Littérature et éthique(s). Le cas d’Elio Vittorini
p. 285-295
Texte intégral
1Parce qu’elle peut non seulement représenter le monde, le donner en spectacle, mais encore le qualifier, lui assigner des valeurs, la littérature a de tout temps eu affaire aux questions d’éthique. En témoignent, pour ne prendre que quelques exemples « modernes », aussi bien la place éminente accordée à son enseignement, et les conflits que peuvent susciter certaines réformes de celui-ci, que les célèbres procès de Baudelaire, de Flaubert ou de Salman Rushdie.
2Longtemps, la réflexion contemporaire sur le sujet a été dominée par la thèse de Jean-Paul Sartre, qui voulait « engager » la littérature — ou du moins la prose, domaine des signes et des significations, c’est-à-dire d’un certain mode d’action sur le monde — sous des bannières essentiellement socio-politiques1. Une brève analyse de la trajectoire d’Elio Vittorini2, figure emblématique de la littérature engagée dans l’Italie d’hier, avec ses hésitations, ses repentirs et son silence final, montre que la question est loin d’être aussi simple et que l’aventure de la création littéraire pourrait bien être le siège d’un conflit profond, et parfois déchirant pour l’auteur, entre plusieurs impératifs éthiques contradictoires.
3Vittorini a joué un rôle essentiel dans la vie intellectuelle de son pays : toujours à la recherche d’un rapport étroit et original entre la littérature et l’horizon plus ample de la vie culturelle et politique, il a exprimé dans son œuvre un besoin très net de participer aux événements et d’intervenir activement dans la réalité de son époque ; pour cet « homme de culture », comme on dit en Italie, la création était avant tout un acte éthique capable de redresser les apparences et le discours du monde. Ses choix audacieux, voire téméraires, l’ont ainsi conduit vers l’avant-garde où, à ses yeux, l’écriture rencontrait la Révolution et où la lutte sociale contre la tradition des formes évoquait celle contre le conservatisme social.
4Il peut dès lors sembler révélateur de suivre chronologiquement les intrigcations des problèmes littéraires et éthiques que présente son parcours.
I. Un « fasciste révolutionnaire » tenté par l’esthétisme (1927-1936)
a. Le jeu des revues
5Les premiers pas de cet autodidacte provincial ont été guidés par son protecteur et ami Curzio Malaparte. Bien dans l’esprit du temps3, Vittorini s’intègre ainsi dans le mouvement littéraire « Strapaese » défendant un réalisme populaire, authentique et il publie sur « le Bargello » (l’hebdomadaire de la fédération fasciste de Florence), des articles où se lisent un désir précis d’ancrer la réalité dans l’histoire4. Cela passe par une négation violente de toute politique fondée sur la lutte des classes (il classismo) ainsi que par une valorisation du concept malapartien de « l’homme du peuple ordinaire » (popolano comune) naturellement fidèle aux valeurs exprimées par la race italienne ; celui-ci participe de la fameuse ordinarietà : « le fait d’être ordinaire »5, qui s’avère la qualité première du peuple mais aussi de l’ancienne noblesse ou de la jeune bourgeoisie actuelle, cultivée et fasciste... Autant de prises de position qui impliquent, bien sûr, un nationalisme potentiellement raciste !
6Durant ces années, cependant, Vittorini signifie aussi son allégeance à d’autres revues, idéologiquement fort différentes, comme « La Ronda » (Rome, 1919-23) et « Novecento » (Rome, 1926-29), qui se signalent par un même culte des valeurs stylistiques traditionnelles et une conception autonome de la littérature (la deuxième ajoute à ce programme des intentions plus avant-gardistes) ; comme « Solaria » (Florence, 1926-36), enfin, qui, tout en revendiquant la rigueur formelle, chère aux deux précédentes, s’attache, peut-être plus, à la définition d’un engagement moral.
