Ethique de la discussion et création sociale. Habermas versus Castoriadis
p. 173-192
Texte intégral
1Globalement, Habermas s’est peu confronté sur le plan théorique avec Castoriadis1. On ne peut compter Castoriadis au nombre de ses interlocuteurs privilégiés comme Mac Intyre, Rawls, Tugendhat, Kohlberg, Taylor, Theunissen et bien entendu K.O. Apel. Il n’est pas non plus une référence contemporaine comme Adorno et Horkheimer, ni une antithèse récurrente comme Luhmann, Dworkin, Gehlen ou Carl Schmidt. Cependant, Castoriadis est intégré à une ligne de pensée à laquelle Habermas s’oppose constamment, celle de la philosophie du sujet. L’intégration de Castoriadis à cette ligne s’opère par une équation subtile qui le rattache à Fichte, via Husserl et Heidegger. De plus, Castoriadis est encore concerné indirectement par l’évolution critique d’Habermas à l’égard du paradigme psychanalytique dans les sciences sociales, une évolution corrélative à sa critique des philosophies du sujet suite aux conséquences sociologiques du tournant linguistique. Les prétentions du langage à une validité universelle sont constitutives de l’intersubjectivité sociale en tant que moyen d’action orienté vers l’intercompréhension et médiatisé par la discussion argumentée2. Toute prétention à l’établissement d’un langage métasocial (non soumis aux conditions de l’argumentation) est caduque et restaure, en fait, des modes d’objectivation du réel analogues à ceux des mythes, des religions et des métaphysiques traditionnelles3. La psychanalyse entendue comme savoir d’un langage originaire du sujet n’a pas plus de pertinence, de ce point de vue, que la phénoménologie en tant que science rigoureuse de la donation originaire du sens à la conscience. Les démarches thérapeutiques qu’induisent ces disciplines à l’égard du savoir dominé par le positivisme scientifique n’aboutissent qu’à une dualisation de l’être social-historique en tant qu’il est sujet de son intimité ou objet d’interactions avec son milieu.
2Pour saisir la manière dont Habermas situe la pensée de Castoriadis dans ses Conférences sur la modernité4, il faut rapidement indiquer quelques « bifurcations » : dans la tradition philosophique occidentale marquée par le paradigme moderne de la subjectivité, Castoriadis se situe du côté des hégéliens de gauche, dans la philosophie de la praxis considérant la rationalité comme une structure interne de l’automédiation du développement social. Dans la tradition du « matérialisme dialectique », il se situe du côté du marxisme phénoménologique et non du côté du marxisme wébérien. Il privilégie donc une critique des modes de production sociale sur une critique des modes de rationalisation sociale. Enfin, dans cette tradition phénoménologique du marxisme, il représente la génération du tournant linguistique de la philosophie occidentale différenciant ainsi le langage comme institution d’un monde (comme horizon de compréhension, voire comme « magma » de significations) et l’acte de langage intramondain qui appartient aux activités d’organisation du sens, c’est-à-dire à sa clôturation en système institué. Pour élaborer en philosophie de la praxis cette différence entre instituant et institué, Castoriadis emprunte aussi bien des schèmes à la philosophie transcendantale de la conscience et à sa conception « démiurgique » de l’imagination comme autocréation du Moi, qu’à la philosophie heideggerienne et à sa conception « poétique » du langage comme donateur de sens (Sinngebung) en tant qu’historialité de l’Etre. Ces filiations et ces emprunts situent ainsi Castoriadis au beau milieu de « constellations philosophiques enchevêtrées » avec la tâche redoutable comme penseur marxiste de penser l’autonomie du processus de création sociale en réunissant le premier Fichte et le dernier Heidegger !
L’interprétation critique de Habermas
3Castoriadis exprime son intérêt pour une philosophie de l’émancipation à partir d’un constat sur les formes de travail dans la société (p. 387). Au travail vivant, qui consiste en une activité sociale où l’être humain peut reconnaître l’émancipation de ses propres forces dans l’organisation d’une société autonome pour tous, s’oppose un travail mort qui déshumanise celui qui l’exerce parce que sa force propre est réduite à n’être qu’une chose utile à une activité qui ne le concerne pas. Une société autonome, évidemment, ne se réalise qu’à travers un travail vivant, « non réduit ».
