Education et éthique du progrès
p. 263-271
Texte intégral
1Il est de bon ton aujourd’hui de critiquer la notion de progrès. Elle apparaît, au mieux, comme le symptôme d’une indéfendable naïveté, sourde aux déconstructions que ne cessent pourtant de lui opposer les sciences de l’homme. Au pire, non seulement cette notion doit être critiquée comme chimérique, mais cette chimère doit être moralement et politiquement condamnée, puisque c’est en son nom, au nom d’un progrès inscrit dans le cours même de l’histoire, que des générations entières furent sacrifiées.
2Il n’en demeure pas moins que l’Idée de progrès est fichée au coeur du projet moderne d’éduquer, et que chercher à l’en extirper pourrait être fatal pour l’entreprise d’éduquer elle-même. Si les critiques du progrès s’attaquent légitimement à son usage dogmatique, peuvent-elles pour autant prétendre avoir ainsi ôté toute pertinence à cette notion ? Dans la lignée de l’héritage kantien, je voudrais tenter d’indiquer qu’un usage critique, qui fait du progrès une Idée pratique peut et même doit orienter ceux et celles qui font choix d’éduquer.
3L’Idée du progrès, quand elle se soumet à la critique, quand elle rend sa juste place au soupçon, peut se savoir pari éthique, aussi impératif sur le plan pratique qu’inaccessible théoriquement ; choix appelé par les exigences de l’action éducative elle-même.
4C’est à une mise en perspective limitée de ce pari éthique que l’on va s’attacher ici en en montrant l’importance sur deux points, avant de faire retour à la notion de progrès elle-même.
5Ce choix commande le statut de l’entreprise éducative elle-même. En la comprenant comme une pratique, il règle principiellement les rapports entre celle-ci et les sciences de l’éducation (I).
6De ce choix dépend l’articulation et la hiérarchisation des différents rôles dévolus à l’éducation (II).
7Si c’est bien un choix éthique et non une attitude spéculative qui est constitutif de l’acte d’éduquer, cela n’implique pas que nous soyons renvoyés à l’indicible ou à l’arbitraire. Ce choix peut et doit être sans cesse réfléchi, ressaisi, critiqué, précisément à partir des possibilités effectives qu’il prétend inaugurer (III).
I. Education et savoirs
8« L’homme est la seule créature qui doive être éduquée. »1 C’est par cette affirmation forte que Kant inaugure ses réflexions sur l’éducation.
9L’homme doit être éduqué et cette nécessité signe sa spécificité par rapport aux autres créatures. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est que « par son instinct, un animal est déjà tout ce qu’il peut être ; une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. »2 L’homme doit être éduqué parce que « il n’a point d’instinct et doit se fixer à soi-même le plan de sa conduite. »3
10L’homme, en tant qu’être naturel, est inadapté à la nature, comme l’avait déjà souligné Platon, que Kant, sur ce point, reprend, mais en l’infléchissant dans un sens moral : l’homme est un être de manque, et il est bon qu’il en soit ainsi. C’est précisément ce manque de dispositions immédiates à vivre qui oblige l’être humain à inventer une façon de vivre. Ce manque à être doit être compris comme une chance. Tout se passe comme si la nature avait été pour nous prévoyante, puisqu’elle nous oblige à construire notre existence. C’est parce que l’existence humaine ne va pas de soi, parce qu’elle est problématique, qu’elle peut valoir la peine, comme on dit. N’est-ce pas, en effet, cette capacité d’invention, envers d’une nécessité constitutive de la vocation humaine, qui peut faire de l’être humain un être digne d’estime ? « Je dirai que l’estime, qui précède au plan éthique ce que Kant dénomme respect au plan moral, s’adresse à titre primordial à l’homme capable. Réciproquement, c’est comme être capable que l’homme est éminemment digne d’estime. »4
11C’est parce que son indétermination première l’inscrit sur le registre du pouvoir être, du possible, que l’homme doit être soigneusement éduqué. Sa perfectibilité appelle son éducabilité. L’inachèvement constitutif de l’humain lui impose de se faire être tout ce qu’il peut être, mais que peut-il être ? Jusqu’où, pour reprendre le vocabulaire kantien, vont les dispositions naturelles de l’humanité ? Nous n’en savons rien.
12Deux manières de comprendre ce non-savoir s’offrent à nous.