b. Un métadiscours critique révolutionnaire
7Pétri de ces oppositions, Vittorini s’avance dans un « métadiscours critique »6 provocateur (n’est-il pas un « fasciste révolutionnaire » ?) où il rêve de renouveler la littérature de son pays — bien trop conventionnelle — par une exigence de modernité qui lui vient de la fréquentation assidue d’écrivains étrangers comme Joyce ou Kafka (voir son article retentissant Examen de conscience)7 qui marque, en 1929, son entrée sur la scène littéraire et où il entreprend d’éduquer la bourgeoisie par la littérature ? Et le jeune Sicilien de publier alors une anthologie qui s’avère un guide de découvertes : Scrittori nuovi...
c. Des récits peu « engagés »
8La production littéraire de cette période — Les Petits-Bourgeois (1931), Sardaigne comme une enfance (1932), Chez les Morlaques (1933)8 —ne porte toutefois pas les traces d’un engagement politique très net. Ainsi, malgré la critique évidente à l’égard d’une classe sociale dont les conditions de vie n’évoquent que contraintes morales ou affectives, le recueil, Les Petits-Bourgeois, pêche, néanmoins, par une certaine complaisance descriptive envers ce milieu dont il n’est pas simple de se démarquer. La rage antibourgeoise du fasciste révolutionnaire prend, dès lors, les allures d’une pause à la mode, bien vite trahie par l’importance, dans ces nouvelles, du développement d’un monde fantasmatique très riche où se lit la jubilation de l’écrivain.
9Le journal de voyage, Sardaigne comme une enfance, n’a, lui, pas d’autre ambition que d’être un récit lyrique, proche de la poésie, où se dit le bonheur solitaire dans une île à la nature intacte. Comme, par ailleurs, Chez les Morlaques et son évocation de vie heureuse au large des côtes dalmates. Il s’agit, de nouveau, d’une « prose d’art », volontiers hermétique, avec des personnages évanescents, voués au culte d’une dame inaccessible et toute puissante ; au-delà de l’apparente douceur souriante de l’île, se devine le désert âpre de l’amour fou où le temps est comme suspendu...
10Ces trois textes de jeunesse renferment les thèmes essentiels de l’œuvre vittorinienne (la présence d’un héros positif, la reconquête d’un rapport primitif et spontané la nature — à la manière de Robinson Crusoe -, les retrouvailles avec les valeurs perdues de l’enfance et son bonheur instinctif ; mais cela manque encore « d’épaisseur éthique », ainsi que se plaît à le souligner la critique italienne9. L’écrivain qui veut « parler du monde », devra quitter l’incandescence des relations idéalisées pour apprendre l’importance de l’altérité et de la circularité des valeurs.
d. Les œuvres de transition
11Un grand pas sera franchi dans cette voie, avec L’œillet rouge (1935) et Erica (1936)10.
12Bien qu’encore marqué par l’écriture lyrique des débuts, L’œillet rouge est, cette fois, un roman — genre indispensable pour tenir un discours idéologique-réaliste qui relate l’aventure humaine et politique d’un jeune Syracusain sous le fascisme. Plus tard, dans la fameuse Préface qu’il écrira en 1947, Vittorini reconnaîtra que ce texte — malgré quelques ratés en matière d’autobiographie — s’avérait pertinent dans son analyse de l’ambivalence d’un étrange moment historique où les jeunes étaient aussi disposés au socialisme qu’au fascisme. Tout en jouant des mêmes composantes, Erica ressemble à une fable : il était une fois, dans un bidonville, une enfant qu’un jour ses parents abandonnèrent avec ses petits frères ; pour survivre, elle se prostitua sans perdre sa joie de vivre (« l’allegro fondamentale ») et son sens des valeurs... La fable est, toutefois, sous-tendue par une analyse sociopolitique précise : l’intrigue se déroule avec, en arrière fond, la crise économique des années 1929 et les espérances coloniales ouvertes par la guerre d’Ethiopie en 1936. La misère humaine n’a plus rien d’abstrait : elle est l’effet de la diminution des salaires et de l’accroissement du chômage ; nullement idéalisé, l’ouvrier est un être exploité et, par là, souvent perverti. Quant à Erica, elle est l’héroïne qui, dans cette sombre réalité, vit l’histoire exemplaire de la conquête de la maturité.