4Pour conceptualiser cet intérêt pour le travail vivant, Castoriadis recourt à une réinterprétation de la praxis chez Aristote. Il parvient ainsi à opposer nettement deux activités qu’une tradition marxiste amènerait plutôt à considérer comme deux types de praxis5. D’un côté se trouve l’activité instrumentale (la poïésis de la technique) dont le principe est le calcul des moyens en vue de les appliquer à la réalisation d’une fin avec laquelle ils n’entretiennent qu’un rapport externe médiatisé par une représentation intellectuelle du genre d’un plan de fabrication. Dans cette forme d’activité, la force humaine est requise pour mettre en œuvre des moyens. Cette action ne comprend aucune réflexion sur soi de l’acteur ; c’est un processus externe sans « auto-implication » de l’acteur. Une telle action peut contribuer au développement objectif de l’autonomie (adjuvant technique), mais sans qu’elle apparaisse essentiellement comme un processus par lequel l’autonomie se réalise. Il en va tout autrement de la praxis stricto sensu. De ce côté se trouve une activité essentiellement réflexive c’est-à-dire où l’acteur s’implique soi-même dans l’action qui est déjà porteuse de sa fin (entéléchie). La praxis est donc un processus interne d’autoréalisation de l’autonomie. Même si l’on peut considérer l’autonomie comme la fin de cette activité, on ne peut jamais la détacher de l’activité elle-même et de la manière dont l’acteur s’investit dans son activité. Le principe de la praxis n’est en aucun cas assimilable au calcul des moyens les plus efficaces ; il s’agit du choix d’une manière d’agir pour l’autonomie où apparaît la circularité du processus de réalisation de l’autonomie : la manière de vivre considérée comme totalité d’actions (ou habitus) infère sur le choix de l’attitude et ce choix infère à son tour sur la manière de vivre.
5Ce concept d’une praxis à finalité immanente et autoréférentielle, Castoriadis le transpose dans les termes d’une théorie de l’émancipation sociale en le dynamisant grâce à une philosophie de l’histoire d’inspiration moderne. Pour Castoriadis, l’autoréalisation de l’autonomie implique non seulement de traiter autrui comme être également autonome, mais elle implique encore pour se réaliser complètement de viser l’institution de l’autonomie pour tous, c’est-à-dire de se réaliser comme force sociale d’autonomie. La praxis renvoie dès lors à un « Autre radical » (p. 388) de son présent historique ; elle ouvre à un dépassement de ce présent vers un avenir et marque ainsi un commencement absolu, l’ouverture d’un nouvel horizon. Une telle idée de la transformation sociale et de l’avenir déborde le cadre aristotélicien et transpose la praxis sur l’horizon moderne du progrès entendu selon la perspective des philosophies de la praxis comme projet révolutionnaire où se réalise la force de création sociale des humains. A ce titre, la praxis a un contenu normatif puisqu’elle juge le présent en fonction du dépassement qu’elle y entreprend.
6Après ce « moment aristotélicien » chez Castoriadis, Habermas relève un « moment arendtien ». En effet, pour traduire les enjeux sociaux et politiques concrets de son interprétation volontariste de la praxis, Castoriadis doit privilégier, comme Hannah Arendt (p. 389), les cas-limites de fondation des institutions sociales et politiques, aux dépens des processus de solidification des institutions6. Ces exemples donnent un caractère démiurgique à la praxis émancipatrice qui accentue le caractère autofondationnel de celle-ci aux dépens de sa nature intramondaine comme praxis. C’est pourquoi le problème majeur de la pensée de Castoriadis, selon Habermas, et sa pierre d’achoppement résident dans l’articulation entre l’émancipation comme praxis intramondaine instituante et l’ordre social comme monde de l’action institué, comme langage (code) de l’action (p. 390).
7Castoriadis va tenter de trouver un équilibre entre un volontarisme de l’autocréation et un ontologisme de la création sociale. Le « moment arendtien » de l’action instituante est d’abord intégré dans une conception esthétique de l’action marquée par le phénomène de l’apparition d’un « absolument nouveau » dans le temps. Ce phénomène est révélateur non seulement par le fait même de la rupture qu’il provoque, mais plus encore par la possibilité que survienne une telle rupture dans le temps, car cette possibilité laisse entrevoir le « noyau productif » (ibid.) du temps. Le volontarisme de l’autocréation doit donc être situé en fonction de ce « noyau » qui le rend possible et dont la nature est différente, même s’il s’agit toujours d’un processus homogène.
