L’éthique procédurale dans ses rapports avec les sciences humaines
p. 537-551
Texte intégral
1La manière dont se sont développées, ces derniers temps, des éthiques procédurales, pas plus qu’elle ne doit être interprétée comme entérinant la thèse qu’il y a « un abîme immense entre le domaine du concept de la nature, le sensible et celui du concept de liberté, le suprasensible »1, ne doit non plus être interprétée comme une reprise de l’éthique kantienne et de la rigoureuse indépendance qu’elle s’impose par rapport aux contenus cognitifs, théoriques et empiriques, des sciences. Dans la mesure où l’éthique procédurale contemporaine est une éthique discursive ou communicationnelle, au sens donné à ces termes, entre autres par J. Habermas2, elle implique au contraire un double rapport aux sciences, et en particulier, mais pas exclusivement, aux sciences humaines, telles que la sociologie, la psychologie, la psychanalyse ou l’anthropologie.
2En premier lieu, au niveau sémantique, une éthique procédurale reçoit du monde vécu et de ses interprétations par les sciences des suggestions concernant les contenus substantiels qui constitueront la matière des débats moraux. En second lieu, au niveau pragmatique, la pratique de la recherche scientifique peut éclairer ou même corriger les intuitions morales en proposant des procédures théoriques, des hypothèses heuristiques ou des protocoles expérimentaux.
1. Ethique procédurale et monde vécu
3Il s’agit d’abord d’élucider le concept d’éthique procédurale.
4Une éthique procédurale est une éthique qui prend acte de ce que la définition du « juste » (par opposition à ce qui est « bon » ou « préférable ») ne peut être donnée a priori, ni être découverte dans une tradition, ni être définie par une autorité, ni être rendue manifeste en analysant simplement la nature ou l’essence du bien. Une telle éthique défend la thèse selon laquelle ce qui est juste, du point de vue moral, ne peut être défini qu’à partir d’une procédure, c’est-à-dire à partir des règles explicites et explicitées utilisées pour arriver à sa détermination. Une éthique procédurale pure serait une éthique qui affirmerait qu’est « juste » ce qui a été construit ou découvert au moyen d’une procédure correcte, quel que soit ce résultat juste3.
5Il est à noter que cette restriction du champ de l’éthique procédurale au domaine du juste n’implique pas que des procédures cognities et discursives doivent être exclues de la formulation du bien ou de ce qui constitue la « vie bonne ». Il est possible, et même plausible, que certaines formes de rationalisation de la vie quotidienne impliquent que la formation des convictions se soumette de façon réflexive à des procédures d’évaluation. Mais il est par ailleurs évident que, dans la plupart des cas, la détermination des conduites, des devoirs, des vices et des vertus, des valeurs et du sacré, n’est pas produite par des procédures explicites et réflexives, mais provient de croyances dont la formation relève en grande partie de l’histoire individuelle et des traditions.
6La nécessité d’une procéduralisation des modes de production des normes morales qui doivent régir le comportement public des individus dans une société procède de la reconnaissance du fait du pluralisme et de l’absence d’un consensus donné sur nombre de questions essentielles au destin de nos sociétés. La détermination de ce qui est juste, au sens des exigences imposées au comportement des individus en raison de l’existence des autres, ne peut dès lors plus aujourd’hui être élaborée que procéduralement.
7Cette thèse, qui peut apparaître comme la conséquence quasi obligée de l’absence d’autres fondements de la morale, peut aussi être interprétée comme un simple déplacement des questions classiques sur le fondement et la justification. Nous voyons en effet immédiatement que la question centrale d’une éthique procédurale est de savoir ce qu’est une procédure « correcte ». Pas plus que la définition du juste, la détermination de la bonne procédure ne peut être déduite a priori. Elle ne peut être elle-même que le produit d’une recherche dont les résultats ne seront considérés comme valides qu’à partir d’un certain nombre de présupposés. Il est dès lors important que ces présupposés soient explicités et justifiés.
