Destin, liberté et culpabilité en droit romain classique
p. 525-533
Texte intégral
11. Nombreux sont les indices témoignant du lien étroit qui unit, à Rome, la religion et le droit. Ce n’est pas l’effet du hasard si les Romains, observateurs traditionnellement scrupuleux des prescriptions et des rites religieux, sont en même temps les spécialistes d’une science du droit qu’ils ont portée à un niveau de perfection rarement égalé. Pendant plusieurs siècles, la genèse et la connaissance de la religion et du droit privé ont relevé d’une même autorité, les Pontifes, à la fois prêtres et jurisconsultes. Les mêmes personnes ont assuré, à travers les mêmes schémas de pensée, l’interprétation à la fois des signes divins — les prodiges — et des signes sociaux — les règles juridiques. Plusieurs institutions du droit romain, comme la sponsio ou le sacramentum, gardent la trace de leur origine religieuse.
2Parmi les multiples questions relatives aux rapports entre la religion et le droit, je voudrais en traiter plus précisément une, en hommage au Professeur Jacques Dabin, dont j’ai eu l’honneur de suivre le cours de droit naturel en 1977 à l’U.C.L. C’est souvent avec plaisir que l’on se souvient de ses années d’études, au moins parce qu’elles sont aussi les années de la jeunesse. Mais j’ai un souvenir particulier du cours de droit naturel parce qu’il traitait de questions de droit en les éclairant du point de vue de la philosophie et de l’éthique. Il constituait, de ce fait, un lieu privilégié dans la formation universitaire. Pourrais-je cacher que la personnalité du titulaire du cours n’est pas étrangère à ce souvenir ?
3La question qui sera traitée dans ces quelques pages concerne les similitudes qui se dessinent, dans la Rome de la fin de la République, entre les notions de destin et de culpabilité : la conception que les Romains se font du destin, dans la sphère religieuse, a influencé la manière dont ils ont compris la culpabilité, dans la sphère juridique. Ces deux concepts doivent en effet rencontrer chacun la question de la liberté humaine, qui détermine leur contenu sémantique.
42. Paradoxalement, alors que l’histoire commune des deux systèmes normatifs — la religion et le droit — aurait dû déboucher sur des conflits ou du moins sur une certaine confusion entre les impératifs religieux et les normes juridiques, il n’en a rien été à Rome. Assez rapidement dans son histoire, le droit s’est laïcisé, il s’est libéré de ses fondements religieux, il est devenu ius humanum, ordre social fondateur de la cité. Ce mouvement de sécularisation est en tout cas achevé lors de la rédaction de la loi des XII Tables, en 450 A.C.
5La laïcisation du droit a surtout entraîné une sorte de répartition des domaines de compétence, qui a sans doute permis d’éviter les conflits entre droit et religion. Ainsi, Rome ne connaît pas le délit d’impiété, du moins tel qu’il se présente dans les cités grecques. De même, les poursuites contre les chrétiens se fondent moins sur des motifs religieux que sur des délits politiques : incivisme, subversion dirait-on aujourd’hui, atteinte à la majesté de l’empereur. Comme le dit Tacite, peut-être avec une pointe de cynisme : deorum iniuriae dis curae, « que les dieux s’occupent eux-mêmes des atteintes à leur dignité »1.
6A l’inverse, aucune peine religieuse, à Rome, ne vient d’ordinaire renforcer la condamnation prononcée par un magistrat. Les Romains entendent gérer les affaires de la Cité sans intervention divine et veulent éviter le mélange des genres. Prêtres et magistrats, s’ils poursuivent en définitive un objectif similaire — assurer la pax romana, qu’elle soit divine ou humaine —, opèrent chacun dans leur sphère d’activités respective.
7La répartition des normes en deux domaines distincts — la concorde entre les dieux et les hommes d’une part, la paix entre les hommes d’autre part — n’a cependant pas empêché le droit et la religion de s’influencer mutuellement et d’adopter, surtout, des catégories mentales et des raisonnements communs. C’est là, beaucoup plus que dans des règles concrètes, qu’il faut voir le résultat de leur histoire commune.