8L’analytique du concept de praxis permet de progresser dans l’élucidation de l’articulation entre l’action créatrice et son noyau ontologique. Le « parler » (legein) et le « fabriquer » (teukhein) sont, en effet, des activités qui consistent à établir des faits (représenter) et à intervenir dans ce monde de faits en vue d’une fin (produire), ceci à partir d’un substrat naturel que Castoriadis nomme « monde objectif » (p. 391). Mais il refuse d’interpréter pour autant cette analytique dans les termes d’une philosophie rationaliste voyant, dans cette relation de l’activité au monde objectif, la « saisie objectivante » de la nature par l’esprit. Castoriadis renverse le schéma et interprète la relation constitutive de la praxis comme la « saisie subjectivante » de l’entendement par la puissance de signification de l’imaginaire social. Ce renversement est bien entendu inspiré de la psychanalyse. Par rapport au flux d’imaginaire fondamental ou au magma qui jaillit du temps historique, Castoriadis distingue d’ailleurs une seconde strate d’imaginaire qui forme le noyau dérivé des représentations pulsionnelles de l’enfant (p. 394). Ainsi, tout en s’enracinant dans la genèse sociale, l’ontogenèse de l’individualité psychique s’en démarque. La pulsion du temps historique investit les praxis de création sociale et les pousse à se réaliser dans l’horizon de sa rupture instauratrice, tandis qu’à l’intérieur de ce mouvement, les pulsions de l’imaginaire monadique investissent les désirs de l’enfant et le pousse à trouver la manière de vivre ce monde privé en s’intégrant à la réalité de l’ordre social.
9La praxis est ainsi conçue sur le modèle d’une synthèse possible a priori de l’anonymat de la genèse sociale et de la destinée individuelle, une synthèse qui comprend en fait deux synthèses emboîtées, celle du noyau primitif des significations sociales et des mouvements de création sociale et celle du noyau dérivé des pulsions monadiques et de la création individuelle.
10Pour Habermas, ce schéma transpose une fois encore, dans la philosophie occidentale de la praxis, l’opération productive de la conscience transcendantale (p. 377) qui cherche à surmonter le problème de l’autoréférentialité en distinguant, dans son « unité synthétique a priori », le pôle de la constitution du sens qui ouvre au monde et le pôle des expériences de validité en référence à ce monde, ou, dit autrement, le pôle de la compréhension constitutive du monde et celui de la discussion à propos des choses de ce monde. Comme la philosophie transcendantale ne parvient pas à intégrer les perspectives sur le monde dans la discussion pratique sur les choses du monde, elle donne un statut régulateur et normatif à ces visions du monde par rapport aux discussions intramondaines. Face à ce dédoublement, deux interprétations restent possibles : celle de l’idéalisme transcendental qui considère ce dédoublement comme un moment nécessaire de l’advenue à soi-même du Moi absolu projeté comme seul horizon concevable de tous les efforts produits empiriquement ; celle des philosophies de la différence qui, à la suite du dernier Heidegger, hypostasie l’horizon dans sa différence radicale avec tout projet subjectif, pour reconnaître en lui, grâce à l’oubli de soi, l’adresse véritable de l’existence, l’origine imprenable, qu’on la nomme Etre (Heidegger), Différance (Derrida), Pouvoir (Foucault) ou Imaginaire (Castoriadis) (p. 377).
11Castoriadis oscille entre ces deux interprétations et voudrait peut-être, comme le suggère Habermas (p. 390)7, « réunir, dans une perspective marxiste, le dernier Heidegger et le premier Fichte » (ibid.), le Moi absolu autocréateur, le démiurgique, et l’Etre imprenable, le noyau impersonnel, le poétique à l’état pur, le magma en fusion. Mais l’équilibre est intenable car aucune médiation n’existe vraiment entre ces interprétations qui tendent à se supprimer en s’absorbant l’une l’autre.