8Nous admettrons comme présupposé fondamental que la procédure de recherche des normes éthiques est nécessairement une procédure « communicationnelle ». Cette affirmation peut être comprise d’abord comme une thèse « par défaut » : il n’y a pas de raisons d’attribuer à un individu particulier ou à un groupe particulier un privilège quelconque dans la définition des normes qui doivent régir un groupe (la société ou l’humanité). A fortiori, dans les sociétés modernes et pluralistes, il y a peu de chances d’arriver à un consensus par des méthodes autoritaires ou dogmatiques. Le consensus démocratique, aussi fragile qu’il soit, semble le seul consensus auquel on puisse se référer. Et l’essence de ce consensus est procédurale : ce sont les procédures d’élaboration législative comme procédures tablant sur les compétences cognitives des citoyens et contribuant à la formation de l’opinion publique et de la volonté politique.
9Le fait que la défense d’une éthique procédurale communicationnelle soit d’abord une défense par défaut implique également qu’elle ne puisse se faire qu’a posteriori. C’est dans la mesure où, dans la pratique de la défense d’une telle éthique, on met effectivement en oeuvre les procédures de discussion et d’argumentation que cette forme d’élaboration peut se révéler plus adéquate et rationnellement plus acceptable qu’une autre forme de justification.
10Nous proposons alors de définir une procédure correcte comme une procédure de discussion argumentées entre toutes les personnes intéressées. Bien que cette définition — pas plus que n’importe quelle autre — ne puisse pas être fondée ou justifiée absolument4, il semble néanmoins que ce soit la procédure qui, a posteriori, soit la plus « justifiable », dans la mesure où la « justification » est elle-même un processus « communicationnel ». La justification ne prend sens, en effet, qu’en tant que réponse à une objection réelle ou présumée d’autrui. Il y a ainsi un lien interne entre l’idée de justification et l’idée d’argumentation, lien qui rend plausible la préférence accordée à une éthique de la discussion dans le contexte moderne des sociétés démocratiques ou pluralistes.
11La formulation des conditions d’une procédure correcte — « une discussion argumentée entre toutes les personnes intéressées » — doit néanmoins répondre à une double difficulté, l’une concernant la détermination des personnes intéressées, l’autre la détermination de ce qu’est un bon argument.
121. La première difficulté concerne la détermination des « personnes intéressées » ou concernées, ce qui pose un problème quantitatif et un problème qualitatif.
131a. Il semble aller de soi qu’une discussion sur l’établissement ou la justification d’une norme doit se dérouler entre toutes les personnes concernées par cette norme : « ne peuvent prétendre à la validité que les normes qui sont acceptées (ou pourraient l’être) par toutes les personnes concernées en tant qu’elles participent à une discussion pratique »5. On devrait en effet trouver des arguments recevables par tous — et donc par les personnes intéressées elles-mêmes —pour exclure de la discussion certaines catégories de personnes. Cela ne pourrait se faire que si une partie des personnes intéressées pouvait se prévaloir d’un privilège de savoir ou d’autorité ou s’il était possible de démontrer comme vérité absolue certaines propositions. Les conditions sociologiques et épistémologiques contemporaines semblent exclure l’une et l’autre de ces hypothèses.
14Ce principe de discussion entre les personnes intéressées pourrait cependant apparaître comme un principe d’universalité, et plus précisément d’universalisation, non pas ici au sens d’un principe argumentatif, mais au sens d’un principe d’inclusion de « toutes » les personnes. Dans presque tous les cas, en effet, tous les citoyens d’une nation et souvent les citoyens du monde sont concernés peu ou prou par les décisions politiques et leurs retombées économiques. Si l’on admet en effet les interrelations et interdépendances indéfiniment ramifiées qui existent au sein des systèmes sociaux, il est illusoire de prétendre limiter de façon adéquate le cercle des personnes concernées.
15Ce principe risque alors de n’être qu’un principe utopique et idéal, irréalisable en fait. Car il n’est pas possible de mettre effectivement en œuvre une procédure de discussion réelle entre un grand nombre de personnes. Rousseau avait déjà mis en évidence cette difficulté à penser une véritable démocratie, difficulté qui lui faisait dire : « A prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais existé de véritable démocratie, et il n’en existera jamais », non seulement parce que « on ne peut imaginer que le peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques », mais parce qu’il faudrait un « Etat très petit, où le peuple soit facile à rassembler, et où chaque citoyen puisse aisément connoître les autres »6.
