Sur l’élaboration de la figure de l’artiste chez Flaubert
p. 273-284
Texte intégral
1A douze ans, Flaubert écrit à son ami Ernest Chevalier : « Si je n’avais dans la tête et au bout de la plume une reine de France au quinzième siècle [...] il y aurait longtemps qu’une balle m’aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie ». Pour un enfant profondément mal à l’aise dans l’existence, l’écriture est donc la bouée de sauvetage. D’où le sérieux avec lequel Flaubert s’interrogera sur l’activité qui est pour lui, littéralement, vitale. C’est le développement progressif d’une réflexion sur la figure de l’artiste que je me propose d’étudier ici, dans son œuvre littéraire et dans sa correspondance, jusqu’à la publication de Madame Bovary. Le centre de gravité de cette étude sera la première Éducation sentimentale, ce roman de l’artiste écrit entre 1843 et 1845.
2« Vous ne savez peut-être pas quel plaisir c’est : composer. Écrire ! oh ! écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus, et les résumer dans un livre ; c’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours. » Quand il écrit la postface d’Un Parfum à sentir ou les baladins, Flaubert a quatorze ans. Fa fierté de l’écrivain, source de son plaisir, repose donc pour lui, à cette époque, sur sa capacité à enfermer le monde dans un livre : l’entreprise de totalisation, qui sera si évidente dans toute son œuvre1, est ici menée directement au profit de l’auteur : l’écriture lui permet de faire main basse sur l’univers, ou plutôt d’avoir barre sur lui. D’être reconnu comme triomphateur et de monter sur le podium.
3Or nulle part l’écrivain ne peut mesurer et savourer son triomphe comme au théâtre, sous les bravos. C’est la raison maintes fois explicitée du désir que caressera Flaubert, toute sa vie, d’être reconnu comme dramaturge : pièces montées sur le billard familial quand il était petit garçon, scénarios écrits avec Bouilhet, analyse minutieuse du théâtre de Voltaire, féerie en collaboration (Le Château des Cœurs, qu’il ne réussira pas à faire jouer), représentation enfin du Candidat, qui sera un four. Ce que c’est que le plaisir de l’auteur dramatique, ce passage des Souvenirs, Notes et pensées intimes l’avoue ouvertement2 :
Quand j’avais dix ans, je rêvais déjà la gloire — et j’ai composé dès que j’ai su écrire je me suis peint tout exprès pour moi de ravissants tableaux — je songeais à une salle pleine de lumière et d’or à des mains qui battent à des cris à des couronnes — On appelle l’auteur — l’auteur — l’auteur c’est bien moi c’est moi c’est mon nom — moi — moi — on me cherche dans les corridors dans les loges — on se penche pour me voir — la toile se lève je m’avance — quel enivrement ! on te regarde on t’admire on t’envie — on est près de t’aimer de t’avoir vu3.
4Etre auteur dramatique, c’est donc la gloire, c’est être envié, et peut-être aimé : les belles spectatrices interviennent dans les rêves de théâtre de Flaubert, comme aussi la fréquentation des actrices (fort proches des femmes légères, qui lui ont toujours fait battre le cœur). Le métier de comédien, pour lequel il se sait doué, doit présenter à ses yeux les mêmes avantages. Pensons au prestige du drame romantique et des grands comédiens de l’époque.
5Dramaturge et auteur de récits et d’essais en prose, l’écrivain adolescent se désigne pourtant le plus souvent comme poète, alors qu’il n’écrit pas de vers. La notion de poésie concerne donc chez lui l’attitude de l’auteur, non la forme de ses œuvres. Le poète est tout émotion, il connaît l’extase, il sent et il s’exprime en se laissant guider par l’inspiration, par la passion. On est là, comme le dit J.-P.Germain, dans une « poétique de l’effusion »4. C’est bien en effet l’impression que donnent les Œuvres de jeunesse : en tant qu’écrivain — et bien sûr c’est en rapport et avec son jeune âge et avec l’influence de la littérature romantique-, Flaubert souffre d’une hypertrophie du cœur.