13Lorsqu’éclate la guerre d’Espagne, en juillet 1936, Vittorini interrompt ce roman pour se lancer dans l’écriture de Conversation en Sicile11 qui répond plus directement aux exigences de ce moment historique douloureux. Dans sa « Note » à Erica, en 1956, l’écrivain jugera ce petit texte fort prometteur — même si son écriture s’avère quelque peu dépassée en ce qui concerne le choix d’un point de vue de narration12 et significatif car celui-ci rend compte de la « joie fondamentale qui est, malgré tout, celle de la vie, atteinte justement (pour montrer ce « malgré tout ») à partir d’une situation de malheur absolu » (p. 281). Et là réside, certes, le grand changement dans la conception du monde propre à Vittorini : « son itinéraire idéal s’est complètement retourné », affirme justement C. De Michelis, « le bien n’est plus seulement une valeur perdue du passé, mais un projet dont l’intellectuel devient le prophète »13. Erica reste cependant un roman de transition parce qu’il présente le gros inconvénient d’avoir été interrompu et qu’il n’offre, aux différents problèmes, qu’une solution individuelle.
14Ainsi se conclut la première phase de l’itinéraire de Vittorini aussi conscient du rôle social de la littérature qu’« ébloui » par l’idéologie fasciste. Le tribunal de son métadiscours n’a pu s’empêcher, à chaque fois, de repérer l’inadéquation partielle entre les préoccupations éthiques et la pratique littéraire.
II. Un communiste — trop lié au passé — qui revendique l’autonomie de la culture
a. Moment de grâce de la littérature engagée
15La guerre civile espagnole est pour Vittorini un grand moment de prise de conscience qui l’amène à changer de camp, mais, curieusement, dans ce passage du fascime à l’antifascisme, si les instruments d’action se modifient, les objectifs, eux, restent immuables.
16Conversation en Sicile s’ouvre sur un lourd constat de débâcle : « J’étais cet hiver-là, en proie à d’abstraites fureurs. Lesquelles ? Je ne le dirai pas, car ce n’est pas de cela que je veux parler. Mais il faut dire qu’elles étaient abstraites, ni héroïques ni vives ; on aurait dit des fureurs causées par la perte du genre humain »14. Au fil du récit, des moyens pour dépasser cette terrible « quiétude dans la non espérance » vont être trouvés : il faut découvrir « d’autres, de nouveaux devoirs » à travers le voyage dans les lieu de l’enfance et la certitude profonde qu’« il y a des hommes qui ne sont pas des hommes » et que « tout le genre humain n’est pas genre humain, parce que l’un persécute et l’autre est persécuté et n’est pas genre humain tout le genre humain mais seulement celui qui est persécuté »15. L’écriture fortement esthétisante (simbolico-profetica, comme dit la critique italienne) réussit, cette fois, à créer un mythe, celui de la libération de l’homme : l’histoire personnelle de Silvestro s’ouvre avec bonheur sur l’histoire universelle (la fin du roman reste d’ailleurs ouverte : Vittorini se garde de suggérer vers quelles entreprises le héros, une fois sa crise dépassée, pourrait bien se diriger), et le rôle du romancier confine à celui de prophète puisqu’il est, par son art, censé s’emparer des « offences du monde et du genre humain sorties du passé », pour les contraindre à « confesser leurs fautes, à souffrir pour l’homme, à pleurer pour l’homme, à parler pour l’homme, à devenir des symboles pour la libération humaine ». Tous ces éléments ont concouru au fait que ce livre étrange — qui n’est ni un pamphlet, ni une satire — devienne, néanmoins, le symbole de la résistance ; il sera, bien sûr, interdit par la censure fasciste.