161b. Par ailleurs, le cadre général du principe de discussion est un cadre communicationnel. Cela signifie que les personnes concernées doivent être capables de participer à la discussion, doivent être des locuteurs compétents. Mais la définition de « locuteurs compétents » n’est pas discrète : la frontière de la compétence est continue, de l’enfance (« in-fans ») à l’âge adulte, et de la déficience mentale aux QI supérieurs. Si nous ne voulons pas procéder à des discriminations arbitraires, nous devrons introduire un principe a priori selon lequel tout individu est potentiellement compétent et doit être traité en tant que tel.
17Cette double limitation du principe d’universalisation — inclusion universelle et reconnaissance des compétences communicationnelles — ne peut être dépassée que de façon normative en considérant l’humanité comme une Idée régulatrice kantienne, non pas comme Idée pure de la raison, mais comme Idée régulatrice historique. La détermination de qui est inclus dans le « toute personne concernée » n’est pas une simple Idée de la raison comme le serait l’Idée d’une République parfaite. Il s’agit d’une formulation qui correspond au stade de développement de la conscience morale dans les démocraties contemporaines, conscience formée par des siècles d’histoire où l’héritage grec, le judaïsme et le christianisme, la Renaissance et les Lumières, ont joué un rôle important. C’est dans une réflexion sur sa propre histoire et sur ses propres développements qu’une société peut en arriver à concevoir que l’élaboration d’une éthique ne peut être que le produit d’une discussion généralisée, impliquant idéalement tous les individus comme personnes rationnelles, raisonnables et libres.
18Le principe de discussion ne serait réellement utopique que si on le concevait comme un principe de production a priori des normes morales, selon le modèle d’une table rase ou d’une assemblée constituante devant construire un ensemble normatif exhaustif et cohérent. Mais les discussions sur les normes sont toujours inscrites dans des contextes particuliers. Nous pouvons certes nous représenter abstraitement le tissu des interdépendances qui relient tous les hommes entre eux. En réalité, les personnes sont concernées à des degrés divers et il est normal que les personnes les plus immédiatement et les plus fortement concernées par un problème particulier soient aussi les premières à pouvoir revendiquer de participer aux discussions.
19Une telle conception des discussions procédurales est inséparable d’une conception dense et structurée du « monde vécu ». Comme totalité de ce qui est présupposé, le monde vécu est un « horizon » indépassable, qui ne peut être thématisé comme tel, dans son ensemble. Cela implique que l’idée d’une fondation ultime comme absence de présupposés, est impossible. Néanmoins, le monde vécu n’est pas un ensemble indifférencié. Il est articulé par le langage et les pratiques instrumentales, normatives ou institutionnelles. C’est ce qui permet de localiser des problèmes et de thématiser des questions sans que ne soit happée dans ce questionnement la totalité des évidences culturelles ou éthiques.
20On peut considérer, par exemple, qu’un certain nombre de règles sont consensuellement acceptées de façon tacite. Les débats surgissent là où effectivement il y a conflit de valeurs ou d’intérêts. Dans ce cas, le débat est toujours déterminé. Comme le dit Larmore, à propos des discussions morales : « de même que pour adopter une croyance qu’à présent nous n’avons pas, il faut avoir des raisons positives, spécifiques, de croire qu’elle est vraie, de même faut-il, pour mettre en doute une croyance que nous possédons déjà, avoir de bonnes raisons de croire qu’elle peut être fausse »7. Si nous donnons une version discursive de ces principes, il apparaîtra que la discussion normative n’est pas le résultat d’une programmation abstraite, mais qu’elle surgit de façon relativement contingente des situations conflictuelles. Les participants à la discussion peuvent alors être présupposés « intéressés », d’une façon ou d’une autre, et être acceptés, sous réserve d’inventaire, comme les représentants au moins potentiels des personnes concernées. Bien sûr, le caractère potentiel d’une inclusion universalisante implique une condition de faillibilité de toutes les décisions prises et de toutes les normes adoptées : une contestation des décisions ou des normes peut surgir non seulement parce que les contextes sont variables, mais aussi parce que des personnes concernées qui n’ont pas participé à la discussion peuvent faire valoir que leur intérêt ne s’est pas exprimé et n’a pas été pris en considération.