83. Étroitement liée à l’existence de la Cité, la religion romaine est véritablement politique. L’État est un médiateur naturel entre les dieux et les individus2. Les auteurs classiques sont bien conscients de ce lien étroit entre l’identité politique et la pratique religieuse. Comme l’écrit Cicéron, « Sua cuique ciuitati religio (...) est, nostra nobis », « Chaque cité possède sa propre religion, nous avons la nôtre »3. Propre à la société romaine, la religion traditionnelle va inévitablement orienter la perception de la place de l’homme dans l’univers et plus particulièrement l’idée que se font les Romains du destin et de la liberté.
9Quelle est, précisément, l’idée que Rome se fait du destin ? Dès l’époque classique, l’homme romain possède une dimension prophétique, non dans le sens où il aurait à deviner un futur déjà tracé, mais dans le sens où il lui appartient de le préparer. Le futur n’appartient pas aux dieux, il relève de l’homme qui se doit d’y imprimer sa marque, posant aujourd’hui des actes qui produiront demain des effets prévisibles. Bien sûr, le fatum intervient, mais surtout pour fixer les limites du choix, pour baliser le champ du possible.
10Ainsi, lorsque les Romains font appel à l’oracle auprès du Collège des Augures, ce n’est pas pour anticiper le futur mais essentiellement pour savoir ce qui est fas et ce qui est nefas, c’est-à-dire ce qui est autorisé ou interdit par les dieux. Le rite de la prise des auspices a pour objectif de vérifier si l’harmonie règne entre les dieux et les hommes, de légitimer les décisions qui seront prises librement. Dans cet espace de liberté ainsi créé, c’est à l’homme qu’il appartient d’agir. Vision positive, bien éloignée de celle que se faisaient les Grecs du Destin4.
114. Cette vision de l’homme et du destin permet de comprendre les options juridiques romaines et plus particulièrement le fait que la prévision, qui suppose la liberté, soit la pierre angulaire de la responsabilité contractuelle5. Qu’est-ce qu’une faute ? C’est, le plus souvent, une imprévision. Qu’est-ce que la uis maior ? C’est, dans des cas très précis, l’impossibilité d’adopter un comportement différent, ou, plus fréquemment, une imprévisibilité.
12Les mêmes principes vont trouver à s’appliquer dans le domaine de la responsabilité civile. Dans l’interprétation classique de la lex Aquilia, qui est le fondement romain de la responsabilité civile, la culpa est un critère suffisant d’imputation du dommage6. Elle consiste généralement à ne pas avoir prévu les conséquences dommageables de son comportement — acte ou abstention — alors que, d’une part, ces conséquences étaient prévisibles et que, d’autre part, un comportement différent était possible. Elle requiert donc trois éléments : l’imprévision, la prévisibilité et la possibilité d’un autre comportement. Dégagée par la jurisprudence classique sous l’influence de la culpa contractuelle, elle suppose l’existence, au moins implicite, d’un devoir de prévision, qui joue dans le domaine extracontractuel le rôle que les obligations conventionnelles jouent dans celui de la responsabilité contractuelle.
13L’introduction de la culpa marque une étape importante dans l’évolution de la responsabilité. Elle est liée à l’idée de prévisibilité des conséquences de l’agir humain. Cette idée de prévisibilité suppose elle-même l’introduction du concept de temps dans le raisonnement judiciaire. En somme, lorsque la culpa se substitue à l’iniuria, qui est le critère d’imputation du droit ancien, c’est une vision diachronique des choses qui remplace une analyse seulement synchronique.
145. Une vision similaire de la liberté humaine peut être dégagée du droit pénal romain et plus particulièrement des arguments utilisés par les orateurs. Mais il faut d’abord préciser ce qu’est un délit dans la pensée classique. Comme terme générique, le délit, chez les auteurs classiques, apparaît beaucoup moins comme un acte posé par un agent intervenant librement dans le champ du possible, que comme le résultat de cette intervention.