17Après la « découverte d’autres devoirs » et de l’impératif d’être « plus homme » (le mas hombre de Conversation), Les Hommes et les autres, écrit dans les montagnes par un homme traqué16, s’offre comme le roman de la victoire, le chant des nouvelles certitudes qui acceptent la logique de l’engagement. Pourtant, quelques ombres ne sont pas sans se profiler dans ce ciel serein ; la note finale de Les Hommes et les autres, soutient, en effet, ceci : « chercher dans l’art le progrès de l’humanité, c’est tout autre chose que de lutter pour ce progrès sur le terrain politique et social »17. Un peu comme si le divorce entre l’art et la politique, s’annonçait déjà subrepticement.
b. La défaite du Politecnico, le débat avec Togliatti
18Vittorini, à cette époque, s’engage sur le « terrain » : membre actif du P.C., il se lance dans de grandes prises de position idéologiques qui vont même jusqu’à se créer un organe de diffusion, Il politecnico, un hebdomadaire, dont le premier numéro sort le 28.9.1945. « La culture n’a eu que peu — et peut-être pas du tout — d’influence civile sur les hommes », constate-t-il dans son éditorial ; aussi l’écrivain se propose-t-il de créer une « culture différente qui protège des souffrances, qui les combatte et les élimine, qui soit finalement efficace ». Dans cette profession de foi optimiste, se trouve déjà présente l’irréductible contradiction : d’un côté, la fondation du « nouvel humanisme » vittorinien où la culture et sa nécessaire autonomie se verraient dotées d’un réel pouvoir ; de l’autre, la certitude que l’art, pour se réaliser, a besoin d’une médiation continue entre l’idéologie et la réalité socio-politique.
19La médiation espérée n’aura pas lieu : Vittorini va très vite se heurter à la censure zdanovienne des communistes et entrer dans la fameuse « polémique avec Togliatti », le secrétaire du P.C. Une profonde incompréhension régnait entre les protagonistes. C. De Michelis, qui s’est attaché à l’étude de ce conflit, le résume en ces termes : « le dirigeant communiste prétend que l’intégration de l’activité culturelle dans des perspectives d’action politique ne signifie pas la négation de l’autonomie de celle-là, et il propose aux intellectuels d’accepter des choix stratégiques et tactiques qui les désarçonnent et les excluent ; Vittorini, pour sa part, revendique la valeur et l’actualité des aspirations libertaires des intellectuels bourgeois et il propose, à nouveau, l’autonomie de la culture comme une prémisse indispensable à tout autre discours ultérieur »18.
20Les rêves de pouvoir politique vont petit à petit s’effriter ; le Politecnico, qui se proposait d’organiser des contacts réguliers entre les intellectuels et un public plus vaste de lecteurs, se contentera de simplement réaffirmer « l’autonomie du travail culturel » et de demander « une reconnaissance de sa fonction ». La revue s’interrompra, fin 1947.
21En contrepoint à ses déboires, Vittorini publie, la même année, Le Simplon fait un clin d’œil au Fréjus19 « Fable métaphysique et symbolique »20, ce roman que l’écrivain aurait pu, selon ses dires, intituler « Discours sur la mort (...) ou, au contraire : Sur l’importance de vivre » (p. 214), ressemble à Conversation : c’est une prose lyrique présentant un tableau inoubliable de la misère humaine, celle d’une famille prolétaire des environs de Milan, durement frappée par le chômage de l’après-guerre ; ce petit univers marginal est, en outre, dominé par la figure d’un étrange grand-père, métaphoriquement nommé « éléphant », énorme et vorace, paralysé et muet, survivant à l’ombre de son passé mythique où il était maçon constructeur du monde (il a percé le tunnel de Fréjus, du Simplon, etc...). Le Simplon joue ainsi tantôt du mythe : une histoire simplifiée, exemplaire, hors du temps ; tantôt d’éléments socio-historiques précis comme ces conditions de vie fort précaires du sous-prolétariat urbain dans les années 1945-47. Dans la « Note » qui sert de postface au roman, l’auteur va même jusqu’à comparer les salaires et le prix du pain dans l’Italie de ce temps-là, non pas, précise-t-il, « pour se donner des airs d’écrivain réaliste » mais pour « avertir que des situations économiques telles (...) sont parmi les plus communes, dans la réalité actuelle » (p. 213).