212. La deuxième difficulté concerne la définition de ce qu’est un argument et surtout un « bon argument ». La règle qui régit les discussions est en effet souvent reconnue comme étant la règle du « meilleur » argument (non pas du meilleur absolument, mais du meilleur comparativement). Or cette définition ne peut être purement formelle, car ce qui « vaut » comme argument dépend des contextes dans lesquels se déroule la discussion. Il n’y a pas de bons arguments en soi. La valeur d’un argument ne peut être fondée sur la raison seule. Nous devons toujours nous appuyer sur les croyances que nous avons déjà : « la raison en tant que telle, si elle ne s’appuie pas sur des croyances qu’on a déjà, et qui donc relèvent de sa situation historique, n’offre que des critères trop formels pour décider de questions tant soit peu substantielles et intéressantes »8. Un bon argument est un argument qui est reconnu comme tel par les personnes prenant part à la discussion. La reconnaissance de la valeur d’un argument est inséparable du rapport que les personnes entretiennent avec leur monde vécu.
22Le monde vécu, monde social et culturel, socialement et culturellement structuré, est constitué en grande partie d’évidences partagées. Mais à nouveau, nous ne devons pas penser ce partage des évidences de façon abstraite, sous la forme d’une conscience collective propre à tous les membres d’une société — ou, à la limite, à tous les hommes. Si le monde vécu est constitué historiquement, il est marqué par la particularité des contextes historiques. C’est pourquoi, un monde vécu comme ensemble de représentations partagées est en réalité un ensemble de représentations hétérogènes, partagées par certains groupes sociaux, certaines classes ou certains sous-ensembles. C’est le caractère plus ou moins partagé qui permet l’entente et donne une base à la discussion. C’est aussi ce caractère hétérogène qui rend problématique le multiculturalisme et le dialogue interculturel.
23De plus, le caractère « partagé » des évidences du monde vécu n’est jamais que présumé et qu’il s’agisse véritablement d’une « common knowledge » est indécidable9. L’incertitude et les aléas de l’action collective peuvent entraîner une problématisation des interprétations reçues dans un domaine particulier et mettre à l’épreuve les savoirs traditionnels.
24Ce caractère hétérogène, plural et aléatoire des représentations du monde vécu rend particulièrement difficile la détermination de ce qu’est un « bon » argument, c’est-à-dire un argument qui puisse être reconnu comme valide, non seulement dans un contexte particulier, mais avec une prétention à l’universalité.
2. Ethique procédurale et rationalité scientifique
25Si le monde vécu était exclusivement un monde culturel, c’est-à-dire un monde de représentations, constitué par des contenus sémantiques déterminés, il est probable que le pluralisme culturel serait indépassable et que l’apport des sciences ne devrait être considéré que comme une interprétation du monde parmi d’autres. De ce point de vue, « notre » monde vécu, celui des traditions modernes, serait un monde vécu « rationalisé », au sens où il serait marqué par des interprétations scientifiques et sécularisées du monde, mais celles-ci n’auraient pas de privilèges par rapport à d’autres interprétations possibles.
261. Néanmoins, ne fût-ce que du point de vue des contenus sémantiques, nous pourrions défendre l’idée que la « rationalisation » introduite par la science n’est pas une simple interprétation parmi d’autres, et que la logique du développement des interprétations n’est pas totalement aléatoire. Le monde vécu est en effet toujours déjà un monde « interprété », c’est-à-dire ordonné selon des catégories linguistiques. Nous devons renoncer à l’idée d’une phénoménologie pure comme retour à une expérience originaire préréflexive ou préconceptuelle. Husserl lui-même dans la Krisis, finit par reconnaître l’inclusion de toutes nos interprétations dans ce qui constitue notre monde vécu. De ce point de vue, il y a une continuité entre monde de la vie et monde scientifique : « la science (...) s’enracine, se fonde dans le monde de la vie, dans les évidences originaires qui s’y rapportent. Grâce à cet enracinement la science objective a un rapport de sens constant à ce monde, dans lequel continuellement nous autres, aussi bien en tant que savants, et par conséquent aussi dans la communauté des co-savants, nous avons notre vie — un rapport par conséquent au monde commun de la vie. Mais cela veut dire qu’en tant qu’elle est une prestation fournie par des personnes qui sont dans la pré-scientificité, aussi bien prises individuellement que dans la communauté de travail scientifique qu’elles forment, cette science objective appartient elle-même au monde de la vie »10. Mais de plus, les théories scientifiques, leurs propositions et leurs interprétations s’inscrivent dans des contextes de travail et de communication, dans des pratiques réelles, qui forment également l’expérience vécue du monde. C’est pourquoi l’on peut dire que « tous ces résultats théorétiques ont le caractère de « revenus valables » pour le monde de la vie, s’ajoutant en tant que tels au capital de celui-ci d’une façon permanente et en faisant partie d’avance comme l’horizon des prestations possibles de la science en devenir »11.