6Si le jeune Flaubert s’identifie ouvertement au poète, nous ne le voyons jamais exposer de conception de l’artiste (mot qui deviendra central dans sa pensée esthétique, comme nous le verrons). Mais il en est une qui revient chez plusieurs personnages importants de l’œuvre de la maturité, toujours traitée sur le mode ironique, et nous pouvons soupçonner qu’elle fut aussi celle de l’auteur adolescent. Voici Léon, dans Madame Bovary, rêvant à son installation à Paris : « Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d’artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus ». Dans L’Éducation sentimentale, même chose en moins appuyé : « Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au plan d’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures » ; ajoutons que Frédéric porte les cheveux longs (et, dans les brouillons, une moustache, dont Bouvard et Pécuchet nous livre la signification : « Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta des moustaches ») et qu’il mettra au mur de son salon « un trophée de flèches mongoles » et un « crid japonais ». L’artiste est donc celui qui mène la vie d’artiste, celui qui a le genre artiste, par opposition au bourgeois5.
7C’est bien ainsi que voit les choses, au début, le héros de la première Éducation sentimentale. Jules est nourri de la personnalité de l’auteur lui-même, cela ne fait aucun doute : bovaryste, exagéré, absurde et riant de soi, orgueilleux, « ayant la préoccupation exclusive du beau ». Il a le caractère que Flaubert aura toute sa vie, et les envies de Flaubert jeune : vivre à Paris6, fréquenter les théâtres et les actrices, devenir auteur dramatique ; il écrit une pièce romantique, Le chevalier de Calatrava, lie connaissance avec une troupe de comédiens qui promet de la jouer, et tombe amoureux de la jeune première. L’art et l’amour sont pour lui, et chez lui, inextricablement mêlés : « Ah ! Henry, qu’elle est belle la vie d’artiste, cette vie toute passionnée et idéale, où l’amour et la poésie se confondent [...], où l’on existe tout le jour avec de la musique [...], avec des vers, pour se retrouver le soir, à la clarté flamboyante des lustres, sur les planches élastiques du théâtre, au milieu de tout ce monde poétique qui rayonne d’illusion, ayant des comédiennes pour maîtresses, contemplant sa pensée vivre sur la scène, étourdi de l’enthousiasme qui monte jusqu’à vous, et goûtant à la fois la joie de l’orgueil, de la volupté et du génie ! » Et plus loin : « J’aurai une vie d’amour et de poésie, une vie d’artiste »7. On remarquera que dans les deux cas, Jules songe, non à être artiste, mais à mener la vie d’artiste.
8C’est au moment même où il découvre que celle qu’il aime est en réalité la maîtresse du directeur de la troupe, qu’il comprend (et le parallèle est plein de sens) qu’il n’est pas un bon écrivain : « Tout m’a manqué, l’art et l’amour, la femme et la poésie, car j’ai relu mon drame et j’ai eu pitié de l’homme qui l’avait fait ; cela est faux et niais, nul et emphatique ». Cette expérience cuisante conduira Jules à se retirer de la vie pour se consacrer à l’art, au lieu de le considérer comme la parure de son existence. La première Éducation sentimentale est le témoignage émouvant de Flaubert sur la naissance, en lui, de l’artiste au sens grave du terme.
9Le retrait de la vie comme condition de la naissance du poète, c’est déjà partiellement, je crois, le sujet de Smarh, « vieux mystère » écrit en 1839, dont le plan est, de l’avis de l’auteur lui-même, « chouette et quelque peu rocailleux ». Sans prétendre trancher du sens, je me contente de remarquer que le héros éponyme est d’abord un ermite qui vit heureux dans sa retraite, et que le Diable vient tenter en lui montrant le monde et en lui en faisant éprouver les passions et les misères (on reconnaît là une première mouture de La Tentation de saint Antoine). Il meurt de fatigue et de douleur et renaît comme un enfant innocent, en accord avec le monde. Mais en grandissant, cet enfant veut devenir poète, il rêve d’amour, d’exaltation et de gloire, se laisse emporter et détruire par les passions, se bat avec Satan pour une femme idéalement belle — dont le résumé de l’œuvre fourni par Flaubert nous apprend qu’elle est la Vérité —, et est vaincu. Ce qui intéresse mon propos dans ce sujet, c’est le parallèle évident des deux parties du « mystère », des deux destinées de l’ermite et du poète, toutes deux ruinées quand ils se laissent troubler par les passions ; et c’est la lutte démiurgique qu’entreprend le poète pour conquérir la Vérité.
