Dans le sillage du xviiie siècle
p. 311-314
Texte intégral
1Les contributions à ce colloque réunies sous le volet philosophie et lettres présentent des approches extrêmement différentes au thème de l’éthique, tant du point de vue de la discipline scientifique sous lequel il est abordé que dans leur contenu et leurs résultats.
2Il me semble cependant qu’on peut y discerner un aspect commun : elles débattent toutes de problèmes qui ou bien ont été engendrés par l’Aufklärung européenne, ou bien se situent dans son prolongement et témoignent donc toutes d’une certaine modernité pour autant que l’on veuille bien appliquer cette notion à partir du xviiie siècle. Rationalisme et subjectivisme en seront les plus importantes composantes. Pour employer le langage de Habermas, cité par Marc Maesschalck : elles illustrent l’éclosion et l’épuisement du paradigme subjectiviste. Dans les considérations qui suivent, je me limiterai aux trois premières contributions, celle de Jacques Lory et André Tihon, celle de Marie-France Renard et celle de Jean-Louis Cupers.
3Le débat autour de l’enseignement de la morale indépendante en Belgique qu’analysent Jacques Lory et André Tihon témoigne même d’une façon franchement anachronique des prolongements que connaissent les positions rationalistes et libérales jusqu’à la fin du xixe siècle. Chez les partisans de la morale indépendante, l’engagement paraît empreint de l’attitude que l’on a qualifiée d’optimisme pédagogique fondamental de l’Aufklärung : il suffit d’initier l’élève au bien pour que celui-ci le pratique. Ce n’est pas sans raison que le marquis de Rode taxe ses adversaires idéologiques qui veulent séparer la morale de la religion « positive » de voltairianisme et de déisme. En effet, à la morale propagée par les religions « positives », ils en opposent une qui reposerait sur des vérités soidisant naturelles, dont les principes seraient universels, qui serait antérieure et supérieure aux religions positives et qui découlerait de toutes les consciences, comme le dira Bara à la Chambre1. Il est bien question ici de la morale dite naturelle, la loi morale que tout homme porte en lui-même ; aux yeux des déistes, c’est l’amour du bien implanté par le Créateur au cœur de l’homme ; pour d’autres cette morale n’a pas besoin de l’idée de Dieu. Le mythe rationaliste des origines pures de l’homme s’affirme ainsi avec une stupéfiante tenacité jusqu’à la fin du xixe siècle ; les morales — tout comme les religions — « positives » ne seraient donc que des formes décadentes et dégénérées de cette morale « naturelle » que l’Aufklärung se propose de reconstruire avec l’aide de la raison qu’elle a intronisée. Comment ne pas être frappé par ce retard ahurissant du discours politique sur le discours scientifique contemporain : les débats que je viens de résumer de façon succincte se tiennent encore en 1884, alors qu’en 1861 déjà parut le « Droit de la Mère » de Bachofen qui situe les origines spirituelles et religieuses de l’homme non pas dans la resplendissante clarté de la raison, mais dans les ténèbres archaïques de la pensée magico-mythique. Les recherches qui suivirent donnèrent raison à cette dernière hypothèse. Et de se poser la question — peut-être avec Lory et Tihon — si la percée de la morale socialiste et positiviste ne constituait pas un renouveau nécessaire au cœur de la morale laïque ; elle rafraîchit en tout cas un discours politico-moral obsolète.
4Marie-France Renard analyse la relation problématique et changeante de l’écrivain italien Vittorini vis-à-vis du complexe de la littérature engagée. Il s’inscrit ainsi dans une lignée tracée par tant d’écrivains européens depuis le début des années 20 de notre siècle ; comme chez la plupart de ses collègues, son activité littéraire est nourrie par son adhésion à un courant politique marxiste qui est en règle générale le parti communiste. Ces artistes peuvent se réclamer d’une vieille et illustre lignée qui compte à côté d’un Zola les très nombreux écrivains ayant célébré une des nombreuses révolutions qui agitèrent l’Europe depuis 1789 (ou — pourquoi pas ? — depuis 1688) ; Henri Heine en est un exemple très illustratif. On hésiterait cependant d’appliquer la notion d’« écrivain engagé » aux grands polémistes de la Réforme. Car il semble bien qu’elle repose sur des présuppositions qui naissent avec le siècle des lumières. Il faut en effet une conscience aiguë et pleinement assumée de sa propre subjectivité pour s’identifier à ce type d’écrivain. Vouloir émanciper son public, c’est-à-dire le libérer en l’informant, part d’un auto-affranchissement ; celui-ci situe l’artiste dans l’opposition contre un groupe dominant qui assied son pouvoir sur l’ignorance de ceux qu’il domine. Un art qui veut avant tout éclairer son public impose à l’artiste des restrictions considérables. Pour ouvrir les yeux à ses lecteurs, il doit expliquer et analyser ; il doit se limiter à des