27Dans cette perspective, historique et génétique, il n‘y a pas de « coupure épistémologique » entre les compétences communicationnelles des individus ordinaires et les arguments développés dans le cadre des « disciplines ». Je veux dire par là que dès que nous cherchons, par exemple dans une discussion concernant le bien fondé de telle ou telle attitude individuelle ou collective, des « justifications », nous utilisons des arguments rationnels et une logique discursive rationnelle du même type que les arguments et la logique discursive à l’œuvre dans les sciences. C’est du moins l’interprétation que nous aurions tendance à donner a posteriori à partir de l’état actuel de nos connaissances scientifiques.
28Si nous admettons que notre monde vécu est aujourd’hui un monde profondément marqué par les interprétations scientifiques, nous devrons reconnaître également que nos discussions éthiques reçoivent de ces interprétations des éléments substantiels et des suggestions de solutions qu’un simple principe d’universalisation serait incapable de le produire. Une discussion qui se contenterait de respecter les règles formelles de la logique ou de l’argumentation ne pourrait même pas commencer. Une éthique de la discussion n’est en effet pas une éthique purement déontologique, au sens d’une éthique de la conviction. Dans la mesure où l’élaboration des normes surgit dans des contextes déterminés et dans la mesure où il s’agit de prendre en compte les intérêts de toutes les personnes concernées, il s’agit bien d’une éthique à la fois déontologique et conséquentialiste. C’est dans cette mesure précisément que la résolution des conflits normatifs et la détermination des normes valides doivent tenir compte des analyses théoriques et empiriques proposées par les sciences—pour autant que leurs résultats aient fait l’objet d’un consensus argumenté.
29On pourrait illustrer ces rapports entre éthique et sciences de nombreuses façons. Par exemple, l’intrication étroite des théories de la justice (comme celle de Rawls) avec la science économique contemporaine. Un autre domaine, particulièrement sensible aujourd’hui, est celui de la bioéthique. Un article comme « Normativité biologique et normativité sociale », de A. Fagot-Largeault, met bien en évidence comment dans la pratique des comités d’éthique médicale les connaissances scientifiques sur le possible et l’impossible, sur le probable et l’aléatoire, jouent un rôle important dans le consensus qui surgit à propos des normes qui orientent les décisions thérapeutiques. L’auteur écrit : « On hasardera la conjecture que dans les sciences biomédicales, la démarche cognitive inclut des éléments normatifs, et qu’une régulation éthique, loin d’être extérieure à ces sciences, fait partie de leur méthodologie. (...) La source de cette intrication est à chercher du côté de la notion de risque. La variabilité de la nature vivante fait que les sciences biologiques et médicales ne maîtrisent leurs objets que de façon probabiliste. Là où des décisions, théoriques aussi bien que techniques, se prennent sous incertitude, les stratégies d’investigation et d’intervention incluent par la force des choses un art de négocier les risques, de tenir compte de la valeur des conséquences possibles, et de prendre des partis raisonnables (une sagesse prudentielle) »12.
30Dans un autre domaine, la psychanalyse peut par exemple éclairer notre jugement sur la signification d’une névrose ou d’une perversion, en donnant des éléments substantiels qui nous permettent de distingueur entre des actions apparemment — ou formellement — semblables, mais qui, à la fois du point de vue de la théorie analytique et du point de vue moral, sont profondément différentes. De même, si « soulager la souffrance (psychique) », ou « mener le sujet à ses possibilités les plus intimes » s’avèrent comme des orientations qui découlent du sens donné à la pratique clinique de la psychanalyse en raison même de son cadre interprétatif, ces contenus peuvent constituer des orientations acceptables dans les discussions éthiques. On pourrait dire que les orientations des psychanalystes ou d’autres cliniciens éclairent le philosophe on seulement sur ce qui, dans un contexte culturel donné, peut être considéré comme « bien », mais donne des arguments pour justifier tel ou tel choix. Inversement, la démarche cognitive spécifique à la psychanalyse inclut aussi des éléments normatifs. La psychanalyse, en effet, parce qu’elle a une visée transformatrice — et même si elle refuse d’imposer de l’extérieur des normes formelles ou des conceptions déterminées du bien et du mal — doit se donner une « représentation », même fragile, du bien et du mal. Il ne suffit pas de dire, dans un sens « procédural », que le « bien » est ce qui sera le résultat d’une application correcte des procédures de l’analyse. Il faut encore se donner des critères de ce qu’est une « bonne » analyse ou une analyse « correcte », de façon à pouvoir écarter un travail incompétent ou malhonnête. Nous ne pouvons pas nous contenter, en effet, de définir le bien seulement comme ce qui sera choisi ou découvert par le patient comme bien. Sans quoi, il serait plus simple de ne pas commencer un « travail analytique ». Il faut au moins se persuader que « savoir » est mieux que « non savoir » (au sens où le travail analytique permettra de changer le point de vue du patient et donc modifiera son environnement cognitif aussi bien qu’affectif).