10Dès 1839, Flaubert considère donc que l’état poétique, pas plus que l’état de sainteté, n’admet les passions. Mais c’est à l’époque où il achève la première Éducation sentimentale qu’il prend consciemment la décision de s’abstraire de la vie pour se consacrer à l’art. A vrai dire, il y est poussé par deux expériences terribles : non pas, comme Jules, celle d’un amour malheureux, mais celle de se découvrir épileptique (première crise en janvier 1844), et celle de la mort de son père et de sa sœur Caroline (15 janvier et 20 mars 1846). Ses lettres à ses intimes sont claires à ce sujet. A Le Poittevin, le 13 mai 1845 : « Pour moi, je suis vraiment assez bien depuis que j’ai consenti à être toujours mal. Ne crois-tu pas qu’il y a bien des choses qui me manquent et que je n’aurais pas été aussi magnanime que les plus opulents, tout aussi tendre que les amoureux, tout aussi sensuel que les plus effrénés ? Je ne regrette pourtant ni la richesse, ni l’amour, ni la chair, et l’on s’étonne de me voir si sage. J’ai dit à la vie pratique un irrévocable adieu. Ma maladie de nerfs a été la transition entre ces deux états. » Et à Louise Colet, le 14 octobre 1846 : « Depuis que mon père et ma sœur sont morts, je n’ai plus d’ambition [...] Le succès ne me tente pas. Celui qui me tente c’est celui que je peux me donner, ma propre approbation, et je finirai peut-être par m’en passer »... Suit le conseil de travailler avec sérieux et acharnement.
11Un mois après la lettre à Le Poittevin que je viens de citer, Flaubert confirme à l’ami son évolution et le bénéfice qui en résulte : « Je me suis sevré volontairement de tant de choses que je me sens riche au milieu du dénûment le plus absolu. J’ai encore cependant quelques progrès à faire. Mon éducation sentimentale n’est pas achevée, mais j’y touche peut-être. » Allusion au roman qu’il vient d’achever, et dont le titre est glosé dans l’épisode du nègre vendu par son père comme domestique, envoyé cinq ans aux galères pour avoir volé un foulard au profit d’une femme de chambre qu’il aimait, et retournant vers son pays dans un état de dénuement complet. « Celui-là aussi, conclut l’auteur, avait fait son éducation sentimentale ». Faire son éducation sentimentale, c’est donc perdre ses illusions et renoncer à la vie.
12Dire que Flaubert a renoncé à la vie pour l’art n’est donc que partiellement vrai : l’art devient un but en soi, mais il est aussi la possibilité offerte de quitter le monde autrement que par un suicide, physique ou moral. La relation de causalité n’est pas ici à sens unique.
13Mais quoi qu’il en soit, la décision entraîne des conséquences importantes tant sur le plan esthétique que sur le plan éthique. Renoncer à vivre, ce n’est pas seulement consacrer tout son temps et toutes ses forces (« soyez réglé dans votre vie et ordinaire comme un bourgeois, afin d’être violent et original dans vos œuvres ») à sa vocation. C’est renoncer à accorder de l’importance à son expérience et à sa propre personne. Alors qu’être poète, c’était vivre intensément et mettre son cœur sur le papier, Flaubert, maintenant, estime que l’artiste est grand dans la mesure où il est impersonnel (là est la supériorité de Shakespeare sur Byron).
14L’œuvre personnelle est faible, en effet, parce que le moi est inintéressant. Elle l’est aussi parce qu’on n’écrit pas bien dans l’exaltation : c’est la pensée qui doit diriger la plume, pas le sentiment. Flaubert a su trouver d’excellentes formules pour exprimer cette idée qui sera un des piliers de sa pensée esthétique : « il faut être à jeun pour chanter la bouteille », « la passion ne se peint pas plus elle-même qu’un visage ne fait son portrait ni qu’un cheval n’apprend l’équitation », ou encore : « Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berry, il a pris une carafe d’orgeat, et n’a pas manqué son coup ». Le critère de la réussite dans ce domaine, c’est qu’après la lecture de l’œuvre on ait l’impression de ne rien savoir de l’auteur (ce qui est le cas de Shakespeare).