22Cette façon de mettre en scène et de mythifier une classe sociale défavorisée fait du Simplon un bel exemple de littérature engagée. Peut-être est-ce pour cette raison qu’assez longtemps, Vittorini l’a considéré comme son meilleur livre ? Il changera toutefois d’avis pour finalement lui préférer Conversation21 qui, outre les qualités déjà évoquées, revendiquait une plus grande nouveauté formelle (cf. Il Menabò, 1967). Intéressant conflit d’éthiques !
c. Les Femmes de Messine, un noyau fantasmatique archaïsant
23Publié en 1949, ce roman présente une entreprise de reconstruction d’un village en ruines par un groupe d’hommes et de femmes rescapés de la guerre ; ils ont tout perdu dans la tourmente et sont prêts à inventer un monde idéal à l’image des nouvelles valeurs. Si Les Femmes de Messine22 répond bien aux vieux rêves de Vittorini, à son désir de modifier la société (Robinson, toujours !), à son goût de l’utopie, il débouche, également — et c’est la première fois — sur une réalisation concrète, un projet de vie communautaire en harmonie avec la nature. Mais curieusement, cette réalisation romanesque qui colle à l’idéologie va vite devenir le chantier de celle-ci.
24A l’instar de la critique, l’auteur s’avouera rapidement insatisfait de cette œuvre ; et pendant près de quinze ans, il va s’attacher à la remanier, à la transformer pour qu’elle puisse enfin incarner l’ultime vérité historique. Sans entrer dans les multiples transformations structurales et stylistiques23, notons que le changement essentiel entre les différentes versions réside dans le passage du monde rural au citadin, puisque la ville s’avère la forme d’organisation propre à la société moderne de consommation. Ce choix de la mégapole industrielle ne signifie nullement l’adhésion inconditionnelle de Vittorini à l’idéologie néocapitaliste mais témoigne plutôt d’une conscience que le phénomène urbain soit, aujourd’hui, l’unique réalité effective, le lieu de tous les possibles.
25Cette dernière œuvre, par ailleurs, ne semble guère avoir convaincu ou séduit le public, un peu comme si le génie de l’écrivain sicilien restait, malgré lui, lié à un réseau de thèmes — un noyau fantasmatique — archaïque.
III. Un critique qui musèle le créateur et se replie sur des visées scientifiques plus — ou moins ? — éthiques (1956-66)
26Cette distorsion entre les exigences d’une éthique de la modernité et les modes habituels de surgissement de l’écriture, ne pouvait que progressivement condamner Vittorini au silence... Ainsi n’a-t-il pas publié Les Villes du monde (roman inachevé, écrit de 1952 à 1955) : ce livre lui paraissait trop « irrationnel et archaïque », « lié à l’anthropologie paysanne », pleins de cet « odieux mysticisme du passé » ; ainsi refuse-t-il de publier, en 1957, dans la collection qu’il dirige chez Mondadori, Le Guépard de G. Tomasi di Lampedusa : un roman historique semblant ne ressortir qu’à la « vieille littérature de consolation » (l’histoire, heureusement, retiendra la valeur de ces deux chefs d’œuvre). Ainsi annonce-t-il sur La Nazione, en décembre 1960, qu’il cessait son discours littéraire.
27Notons aussi, toutefois, que l’année 1956 trouve une résonance quelque peu semblable à 1936 ; ce n’est plus la guerre d’Espagne mais le vingtième congrès du P.C.U.S. ainsi que la terrible invasion de la Hongrie... de quoi tordre le cou à bon nombre d’illusions idéologiques !
28« Vittorini est passé de la littérature à la politique ; de la politique à l’histoire ; de l’histoire à la science »24, affirme avec pertinence son ami de longue date Carlo Bo. Et, de fait, les dernières années de sa vie, l’écrivain se consacre exclusivement à la direction de revues qui sont, pour lui, le lieu d’expression de la plus haute scientificité du moment ; il publie des essais consacrés au « Nouveau Roman », à la linguistique, à la psychanalyse, à la sémiologie. La plupart de ces textes se trouvent réunis dans Le due Tensioni, un livre difficile, interrompu par la mort, où « le critique » tente de définir le lieu qu’occupe la littérature dans la culture, les différents rôles dans les transformations de la société, sa valeur de connaissance du réel. « Manifeste pour une nouvelle poétique », ainsi que le présente I. Calvino, Le due Tensioni en appelle à une littérature inédite où serait primordiale la recherche d’une « objectivité autre », « conjecturale et plurisubjective ». Cette visée optimiste s’assourdit cependant, lorsque Vittorini met, inlassablement, en discussion les fondements de tout discours artistique ainsi que sa fonction historique... Comme si, à chaque étape de la vie de ce créateur, l’œuvre tendait à « trahir » les positions politiques affichées par le citoyen et par le théoricien, ou l’engagement politique à contrarier la création, voire, finalement, à la bloquer.
