Après nous le déluge ? Réflexions sur la responsabilité écologique à l’égard des générations futures
p. 389-411
Texte intégral
1Au sommet des Nations Unies concernant l’environnement et le développement qui s’est tenu à Rio de Janeiro en juin 1992, un lobby s’est particulièrement distingué par son activité : le groupe des petits pays insulaires directement menacés par une hausse, même réduite, du niveau des mers, conséquence prévisible du réchauffement climatique, lui-même provoqué par l’émission de plus en plus massive de CO2 dans l’atmosphère1. Au rythme actuel de consommation des énergies fossiles, l’« effet de serre » ne peut, en effet, manquer de s’aggraver, mettant ces pays à la merci des raz-de-marée cycloniques dans un premier temps (comme le Bengladesh aujourd’hui déjà), et de la submersion pure et simple dans un second temps. Imagine-t-on un contentieux juridique plus massif ? Et comment engager des responsabilités et imposer des solutions dès lors que, de toute évidence, l’effet de serre résulte de l’action cumulative de centaines de millions de comportements individuels non délibérés ?
2Toutes les composantes de la tragédie semblent ainsi réunies : et l’énormité des enjeux, et l’irréversibilité des processus en cours, et la contrainte quasi-irrésistible d’un mouvement de développement qui entraîne les nations dans une consommation toujours accrue, dont nous savons pourtant qu’elle conduit à une rupture de charge du système écologique. Et comme dans la tragédie, les avertissements ne manquent pas, en vue, s’il en est encore temps, d’inverser le mouvement et d’inventer une autre issue pour cette moderne histoire de déluge.
3Il ne suffira plus cependant d’un sursaut de la conscience individuelle, dès lors que ce sont les conditions-mêmes de l’agir humain qui se sont modifiées, appelant une redéfinition du cadre éthique de l’action. Un certain nombre de situations absolument sans précédent — telle le cri d’alarme des pays de faible relief menacés par la montée des eaux (on pourrait évoquer aussi la situation inverse des pays de la bande sahélienne, menacés de désertification complète) — affecte, en effet, qualitativement les données du problème éthique.
4On pourrait dire, globalement, que des situations qui, hier encore, relevaient d’une sphère extérieure à la volonté, et qu’on se contentait de vivre passivement comme produits du hasard, de la nécessité ou des coups du destin, sont aujourd’hui rapportées, au moins indirectement, aux conséquences lointaines de notre arbitre. Comme si les frontières du naturel et de l’artifice s’étaient progressivement estompées et que tout ou presque, du climat à la diversité biologique, était désormais en notre pouvoir. La nature qui nous entourait et nous nourrissait, la nature au sein de laquelle nos cités se contentaient d’aménager des enclaves de civilisation, est désormais à notre merci. Le rapport s’est inversé, qui la met maintenant en notre pouvoir et à notre garde2. Des gestes quotidiens mille fois répétés comme ceux qui consistent à utiliser un véhicule privé ou faire usage d’un aérosol apparaissent aujourd’hui comme une contribution, infinitésimale sans doute, mais une contribution néanmoins, à des effets globaux virtuellement catastrophiques. Plusieurs traits, communément acceptés, de l’agir moral s’en trouvent bouleversés, qui remettent en cause les conditions habituelles de l’imputabilité éthique : le lien tout d’abord entre une action individuelle d’une portée minuscule et un effet collectif gigantesque, la relation de proximité locale et temporelle entre un acte et ses conséquences, la connaissance, préalable à l’action, des effets virtuellement négatifs de celle-ci. Voilà donc que nous apparaissons désormais responsables, ou du moins co-responsables, d’une action collective dont les développements et les effets nous sont largement inconnus ; voilà que se trouve brisé le cercle de proximité qui m’obligeait seulement à l’égard du proche et du prochain, et distendu le lien de simultanéité qui me faisait comptable des effets immédiats, ou à tout le moins voisins, des actes que je posais aujourd’hui.
5On peut donc parler, à la suite de H. Jonas et de P. Ricœur, d’une « transformation de l’essence de l’agir humain »3.
6L’idée de responsabilité suggère d’emblée que nous sommes interpellés, tenus de fournir une réponse. Comme l’indique déjà l’étymologie, la « responsabilité » (« verantwoordelijkheid » en néerlandais) désigne la situation de celui qui devra « répondre de ». Interpellés par qui ou par quoi ? Notons d’emblée cet axiome de départ : « à des maîtrises nouvelles correspondent des responsabilités nouvelles »4. Aussi bien l’interpellation constitutive de la responsabilité, aussi élargie soit-elle, n’apparaît-elle pas arbitraire : c’est parce que nous tenons telle personne ou tel objet en notre pouvoir que nous en sommes responsables ; c’est aussi parce que nous tirons un certain bénéfice de cette maîtrise que nous sommes tenus, le cas échéant, d’assurer le dédommagement du préjudice qu’elle entraîne. Inversement, être irresponsable c’est exercer un pouvoir sans assumer les obligations correspondantes.
7Un lien est donc établi, par l’idée de responsabilité, entre un comportement et ses effets. Traditionnellement, dans la pensée éthique et dans son institutionnalisation juridique, ce lien a été configuré dans l’horizon du passé. La responsabilité se ramène alors à l’imputabilité, et se charge, presque immanquablement, d’une connotation répressive : « qu’as-tu fait de ton frère ? ». L’imputabilité est établie au terme d’une procédure qui identifie l’auteur d’une action passée, qui est alors sommé d’en rendre compte et d’en payer le prix. Cette connotation, à la fois passéiste et négative, de la responsabilité-imputabilité « n’est pas à la hauteur du problème posé par les mutations de l’agir humain à l’âge de la technique », observe Ricœur5. Pour y répondre, il faudra que l’idée de responsabilité se tourne résolument vers l’avenir : plutôt que rechercher les coupables d’actions passées, elle servira à définir le cercle des personnes solidairement tenues de missions nouvelles. Déjà dans la première idée, l’anticipation du futur est implicitement présente : si je suis tenu, en effet, de réparer les conséquences de mes actes, c’est parce que je devais les avoir prévues. Ici cependant, le domaine de la prospective s’étend : ce ne sont plus seulement les conséquences prévisibles de ses actes dont on est tenu d’assumer la responsabilité, mais bien de leurs suites probables, ou même simplement possibles. C’est que l’ampleur des moyens mis en œuvre est telle, ainsi que la gravité des risques que génère l’activité, que l’agent ne peut plus rester indifférent à la possibilité de leur survenance. Le débat se déplace : de la faute subjective, dont on établit l’imputabilité, il passe au risque créé dans un horizon d’avenir indéterminé et à l’égard d’une catégorie abstraite de personnes. C’est l’idée de « mission confiée » qui prend alors le dessus et dont le langage ordinaire révèle la trace, dès lors qu’il entend aussi la responsabilité au sens d’« une charge qu’on assume, d’un poids que l’on prend sur ses épaules »6.