31Nous voyons ainsi que le développement des sciences aujourd’hui donne des indications substantielles sur la manière dont des discussions éthiques sont susceptibles d’aboutir à des décisions ou de produire des normes. Et parallèlement, les discussions morales peuvent infléchir les décisions dans des matières où le savoir scientifique ne propose que des possibles ou des probables.
322. Mais le rapport d’une éthique procédurale aux sciences humaines est encore autre et plus complexe. Il ne s’agit pas seulement de tirer les leçons de contenus diversifiés et argumentés. Il s’agit de prendre parti sur les procédures elles-mêmes. Il faut dépasser le point de vue sémantique pour accéder au point de vue pragmatique, propre à l’éthique procédurale.
33Quand nous cherchons à définir une « bonne procédure », nous sommes toujours confronté à des choix que nous ne pouvons pleinement justifier. Par exemple, la procédure kantienne, la règle d’universalisation, est-elle elle-même une procédure universelle ? Et pourquoi doit-on produire des règles universelles plutôt que des règles contextuelles ? Une éthique déontologique plutôt qu’une éthique conséquentialiste ? Doit-on privilégier la liberté, l’égalité ou la solidarité ? Il est impossible de répondre de façon démonstrative à ces questions.
34Opter pour une solution communicationnelle, c’est-à-dire pour une éthique de la discussion, ne résoud pas tous les problèmes. Nous y sommes en effet confrontés à des questions du type : quelles sont les règles d’une discussion valide ? Qui peut ou doit participer à la discussion ? quelle est la valeur des déductions logiques dans l’argumentation ? Quelle est la valeur des arguments « privés » ou « traditionnels » que les participants ne manqueront pas d’invoquer ? En d’autres termes, les règles de l’éthique de la discussion ne sont pas données d’avance, elles ne peuvent être établies que progressivement dans la discussion elle-même, et sans la garantie qu’elles ne seront pas fortement marquées par les passions, individuelles ou collectives, par le contexte changeant, par les indéterminations cognitives.
35C’est pourquoi on a pu reprocher à cette forme d’éthique d’ouvrir la voie à un relativisme consacrant comme « juste » ou comme « bon » ce qui résulte d’une discussion réelle, quelle qu’elle soit et quel que soit son contexte.
36C’est par rapport à ces apories que la confrontation avec les procédures des sciences peut apporter des indications positives et fécondes. Les sciences ont mis au point des procédures rationnelles susceptibles de servir de modèles méthodologiques d’une discussion argumentée. Je ne veux pas dire par là qu’il y aurait une « rationalité scientifique » privilégiée, une sorte de domaine de vérité par rapport auquel les propositions « non-scientifiques » seraient seulement des opinions, des propositions subjectives ou dénuées de vérité. D’une part, l’épistémologie contemporaine nous convainc que les sciences procèdent elles-mêmes de façon hypothétique, présentant leurs interprétations du monde comme faillibles et révisables. D’autre part, il y a une continuité entre le savoir ordinaire, dès qu’il est réflexif, et le savoir scientifique. Mais c’est justement en analysant le trajet réflexif qui passe du savoir dit « ordinaire » au savoir dit « scientifique » que nous pouvons voir à l’œuvre une logique de développement dont, aujourd’hui, les discussions morales ne peuvent faire l’économie.