13Selon la première, l’indétermination anthropologique commanderait à l’éducation de se comprendre comme un savoir de fait interminable et de se rattacher aux disciplines de l’expérience, aux sciences dites de l’observation. Puisque l’on ne peut prédire de terme au développement des facultés humaines, il ne nous resterait d’autre choix que de se soumettre à l’expérience. En cette acception, l’absence de nature humaine commanderait un processus indéfini d’expérimentations. Les savoirs doctrinaux mettant en oeuvre une définition préconçue et achevée de la nature humaine doivent être liquidés au bénéfice des savoirs expérimentaux.
14Selon la seconde, ce qui interdit à l’éducation de se constituer comme science tant expérimentale que doctrinale, c’est une raison méta-anthropologique, dont l’indétermination spécifique évoquée ci-dessus n’indique qu’en creux la possibilité. Cette raison, cet unique fait de la raison, c’est la liberté. La liberté, fait de la raison que nous découvre le devoir, est cet « élément méta-anthropologique (qui nous commande) de façonner moralement les conditions anthropologiques. »5 Alors, le non-savoir n’est pas accidentel, mais radical. La liberté « ... s’oppose à ce que l’homme puisse être connu comme une chose »6, elle nous interdit de considérer principiellement l’homme comme l’objet d’un savoir.
15Mais si la liberté interdit à l’éducation de se constituer en science et la lie à l’expérience, c’est elle aussi qui permet de ne pas s’y soumettre. La liberté est ce fait qui, se découvrant à nous comme impératif, peut aussi devenir Idéal pour le projet d’éduquer. L’entreprise éducative trouve alors dans cet Idéal à la fois son statut et son principe d’orientation.
16La visée de liberté commande à l’éducation de s’inscrire sur le registre de l’action, de l’agir et non du connaître, parce que son but n’est pas de prendre possession de l’autre par la connaissance, de capturer l’autre dans mon savoir de lui, mais de l’aider par la transmission de savoirs qui rendent humain — ce qu’on appelle la culture — à émerger comme être libre capable d’initiative et de responsabilité.
17L’éducation est au sens fort action, le sens de cette action est l’appel à la liberté. C’est dire qu’elle pose son Idéal dans l’avenir, que c’est à partir de l’avenir que s’opère sa temporalisation fondamentale. La critique de l’illusion scientiste libère l’éducation du temps mécanique, celui de la répétition du passé dans le présent. Le temps de l’éducation est le temps de l’émergence, temps de l’advenir d’une liberté. Le temps de l’éducation comme temps pratique « se temporalise à partir de l’avenir »7 ou, plus justement, à partir de sa promesse d’avenir.
18C’est dans ce sens que l’on peut dire que l’éducation moderne est radicalement pédagogie du projet, sous-tendue par l’Idée de progrès. Si nous ne savons pas le progrès dont l’homme est capable, nous pouvons et même nous devons postuler qu’il est capable de progrès, ce « malgré tout » du temps de l’espérance. Le progrès n’appartient pas à l’ordre des faits que je pourrais constater/connaître. Il ne relève pas d’un jugement constatatif. Cette Idée n’augmente en rien le champ de mon savoir. L’Idée du progrès n’est pas là pour enchaîner les expériences dans une cumulation causale. Le seul usage légitime de l’Idée de Progrès est son usage éthique. Le progrès « n’associe pas des causes à des effets, mais des dispositions à des fins »8.
19Nous ne pouvons obliger une personne à être libre, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour qu’elle en soit capable. Il s’agit de parier sur la capacité de tout homme de mener une vie à hauteur d’homme, pour qu’il puisse librement s’y déterminer.
20La foi dans le progrès possible de l’autre est bien un pari éthique appelé par les exigences de l’Idée de liberté, qui ne se déduit pas de la connaissance des personnes, mais au contraire qui en constitue la source. « Je ne connais l’enfant ou l’adulte que je suis chargé d’éduquer qu’en tant que je décide de le faire évoluer ou de le figer dans l’être-là, qu’en tant que je le saisis comme sujet d’une éducation possible ou que je l’enferme dans une nature que je le condamne à reproduire »9.
21Plus près des pratiques pédagogiques concrètes, l’alternative se présente comme suit.
22Dans une acception empiriste, les propositions pédagogiques doivent être déduites des observations. C’est à partir des connaissances accumulées sur les dispositions psycho-sociales des sujets à éduquer que doit être mise en oeuvre une méthode pédagogique. L’acte éducatif est fonction de causes extérieures à son geste, qui le déterminent. Par voie de conséquence, la contre-épreuve de l’échec ne retentit jamais sur l’acte lui-même, elle est, elle aussi, rapportée à ces causes étrangères qui l’expliquent.