8Deux questions essentielles se dégagent alors : envers qui ou quoi sommes-nous responsables ? Quels sont les fondements et les modalités de cette responsabilité élargie ?
I. Envers qui sommes-nous tenus de répondre ?
9Envers qui sommes-nous tenus de répondre ? Envers le vulnérable, avons-nous dit. Soit, mais encore ? On n’échappe pas ici à la controverse, souvent passionnée, qui oppose, comme on le sait, les partisans de la deep ecology qui, rejetant tout « chauvinisme d’espèce », plaident pour la reconnaissance de droits aux animaux et à la nature elle-même, et ceux qui entendent réserver le bénéfice des droits aux seuls êtres humains, actuels et éventuellement futurs.
10Pour ceux qui, comme nous, défendent une conception dialectique du rapport homme-nature, cette controverse est en grande partie sans objet. Il doit être bien clair, en effet, que protéger la nature en limitant nos prélèvements excessifs et en réduisant nos rejets nocifs, c’est travailler à la fois à la restauration des équilibres naturels et à la sauvegarde des intérêts humains. Et même en formulant ainsi cette proposition, on reste encore prisonnier des idées convenues, car on semble opposer « équilibres naturels » et « intérêts humains », alors que, précisément, les intérêts humains reposent aussi, et même d’abord, sur des équilibres naturels. Comme l’écrit excellement H. Jonas : « Si l’obligation à l’égard de l’homme continue à avoir une valeur absolue, elle n’en inclut pas moins désormais la nature comme condition de sa propre survie et comme un des éléments de sa propre complétude existentielle »7. Homme et nature, improbables passagers du « vaisseau spatial Terre », vivant en équilibre symbiotique, ont « partie liée », n’avons-nous cessé de répéter.
11Cette solidarité de destin n’implique cependant pas le confusionnisme au sens où « tout serait dans tout » et où la protection des êtres humains, des animaux, des plantes, de la matière inorganique serait en quelque sorte indifférenciée. Faut-il rappeler que la dialectique ne nie absolument pas — au contraire même, elle présuppose — la distinction et parfois la hiérarchie de niveaux entre les éléments qu’elle rapproche par ailleurs ? Simplement, les distinctions qu’elle pratique sont aussi des liaisons, et les différences de niveaux qu’elle ménage sont aussi des hiérarchies enchevêtrées. Nous savons à cet égard que, dans l’histoire de la nature, au moins deux sauts qualitatifs majeurs s’étaient opérés avec, d’une part, l’émergence de la vie à partir de la matière et, d’autre part, l’émergence du sens à la fine pointe humaine de l’évolution du vivant.
12Cette double différenciation justifie, nous semble-t-il, une différence d’intensité dans la responsabilité assumée, même si, par ailleurs, la solidarité de destin entre la matière, le vivant et les êtres humains ne doit jamais être perdue de vue. Mais surtout, il nous paraît que ces différences de niveaux (entre la matière, le biologique et l’humain) engendrent, en quelque sorte, des sphères ou des communautés spécifiques à l’égard desquelles la question de la protection se pose dans des termes éthiques également différenciés. En ce qui concerne la communauté humaine, nous savons que, depuis la Révolution des Lumières, le besoin de protection s’articule désormais en termes de droits. Nous savons aussi que la revendication des droits est virtuellement universelle, c’est-à-dire susceptible de s’étendre à tout être humain, quelle que soit sa condition, même si, pratiquement, cette universalisation est encore fort mal reconnue et que son extension aux générations futures commence seulement à être envisagée (cf. infra). On rappellera encore que le langage des droits suppose à la fois la conscience de l’égale dignité de chaque homme et l’aptitude à la faire valoir, par la parole et l’action. Des procédures et des institutions sont mises en place pour lui assurer une reconnaissance et une garantie effectives.
13En ce qui concerne la communauté du vivant (animaux, plantes, bactéries, etc...), les solidarités sont manifestes, qu’explicitent chaque jour davantage les sciences écologiques. Nul doute que l’homme est partie intégrante de cette communauté biologique. Mais, précisément, il s’agit d’une communauté biologique dont les échanges sont de l’ordre des flux d’énergie et de matière. Le langage des droits nous paraît ici déplacé dans la mesure où ce discours n’a, tout simplement, aucun sens pour les partenaires non humains de la biosphère, cela sans même parler des procédures et des institutions. A moins de rentrer dans la comédie judiciaire (du reste fort plaisante) du Roman de Renart ou de certaines fables de La Fontaine (dont, on l’observera, les morales s’adressent toujours aux hommes), parler de « droits » des animaux et des plantes relève de l’anthropocentrisme naïf. Au demeurant, on rappellera que la société animale (tout comme le monde végétal) est extrêmement hiérarchisée et qu’y prévaut la « loi de la jungle », qui est sans doute la plus « naturelle » des règles de droit naturel. Dès lors, si nous affublons les animaux de « droits », il serait élémentaire qu’ils les revendiquent également entre eux : mais on sait bien que l’agneau aura beau proclamer que « la loi du plus fort n’est pas la meilleure », ou que « force ne fait pas droit », cela ne risque guère de couper l’appétit du loup...
14Enfin, entrer dans la logique des droits supposera aussi que les animaux soient tenus de certaines obligations à notre égard. Qui soutiendra sérieusement cette thèse ? Tout ceci revient à démontrer qu’entre le vivant et l’homme s’établit une asymétrie, dans laquelle nous avons décerné la marque de la responsabilité — asymétrie justifiée par le fait que, seul parmi les créatures vivantes, l’homme a accédé au niveau du sens. Ceci dit, il est très possible qu’au sein de la communauté biologique des échanges plus riches que de simples équilibrages d’énergie et de matière puissent se développer. Il suffit, en effet, de penser à certaines formes de complicité entre l’homme et l’animal domestique, et même à certaines formes de collaboration (comment échapper ici aux métaphores anthropomorphiques ?) entre plantes et jardiniers dont on dit qu’ils ont « la main verte ». Sans nous engager plus avant sur ce terrain, nous dirons simplement qu’un sentiment d’humanité ne nous paraît, dans ce cas, nullement déplacé ; dans bien des circonstances, il exprimera, de la manière la plus riche, le sens de la relation qu’il est possible d’établir avec le monde vivant. Et que, dans bien des cas, ce sentiment d’humanité conduise l’homme à des comportements désintéressés, qui vont bien au-delà de la satisfaction d’un « droit » de l’animal, c’est là un fait d’expérience bien connu. Mais, au-delà de ces considérations d’humanité, toujours subjectives et limitées à une forme d’« aristocratie » du monde animal et végétal, il reste que notre appartenance à cet univers du vivant, liée à la réelle vulnérabilité de tous ses membres, justifiera une protection juridiquement garantie. Non pas que plantes et animaux aient des droits à faire valoir, mais bien que nous, les hommes, ayons des devoirs à respecter. Des devoirs asymétriques de responsabilité, justifiés à la fois par la vulnérabilité des bénéficiaires et par la nécessité de respecter les symbioses biologiques dans l’intérêt de l’humanité entière8.