15Le concept de furtum, parmi d’autres exemples, montre bien que dans la perception que se font les juristes romains du phénomène délictuel, l’individu disparaît au profit de la réalité objective que constitue l’acte : le furtum n’est pas d’abord le vol, en tant qu’action d’un individu, mais bien le fait qu’une chose a été volée, réalité perceptible indépendamment du sujet.
16Mais le sujet disparaît pour un temps seulement, car il faut bien, derrière l’acte, découvrir celui qui en a été la cause, ou plus exactement celui à qui on pourra le relier. Ce n’est en effet pas contre un acte qu’est dirigée une action en justice. Face à la victime qui en appelle aux institutions pour obtenir justice, l’activité répressive des structures judiciaires doit bien s’exercer contre un individu.
17Pour y parvenir, il faut rencontrer deux problèmes, d’ailleurs étroitement liés. Le premier concerne l’établissement des faits antérieurs au dommage, donc le problème de la preuve de ces faits, tandis que le second touche à ce qu’on appelle l’imputabilité, c’est-à-dire les conditions permettant de mettre un dommage à charge d’un individu déterminé et de frapper ce dernier, le cas échéant, d’une sanction. Il faut donc décider que cet individu est coupable, et savoir ce que recouvre ce concept de culpabilité.
18Remonter du résultat à l’acte, et de l’acte à l’agent, n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît. On doit aller du présent — que la victime se charge d’invoquer — au passé, qui est du domaine du souvenir pour les acteurs et les éventuels témoins, ou du domaine de l’histoire pour le juge, donc de la conjecture. Pour opérer un tel passage, il a fallu que s’inscrivent, dans le raisonnement juridique, les catégories mentales du temps et de la durée7. Il a également fallu élaborer un ensemble de raisonnements, de moyens techniques aptes à répondre à la question de la preuve des faits antérieurs à l’instance judiciaire, et que règne, enfin, un relatif consensus sur la valeur de ces moyens de preuve.
196. Il a surtout été nécessaire de construire une argumentation capable de fixer les limites du débat judiciaire et de le mener à bien8. Car ce n’est pas tout d’avoir rétabli les faits dans leur réalité historique, à supposer qu’on y arrive. Encore faut-il les interpréter et les qualifier. Il est nécessaire, pour cela, de disposer d’un schéma de lecture commun aux parties en cause pour établir les faits et les qualifier juridiquement. En d’autres termes, les arguments utilisés doivent être reçus par l’auditoire et surtout par les juges, du fait qu’ils ont pour but d’emporter l’adhésion. Ils doivent donc reposer sur un commun dénominateur. La meilleure argumentation n’atteindra pas son but si elle heurte de plein fouet les conceptions juridiques et philosophiques ou les idéaux éthiques et politiques des interlocuteurs. Pour les auteurs classiques, un argumentum, qui dans son sens étroit signifie « indice, présomption », est le plus souvent tout ce qui permet de docere, persuader, conciliare, se concilier l’interlocuteur, ou permouere, faire appel à ses sentiments9.
20Dans l’argumentation judiciaire de l’époque classique, les raisonnements relatifs à la personne impliquée n’ont pas pour but de peser le degré de responsabilité de l’accusé, ni de mesurer la gravité de sa faute, ni de savoir si sa responsabilité est plus ou moins engagée, mais de décider simplement si tel acte peut, oui ou non, être imputé à telle personne. On est coupable ou on ne l’est pas, et le débat ne peut guère aller plus loin, chose étonnante pour nous qui sommes habitués aux discussions et analyses menées dans nos cours d’assises. On ne trouvera dès lors rien de ce que l’on pourrait appeler des analyses psychologiques visant à déterminer si et surtout dans quelle mesure l’accusé est conscient et responsable de ses actes. Pour les juristes classiques, l’accusé est coupable ou innocent, sans qu’il y ait de degrés intermédiaires dans la responsabilité. La réponse judiciaire n’offre qu’une alternative.
