qui en résulte est radicalement différente de celle de Freud. Pour Lacan, en effet, le fondement de la réalité sociale est symbolique et donc irréel, alors que pour Freud, la thèse du fondement — le meurtre du père par exemple — est soutenue comme un événement des plus réels et non fantasmatique, ce qui serait le fait de la névrose.
39Legendre pose l’existence d’une « économie culturelle » plus fondamentalement et plus radicalement que Freud, tout au moins en apparence, en sa formulation. Pour lui, avec la structuration des collectivités en rapport avec les interdits fondamentaux énoncés par Freud, il y va purement et simplement de la survie de l’espèce. Cette nécessité pour l’espèce est régulièrement « visible » dans la pratique clinique la plus quotidienne avec les véritables désastres psychiques observables chez des sujets pour lesquels ces « piliers » de l’interdit ont été manqués. Telle est la situation, minutieusement analysée par l’auteur, du meurtre, de l’inceste, de la toxicomanie, de la violence, de la tyrannie, des génocides, du suicide. Tous ces cas de figure ont ceci en commun : la mort subjective ou réelle, pour soi et pour les autres, parce que le principe de discrimination entre les individus n’est pas respecté, n’ayant probablement pas été mis en place dans la famille ou dans la société, c’est-à-dire la distinction entre soi et les autres, entre les générations, le respect de la différence, tout ce qui est indispensable au respect de l’autre. La négation de cette discrimination constitue une affirmation de toute-puissance sur les autres (ascendants et descendants, ou alter-ego) qui constitue la mise en acte d’une principe de destruction, d’une négation de l’humanité en son principe même. On est loin de l’économie culturelle décrite par Freud, où il s’agit de la simple « compensation » de la seule partie des désirs et des pulsions que l’accès à la réalité aurait laissé insatisfaits. Il y a véritablement impératif pour la survie de la Culture et cet impératif est d’ordre logique.
40L’éthique est donc développée chez Legendre autour d’un axe principalement la survie de l’espèce parlante, sa survie en tant qu’humanité, qui ne se réduit pas à son animalité, mais y est au contraire irréductible en raison de l’irrémédiable prise dans l’univers symbolique qui résulte de la particularité langagière de l’homme, cette simple survie exige la mise en place de « piliers de l’interdit », dont la nature morale est indiscutable puisqu’ils font barrage au meurtre et à l’inceste. Cependant, il s’agit d’une moralité toute particulière puisque, pour Legendre à la suite de Lacan, l’essentiel de l’efficacité de la Loi qui sera progressivement décrite, ne réside pas dans les bons sentiments qui résultent de l’obéissance, de la soumission ou de l’amour du censeur, mais dans l’essence purement logique de l’interdit : un tiers fait obstacle à la toute-puissance d’un seul, le plus fort, d’où par extension au fonctionnement de l’Institution, un Tiers autorise la discrimination des individus, leur distinction les uns des. autres ce qui permettra ensuite de symboliser par exemple la différence qui existe entre les générations, sortant du duel, pour entrer dans la logique de la soumission de chacun à un ordre qui dépasse tout individu particulier. Là où il y avait affrontement à mort, duel, il y aura arbitrage, négociation et médiation.
41En ce qui concerne l’existence du « secret » sur lequel se développerait la Culture, Legendre est également plus radical que Freud dans sa formulation. Aux secrets désirs œdipiens et à leur vécu conflictuel auxquels la Culture oppose une véritable « formation réactionnelle » civilisée, selon la formulation freudienne, Legendre ajoute un approfondissement du développement culturel du « secret » lui-même. Pour lui, la Culture repose aussi sur un « secret » qui concerne la répression pulsionnelle et le Complexe d’Œdipe, mais la description de ce « secret » est très justement radicalisée dans L’amour du censeur : le fondement de toute institution, le fait institutionnel, repose sur une sexologie. Le secret de la Culture est sexuel ; autour de celui-ci s’organise le destin particulier des femmes dans la société. L’éthique est, pour la psychanalyse aujourd’hui, à penser du côté de l’humanisation de l’humanité, c’est-à-dire l’impératif de préserver les montages fondamentaux du langage et du sujet de la parole, ce qui suppose le sens de l’interprétation et non de simples rapports marchands.