23Si l’on prend au sérieux par contre le pari éthique du progrès, la capacité de l’élève à s’éduquer est présupposée comme une fin qu’il est de mon devoir de rencontrer. Les méthodes pédagogiques, les sciences de l’éducation sont mobilisées en vue de cette fin. La visée invite à une véritable renverse pédagogique. L’opération critique revient toujours à libérer l’ordre des raisons. « Ce n’est plus la science ou l’érudition qui doit être la mesure de la liberté, mais la liberté qui infléchit la destination des sciences »10. Ici, la contre-épreuve de l’échec résonne au coeur de l’acte éducatif lui-même comme la sanction d’une méthode inappropriée à sa visée, qui nous invite à aller voir plus avant.
24Les connaissances issues de ma propre expérience ou accumulées par les sciences auxiliaires de l’éducation, les explications, ne prennent leur sens, ne deviennent compréhensibles, c’est-à-dire ne se lient au registre de l’agir qu’à partir du postulat adopté. Je ne puis faire acte d’éduquer que si je crois l’autre éducable. La neutralité n’existe pas en ce champ : l’éducation, comme toute pratique, implique un choix éthique. La naïveté ici ne réside pas dans la conviction insuffisamment neutralisée, réduite. Le naïf serait bien plutôt celui qui croit que son attitude, que sa conviction est en ce domaine sans effet sur celui à qui il s’adresse. Si nous ne pouvons démontrer l’éducabilité à partir de la réalité, nous savons très bien, par contre, les effets qu’ont sur l’éduqué les attentes des pédagogues : une abondante littérature nous montre que l’enfant peut aussi ne pas vouloir trahir une désespérance et venir ainsi confirmer qu’on avait bien raison de ne rien attendre de lui...
II. Education et socialisation
25La visée de l’autonomie ne commande pas une culture de l’indétermination, de l’hésitation, du ni-ni d’un soi-disant esprit critique qui, dans maints programmes contemporains, n’est en fait qu’un masque du scepticisme et de l’impuissance à agir, elle exige au contraire de cultiver la détermination à agir par soi pour devenir un être qui se tient dans l’existence, un sujet. Il ne s’agit pas de laisser faire. Il ne s’agit même pas seulement d’apprendre à faire, mais d’apprendre à se faire. Il s’agit de passer de l’indétermination à l’autodétermination en vue de l’action.
26Et l’autodétermination n’est pas un processus spontané. L’Idéal d’autonomie ne dispense pas de la tâche éducative, il la rend au contraire plus nécessaire en même temps que plus difficile. La conquête de l’autonomie, pas moins que tout autre projet éducatif, ne peut se passer de la socialisation du pouvoir-être indéterminé du petit d’homme. Il n’est pas d’éducation sans « prise éducative », sans emprise.
27Il n’est pas d’éducation sans contrainte, mais comment penser alors l’articulation entre cette nécessaire contrainte et la visée de liberté ?
28Difficile problème, et qu’il nous faut pourtant rencontrer si nous ne voulons pas nous résoudre à confondre l’éducation avec une entreprise quelconque de dressage. Non que le dressage soit strictement impossible en termes humains. Même plus, il est en partie nécessaire. Kant suggère comme étymologie du mot « dressage », « to dress », « habiller ». Toujours et partout, il s’agit de polir la rugosité. La société peut et doit demander à l’école une efficacité adaptative. Les éducateurs devraient se savoir, bien plus qu’aujourd’hui, acteurs sociaux insérés dans un jeu complexe de demandes et d’injonctions. Il n’empêche que « l’efficacité sociale de l’école ne peut être confondue avec son efficacité éducative »11.
29S’il n’y a pas d’individuation pensable sans socialisation, celle-ci n’est pas à elle-même sa propre fin, elle ne saurait épuiser le sens de la destinée humaine. Pour le dire brutalement, aucune société humaine ne socialise pour socialiser. Chacune d’entre elles s’institue autour d’un Idéal, à la fois matrice et horizon de ses institutions.
30Et qui ne voit combien cette question de l’efficacité instituante de l’Idéal est d’autant plus brûlante pour une société — la nôtre — où l’Idéal d’autogouvernement postule pour le moins la possible autonomie morale des individus qui le composent ?
31Une société qui croirait pouvoir ne viser que la conformation sociale entraverait la dynamique même qui l’institue précisément comme société. « Voici un principe de l’art de l’éducation que particulièrement les hommes qui font des plans d’éducation devraient avoir sous les yeux : on ne doit pas seulement éduquer les enfants d’après l’état présent de l’espèce humaine, mais d’après son état futur possible et meilleur, c’est-à-dire conformément à l’Idée de l’humanité et à sa destination totale. Ce principe est de grande importance. Ordinairement, les parents élèvent leurs enfants seulement en vue de les adapter au monde actuel, si corrompu soit-il. Ils devraient bien plutôt leur donner une éducation meilleure, afin qu’un meilleur état pût en sortir dans l’avenir. »12
32La moralisation passe bien par la civilisation, mais celle-ci ne saurait se confondre avec celle-là, une éthique de la conformité n’est pas à hauteur de la dignité de la vocation humaine.