21Les arguments les plus fréquemment utilisés sont significatifs du rôle assigné au débat judiciaire : il s’agit seulement d’établir ou de rejeter une causalité personnelle. La préméditation par exemple, qui est invoquée aujourd’hui comme circonstance aggravante, est seulement un argumentum permettant de croire à la culpabilité de l’accusé10. De même, la passion ou le sentiment violent, invoqués de nos jours pour atténuer la responsabilité du sujet, sont au contraire utilisés à sa charge par les juristes romains qui y voient une preuve supplémentaire de sa culpabilité.
22Avec la même logique, l’avocat de la défense va au contraire s’efforcer de prouver que son client n’était mû par aucun sentiment personnel11. Il s’agit de délier le lien entre l’acte et l’agent et non de s’intéresser à la subjectivité de ce dernier. Le plus curieux est encore de constater que des attitudes mentales aussi différentes que le calcul et la préméditation d’une part, la passion de l’autre, constituent en réalité le même instrument de preuve. On ne peut le comprendre que si les sentiments sont les indices de l’acte en cause et non sa justification, comme les traces dans la neige sont l’indice du passage d’une animal et non son explication.
23Le portrait qui est dressé de l’accusé montre également que la recherche d’une unité psychologique ne constitue pas la préoccupation des juristes classiques. Fortune, nom, situation sociale, antécédents familiaux, défauts corporels, occupations, train de vie, actes antérieurs au crime, chances ou malchances de l’individu, sont invoqués pêle-mêle, en vrac, sans logique apparente12. Il s’agit, en fait, de montrer, par tous ces éléments, que l’acte en cause est bien dans la ligne des actes antérieurs de l’agent, et que cet acte confirme ce qu’on savait déjà de lui13. En quelque sorte, l’acte est le signe de l’homme.
24L’attitude de l’avocat est semblable lorsqu’il s’agit d’apprécier les témoignages invoqués pour ou contre son client. Il faut, écrit par exemple Cicéron, « non solum de reo, sed etiam de teste iudicare »14. Et ce sont véritablement, non les témoignages, mais les témoins qui sont jugés, parés de toutes les vertus quand ce sont les siens, chargés de tous les défauts quand ce sont ceux de la partie adverse. L’avocat s’intéresse à ce que sont les témoins beaucoup plus qu’à ce qu’ils déclarent. Les expressions employées à leur propos montrent bien, comme l’a écrit J.-P. Levy, que « le témoignage n’a pas d’autorité automatique, il se pèse, et son poids n’est que celui de la personne qui témoigne »15. On comprend mieux l’importance que revêtent dans le procès classique les laudatores, qui sont de simples garants de moralité, témoins de la valeur du plaideur mais non de la véracité de ses déclarations.
257. Une fois l’auteur identifié et l’acte rattaché à son agent — il se peut qu’il n’y ait dès le départ aucune controverse à ce sujet —, il faut encore résoudre une quaestio iuridicialis : l’acte a-t-il été commis iure ou bien iniuria ? Une iniuria, dans ce contexte, ne vise pas l’atteinte à l’intégrité physique ou morale, mais le fait qu’un acte a été accompli « en dehors du droit », sans trouver sa justification dans une norme, ou en ayant été accompli malgré l’interdiction posée par une norme. Cette quaestio iuridicialis est donc la question des justifications d’une action déterminée.
26Ici encore, il n’est pas question d’un motif personnel qui serait invoqué pour justifier l’action ou pour servir de circonstance atténuante. La plupart du temps, la démarche de l’avocat est d’opérer une relatio criminis, qui consiste à déplacer le poids du crime sur une autre personne, un tiers ou la victime elle-même. Mais il n’est pas question d’examiner les sentiments de l’auteur de l’acte incriminé. Il faut seulement comparer la faute éventuelle et celle de sa victime. C’est une thèse ou l’autre qui triomphera, mais en bloc. Si l’accusé est coupable, il l’est sans nuance16.