15Vient enfin la troisième sphère, celle de la matière inorganique. A son égard, ni le discours des droits, ni le langage de l’humanité ne sont de mise. Il reste néanmoins que l’intérêt bien compris du monde vivant tout entier commande d’en respecter les lois fondamentales. Ici encore, une responsabilité asymétrique pèse sur nous qui sommes capables d’en découvrir progressivement les mécanismes et qui, rappelons-le, sommes aussi les plus directement susceptibles d’en perturber le fonctionnement.
16Voilà donc trois sphères — la matière inorganique, la biosphère, la communauté humaine — à la fois distinguées et dialectiquement liées ; de même, trois types de justification de la responsabilité — l’intérêt utilitaire, le sentiment d’humanité, la revendication de droits — qui s’épaulent sans se confondre.
17Sans doute, les partisans de l'égalitarisme écologique nous reprocheront-ils qu’en définitive, mises à part quelques considérations d’humanité réservées aux animaux domestiques, notre responsabilité à l’égard de la nature ne repose que sur le souci utilitariste des seuls intérêts humains et que, au cas bien probable de conflits d’intérêts, ceux de la nature ne manqueront pas d’être sacrifiés. Dès lors que notre niveau de vie serait directement en cause, les intérêts des espèces et des sites ne devraient plus peser d’un poids très lourd dans les plateaux de la balance... L’objection est sérieuse et on comprend pourquoi certains en déduisent la nécessité de principe de consacrer une protection de la nature pour la nature, indépendamment de son utilité pour l’homme. Nous croyons cependant pouvoir y répondre par l’élargissement, absolument nécessaire, du concept d’« intérêts humains » dont nous nous sommes servis jusqu’ici. S’il s’agit, en effet, de viser par là les intérêts à court terme de la minorité d’êtres humains réellement susceptibles d’influer sur le cours des décisions politico-économiques (disons, pour simplifier, les dix-pour-cent de l’humanité qui peuplent les pays réellement développés de la planète), il est certain que la responsabilité envisagée sera minimale et même vraisemblablement trompeuse. Dès lors, en revanche, qu’intervient une réelle universalisation des « intérêts humains » pris en compte — une universalisation dans le temps comme dans l’espace, seule accordée à la radicalité de la problématique écologique - on peut croire que, simultanément, à raison-même de cette solidarité dialectique du milieu sur laquelle nous ne cessons d’insister, la nature finisse par y trouver aussi son compte. Cela signifie donc, tout simplement, que ce qui est bon pour les générations futures de l’humanité est bon également pour la survie de la biosphère et l’intégrité de la planète. Sans succomber, par le simple énoncé de cette formule, à l’illusion d’une recette-miracle (on ne se dissimule pas les difficultés qu’elle recèle, à commencer par la question que pose la pression démographique sur les équilibres naturels)9, au moins ouvre-t-elle la voie à une conception renouvelée de la responsabilité.
18C’est chez Kant, nous semble-t-il, qu’on peut trouver les premières formulations d’un concept élargi d’humanité. Parmi les trois sens principaux de ce concept — « sentiment de bienveillance », « communauté humaine » et « nature humaine » — c’est essentiellement le troisième qui retient le maître de Königsberg. D’emblée, la notion d’humanité conduit au cœur du système kantien de la moralité, en cela qu’il vise ce qui, chez l’homme, l’arrache au déterminisme de l’animalité et le prédispose au dépassement de soi. Cette humanité est ce qui, chez l’homme, signe sa dignité et mérite le respect. Elle est à la fois ce qui rend l’homme capable de moralité et l’objet-même de la loi morale. En effet, la seconde formule de l’impératif catégorique vise expressément l’humanité : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen »10. Comme l’écrit Fr. Boullant, l’humanité est, chez Kant, la représentation que se fait l’homme de sa condition d’être raisonnable « où vient se réfléchir l’universalité posée par la loi morale »11. Il y a, en effet, dans ce concept d’humanité, une exigence d’universalisation qui ne se ramène pas seulement à une nécessité de généralisation logique, comme on comprend souvent l’impératif catégorique (« agis de façon à ne pas te contredire ») ; il y va ici d’un processus d’universalisation historique réel, dans lequel on peut voir une sorte de « ruse de la nature », et qui conduit l’humanité (au sens, cette fois, de communauté humaine) à assumer de plus en plus nettement sa condition culturelle et morale12. En ce sens, le concept d’humanité apparaît à la fois indéterminé et pourtant finalisé. Il est indéterminé parce qu’il ne se rattache à aucune essence a priori de l’homme, à aucun modèle dont il s’agirait de réaliser l’application. Au contraire, l’humanité suppose en l’homme une indétermination originelle, une faculté d’auto-dépassement, que rien, a priori, ne vient limiter ; à cet égard, l’humanité se ramène à la faculté d’apprentissage, de sorte que éducation et humanisation en viennent à se confondre13. Et pourtant, le mouvement-même de l’humanisation n’est pas aléatoire ; Kant en dessine le trajet, qui part de l’état de nature, passe par l’état civil où l’homme se dote d’une constitution dans le cadre de l’État, pour déboucher enfin sur la Cité universelle régie par un droit cosmopolitique. Alors enfin, dans ce « règne des fins », l’Humanité, arrachée à la violence des rapports naturels, accède à son humanité.
19En quoi, demandera-t-on, cette analyse de l’idée d’humanité chez Kant nous fait-elle progresser dans l’élaboration du contenu d’une responsabilité universelle accordée à la problématique du milieu ? Sans doute n’y est-il pas explicitement question d’une obligation à l’égard des générations futures. Et pourtant, il nous semble pouvoir soutenir que les textes que nous venons de rappeler constituent une base utile pour fonder aujourd’hui une telle obligation. On observera tout d’abord que Kant lui-même tire des conséquences pratiques de son concept d’humanité à propos des rapports internationaux de son temps. Il s’exprime très nettement sur cette question dans le texte intitulé Projet de paix perpétuelle, où il dénonce sans concessions l’attitude des métropoles occidentales qui restent bien en-deçà des exigences du droit cosmopolitique, qui implique que soit reconnu à chacun un « droit de visite » en tous lieux et ce, en vertu « du droit de commune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphérique, ils (les hommes) ne peuvent se disperser à l’infini »14. Au lieu de reconnaître ce « droit à la surface qui appartient en commun à l’espèce humaine », les Etats « policés » et marchands de l’Europe « s’abreuvent d’iniquités » dans leurs rapports avec les peuples indigènes qu’ils visitent (confondant ainsi visites et conquêtes)15.
20Kant établit ainsi, on ne peut plus nettement, les bases d’un droit cosmopolitique basé sur le concept d’un partage équitable des ressources et d’une occupation pacifique de l’espace disponible, sous l’empire de lois communes. L’idée d’humanité s’étend donc à l’ensemble du genre humain considéré d’un point de vue synchronique.