37Si nous revenons sur l’idée que les discussions se détachent sur fond de monde vécu, et que les résultats des sciences sont progressivement intégrés dans le monde vécu, nous pourrons alors admettre que l’histoire des sciences a opéré une sélection progressive et toujours révisable non seulement des interprétations les plus plausibles du monde, mais aussi des procédures les plus adaptées aux projets que se donnent les hommes, les plus à même d’être considérées comme « objectives », parce que discutées critiquement dans des contextes divers et nombreux. Nous ne pouvons pas ne pas considérer les « progrès », le développement du savoir à travers la pratique de l’argumentation, à travers les pratiques méthodiques et auto-correctrices des sciences. Il faudrait reconstruire l’histoire même de la pragmatique.
38On peut rappeler par exemple en quoi la logique ancienne, la théorie du syllogisme ou les principes fondamentaux de non contradiction ou de tiers exclu ont toujours été compris comme des éléments contraignants dans la détermination de la valeur des raisonnements. Le principe de non-contradiction constitue, dans des circonstances normales et pour la résolution des problèmes courants, une limite implicite et généralement acceptée au type d’argumentation recevable. Il ne s’agit pas seulement d’un principe formel et syntaxique, mais d’une règle pratique que l’on suit dans la plupart des cas et en fonction des contextes de discussion. Mais cette contrainte doit être entendue de façon négative et restrictive : les contraintes logiques ne permettent pas de construire un discours sensé, ni dans les sciences, ni en morale, ni même en logique. Elles constituent essentiellement des critères de vérification ou des éléments de contrôle de la correction des procédures argumentatives. C’est dire que leur usage pragmatique ne permet pas de les utiliser de façon absolue comme critères de démarcation entre un discours rationnel et un discours irrationnel, ou entre un discours scientifique et un discours métaphysique, mais comme des règles généralement admises de la communication ou de la discussion, aussi bien dans les domaines de la conversation ordinaire que dans ceux des confrontations théoriques ou pratiques.
39De même, la pratique expérimentale, telle qu’elle s’est développée et affinée historiquement durant des siècles, par un travail constamment critique et auto-correctif, constitue un garant généralement reconnu de l’objectivité des propositions théoriques des sciences.
40Deux remarques ici sont importantes. En premier lieu, le principe de non-contradiction régissait les discussions avant d’être formalisé, et la pratique expérimentale est une démarche méthodologique qui reprend de façon réflexive les certitudes préscientifiques que fournit l’observation. De ce point de vue, il y a une continuité entre les pratiques cognitives ordinaires et les pratiques sophistiquées des sciences. En second lieu, quelle que soit leur force de conviction, aucune de ces règles formelles ou méthodologiques ne peut prétendre à une universalité de fait. De même que, dans les conversations courantes, les arguments de type logique et de type empirique sont loin de recouvrir l’intégralité des thèmes discutés, de même, l’application des critères procéduraux dans la pratique scientifique a été et est encore toujours l’objet de discussions et de controverses. Mais une telle description rend précisément compte des caractères mêmes de la pragmatique de la communication.
41Ce sont ces caractères qui ont été mis en évidence explicitement dans les sciences du langage. Un des acquis essentiels, en effet, de la réflexion contemporaine sur la science est lié au « linguistic turn », et plus particulièrement au « pragmatic turn ». C’est cette démarche réflexive sur le langage en général qui a permis la mise en évidence des caractéristiques pragmatiques du discours scientifique, c’est-à-dire des liens internes entre les procédures discursives scientifiques et leurs contextes d’énonciation.
42De ce point de vue, l’apport des sciences du langage est décisif pour une compréhension correcte de la pratique argumentative des sciences. Le développement de la linguistique contemporaine, de la sémiotique, de la sémantique et de la pragmatique apportent nombre d’éléments importants dans la manière de comprendre ce qu’est une procédure discursive. Nous pouvons retenir, à titre indicatif, les apports de la pragmatique linguistique. A partir du moment où les analyses des actes de langage font apparaître que la composante illocutoire est inséparable des contenus sémantiques de l’énoncé, il devient également clair que les procédures discursives ne peuvent en aucun cas être réduites à des contraintes formelles, logiques ou grammaticales, ni à des contraintes sémantiques ou sémiotiques (structurales). Un acte de langage a une force illocutoire, c’est-à-dire qu’il a une prétention à la validité dans le contexte d’une interaction discursive. Cette interaction n’est pas seulement linguistique : elle est aussi et nécessairement une interaction intersubjective et sociale. Une prétention à la validité est une « prétention » demandant approbation et exposée aux contestations possibles d’autrui. Les procédures pragmatiques sont ainsi intrinsèquement reliées à des relations sociales et à des modes de résolution des questions pratiques.