IV. En guise de conclusion à ce cas exemplaire
29Le cas d’Elio Vittorini permet donc de soulever le problème plus général des relations entre littérature et éthique et d’y répondre sous la forme d’une question ou d’une alternative interprétative.
30D’un point de vue psycho-génétique, on peut imaginer que le discours éthique n’était, chez cet écrivain, qu’une sorte d’écran plus ou moins imposé par l’air du temps ou par un idéal personnel mais peu lié avec les sources profondes de la création ; en somme, l’éthique serait ici extérieure à la littérature, qui se ferait malgré et à travers elle (un peu comme le rêve se fait malgré la censure tout en recevant d’elle sa forme apparente). Mais, quoi qu’il en soit de la justesse de cette hypothèse dans son domaine, on peut aussi se demander, à un plan plus abstrait, si ne se révèle pas ici un conflit entre deux impératifs éthiques de niveaux différents, susceptibles tous deux de conditionner contenus et formes des œuvres littéraires en général :
- l’un qui serait lié aux circonstances historiques et qui ferait de l’auteur d’abord un citoyen partageant avec d’autres (son public cible) des problèmes et des valeurs par nature étrangers à la littérature, qui ne serait ici qu’un moyen de communication (c’est la perspective proprement sartrienne) ;
- l’autre qui serait consubstantiel à la création littéraire elle-même et qui ferait de l’auteur d’abord un maillon de cette longue aventure humaine où chaque nouvel arrivant est sommé d’explorer sa part de réalité propre, toujours, par quelque côté, unique, où la valeur est dans cette nouveauté et dans cette authenticité (malgré tout, porteuses de liberté), où l’exercice de la littérature n’est plus seulement un moyen de communication mais le lieu même où se posent et se tranchent des questions éthiques spécifiques. On aura reconnu la position de Nathalie Sarraute (et d’autres tenants du « Nouveau Roman ») : « Il peut arriver que des individus isolés, inadaptés, solitaires, morbidement accrochés à leur enfance et repliés sur eux-mêmes, cultivant un goût plus ou moins conscient pour une certaine forme d’échec, parviennent, en s’abandonnant à une obsession en apparence inutile, à arracher et à mettre au jour une parcelle de réalité encore inconnue.
31Leurs œuvres, qui cherchent à se dégager de tout ce qui est imposé, conventionnel et mort, pour se tourner vers ce qui est libre, sincère et vivant, seront forcément tôt ou tard des levains d’émancipation et de progrès ».25
32Peut-être est-ce une telle conception de l’engagement qui a fait défaut à Vittorini pour pouvoir continuer son œuvre sans se retrouver stérilisé par un sentiment douloureux d’impuissance qui lui interdisait d’y satisfaire à ses exigences éthiques ?
Notes de bas de page
1 J.P. SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard, 1948, pp. 26 sv.
2 Né à Syracuse en 1908, mort à Milan en 1966, cet écrivain s’offre comme la figure de proue du néoréalisme, ce mouvement culturel italien qui regroupe toutes les nouvelles formes de littérature des années trente jusqu’à l’après-guerre, et qui, comme son nom l’indique, a tenté de repenser l’art dans l’orbe du réalisme (en s’attachant à la vérité des situations, aux préoccupations sociales, à la restauration des valeurs morales).
3 Autre exemple frappant de l’époque : lorsque le régime fasciste impose, en 1935, un serment d’allégeance aux professeurs d’Université, 12 sur 1.150 refusent...