21Quant à l’aspect diachronique du problème, ne doit-on pas admettre que, de son propre mouvement, le concept d’humanité s’ouvre sur la prise en considération des intérêts des générations futures ? N’est-il pas, par essence, un concept indexé sur le futur, une idée qui ne trouve de réalisation que graduelle, au fur et à mesure que la succession des générations progresse dans la voie de l’humanisation ? Comment pourrait-on, en effet, concilier avec l’impératif qui commande de s’arracher à la violence de l’état de nature moral16, un comportement qui consisterait à dilapider les ressources naturelles au point de compromettre l’existence-même d’une humanité future ? Un tel détournement des ressources communes n’est-il pas directement opposé à l’impératif catégorique qui commande de respecter l’humanité dans la personne d’autrui ? De toute évidence, la République universelle que vise Kant est un projet qui se construit dans la longue durée ; il implique que les lois qui la gouvernent garantissent l’équité des partages intergénérationnels. Sans doute cette question n’est-elle pas explicitement traitée, comme l’est celle des partages intragénérationnels, pour la simple raison que l’effet des déséquilibres écologiques ne s’était pas encore fait sentir à la fin du XVIIIe siècle17. On ne prend cependant guère de risque à soutenir que la responsabilité à l’égard des générations futures est un corollaire logique et nécessaire du concept kantien d’humanité qui est à la base, comme on l’a vu, de sa philosophie morale.
22Ceci nous ramène à notre question centrale : quel type de responsabilité assumons-nous à l’égard des générations futures, et aussi : de quelles générations futures parlons-nous ?
II. Quelle responsabilité pour les générations futures ?
23A ces questions, on s’en doute, les réponses les plus diverses ont été avancées. Un des premiers auteurs a avoir abordé systématiquement le problème des devoirs envers les générations futures est le philosophe américain John Rawls, auteur d’un célèbre ouvrage intitulé A Theory of Justice18. Paru en 1971, ce livre, qui fut écrit dans les années soixante, n’aborde guère les problèmes environnementaux, de sorte que la question de la justice intergénérationnelle qu’il soulève est traitée exclusivement sous l’angle de la fixation d’un juste taux d’épargne à consentir par la génération présente en faveur de celles qui suivront. Cette question prend place dans le cadre d’une ambitieuse théorie de la justice qui entend établir des principes de distribution universellement valables parce qu’équitables et produits au terme d’une procédure qui se veut non partisane (d’où le nom de cette théorie : « justice as fairness »). On sait que Rawls, renouant avec le contractualisme, imagine une discussion fictive menée « sous voile d’ignorance » entre partenaires impartiaux. Ne sachant notamment pas à quelle génération ils appartiennent dans la « vie réelle », les contractants auront à cœur de définir des principes de justice qui garantissent une certaine équité intergénérationnelle. Mais pour fixer le taux d’épargne, et donc la quantité de sacrifices à consentir par la génération présente, il convient encore de déterminer l’horizon temporel en vue duquel le capital est accumulé ; en un mot : le futur proche ou le futur lointain ?
24Se contentant, sur ce point, de rationaliser des intuitions de sens commun, des sentiments largement partagés, auxquels correspondent des pratiques immémoriales, Rawls prêtera à ses négociateurs « sous voile d’ignorance » un sentiment de bienveillance naturelle (« goodwill ») limitée aux deux générations suivantes, celles des enfants et petits-enfants, dont il est naturel que les géniteurs se préoccupent. Ce point essentiel étant acquis, la fixation du critère d’épargne ne pose plus de difficultés particulières : ainsi, « s’imaginant eux-mêmes être parents, ils ont à évaluer combien ils devraient mettre de côté pour leurs enfants et petits-enfants, en se référant à ce qu’eux-mêmes croient pouvoir demander à juste titre de leurs parents et de leurs grands-parents »19. Un critère d’épargne, variable selon les stades de développement, est ainsi établi par comparaison entre générations contiguës : chaque génération transmettra à la suivante un équivalent équitable de ce qu’elle a elle-même reçu.
25On le voit : cette conception de l’éthique intergénérationnelle est contractualiste20, et surtout, dirons-nous, « domestique » : elle se limite à prendre soin des descendants immédiats, comme cela s’est généralement pratiqué sous toutes les latitudes. Ces analyses de Rawls exerceront une énorme influence sur la suite du débat et feront l’objet de nombreuses tentatives de reformulation, ainsi que d’objections multiples. Les principales d’entre elles, on s’en doute, concernent le caractère « domestique » dont nous avons qualifié cette théorie. On incriminera ainsi le fait de limiter la sollicitude pour l’avenir à deux générations seulement, et on met en cause le caractère « théorique » d’une démarche qui se contente de rationaliser une pratique habituelle. Il s’agirait, fait-on valoir, d’un souci par trop limité, exagérément subjectif et, par ailleurs, aléatoire (tout le monde n’a pas nécessairement une descendance), alors que ce qu’il convient de fonder, ce sont des obligations civiques, garanties dans le cadre d’une société politique juste, à l’égard d’un « socius » abstrait auquel ne nous lie aucun sentiment subjectif particulier de bienveillance21. Plus fondamentalement encore, B. Barry a pu mettre en évidence l’oscillation de la pensée de Rawls qui, sur ce point comme sur bien d’autres, tente de concilier une inspiration kantienne (qui, en définitive, débouche sur des impératifs inconditionnels au nom du respect de l’humanité en l’homme) et une inspiration tirée de Hume (qui conçoit la justice comme réciprocité, et se ramène, en définitive, à une forme d’égoïsme bien compris)22. Or précisément, la problématique d’une justice intergénérationnelle se situe, soutient Barry, en-dehors de toute réciprocité possible ; il n’est donc pas étonnant que Rawls la limite au cercle immédiat des proches dont le bonheur affecte le nôtre directement. Aucun pas décisif ne serait donc encore accompli dans le sens d’une fondation d’une véritable éthique du futur.
La deuxième réponse à notre question est apportée par Hans Jonas
26Si le modèle de Rawls pouvait être qualifié de « contractualiste » et de « domestique », celui que Hans Jonas allait développer dans son ouvrage maintenant universellement connu, Le principe responsabilité (dont la première édition, en allemand, date de 1979), mérite les qualificatifs d’« asymétrique » et d’« herculéen ». « Asymétrique », parce qu’il rejette explicitement l’idée d’équilibre contractuel, toute forme de logique de donnant-donnant ; « herculéen », parce qu’il conduit à investir l’homme moderne, tel le héros mythologique, du poids de l’univers entier, dont il est désormais le gardien aux yeux de l’être lui-même. Reprenons successivement ces deux thèmes.