27La notion de légitime défense est également le miroir des conceptions de la culpabilité qui prévalent encore à l’époque classique. Par exemple, pour défendre Milon accusé d’avoir, avec sa bande d’hommes en armes, tué Clodius17, Cicéron invoque l’argument de la légitime défense en citant plusieurs exemples remontant à l’époque troublée de Marius. Il s’agit toujours du même désir de rattacher l’acte en cause à une série de modèles antérieurs destinés à le légitimer. L’aspect objectif reste prépondérant lorsque Cicéron, pour la défense de Milon, rappelle la règle contenue dans la loi des XII Tables18 relative au vol commis la nuit19. Dans cette disposition, le caractère nocturne du vol permet de considérer que le meurtre du voleur est accompli « iure », qu’il est légitime. En quelque sorte, il y a disqualification du meurtre par le seul fait du comportement de la victime, sans que l’on prenne en considération l’aspect subjectif des choses, c’est-à-dire l’intention ou les mobiles de l’auteur de l’acte.
28Ce point de vue est encore celui d’Ulpien qui considère que l’action de la lex Aquilia, dans le cas qui lui est soumis, ne peut être délivrée contre le meurtrier parce qu’il n’y a pas, en l’espèce, iniuria20.
298. De l’examen de l’argumentation judiciaire, il résulte que la vision de la culpabilité qui prévaut à l’époque classique est objective dans le sens où elle ne s’intéresse guère à la psychologie du sujet.
30C’est l’acte qui est pesé, jugé, comparé à d’autres actes et non la personne, qui n’est pas une unité psychologique s’impliquant dans le monde mais un agent posant des actes qui sont ou non iure, conformes au droit. Le système juridique est conçu comme un ensemble de modèles sociaux impératifs et non comme le fil conducteur d’une volonté qui serait libre et autonome.
31Ces axiomes implicites permettent de comprendre pourquoi, dans la recherche des faits, le portrait dressé de l’accusé, qui nous paraît hétéroclite et souvent hors de propos, est en réalité seulement destiné à établir que l’acte en cause a bien été posé par telle personne. Voilà pourquoi les témoins sont d’abord garants de l’honorabilité de l’accusé avant d’être garants de la véracité de ses dires. Voilà enfin pourquoi les justifications de l’acte ne sont pas recherchées dans les mobiles de l’individu mais dans d’autres actes comme l’ordre supérieur de l’autorité ou la faute de la victime. La culpabilité n’est donc pas une dimension subjective ou intellectuelle d’un acte mais cet acte lui-même, en ce qu’il ne rentre pas dans les modèles de comportement en vigueur à l’époque.
32Peut-on, comme l’a fait Y. Thomas21, lier aussi étroitement l’absence « d’homme abstrait responsable, par principe, de son fait » et l’absence de « capacité juridiquea priori » ? Le fait est qu’il n’y a pas, à Rome, de principe d’autonomie de la volonté mais seulement des contrats-types. De même, les Romains ont une liste d’actes commis iniuria mais n’ont pas dégagé le principe général de l’obligation de réparer le dommage causé à autrui.
339. A propos du droit contemporain et des problèmes posés par l’interprétation des normes, F. Ost et M. van de Kerchove relèvent que « l’obligation faite au juge [est] de conforter la cohérence du discours juridique et, par-delà celui-ci, la cohésion de l’ordre social. A l’aide des directives diverses du respect de la clarté du texte, de l’harmonie du discours juridique ou du consensus de l’opinion publique, toujours doctrine et jurisprudence s’emploient à recomposer l’unité de la trame du discours juridique, gage de l’unité du social. Tel serait sans doute le but fondamental de la pratique interprétative, son “enjeu” le plus propre »22.