12L’intérêt pour la praxis émancipatrice voudrait que Fichte l’emporte pour sauvegarder un semblant d’humanité à l’action instituante. Mais l’idéalisme du schéma abolirait toute pensée de la matérialité du « social-historique ». C’est pourquoi Castoriadis finit par privilégier l’instance fondatrice anonyme en la comprenant comme la genèse permanente du social, un substrat en création continue, toujours à nouveau actualisé à l’intérieur de lui-même par l’autocréation des praxis humaines. Mais ces praxis elles-mêmes sont emportées par l’ivresse instauratrice et perdent la mesure commune des luttes solidaires pour être englouties par l’arbitraire de l’origine (p. 392 et 393).
13Pour Habermas, cette constitution métahistorique du sens qui rend inopérante la mesure des praxis intramondaines ressemble au schéma théogonique de création (p. 393), selon lequel la force fondamentale (le Père) ouvre le monde tandis que la force démiurgique (le Fils) l’organise8. Castoriadis se contente de transposer seulement ce genre de schéma fondationnel dans les termes d’un langage psychanalytique (p. 394) pour lequel conscient et inconscient trouvent leur équilibre lorsque la crise du désir marquant le conflit oedipien se résout dans un clivage entre monde privé et monde publique, entre psyché et société. Grâce à ce clivage, l’être humain apprend à vivre sur ces deux tableaux, en faisant abstraction de l’individu quand il agit en citoyen, conformément au code institué. Dans un tel schéma prime un ordre conventionnel où s’intègrent désir et réalité par reconnaissance de la préséance ontologique du réel en tant qu’horizon de significations dont dérive le flux de la libido monadique.
14Habermas pense que les conséquences de ce schéma pour une philosophie de la praxis sont fatales au moins pour deux raisons. Dans la mesure où la perspective sur le monde des acteurs est mise hors jeu du point de vue de l’autocréation de la praxis sociale, la question des praxis intramondaines perd sa pertinence puisque ce niveau de praxis est seulement l’expression de la limitation interne et proprement créatrice du pouvoir fondamental de création. De plus, dans cet élan créateur interne (suscité par la pulsion du « magma »), il n’y a aucun accès possible pour les individus à une mise à l’épreuve du sens institué. Celle-ci supposerait, en effet, un apprentissage commun qui permettrait de relier et de modifier les « perspectives sur le monde » et la « totalité de sens donnée » (p. 392).Or, la praxis intramondaine est déjà hors jeu en tant que processus d’accumulation de savoir susceptible de remettre en cause les évidences de la sphère langagière instituante. L’hypostasiation du sens chez Castoriadis nous reconduit donc à l’impasse de l’historicisme linguistique pour lequel « la compréhension constitutive du monde se modifie indépendamment de l’expérience intramondaine des sujets » (p. 377).
15Le gain que pourrait représenter le point de vue initial d’une philosophie de la praxis fondé sur l’action réciproque entre la discussion suscitée par les praxis intramondaines et l’état des structures de connaissance du monde (p. 378)9, — ce gain est perdu parce que la spécificité des praxis intramondaines est recouverte par une vision globale du développement de la société qui réduit les dynamiques de luttes sociales à des manifestations du pouvoir démiurgique originaire, lui-même hors d’atteinte. Le « mal social », la fixation du processus auto-créateur sur des formes de production sociale sclérosées, le refus de l’impulsion créatrice, doit dès lors être interprété de manière émanationiste comme un épuisement provisoire d’une « coulée de magma », épuisement face auquel convient seulement l’attente gnostique d’un nouvel écoulement ! (p. 393) La question posée à Heidegger par Marcuse en 1949 pourrait aussi concerner en partie Castoriadis si l’on suit l’interprétation que suggère Habermas : « ne vous placez-vous pas en dehors de la dimension dans laquelle un dialogue entre hommes est encore possible — ne vous êtes-vous pas placé en dehors du logos ? »10.
Critique de la critique
16Habermas a présenté la pensée de Castoriadis comme une des figures marquantes de la tradition marxiste occidentale après le tournant linguistique de la philosophie. Mais malgré son originalité et son ambition (p. 387), le projet de Castoriadis n’est quand même qu’une figure récurrente des impasses liées, d’une part, aux philosophies de la conscience et, d’autre part, aux philosophies de la différence ontologique. En utilisant des catégories comme nature, société ou histoire sans remettre en question l’opposition entre sujet et objet sur laquelle ces catégories reposent, Castoriadis perd toute possibilité d’une liaison interne entre praxis et rationalité. Il perd ainsi l’avantage majeur de la tradition marxiste visant à comprendre la praxis comme « accomplissement d’une médiation rationnellement structurée » (p. 375).