27Observateur lucide des transformations actuelles des conditions de l’agir moral, Jonas en vient à déconsidérer toutes les morales traditionnelles, qui sont des morales de l’instantanéité, dont aucune ne parviendrait à s’élever à la prospective éthique maintenant nécessaire. De même, ces morales qui s’expriment en termes de réciprocité, de juste partage et de droits, resteraient totalement en-deçà du problème posé par l’illimitation actuelle de notre puissance23. Un renversement s’est opéré, qui nous rend désormais responsable de l’avenir, dès lors que nous sommes en mesure de le compromettre, voire de le supprimer. La logique asymétrique de la responsabilité (cf. supra) investit l’homme contemporain d’une mission de sauvegarde à l’égard de ce qui se signale par sa fragilité : la terre, l’avenir, les générations futures. Cette responsabilité est l’objet d’un impératif catégorique et inconditionnel.
28On comprend qu’ainsi configuré, le principe responsabilité a totalement rompu avec la perspective « domestique » qui était encore celle de Rawls et de Passmore. Il y va ici d’une tâche ontologique, complètement affranchie des sentiments d’attachement ou d’amour à l’égard des descendants immédiats et qui s’étend, par ailleurs, jusqu’à un horizon d’avenir illimité. La mission confiée peut être dite, en effet, « herculéenne ». Elle s’énonce en ces termes : « vouloir l’humanité future » et « ne pas compromettre les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre »24.
29La radicalité de cette mission ne se comprend que si on part de l’hypothèse de l’imminence d’une catastrophe universelle causée par l’autonomisation de notre agir technique. Tout se passe, en effet, comme si le programme tracé par Bacon (« orienter le savoir vers la domination de la nature et utiliser la domination sur la nature pour l’amélioration du sort humain ») avait trop bien réussi et que se posait maintenant, dans l’urgence d’une apocalypse rampante, la question de la maîtrise sur cette maîtrise qui nous échappe25. A l’utopie du progrès à laquelle nous n’avons cessé de souscrire depuis la modernité, Jonas oppose donc l’eschatologie de l’apocalypse. C’est ce qu’il appelle l’« heuristique de la peur », qui nous fait devoir de toujours accorder la priorité au mauvais pronostic sur le bon, ou de « prêter davantage l’oreille à la prophétie du malheur plutôt qu’à celle du bonheur »26.
30Radicalisant encore plus la perspective ainsi tracée, Jean Greisch, le traducteur de Jonas, s’attache, quant à lui, à présenter nos générations comme « serviteurs et otages de la nature », inversant ainsi la célèbre formule de Descartes qui voyait dans l’homme moderne le « maître et possesseur » de la nature27. Pour Greisch, la notion d’otage traduit, de façon dramatique, le trait le plus profond de l’idée de responsabilité, c’est-à-dire son asymétrie.
31L’ouvrage de Jonas représente assurément une contribution majeure à notre problématique ; plusieurs objections peuvent néanmoins lui être adressées, nous semble-t-il. Tout d’abord, le rejet de toute idée de réciprocité nous paraît excessif. Sans doute ne sommes-nous plus, lorsqu’on parle de justice entre générations, dans la sphère contractuelle du donnant-donnant. Une certaine dialectique entre générations permet, cependant, de réintroduire dans cette question une dose de compensation pour les sacrifices consentis, équilibre inhérent à l’idée-même de justice28.
32Ensuite, le ton général de l’ouvrage, et surtout celui de certains de ses commentaires, comme ceux de J. Greisch, nous paraît exagérément pessimiste. Non que nous voulions dissimuler la gravité des enjeux, ni discuter l’urgence de la réaction nécessaire. Ce que nous récusons, c’est la manière de « péché originel écologique » qui est imputé aux présentes générations, comme si elles étaient délibérément coupables des déséquilibres actuels. Ce registre de la culpabilité, qui transparaît notamment dans l’image de l’otage, ne nous semble guère pertinent en l’espèce, dès lors que ce que nous cherchons à établir c’est précisément une responsabilité sans faute, une responsabilité objective pour risque créé. Pour le dire encore autrement, il ne nous paraît pas satisfaisant, parce que non dialectique, de procéder au renversement pur et simple de l’attitude moderne : pourquoi, après avoir été « maître et possesseur » de la nature, s’assujetir désormais en « serviteur et otage » de celle-ci ? Un tel renversement de signe ne nous fait pas sortir de la logique unilatérale et ravageuse de l’exploitation et de l’aliénation. Comment ne pas se souvenir, à cet égard, qu’Hercule, qui s’épuise en d’incessants travaux et finit par porter le monde à bout de bras, est, dans la mythologie grecque, une figure de proscrit, de réprouvé, expiant une obscure condamnation des dieux ? Nous ne pensons pas que ce modèle soit réellement mobilisateur, du moins sur le plan de la moralité publique et des obligations civiques, qui seul nous intéresse ici. Sans succomber à l’utopie du progrès que Jonas combat avec raison, il est cependant permis de penser que l’espérance est une catégorie nécessaire de l’action. Ici encore, le juste milieu réclame plus de dialectique : de la peur comme principe heuristique pour le savoir, mais de l’espérance comme principe pratique de l’action. Notre débat se trouve donc, une fois encore, relancé. C’est avec l’examen des thèses de B. Barry, avocat bien connu des générations futures, que nous le poursuivons.
La troisième réponse à notre question est donc proposée par Brian Barry
33Au moment où H. Jonas tentait d’établir le principe d’une responsabilité à l’égard de l’avenir, B. Barry, en dialogue constant avec Rawls, se livrait à une tentative comparable. Avant de proposer un fondement à cette responsabilité dans l’idée d’« equal opportunity », Barry s’emploie à écarter diverses objections qui lui sont adressées.
34La première de ces objections dérive du fait que les générations lointaines n’ont absolument aucun pouvoir de contrainte sur nous ; en aucune façon, elles ne pourront nous menacer. Or, depuis Hobbes et Hume existe une tradition éthique, qui conduit notamment à Hart aujourd’hui, et qui considère que le but essentiel de la morale est de garantir la coexistence pacifique entre des individus « approximativement égaux ». La morale a pour objet, selon cette tradition, de fournir de bonnes raisons de s’abstenir de la violence à des individus qui sont en mesure, en raison de leur égalité approximative (dans un contexte économique de rareté relative), de constituer une menace réelle les uns à l’égard des autres. De ce point de vue, il est évident que la question des générations futures reste en-dehors du domaine de l’éthique, celles-ci ne pouvant nous affecter en aucune manière29. Cette conception présuppose que la justice se ramène à l’équilibration de prestations entre partenaires en situation d’égalité relative. C’est donc cette conception de la justice qu’il faudra discuter si l’on veut ouvrir la voie à une forme quelconque d’équité intergénérationnelle.