Notes de bas de page
1 Conférence sur le thème de la responsabilité, le 9 mars 1994, Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles.
2 Consulter le commentaire de P. Legendre, dans L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris, Seuil, 1974, p. 143-164.
3 P. LEGENDRE, Les enfants du texte. Etude sur la fonction parentale des Etats, Paris, Fayard, 1992.
4 J. LAPLANCHE, op. cit.
5 P.-L. ASSOUN, Freud et les Sciences sociales, Paris, Armand Colin, 1993.
6 Voir, notamment, M.-J. SEGERS, Actualité de la pensée de Pierre Legendre, Revue interdisciplinaire d’Etudes juridiques, Bruxelles, t. 27, 1991, p. 99-120, et Droit et psychanalyse. Réflexion sur la portée anthropologique de la politique de filiation en Belgique, in Images et usages de la nature en droit, Ph. Gérard, Fr. Ost et M. van de Kerchove, Bruxelles, Publication des Facultés universitaires Saint-Louis, 1993, p. 411-440.
7 S. FREUD, Le malaise dans la civilisation (1929), Paris, PUF, 1971, p. 37.
8 Cité par ASSOUN, op. cit., p. 34.
9 S. FREUD, op. cit., p. 12.
10 P.-L. ASSOUN, op. cit., p. 29.
11 Ibidem, p. 34.
12 Ibidem, Consulter le commentaire d’Assoun sur le débat épistémologique et méthodologique, appelé « Querelle des méthodes » au XIXe siècle, concernant la spécificité des sciences de la nature (méthode explicative) et des sciences de l’esprit (méthode compréhensive), p. 11-24.
13 S. FREUD, Contributions à la psychologie de la vie amoureuse (1910), in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 46.
14 C’est-à-dire que la psychanalyse relève des sciences humaines.
15 ASSOUN, op. cit., p. 19.
16 S. FREUD, Leçons d’introduction à la psychanalyse, cité par Assoun, op. cit., p. 171.
17 Il s’agit de Totem et Tabou (1912-1913), Psychologie des masses et analyse du moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisiation (1929), L’homme Moïse et le monothéisme (1937-1939).
18 S. FREUD, L’intérêt du point de vue de l’histoire de la civilisation, dans l’Intérêt de la psychanalyse (1913), in Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984, p. 207.
19 Ibidem.
20 Ibidem.
21 S. FREUD, Psychologie collective et analyse du moi (1921), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1967, p. 83-175.
22 J.-A. MILLER, Jacques Lacan. 1901-1981, Ornicar ?, septembre 1981, no°24, p. 1-14.
23 Op. cit., p. 10.
24 Ibidem.
25 Dans nos sociétés, le père représente le tiers.
26 P. LEGENDRE, op. cit.
27 Legendre parlera en de nombreux endroits de la Référence, notion proche de l’Autre du discours chez Lacan.
28 P. LEGENDRE, op. cit., p. 25.
29 Ibidem, p. 26.
30 Ibidem, p. 27.
31 Ibidem.
32 Ceci fut développé notamment dans P. LEGENDRE, Leçons VIII. Le crime du Caporal Lortie. Traité sur le père, Paris, Fayard, 1989.
33 Ces trois temps avaient été mis en évidence par M. Mauss (cité par Legendre), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1960, p. 143-279.
34 P. LEGENDRE, op. cit. p. 29.
35 P. LEGENDRE, op. cit., p. 39.
36 P. LEGENDRE, L’amour du censeur. Essair sur l’ordre dogmatique, op. cit.
37 Ibidem, Partie 3 Le sujet possédé par l’institution, p. 119-164.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis, Le renouvellement de l’éthique proposé par Legendre.
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