33Mais s’il nous faut empêcher toute confusion entre les deux termes, il nous faut aussi pouvoir penser leur compossibilité. Quelles contraintes sont susceptibles de rencontrer les exigences de la vie sociale sans jouer principiellement des ressorts du conformisme social que sont la peur des représailles ou l’attrait des récompenses ? Réponse : les contraintes liées à la tâche à faire, au projet à accomplir. A travers la médiation du travail, en effet, non seulement je me discipline, mais je me découvre aussi progressivement comme un être capable de faire, capable de mener à bien les projets que je me suis déterminés. Nous pouvons trouver ici, me semble-t-il, la justification des mérites de l’activité et du projet, si souvent invoqués par les pédagogies contemporaines. Celles-ci trouvent dans la visée d’autonomie non seulement leur justification morale, mais tout simplement leur opérationnalité. Déliées de cette finalité, elles se réduisent à des astuces pédagogiques dont l’élève a vite compris qu’elles ne servaient qu’à « tuer le temps ». On ne dira jamais assez le légitime ennui que provoquent les exercices sans fin. Le langage qui convient à une éducation qui vise l’émergence d’une liberté n’est pas celui de la motivation, mais celui de l’aspiration. Il ne s’agit pas principiellement de chercher à décoder, y compris à l’insu de l’éduqué, les mobiles qui pourraient éclairer son comportement, mais de chercher et de lui proposer des raisons d’agir.
34L’écolier doit faire ses devoirs, parce que — ou plutôt, faudrait-il dire, si — ceux-ci lui découvrent une capacité à faire, à se faire, sans cesse grandissante. Etre autonome, se donner à soi-même la loi, ce n’est pas seulement ne plus recevoir la loi d’un autre, c’est aussi se rendre libre à l’égard de ce qui, en nous-mêmes, ne dépend pas de nous. Devoir et liberté, médiatisés par le travail, dessinent le vrai visage de l’autonomie. L’autonomie est le but qui fait de l’éducation à la liberté sous la contrainte autre chose qu’une injonction paradoxale.
III. Progrès et soupçon
35La foi dans le progrès possible de l’autre peut devenir dangereuse, précisément quand elle s’oublie comme foi. Quel que soit le domaine, la racine du dogmatisme est toujours la même, une Idée qui veut passer pour un fait. Le pari d’éducabilité se transforme alors en exigence violente de son remplissement effectif, niant par là-même la liberté qu’il s’agissait de viser. « Imposer la raison revient à la nier, imposer le savoir revient à détruire dans l’élève les conditions mêmes du savoir. Bien plus : à les détruire en soi-même. »13 Si je ne crois pas que les valeurs auxquelles je crois sont susceptibles d’emporter l’adhésion libre d’autrui, quelle valeur peuvent-elles avoir à mes propres yeux ?
36Quand le progrès se pense comme cause de son effet, inscrit dans la temporalité mécanique, alors, en effet, le progrès devient cette idée nuisible et même radicalement ruineuse de la moralité, qu’a si bien dénoncée Popper dans« Misère de l’historicisme »14, l’Idée du progrès est mortifère quand elle se veut théorique, c’est-à-dire intégrée comme une détermination systémique.
37De ce point de vue, l’usage dogmatique de l’Idée de progrès serait pire que le scepticisme, puisque c’est le vecteur de l’espérance lui-même qui se trouve corrompu. Prétendre capturer l’avenir est certainement le comble du terrorisme. Il serait vain et hypocrite de nier que cette tentation démiurgique, ce rêve de maîtrise, n’a rien à voir avec l’Idée moderne de progrès. Qu’on nous comprenne bien : je ne crois pas que les idéaux modernes engendrent naturellement la Terreur, comme le laissent penser certains textes d’Hannah Arendt. Une telle lecture reposerait sur la conception qu’elle prétend combattre, il faudrait admettre qu’il y a du nécessaire en Histoire. Mais il est indéniable que l’idéal progressiste contient, comme un de ses possibles, cette folie démiurgique.