15L’artiste est donc celui qui parle des passions en prenant bien soin de ne pas parler de ses propres passions : « Nous n’avons pas d’amour, nous qui faisons rêver d’amour », proclameront les « poètes et baladins » dans un épisode (supprimé) de La Tentation de saint Antoine ; ils font écho à ce qu’écrivait l’auteur, deux ou trois ans plus tôt, lorsqu’il fantasmait sur la douceur qu’aurait l’amour dans l’ombre des églises italiennes : « Mais tout cela n’est pas pour nous. Nous sommes faits pour le sentir, pour le dire et non pour l’avoir ». Parce que l’avoir empêcherait de le sentir avec assez de lucidité pour pouvoir le dire.
16Le projet artistique débouche donc sur une ascèse : « Vivre ne nous regarde pas ». Une ascèse difficile. Les poètes et baladins de la Tentation auraient eu pour rôle de nous apprendre qu’il y faut, d’abord, une vocation : « Quelque chose nous pousse à faire ce métier ». Ensuite, un douloureux apprentissage (comme le montrait déjà Un Parfum à sentir ou les baladins). Et s’il advient qu’on soit, comme Jules, tenté par la vie, il sera bon par exemple d’appeler au secours l’ironie : « Par moments encore, il avait des tentations de vivre et d’agir, mais l’ironie accourait si vite se placer sous l’action qu’il ne pouvait l’achever, l’analyse suivait de si près le sentiment qu’elle le détruisait aussitôt ». Relevons cette fonction de l’ironie flaubertienne : elle n’est pas seulement vengeance contre le monde, mais protection de l’auteur contre les velléités qu’il pourrait avoir de se laisser séduire par la vie en la décrivant, et d’y retourner. Autre rempart contre la tentation de vivre — en l’occurrence, de s’épancher : alors qu’il décrit Jules à ses débuts écrivant à toute allure (« ma main courait sur le papier avec frénésie, désolé d’avoir besoin d’écrire pour fixer ma phrase, et regrettant qu’aussitôt née l’idée n’eût pas sa forme toute faite »), comme lui-même quand il était adolescent (il se vantait d’avoir écrit en un jour le premier chapitre d’Un Parfum à sentir), il condamne ensuite cette effervescence ; une lettre de l’époque de Madame Bovary déclarera qu’il faut « écrire le moins qu’on peut, uniquement pour calmer l’irritation de l’idée qui demande à prendre une forme et qui se retourne en nous jusqu’à ce que nous lui en ayons trouvé une exacte, précise, adéquate à elle-même ».
17Un autre moyen encore qu’emploiera Jules pour se protéger contre lui-même, contre ses goûts, contre la personnalité, c’est de lire assidûment des auteurs très différents de lui. Bref, on devient artiste en mettant en jeu toutes sortes de techniques — ou de ruses — pour s’empêcher d’accorder à la vie, à l’exaltation de sa propre personnalité, la primauté sur l’art.
18Au milieu de son parcours, la personnalité de Jules nous est décrite de la façon suivante :
Volontairement, et comme un roi qui abdique le jour qu’on le couronne, il avait renoncé pour toujours à la possession de tout ce qui se gagne et s’achète dans le monde, plaisirs, honneurs, argent, joies de l’amour et triomphes de l’ambition ; il disait à son cœur de cesser ses orages et à sa chair d’amortir ses aiguillons ; chez lui, comme chez les autres, il étudiait l’organisme compliqué des passions et des idées ; il se scrutait sans pitié, se disséquait comme un cadavre, trouvant parfois chez lui comme ailleurs des motifs louable aux actions qu’on blâme et des bassesses au fond des vertus. Il ne voulait respecter rien, il fouaillait tout, à plein bras, jusqu’à l’aisselle, il retournait la doublure des bons sentiments, faisant sonner le creux des mots, cherchant sur les traits du visage les passions cachées, soulevant tous les masques, arrachant les voiles, déshabillant toutes les femmes, entrant dans les alcôves, sondant toutes les plaies, creusant toutes les joies.
19Page fort riche, qui dit le renoncement à la vie pour la contemplation de la vie (l’auteur devenant pour lui-même un sujet d’étude au même titre que les autres), mais aussi l’orgueil de l’écrivain (s’il peut abdiquer, c’est qu’il est roi) et la cruauté de l’enquête (voir notamment les métaphores médicales, la torture impliquée par le verbe fouailler, la mise à nu). Ce n’est pas sans esprit de vengeance que le jeune homme se pose ici en observateur d’une vie qui l’a déçu ; les motifs esthétiques sont sous-tendus par des motifs personnels, les motifs éthiques se réduisent à la possibilité de faire la leçon aux autres en moralisant à contre-courant. La Correspondance, plus directement encore que l’œuvre, montre à suffisance que cet état d’esprit ne sera jamais une étape complètement dépassée dans l’évolution de Flaubert lui-même, mais subsistera sous les conceptions plus épurées dont on va parler — et regagnera même du terrain, je crois, après Madame Bovary (le fameux « disséquer est une vengeance » date de 1867).