43Nous pouvons alors comprendre en quoi la prise en compte des aspects pragmatiques de l’interaction discursive transforme profondément la manière dont nous devons penser aujourd’hui les fondements et la signification de l’éthique. Une éthique procédurale est une éthique discursive parce que c’est une éthique qui prend acte des contraintes pragmatiques de l’élaboration des normes. Les procédures discursives sont des procédures communicationnelles générales et doivent régir également les discussions éthiques. Même si nous acceptons la spécificité des argumentations pratiques par rapport aux propositions descriptives, il faut néanmoins reconnaître que les règles générales de l’argumentation doivent être respectées dans le domaine pratique aussi bien que dans le domaine théorique.
44Le rapport de l’éthique à la philosophie du langage est de ce point de vue intéressant, car il a suivi aussi les péripéties qui ont balisé le passage d’une conception sémantique et analytique des propositions à une conception pragmatique élargie, prenant en charge les contextes et les contenus substantiels. En effet, alors qu’il avait pu sembler que l’analyse du langage de la morale, des prédicats moraux, des formes logiques et linguistiques des propositions morales ou des jugements moraux constituait l’essentiel de la philosophie morale, on en est rapidement revenu à l’idée que la morale devait traiter des questions substantielles, et pas seulement des questions métaéthiques13. Non pas que l’apport de la linguistique ou des analyses du langage soit considéré comme sans importance. Mais en vérité parce que le rôle des analyses est plutôt un rôle procédural et correcteur. En tant que tel, il n’a de sens qu’appliqué à des contenus. Le détour par la pragmatique et ses prétentions scientifiques n’est malgré tout pas un détour inutile. Au contraire. Il a fait apparaître en quoi les argumentations morales doivent être soumises, comme toute forme d’argumentation, aux règles d’une pragmatique à prétention universaliste.
45Une étude plus approfondie des transformations des paradigmes épistémologiques et des rapports complexes entre conceptions de la rationalité et philosophie morale montrerait que l’éthique procédurale est une éthique qui a pris acte des transformations de l’épistémologie des sciences.
Notes de bas de page
1 KANT, E., Critique de la Faculté de Juger, Intr., II.
2 Cfr. HABERMAS, J., Morale et communication, trad. Chr. Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986, et De l’éthique de la discussion, tr. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1992.
3 Rawls a donné plusieurs définitions de ce qu’est une « justice procédurale pure ». Dans une formulation récente, il en donne la description suivante : « si tout le monde suit les règles de coopération publiquement reconnues, la distribution particulière qui en résulte est acceptable comme juste qu’elle que soit et devienne cette distribution » (RAWLS, Justice as Fairness. A Restatement, Harvard University, Cambridge, 1990 (texte dactylographié), § 14.2).
4 Sur cette question de la justification ultime de l’éthique de la discussion, on évoquera le débat entre Habermas et Apel, et on consultera par exemple l’excellente mise au point de J.M. FERRY dans Philosophie de la communication, I. De l’antinomie de la vérité à la fondation ultime de la raison, Paris, Cerf, 1994.
5 HABERMAS, J., Morale et communication, o.c., p. 114. Il s’agit pour Habermas du « principe de discussion ».
6 ROUSSEAU, J.J., Du contrat social, L. III, ch. IV.
7 LARMORE, Ch., Modernité et morale, Paris, PUF, 1993, p. 88.
8 O.c., p. 224.
9 Cfr. LIVET, Pierre, La communauté virtuelle. Action et communication, Paris, Editions de l’éclat, 1994.
10 E. HUSSERL, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, § 34-e, p. 147.
11 Id., p. 149.
12 FAGOT-LARGEAULT T., Anne (1993), « Normativité biologique et normativité sociale », in Changeux, J.P., (dir.), Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 221-222.
13 Cfr. CANTO, M., La philosophie morale britannique, Paris, PUF, 1994, pp. 64 sq.
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain, L’éthique procédurale dans ses rapports avec les sciences humaines.
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