moyens d’expression compréhensibles pour ceux à qui il s’adresse. Il faut qu’il parle de ce qui doit être changé dans le monde ; ainsi, dans un de ses plus beaux poèmes, écrit durant la période nazie, Brecht se plaint de devoir vivre dans un temps où une conversation au sujet d’arbres équivaut presque à un crime, puisqu’elle implique le silence sur tant de crimes. C’est ici, quand l’artiste se voit acculé à sacrifier ce qui pour lui est inséparable de l’art — que ce soient les fastes du style ou des contenus qui ne s’intègrent plus dans l’engagement qu’on attend de lui — que surgissent des problèmes et des conflits pouvant aller jusqu’à la rupture avec les instances qui exigent l’engagement. Vittorini en offre un excellent exemple, quand il fut confronté aux normes du socialisme réaliste. Ce programme pour une littérature engagée, formulé en 1932 par Andrej Zdanov et imposé comme norme par Staline (et d’autres) exigeait de la littérature une reproduction fidèle de la réalité objective en y faisant apparaître les tendances révolutionnaires. Le personnage principal devait être positif et exemplaire ; il était recommandé de se servir des techniques littéraires du réalisme, pour ne pas tomber dans le travers du « formalisme » décadent des littératures occidentales (incarné par des écrivains comme Proust, Kafka, Joyce, etc.). Vittorini, malgré son appartenance au parti communiste, refuse de lier la littérature engagée au rejet du « formalisme ».
5Le problème dont traite Jean-Louis Cupers — appelons-le prudemment celui des effets bienfaisants et malfaisants de la musique sur l’âme — a préoccupé les théoriciens pendant des millénaires. Vouloir déterminer les « puissances morales de la musique » exige presque nécessairement le détour par l’analyse des émotions qu’elle suscite et l’étude des moyens dont dispose l’art musical pour agir sur les passions. On connaît les efforts que les théoriciens de la musique baroque consacrèrent à l’élaboration d’une « théorie des affects » qu’ils empruntèrent à la rhétorique. La nature de cette « passion esthétique » n’est d’ailleurs pas sans suciter des questions qui concernent l’action morale de la musique : suscite-t-elle des passions momentanées et superficielles ou atteint-elle des couches profondes et enfouies de notre âme ? Provoque-t-elle des états d’âme précis ou bien faut-il croire — avec la majorité des théoriciens — que le discours musical est ambigu et non traduisible malgré son « intelligibilité immédiate » (Lévi Strauss) ? Et surtout : l’existence d’une « bonne musique » n’implique-t-elle pas celle d’une « mauvaise » musique qui stimule les pulsions chaotiques et destructrices de l’âme ?
6Le xviiie siècle que nous avons choisi comme point de référence avait sanctionné le règne du sujet autonome : spirituellement autonome par sa raison, moralement autonome par la voix du bien implanté dans son cœur. Les tendances irrationalistes du même siècle commenceront déjà à ébranler cette autonomie. Si Batteux qualifie la musique de langage du cœur, il met l’accent sur la réception intériorisée et très subjective du message musical qui contraste avec l’esthétique « objective » des époques antérieures. Mais ce cœur humain deviendra bien vite insondable et le règne du sujet autonome est mis en question par les zones de l’incompréhensible et de l’inconscient qui l’entourent dans son for intérieur même comme si c’était une forteresse assiégée.
7Schopenhauer tire le bilan de cette évolution, en faisant de la musique le révélateur privilégié de la volonté (inconsciente à celui qui en subit l’action), primaire et fondamentale par rapport au domaine conscient de la représentation et des idées, puisqu’elle est « l’essence du monde [...] qui se maintient à force de destruction permanente [de ses créature ». De nos jours — comme le documente l’étude de Jean-Louis Cupers — l’analyse des émotions suscitées par la musique semble suivre la voie tracée par Schopenhauer et s’inspirer des méthodes psychanalytiques qui se proposent d’analyser des phénomènes liés à l’inconscient. Ainsi Edelson se sert de catégories élaborées par Freud pour l’analyse des rêves (substitution, condensation, permutation...). Et la boucle se referme, les Anciens et les Modernes se retrouvent quand Jean Florence, cité par Cupers, voit dans la musique la mimèsis du mouvement des passions qui leur donne une puissance redoublée en les apaisant simultanément. En termes aristotéliciens : la katarsis (c.-à-d. la purge) des passions que sont l’éleos et le phóbos s’opère en les simulant dans des formes maîtrisées par le calcul artistique.
Notes de bas de page
1 Je tiens à remercier Jacques Lory et André Tihon du vaste dossier qu’ils ont bien voulu mettre à ma disposition
Auteur
Professeur à l’Université catholique de Louvain et aux Facultés universitaires Saint-Louis, Dans le sillage du XVIIe siècle.
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