35Mais, auparavant, il convient de prendre la mesure d’autres objections possibles. On pourrait encore arguer, pour nous décharger d’une responsabilité à l’égard de l’avenir, ou du moins en ramener la portée aux modestes exigences du modèle domestique, que nous n’avons quasiment aucune idée des conséquences réelles de nos actions sur un monde, physique et idéologique, qui, de toutes façons, nous échappe. Ne faut-il pas aussi reconnaître que, quand bien même nous aurions quelque lumière sur les développements à venir, très souvent nos actes produisent des effets opposés à ceux que nous aurions souhaités.
36Cette thèse nous paraît aujourd’hui dépassée, même en droit positif. Il est admis en effet que chercher à savoir quelles sont les conséquences de nos actes sur l’état des équilibres et des ressources naturels est la forme première des principes impératifs de précaution et de prévention. L’obligation de procéder à une étude d’incidences sur l’environnement de tout investissement, public ou privé, d’infrastructure ou d’ordre industriel, en est une application30. Mieux même : on commence à admettre aujourd’hui qu’en cas d’incertitude sur ces incidences, la prudence commande de s’abstenir de procéder aux entreprises envisagées, ou, à tout le moins, de prendre des mesures susceptibles d’en réduire les possibles effets néfastes.
37Une troisième série d’objections concerne cette fois notre relative ignorance concernant ces générations futures elles-mêmes. On pourrait en effet soutenir que nous n’avons aucune idée des besoins et des préférences de populations aussi éloignées ; et d’aucuns d’ajouter : n’est-ce pas orienter indûment leur futur mode de vie que de leur imposer aujourd’hui, par nos sacrifices-mêmes, certaines orientations ?
38Il n’est pas difficile de répondre à cette objection, car enfin, s’il est exact que les conditions d’existence se modifieront de plus en plus rapidement, il est raisonnable de supposer que nos successeurs connaîtront les mêmes besoins fondamentaux, physiologiques et spirituels, que les nôtres. Leur assurer la garantie de bénéficier des conditions matérielles nécessaires à la satisfaction de ces besoins élémentaires, parmi lesquels le fait de vivre dans un milieu générateur de beauté et d’harmonie, ne revient donc pas à se livrer à d’inutiles spéculations. Quant à leur imposer des modes de vie dont ils n’auraient que faire, il n’en est évidemment pas question, dès lors que l’enjeu de l’obligation discutée porte sur la préservation des possibilités d’un choix : garantir un milieu humainement viable ne préjuge en rien de l’usage que les hommes du futur pourront en faire.
39Finalement, il ressort de cette discussion que les objections les plus sérieuses à une éthique de l’avenir concernent l’absence de réciprocité dans les rapports entre générations éloignées par le temps. Cette situation, étrangère aux morales classiques, conduirait à une disqualification des prétendues obligations en jeu. C’est sur ce point que se concentre essentiellement l’argumentation de B. Barry. Elle tient en deux idées essentielles : d’une part, les morales classiques de la réciprocité se ramènent à un sytème de concessions réciproques dictées par le souci de soi et, en définitive, par la défense des droits acquis ; d’autre part, ces morales ne règlent que des questions subséquentes de régularité dans les échanges, laissant indiscuté le problème initial — seul pertinent en l’espèce — celui de la distribution des avantages à l’origine. Reprenons ces deux points.
40Sans doute l’idéal de réciprocité est-il très répandu en morale : il prend des formes aussi variées que l’idée d’équité, le respect de la parole donnée, ou encore la pratique mutualiste. Il n’est pas jusqu’à la pratique du don qui ne soit marquée, comme M. Mauss l’a montré, par l’obsession de l’égalité dans les prestations31. Mais ce principe s’avère plutôt un obstacle qu’une aide dès lors qu’il s’agit de fonder des obligations à l’égard de nations pauvres et éloignées et, a fortiori, de générations futures. C’est que, pour être crédible, la réciprocité suppose la réunion de ce que Hume appelait les « circonstances de la justice » : un environnement caractérisé par la rareté relative des biens disponibles (postulat de l’économie politique également, science qui voit le jour dans le monde anglo-saxon à la même époque), et une société composée de personnes dont l’altruisme est modéré et les forces relativement égales. Dans un tel contexte, il est rationnel et prudent de consentir certaines limitations de sa liberté afin de garantir la sécurité physique et matérielle de son existence. On connaît la suite de l’histoire : un grand contrat social pour fonder le cadre politico-juridique des échanges, une multitude de contrats privés pour garantir le respect et, si possible, l’accroissement des propriétés. La moralité, qui ne se conçoit et ne se pratique qu’entre pairs, se ramène en définitive, via le contractualisme, à l’égoïsme bien compris32.
41Il apparaît donc d’évidence que, très utile dans une société d’égaux, la justice comme réciprocité est insuffisante dans des contextes différents de ceux que définissent les « circonstances de la justice ». On en arrive ainsi à la seconde ligne d’argumentation de Barry, qui consiste à déplacer le problème : n’est-ce pas, en définitive, l’inégalité de la répartition initiale qui pose problème ? Si l’on imaginait, par exemple, un état de nature où la population se serait répartie, par moitié, sur deux portions égales de territoire dont la seconde serait deux fois plus riche que la première, quel serait le problème éthique fondamental : déterminer à quel salaire la première moitié de la population devrait accepter de travailler pour la seconde, ou s’interroger sur un égal accès de tous aux ressources disponibles ? Dans le premier cas, on reste confiné dans une logique du juste échange, dans l’autre on s’élève à des questions de juste distribution initiale. Dans le premier cas, on suppose que tous les sujets sont égaux, dans le second, on tente de remédier à leur réelle inégalité. D’évidence, les questions qui se posent en rapport avec les disparités du développement entre peuples et l’inégalité de situation entre générations sont du deuxième type : ce sont des questions d’égal accès aux ressources. Barry en conclut que seul le principe d’equality of opportunity est susceptible d’apporter une réponse aux défis soulevés par les problèmes écologiques contemporains.
Reste à fonder ce principe d’égalité des chances entre générations
42Sur ce point, B. Barry est moins convaincant. Plutôt que de prendre appui sur le concept kantien d’humanité, il se contente de pousser plus loin la méthode de discussion « sous voile d’ignorance » mise en place par Rawls. Il suffirait, en effet, explique-t-il, d’y intégrer des représentants de toutes les générations pour que se dégagent automatiquement des principes d’équité intergénérationnelle33.
43Cette suggestion ne paraît guère pertinente. On comprend mal, à vrai dire, ce retour à Rawls, qui nous ramène à la logique du bargaining que l’on prétend récuser par ailleurs.
44Il est permis alors de dégager une quatrième forme de réponse à la question posée. Ce quatrième modèle, qui a nos préférences, est celui de la transmission aux générations futures d’un patrimoine commun de l’humanité.
45Concevoir la responsabilité à l’égard des générations futures sous la forme de la transmission d’un patrimoine, c’est, fondamentalement, se rattacher à l’idée kantienne d’humanité, tout en réintroduisant, dans la présentation du mécanisme, une certaine dose de symétrie et d’équilibration propre à la justice commutative. C’est dire que, si l’obligation est inconditionnelle, elle n’en est pas nécessairement pour autant unilatérale.