34L’argumentation judiciaire en vigueur à Rome poursuivait le même enjeu. Les arguments de l’orateur visent à répéter et à consolider une série de valeurs déjà reçues par les destinataires. Dans cette perspective, les valeurs prônées ne sont pas le départ de l’argumentation, en ce sens que l’avocat s’appuierait sur elles pour aboutir à l’acquittement ou à la condamnation, mais sa fin, en ce sens qu’au-delà des décisions, c’est bien dans la défense et l’illustration de ces valeurs qu’il faut voir la cause finale, plus ou moins consciente, de l’intervention de l’avocat.
35Dans la trichotomie classique des genres oratoires — le délibératif, le judiciaire et l’épidictique —, c’est peut-être un excès de raffinement qui pousse à distinguer le deuxième du dernier. En définitive, le discours judiciaire est un discours épidictique, fondé sur les valeurs communément reçues. A partir du moment où les Romains délimitent la sphère de compétence de chaque discours normatif, il n’y a plus de risque de conflit entre leur droit et leur religion qui peuvent, avec une belle unanimité, défendre et promouvoir la même vision de l’homme et de sa liberté. Plus que toute autre, la religion romaine est une religion sociale, qui entraîne la participation de l’individu comme membre d’une communauté politique. Les valeurs qu’elle implique doivent donc correspondre parfaitement aux valeurs consacrées par l’ordre juridique.
Notes de bas de page
1 TACITE, Annales, I, 73.
2 Sur le sujet, voir P. BOYANCE, Études sur la religion romaine, Rome, 1972, p. 28 ; R. SCHILLING, Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, 1979 ; J. SCHEID, Religion et piété à Rome, Paris, 1985 et M. HUMBERT, Droit et religion dans la Rome antique, dans Mélanges Félix Wubbe, Fribourg, 1993, p. 192-206.
3 CICÉRON, Pro Flacco, 28, 69.
4 Voir M. MESLIN, L’homme romain, des origines au Ier siècle de notre ère, Paris, 1978 (p. 75-92 dans l’éd. 1985).
5 Voir R. ROBAYE, Responsabilité objective ou subjective en droit romain : questions de terminologie et de méthode, dans Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 58 (1990), p. 345-359.
6 Voir R. Robaye, Remarques sur le concept de faute dans l’interprétation de la lex Aquilia, dans Revue internationale des droits de l’Antiquité, 38 (1991), p. 333-384.
7 Voir L. GERNET, Le temps dans les formes archaïques du droit, dans Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1976, p. 261 sv.
8 Sur les rapports entre la rhétorique et le droit, et notamment les questions de preuve, voir J.-Ph. LEVY, Cicéron et la preuve judiciaire, dans Mélanges Levy-Bruhl, Paris, 1959, p. 187-197 et les remarques intéressantes de Y. THOMAS, Acte, agent, société, dans Archives de Philosophie du Droit, 22 (1977), p. 63-83. Voir également B. FRIER, The Rise of the Roman Jurists. Studies in Cicero’s pro Caecina, Princeton, 1985.
9 CICÉRON, De Oratore, II, 77, 310. Sur les différents sens du terme argumentum, voir J.-Ph. LEVY, La formation de la théorie romaine des preuves, dans Studi Solazzi, Naples, 1948, p. 425, n. 35.
10 CICÉRON, De Inuentione, II, 18, 20, 22.
11 Id., II, 19,25.
12 Id., II, 28 sv.
13 Id., II, 24.
14 Pro Fonteio, XI, 25.
15 J.-Ph. LEVY, op. cit., p. 194.
16 Voir des exemples chez CICÉRON, De inuentione, II, 26 et Ad Herennium, I, 15.
17 Voir Fl. DUPONT, L’affaire Milon. Meurtre sur la voie Appienne, Paris, 1987.
18 VIII, 12 : Si nox furtum faxsit, si im occidit, iure caesus esto.
19 Pro Milone, III, 9.
20 Collatio Mosaicarum et Romanorum legum, 7, 3, 2-3.
21 Y. THOMAS, op. cit., p. 63.
22 F. OST et M. van de KERCHOVE, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en droit, Bruxelles, 1989, p. 147.
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis, Destin, liberté et culpabilité en droit romain classique.
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