20Dans la dernière partie de L’Éducation sentimentale et dans les lettres qui datent de la rédaction de Madame Bovary, on va donc vers une conception de l’artiste plus exigeante. Pour celui que « quelque chose pousse à faire ce métier », l’art est un impératif, un « devoir » auquel il ne peut se soustraire. « Faisons notre devoir, qui est de tâcher d’écrire bien », dit Flaubert dans une lettre de 1852. En agissant ainsi, ajoute-t-il, il me semble « que j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le Bien, que je suis dans le Juste ». Quelques lignes plus haut, il se demandait s’il ne serait pas possible d’atteindre à un état de l’âme supérieur, « pour qui la gloire ne serait rien, et le bonheur même inutile », bref, de « retrouver pour l’esthétique ce que le stoïcisme avait inventé pour la morale ». Texte capital où l’éthique et l’esthétique se rejoignent et donnent son sens le plus haut à ce renoncement à la vie qui doit être le fait de l’artiste.
21Cet état de désintéressement total permet d’accéder au rôle le plus noble. Si Balzac entendait faire concurrence à l’état-civil, les formules de Flaubert expriment encore plus directement l’ambition extrême de l’artiste, qui veut égaler la création. C’est là que prend son sens le souci d’être universel, souvent exprimé. L’artiste doit se faire une conscience large comme l’univers — c’est la supériorité d’Homère et de Shakespeare (attitude qui débouchera chez Jules sur une fusion de nature panthéiste entre le moi et le monde). Il participe à la création comme le collaborateur indispensable de Dieu : c’est à lui que revient la tâche de montrer, au-delà de l’apparence, au-delà du foisonnement désordonné de l’expérience, l’Idée ; ce que Flaubert exprime par ces mots qui définissent l’activité de Jules comme écrivain : « l’existence lui fournit l’accidentel, il rend l’immuable ». Mais pour contempler l’immuable, comme il l’écrit à Louise Colet qui se plaint qu’il la délaisse, il faut être, encore une fois, en dehors de la vie.
22Après toutes celles que nous avons signalées, il est encore une autre raison, d’ordre tout différent, pour laquelle l’art ne doit pas être personnel : s’occuper de soi, c’est s’occuper d’une histoire dont on ne saura jamais le dernier mot. Il est donc impossible de construire une œuvre en se prenant pour sujet : on ne peut dégager un sens de quelque chose d’inachevé, il ne peut y avoir de Beauté et de Vérité dans l’inachèvement. La Beauté en effet repose sur la structure, les proportions, les retours périodiques des idées, des sensations, des formes. Ainsi conçue, elle se confond avec la Vérité, c’est-à-dire avec la manifestation de l’Idée.
23Tout ceci n’est pas neuf, mais Flaubert le renouvelle en en tirant des règles pratiques pour son travail d’artiste. Par exemple, si ses manuscrits montrent un souci permanent de construire ses romans sur des contrastes et des parallélismes, c’est évidemment en rapport avec cette définition de la Beauté. Et s’il cherche de façon obsessionnelle, à travers son travail du style, le « bon » mot, c’est qu’il croit que le mot « juste » coïncide avec l’expression « harmonieuse » ou « musicale » — que si l’on atteint la Beauté on atteint du même coup le Vrai — et que, « où la Forme manque, l’Idée n’est plus ». Flaubert s’analyse avec lucidité lorsqu’en 1852 il écrit : « Je tourne à une espèce de mysticisme esthétique (si les deux mots peuvent aller ensemble) », ajoutant que, pour soutenir l’enthousiasme des hommes, la base esthétique pourrait suppléer à la base théologique désormais défaillante : l’art risque de devenir la seule religion qui vaille, la meilleure et peut-être la seule façon d’atteindre le Vrai.