4 On a, certes, beaucoup écrit sur cette période de « populisme fasciste », ou plus généralement sur l’« éblouissement » momentané de cet homme qui se définissait « de gauche » (cf. François Mitterrand ?). Voir, à ce propos, les articles d’A. Panicali ; et entre autres, Sulla collaborazione al « Bargello », in Il Ponte, no 7-8, 1973, p. 955-970.
5 L’ordinarietà s’oppose à la straordinarietà, émanant d’une certaine bourgeoisie corrompue.
6 Vittorini auteur a beaucoup souffert du fait de Vittorini critique... et l’activité de ce dernier a été très intense et envahissante ! Liée à l’impérieuse nécessité de gérer une œuvre conçue en termes de nouveauté expressive, cette réflexion critique se trouve dans différents essais comme Journal en public (Gallimard, 1961) ou Le due Tensioni (Il Saggiatore, †1967) ; il faut, à cela, ajouter les nombreuses notes, préfaces ou postfaces qui enserrent véritablement la production narrative : il s’agit d’une sorte de métadiscours intéressant et perturbant où l’auteur retravaille sans cesse son œuvre.
7 Publié en 1929 sur L’Italia letteraria, cet article est repris dans Journal en public, op. cit., p. 23-5.
8 Pour respecter l’ordre chronologique de l’exposé, les dates figurant entre parenthèses sont celles de la publication italienne ; les traductions sont évidemment plus tardives : Sardaigne..., aux Ed. Rencontre en 1964 ; Chez les Morlaques, Revue « Europe », en mars 1988 ; Les Petits-Bourgeois, Christian Bourgois, coll. 10/18, 1989.
9 Voir, par exemple, S. PAUTASSO, Guida a Vittorini, Rizzoli, 1977 ou bien S. BRIOSI, Vittorini, Il Castoro, 1977.
10 L’œillet rouge, Gallimard, 1950 ; ERICA, id., 1961.
11 Conversation en Sicile, Gallimard, 1948.
12 Cf. M.F. RENARD, Introduction à l’étude du point de vue chez E. Vittorini, in Narration et interprétation, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1984, pp. 35-48.
13 C. de MICHELIS, Opere e interpretazione, in Il Ponte, op. cit., p. 920 ; (je traduis).
14 Je traduis.
15 Id. On trouve déjà ici le concept manichéiste du futur roman Uomini e no (Les Hommes et les autres, Gallimard, 1947).
16 En 1942, Vittorini collabore au front antifasciste et, plus particulièrement au parti communiste clandestin. En 1943, il est arrêté alors qu’il travaillait à une édition spéciale de L’Unità ; il fait de la prison et, une fois libéré, il participe activement à la Résistance, en s’occupant surtout de la presse clandestine, du trafic des armes et des munitions. Traqué, il se cache du printemps à l’automne 1944 et continue à écrire.
17 Cette note ne figure pas dans l’édition Gallimard ; elle se trouve dans l’édition des œuvres complètes de Vittorini, publiée chez Mondadori, 1974, p. 1210).
18 De MICHELIS, op. cit., p. 924, (je traduis).
19 Le Simplon fait un clin d’œil au Frejus, Gallimard, 1950.
20 S. PAUTASSO, op. cit., p. 176.
21 Son discours critique sans pitié ne sauvera, avec Conversation que Les Hommes. et Le Simplon et les autres, ces deux derniers étant perçus comme des fragments du premier.
22 Les Femmes de Messine, Gallimard, 1967.
23 Voir, à ce propos, l’article de G. FINOCCHIARO CHIMIRRI, La duplice redazione delle « Donne di Messina » di E. Vittorini, in Sigma, n. 24, décembre 1969, pp. 51-89.
24 C. BO, Una sola tensione, in Il Ponte, op. cit., p. 902.
25 N. SARRAUTE, Ce que voient les oiseaux, in L’ère du soupçon, Folio essais no°76, 1987, p. 149-50.
Auteur
Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis et aux Facultés Notre-Dame de la paix à Namur, L’engagement en littérature, une éthique ?
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