46Au modèle herculéen de Hans Jonas est empruntée l’idée fondamentale d’une responsabilité assumée qui s’étend jusqu’au point où porte le pouvoir exercé (« autant de responsabilité que de pouvoir »). Il s’en déduit logiquement que l’objet du souci n’est plus seulement les deux générations proches bénéficiant de l’affection naturelle, mais la descendance abstraite qu’affectent nécessairement les conséquences lointaines et cumulatives des actions présentes. En revanche, la connotation culpabilisante que semblent parfois présenter les textes de Jonas ou du moins les commentaires dont ils font l’objet (le thème de l’« otage de la nature ») est absente de notre représentation.
47Au modèle « égalitariste » de B. Barry est empruntée l’idée d’égalité entre générations. Ceci résulte, bien entendu, de l’adoption du concept kantien d’humanité dont le trait le plus élémentaire est l’égale dignité des êtres humains en quelque lieu qu’ils vivent ou à quelque moment du temps qu’ils appartiennent. Par contre, nous réintroduisons, contre Barry et Jonas, comme on va le voir, une dose d’équilibration dans les prestations entre générations.
48C’est précisément sur ce point que nous nous rapprochons du modèle « domestique » qui était celui de J. Rawls. Bien que nous débordions largement le cercle étroit de la domesticité naturelle, nous croyons que Rawls a raison de souligner l’indéniable solidarité des générations dans le temps. Il n’est pas exact de présenter nos devoirs à l’égard des générations futures dans les termes d’une obligation absolument unilatérale. Il est vrai que, si l’on concentre le regard sur notre rapport aux générations futures, le lien est asymérique : toutes les obligations sont pour nous, tous les bénéfices pour elles. Nous ne saurions, en effet, en attendre pour nous-mêmes le moindre avantage. Mais l’on voit bien ce que cette réduction du regard a de trompeur : nous ne sommes plus au commencement du monde, de sorte que la nature qui nous entoure, comme la culture dont nous bénéficions, nous les avons nous-mêmes héritées des générations antérieures. Ne nous faut-il pas dès lors reconnaître notre propre dette à l’égard de ces générations qui nous ont précédés ? Ainsi donc, d’une génération aux suivantes, le rapport est sans doute asymétrique : la responsabilité est dans le chef de la première, l’intérêt dans le chef des suivantes. Mais, dès qu’on envisage les choses d’un peu plus haut, selon la perspective chronologique de l’enchaînement naturel des générations — en regardant, cette fois, aussi bien vers le passé qu’en direction de l’avenir—une manière d’équilibre se rétablit, la balance des crédits et des dettes s’ajuste. La succession des générations engendre des relations juridiques, non réciproques sans doute, mais néanmoins transitives. Quelque chose passe de l’une à l’autre, qui se transmet au bénéfice d’enrichissements successifs (dans les cas favorables, à tout le moins) et rend supportable le poids de la dette à l’égard des êtres à venir. Ce quelque chose, c’est précisément le patrimoine34. La nature (comme aussi les monuments historiques, les témoignages artistiques et les langues, notamment) est, par excellence, un élément essentiel de ce patrimoine commun — « common heritage », disent les anglais — de l’humanité.
49Reste évidemment à traduire cette obligation morale en réalité juridique. Mais ceci est une autre histoire — pas totalement inconnue cependant des juristes, familiers depuis toujours de l’idée de responsabilité.
Pour conclure, deux mots encore
50Le premier nous ramène à la Bible. Le texte de la Genèse rapporte qu’à la fin du déluge, un arc-en-ciel annonça la décrue des eaux. Le commentaire philosophique trouvera, dans cet arc-en-ciel, matière à méditation sur la dialectique des éléments, les liens de la divinité à la création, mais aussi les rapports des hommes entre eux. L’hébreu biblique met, en effet, ces paroles dans la bouche de Yahvé : « Faisons une alliance entre Moi et entre les vivants ». L’Alliance n’est donc pas seulement verticale, elle passe d’abord par un accord des hommes entre eux. Telle est sans doute la leçon essentielle du déluge : la naturalisation de la nature, sa réconciliation avec elle-même, passe nécessairement par l’humanisation de l’homme.
51Mon second mot de conclusion nous renvoie à Jacques Dabin, que nous fêtons ces jours-ci. Il me plaît que ce long détour par l’écologie nous ramène, en fin de compte, au vif de notre sujet.
52Car, enfin, le maître et le recteur que nous fêtons, n’a-t-il pas consacré sa vie entière à l’éducation des générations futures ? Et que faisons-nous ces jours-ci, sinon procéder à une sorte de transmission symbolique de relais ? Or ce que nous apprend à cet égard l’éthique de la transmission, c’est de ne pas considérer le passé comme quelque chose d’achevé, d’intangible et de révolu, non plus que l’avenir comme un horizon entièrement indéterminé35.
53Il faut apprendre à rouvrir le passé, à raviver en lui les potentialités qui restent encore à accomplir. Alors seulement notre avenir prend sens. Face à l’angoisse et au non-sens d’une indétermination radicale, des chemins se dessinent, qui sont de fidélité et d’innovation. De fidélité, donc d’innovation.
Notes de bas de page
1 J. CHESNEAUX, Effet de serre. Un micro-État interpelle les sept grands, in Écologie politique, no 7, 1993, p. 139 et s.
2 Cf. H. JONAS, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr. par J. Greisch, Paris, 1990 (l’édition allemande de l’ouvrage est parue en 1979), p. 21 : « dans l’éthique traditionnelle, la nature n’est pas objet de responsabilité. Elle prend soin d’elle-même et, en y mettant la persuasion et l’insistance nécessaires, elle prenait également soin de l’homme ».
3 H. JONAS, op. cit., p. 21 et sv. ; P. RICOEUR, Postface au temps de la responsabilité, in Lectures 1. Autour du politique, Paris, 1991, p. 270 et sv.
4 P. RICOEUR, ibidem, p. 281.
5 Ibidem, p. 282.
6 Ibidem.
7 H. JONAS, Le principe responsabilité, op. cit., p. 188. L’auteur ajoute néanmoins que « la solidarité de destin entre l’homme et la nature nous fait également redécouvrir la dignité autonome de la nature et nous commande de respecter son intégrité par-delà l’aspect utilitaire ».
8 On peut encore ajouter, l’argument est bien connu, que cultiver une forme d’humanité à l’égard des animaux est une excellente propédeutique à l’exercice de la civilité envers les hommes. Inversement, on a souvent condamné les actes de cruauté envers l’animal pour le motif qu’ils révéleraient, chez celui qui les pratique, des tendances perverses dangereuses pour la société elle-même.
9 Mais précisément, il est évident qu’une stabilisation de la population mondiale représenterait à la fois un soulagement de la charge qui pèse sur le milieu et une amélioration globale de la condition humaine.