24La meilleure école de morale aussi. Non certes qu’il ait pour but de prêcher la morale. Flaubert adolescent ricane le jour où un de ses professeurs, en remettant les copies, « a rendu hommage à [ses] dispositions morales ». Il se veut démoralisateur, c’est-à-dire qu’il entend dévoiler la bêtise, la fausseté des idées morales reçues, comme en témoigne, outre la page de L’Éducation sentimentale analysée plus haut, ce passage du premier scénario de Madame Bovary qui évoque l’influence de Rodolphe sur Emma : « il la démoralise en lui faisant voir un peu la vie telle qu’elle est ».
25Dans la seconde Éducation sentimentale comme dans la première, il a développé avec ironie des conversations qui roulent sur la moralité en littérature ou en peinture. Moraliser dans le cadre d’un œuvre d’art serait en effet doublement coupable : à la fausseté des idées moralisatrices s’ajouterait l’exploitation de l’art dans un but intéressé ; or l’homme doit être le serviteur de l’art, et non l’inverse. « O pauvre Olympe ! » s’exclame-t-il dans une lettre de 1846, « Ils seraient capables de faire sur ton sommet un plant de pommes de terre ! » Aussi l’engagement, pour lui, n’est-il pas concevable.
26Il n’est pas concevable, certes, pour la raison qu’aucune cause, « par le temps qui court », ne lui paraît valoir qu’on la soutienne. D’autre part, si Flaubert se donne à l’art en se retirant de la vie, il nous paraît logique que ce ne soit pas pour revenir à l’action par l’intermédiaire de l’art. Mais l’engagement est méprisable aussi parce qu’il est partial, relatif, ancré dans le temporel, et donc dans le partiel et pour tout dire dans le faux, alors que l’art a pour visée l’impersonnel, l’universel et l’immuable. Shakespeare est le plus grand, parce que, comme l’œuvre divine, la sienne est « sereine et incompréhensible » (« Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? »).
27L’action morale de l’art s’exerce pour Flaubert d’une tout autre façon. Il l’explique avec force et simplicité dans une brève note intitulée « Observation de morale et d’esthétique », et intercalée dans la lettre qu’il envoie de Trouville à Louise Colet le 21 août 1853. Constatant la rareté des condamnations pour vol dans la région, il l’explique par la proximité de l’Océan, c’est-à-dire par le « contact du Grand ». Et il continue : « Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut chercher la moralité de l’art ; comme la nature, il sera donc moralisant par son élévation virtuelle, et utile par le Sublime ».
28Si l’on entreprend de reparcourir le trajet du jeune écrivain en se demandant, cette fois, non pas comment il conçoit le devoir esthétique et moral de l’artiste, mais quel plaisir il peut attendre de la pratique envisagée, on s’aperçoit vite que Flaubert a joué à qui perd gagne. Arrêtons-nous d’abord à sa fascination précoce devant le théâtre. Jean-Paul Sartre a bien vu que dans la décision du petit garçon de jouer la comédie, il y avait « une première mouture de l’impersonnalisme »8. Le détachement de soi apparaît bien ici comme totalement bénéfique : l’acteur renonce à lui-même, à une vie banale, pour vivre en imagination, par personnages interposés, mille existences passionnantes.
29Le parallèle avec la figure de saint Antoine saute aux yeux : la Tentation montre avec évidence que l’ascèse débouche sur le plaisir. Ce que retient le lecteur, c’est la vision éblouissante des tentations offertes. Le renoncement à la guenille — comme dit Flaubert après Molière — trouve sa récompense dans la vie en idée, infiniment plus somptueuse que ne pourrait être la vie réelle. L’ermite Antoine est donc d’une certaine façon l’alter ego de l’artiste Flaubert qui a renoncé à vivre pour vivre sans bornes, pour connaître par l’écriture toutes les passions, toutes les pensées. Qu’il ait réussi dans cette entreprise, ces lignes en témoignent, les plus belles peut-être de la Correspondance :
... c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour.
30Un pas encore, et c’est le plaisir quintessencié de se sentir un dieu — au moment où l’on ne considère plus la création comme quelque chose « dont on parle » (comme encore dans les lignes ci-dessus), mais comme quelque chose que l’on fait. C’est alors qu’on peut connaître des « heures olympiennes ». Et que la gloire tant rêvée jadis n’est plus, comme l’écrivait Flaubert dès 1847, que « le bruit extérieur du plaisir que l’art nous donne ».