38Comme tout engagement éthique, la foi dans la capacité du progrès possible de l’autre porte en elle la possibilité de sa propre perversion. Si l’Idée de progrès implique comme une de ses conditions anthropologiques la capacité pour un sujet de transcender le donné, la tentation existe en effet de comprendre cette capacité comme une néantisation radicale. Il ne s’agirait plus de transcender le donné pour s’y orienter, mais de purement et simplement le nier. Ce qui guette l’éducateur progressiste, c’est le mythe de la page blanche : l’idéal ne sert plus à s’orienter dans le réel, il perd son statut réflexif et donc intimement lié à l’empirie. On croit avoir trouvé en lui le principe constitutif de l’éducation, l’éducateur se croit Pygmalion, voué à la création de l’homme nouveau. Mais il n’y a pas d’Enfant, il n’est que des fils et des filles. L’humanité se reçoit autant qu’elle se conquiert.
39L’indétermination spécifique de l’humain ne signifie pas que là où il n’y a rien, je dois faire être, comme pourraient le laisser penser certaines formulations kantiennes et fichtéennes, mais que dans chaque situation humaine, il y a du « jeu », du possible, qui fait que nous sommes ouverts à une histoire et non liés à un destin. C’est précisément à la recherche de ce toujours possible dans la situation qu’est affectée l’Idée de progrès. L’Idée de progrès n’est pas là pour congédier l’expérience, mais pour l’ouvrir à un avenir possible, en travaillant de l’intérieur les déterminations pour les empêcher de se clore en déterminisme. Nous n’avons pas à choisir entre une indétermination totale ou un déterminisme intégral15.
40Si les déterminations liées à la situation limitent ma liberté, elles sont aussi, si j’ose dire, ce qui lui donne du grain à moudre. Où irait-elle chercher ailleurs les ressources de son action ? « Ainsi s’avère-t-il tout à fait impossible d’opposer, comme s’il s’agissait de réalités radicalement étrangères l’une à l’autre, nos fatalités et nos libertés. Car nos libertés — celles que nous tentons de mettre en oeuvre dans nos engagements affectifs, professionnels ou politiques — ne pétrissent que nos fatalités — fatalités physique, familiale, sociale. Irrémédiablement, nous « faisons avec ». Mais l’expression, en dépit de son allure, n’est pas modeste. Car « faire avec », c’est quand même faire. C’est même, en notre situation incarnée, la seule manière de faire quoi que ce soit16.
41Les sciences auxiliaires de l’éducation, c’est-à-dire subordonnées à sa visée pratique, ont très certainement pour tâche l’exploration minutieuse des déterminations et l’exercice systématique du soupçon à l’encontre de toute pratique qui voudrait se croire désincarnée.
42L’opération critique — et le moment sceptique lui est indispensable — est sans cesse à reprendre. Son rôle reste toujours de combattre la perversion dans l’ordre des raisons. Pour rester fidèle à son statut, la notion de progrès doit faire l’épreuve du soupçon. Ce n’est ni dans son ignorance ou sa négation, mais en dépit de celui-ci, épurée par lui qu’elle se forge en pari. La foi dans l’automne à venir n’est qu’un pari, mais c’est ce pari qui donne son sens à l’éducation.
Notes de bas de page
1 KANT, « Réflexions sur l’éducation », trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1980, p. 69.
2 Op. cit., p. 70.
3 Op. cit., p. 70.
4 P. RICOEUR, « De la métaphysique à la morale », in Revue de métaphysique et de morale, 1993, p. 474.
5 O. HÖFFE, « Kant, morale et anthropologie », in Philosophie politique, P.U.F., no 2/1992, p. 152.
6 Op. cit., Philonenko, Introduction, p. 31.
7 Op. cit., Philonenko, Introduction, p. 39.
8 M. CASTILLO, Kant et l’avenir de la culture, Paris, P.U.F., 1990, p. 145.
9 P. MEIRIEU, « Le Choix d’éduquer », Paris, ESF éditeurs, 1993, p. 34.
10 M. CASTILLO, op. cit., p. 36.
11 P. MEIRIEU, op. cit., p. 60.
12 KANT, op. cit., p. 79-80.
13 O. REBOUL, « L’endoctrinement », P.U.F., Paris, 1977, p. 182.
14 K. POPPER, « Misère de l’historicisme », Paris, Plon, 1956.
15 Voir sur tout ceci le bel article de Jean-Michel CHAUMONT, « L’être de l’humain », in Revue philosophique de Louvain, Tome 89, Février 1991.
16 P. MEIRIEU, op. cit., p. 18.
Auteur
Assistante aux Facultés universitaires Saint-Louis, Ethique du progrès et éducation.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010