10 E. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, 1971, p. 150.
11 Fr. BOULLANT, Penser l'humanité, in Actes, no 67-68, septembre 1989, p. 8.
12 E. KANT, Théorie et pratique, Paris, 1967, p. 53 : « J’admettrai que, comme l’espèce humaine est continuellement en progrès quant à la culture, qui est la fin naturelle de l’Humanité, elle doit être aussi en progrès vers le bien quant à la fin morale de son existence, et que, si ce progrès peut être parfois interrompu, il ne peut jamais être arrêté ». Kant ajoute encore (p. 53-54) : « Mon point d’appui, c’est le devoir de tout membre de la suite des générations (...) de faire en sorte que la postérité ne cesse de s’améliorer, et qu’ainsi ce devoir se transmettra régulièrement d’un membre à l’autre des générations ».
13 E. KANT, Réflexions sur l’éducation (cité par Fr. Boullant, op. cit., p. 6) : « on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’idée de l’humanité et à sa destination totale ».
14 E. KANT, Projet de paix perpétuelle. Esquisse philosophique (1795), trad. par J. Gibelin, Paris, 1947, p. 29.
15 Ibidem, p. 30, 31 et 33. Voyez aussi, p. 31 : « L’Amérique, le pays des Nègres, les îles à épices, Le Cap, etc..., lorsqu’ils les découvrirent, furent considérés par eux comme n’appartenant à personne, parce qu’ils ne tenaient aucun compte des habitants ». Le droit cosmopolitique conduit donc à respecter les droits acquis dans le passé par les premiers occupants. Cet aspect « passéiste » de l’équité intergénérationnelle ne conduit-il pas à consacrer son versant « futuriste », sous la forme du respect des intérêts des futures générations ?
16 Si l’homme peut être considéré comme sorti de l’état de nature juridique, Kant considère en revanche que, au sein-même des Etats et des sociétés civiles, il reste encore à l’homme à se moraliser, à s’arracher à l’état de nature moral (E. KANT, La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, p. 130).
17 Dans un passage de l’Idée d’une histoire universelle (op.cit., p. 45), Kant exprime cependant son inquiétude « de savoir comment nos descendants éloignés s’y prendront pour soulever le fardeau de l’histoire que nous pourrons leur laisser d’ici quelques siècles. Sans aucun doute, ils apprécieront celle des temps les plus reculés (...) du seul point de vue de la contribution ou du préjudice que les peuples et les régimes ont apporté sur le plan cosmopolitique ».
18 L’ouvrage est paru en français sous le titre Théorie de la justice (trad. C. Audard), Paris, 1987.
19 Ibidem, p. 329.
20 Cf. p. 331 : « Il faut concevoir la vie d’un peuple comme un système de coopération tout au long du devenir historique ».
21 En ce sens, H.-Ph. VISSER’T HOOFT, Développement technologique et responsabilité envers les générations futures, in Archives de philosophie du droit, t. 36, 1991, p. 37 ; l’auteur s’inspire notamment de P. Ricœur qui recommandait d’apprendre à reconnaître le « prochain » dans le « socius », à identifier derrière l’anonymat du socius, « une condition commune »(P. RICOEUR, Le socius et le prochain, in Histoire et vérité, Paris, 1955, p. 233). On aura reconnu la marque, dans cette condition commune qui me rapporte au socius, du concept kantien d’humanité.
22 B. BARRY, Circumstances of justice and future generations, in Obligations to future generations, Monist, p. 228-239. Pour une lecture comparable des thèses de Rawls, relatives cette fois à la question de l’aide sociale à l’égard des plus démunis, cf. F. OST, Théorie de la justice et droit à l’aide sociale, in Individu et justice sociale. Autour de J. Rawls, Paris, 1988, p. 245-275.
23 H. JONAS, Le principe responsabilité, op. cit., p. 64 : « Notre principe n’est pas fondé, à l’instar des droits et obligations classiques, sur l’idée de réciprocité, car ce qui n’existe pas n’élève pas de revendications (et ses droits ne peuvent être lésés). L’éthique d’avenir doit être étrangère à toute idée de droit et de réciprocité ». Dans le même sens, cf. H. Faes, Pour une éthique de la responsabilité envers l’environnement, in L’entreprise et l’homme, 1991, no 5, p. 186. Voyez également Ch. A. KISS, Une nouvelle lecture du droit de l’environnement ?, in L’écologie et la loi, Paris, 1989, p. 365, qui observe que les règles du droit international intégrant l’idée d’intérêt commun de l’humanité s’inscrivent dans des conventions d’un type nouveau : « règles sans réciprocité, échappant à la logique de compensation du « do ut des », et visant à la réalisation d’un objectif commun et éloigné qui comporte essentiellement des charges pour les Etats ».
24 H. JONAS, Le principe responsabilité, op. cit., p. 31.
25 Ibidem, p. 191-192.
26 Ibidem, p. 54.
27 J. GREISCH, « Serviteurs et otages de la nature » ? La nature comme objet de responsabilité, in Cahiers de l’Ecole des Sciences philosophiques et religieuses, 9, 1991, p. 43 et sv.
28 On se contentera ici d’un seul exemple. Jonas érige le souci des parents à l’égard de leurs enfants en paradigme de son concept de responsabilité. Or, s’il est exact que, dans un premier temps, les parents sont tenus d’une obligation d’entretien, unilatérale et inconditionnelle, à l’égard de leurs enfants mineurs, cette obligation se transforme en devoir alimentaire, conditionnel et réciproque, une fois que l’enfant atteint l’âge adulte. Tout le mécanisme de la sécurité sociale est basé sur cette idée de solidarité entre générations. Sans doute est-elle différée dans le temps, non réciproque, mais il y va néanmoins d’une réelle solidarité.
29 Sur tout ceci, cf. B. BARRY, Justice between generations, in Law, morality and society. Essays in honour of H.L.A. Hart, Oxford, 1979, p. 272.
30 Sur les présupposés de cette réglementation, cf. F. OST, « Les études d’incidences : un changement de paradigme ? », in L’évaluation des incidences sur l’environnement : un progrès juridique ?, sous la dir. du CEDRE, Bruxelles, 1991, p. 7 et sv.
31 Cf. p. 51 et sv.
32 B. BARRY, Circumstances of justice and future generations, in Obligations to future generations, Monist, no 56, 1972, p. 205 et sv.
33 B. BARRY, Justice between generations, op. cit., p. 276 et sv.
34 Sur ce thème, cf. F. OST, Le patrimoine. Un concept dialectique adapté à la complexité du milieu, in Het milieu. L’environnement, Congrès notarial 1993, Turnhout, 1993, p. 13-67.
35 En ce sens, cf. J. GREISCH, La responsabilité pour les générations futures ; le sens éthique de la transmission, in Actualiser la morale. Mélanges offerts à René Simon, Paris, 1993, p. 252.
Auteur
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis, Après nous le déluge ? Réflexions sur la responsabilité écologique à l’égard des générations futures.
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