***
31Au moment où s’élaborait sa réflexion sur l’art et l’artiste, l’adolescent Flaubert se désignait comme poète, et définissait le poète comme celui qui connaît l’extase, qui se laisse guider par l’émotion, par la passion. Sans modification de sens, le terme poète a totalement changé de valeur, virant du positif au négatif pendant qu’à l’inverse le terme artiste, qui s’employait pour ironiser sur celui qui se croit un artiste parce qu’il en a les signes extérieurs, se met à désigner le serviteur de l’art. Veut-il marquer sa réticence à l’égard d’un écrivain, Flaubert le déclarera désormais « plus poète qu’artiste » (Musset, Leconte de Lisle). L’adjectif poétique lui servira à désigner les valeurs sentimentales, l’exaltation, les aspirations vagues, ce qu’il signale en modifiant la physionomie du mot, qu’il écrit alors :pohétique.
32A ce chassé-croisé correspond, dans l’Éducation de 1845, l’évolution radicale du héros. Évolution en tant qu’écrivain, mais aussi, remarquons-le, en tant que lecteur. Au début, il partage l’attitude de son ami Henry. Celui-ci utilise les livres comme aliment pour ses rêveries sentimentales, regrettant par exemple que l’amour dans la vie ne soit pas aussi merveilleux que dans les romans (ce que feront aussi Emma Bovary, Frédéric Moreau, Mme Arnoux). De même, Jules essaie d’abord de retrouver chez les poètes et les romanciers des situations comme la sienne, des héros qui lui ressemblent. Mais à la fin du livre, alors qu’Henry continue à ne rechercher dans l’art que des sensations, Jules désormais ne se sert plus de la littérature pour se repaître d’émotions sentimentales : il y cherche la Beauté, et l’émotion de son intelligence. En parallèle étroit avec son éthique de l’écriture, Flaubert élabore donc aussi une éthique de la lecture.
Notes de bas de page
1 La Tentation de saint Antoine : « une exposition dramatique du monde alexandrin au IVe siècle » ; L’Éducation sentimentale : « l’histoire morale des hommes de ma génération » ; Bouvard et Pécuchet : « une encyclopédie critique en farce ».
2 On trouvera des développements analogues dans Mémoires d’un Fou, dans la première Éducation sentimentale, dans la Correspondance.
3 Il y a là des souvenirs de Rousseau : concert ridicule de Lausanne, représentation du Devin de village. Voir Confessions, dans les Œuvres complètes, L’Intégrale, t. I, p. 177 et p. 266-267.
4 G. Flaubert, Cahier intime de jeunesse. Souvenirs, notes et pensées intimes, Nizet, 1987, p. 68, n.50.
5 Quand M. Homais, à la fin de Madame Bovary, se met à « rougir d’être un bourgeois », Flaubert décrit ainsi sa réaction : « Il affectait le genre artiste, il fumait ! Il s’acheta deux statuettes chic Pompadour, pour décorer son salon. »
6 Les lettres de jeunesse, sauf erreur, ne manifestent pas ce désir d’être à Paris (et quand il sera étudiant, Flaubert regrettera sans cesse sa maison), mais il est frappant que le héros de Novembre, Emma, Léon, Frédéric, Deslauriers souhaitent tous la vie parisienne.
7 C’est également chez les autres personnages de L’Éducation sentimentale que l’expérience de l’art coïncide avec celle de l’amour. Ainsi dans ce passage satirique : « Alvarès aussi aimait de plus en plus Mlle Aglaé ; il avait extrait des keepsakes beaucoup de pièces de vers sur la chute des feuilles, sur un baiser, sur la rêverie, sur des cheveux, et il les copiait sur un bel album tout neuf. Mendès avait rencontré deux fois Mme Dubois, sa gorge lui bouleversait les nerfs, il apprenait à jouer de la flûte ».
8 L’Idiot de la famille, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie, t. I,. 1971, p. 791-792. Sartre voit là une justification par l’enfant de son propre néant : pour pouvoir tout jouer, pour pouvoir donc accéder « aux fastes de l’imagination », il faut n’être rien. Est-il nécessaire de rappeler que son ouvrage monumental, dont l’objet est de montrer comment Flaubert est devenu l’écrivain qu’il est, examine par la méthode psychanalytique cette formation de sa conception de l’artiste que nous tentons ici de suivre au ras des citations ?
Auteur
Professeur ordinaire aux Facultés universitaires Saint-Louis, Note sur le mot « morale » et ses dérivés chez Flaubert.
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2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010