17La tentative de Castoriadis pour penser la praxis aujourd’hui se solde donc, selon Habermas, par la répétition de l’impasse inhérente au paradigme moderne de la subjectivité, moyennant des caractéristiques propres : les recours à la psychanalyse, aux justifications d’une théorie ensembliste-identitaire (la codification du social) et à une philosophie du langage sémanticiste, basée sur la préséance ontologique de la compréhension constitutive du monde sur les actes de langage intramondains. Mais Habermas attache finalement peu d’importance à ces caractéristiques. Il ne voit dans le recours à la psychanalyse que le maintien d’un clivage oedipien dans la conception de la société (p. 394). Il n’éclaire guère ce que Castoriadis entend par théorie ensembliste-identitaire ou « ensidique » et se contente d’affirmer que l’entendement qui est au principe de cette théorie est « subjugué » par le magma des significations prédonnées (p. 391). Toute sa thèse repose sur la critique de la « conception logico-sémantique du langage » (p. 395) qui sous-tend la pensée de Castoriadis. Cette conception entraîne, d’une part, la réduction du « dire » et du « faire » à des « conduites prévisibles » (p. 388) qui permettent de transformer la force individuelle en autonomie sociale. D’autre part, le sémanticisme permet de relier cette logique de structuration sociale à un horizon donateur de significations qui donne son impulsion à la production d’ordre. La tendance démiurgique de l’autocréation sociale (perspective fichtéenne) est ainsi corrigée par un naturalisme de la genèse sociale interprété en termes de constitution du sens du monde (perspective heideggérienne).
18Au niveau du rapport entre imaginaire et création sociale, Habermas efface le lien établi par Castoriadis entre autonomie et responsabilité, lien qui provient de l’opposition d’une conception autonome de la société s’instituant elle-même à partir des significations de son imaginaire et d’une conception hétéronome de la société instituée par un autre que soi et soumise à la nécessité de son « être-ainsi » 10. Le présupposé d’Habermas dans cette critique est que seul un changement de paradigme pourrait permettre à Castoriadis de répondre à toutes les questions soulevées par sa philosophie de la praxis. Hors du champ d’une pragmatique de l’agir communicationnel, des problèmes comme ceux de l’autonomie ou de la responsabilité ne peuvent trouver de solution parce que le processus d’apprentissage en commun de l’institution des normes et la mise à l’épreuve du sens restent inconcevables sans référence à une rationalité de l’interaction des praxis intramondaines ou de l’intersubjectivité (p. 395-396). C’est pourquoi Habermas accepte plus d’envisager les questions rencontrées par Castoriadis que les solutions qu’il propose. C’est pourquoi aussi il pose d’emblée Castoriadis face au projet irréalisable de concilier le premier Fichte et le dernier Heidegger (p. 390). C’est pourquoi enfin le thème psychanalytique d’une autonomie sans « élimination totale du discours de l’Autre non su comme tel »11 est réduit à la thèse sémanticiste de l’ontologie du dernier Heidegger, comme si la question était seulement de contourner l’aporie du « dédoublement empirico-transcendantal de l’autoréférence » en adoptant le point de vue « des participants à une interaction médiatisée par le langage » (p. 351). La perspective sur le monde intégrée par l’agir communicationnel suffit-elle à signifier ce « fond irréductible » de l’autonomie qui rend possible le « faire sens »12 ?
19De manière générale, il n’y a pas vraiment d’effort chez Habermas pour repenser une théorie de l’action dans les termes de Castoriadis. L’argumentation d’Habermas pour justifier cette réserve repose sur une base très restreinte : Castoriadis est une figure exemplaire de l’épuisement du paradigme subjectiviste (p. 350-351) et de l’impossibilité d’élaborer dans ce cadre une théorie critique de la société (p. 94). Il faut donc envisager un changement de paradigme. Pour y parvenir, il faut cesser de privilégier « l’attitude objectivante dans laquelle le sujet connaissant se rapporte, à lui-même comme aux réalités matérielles existant dans le monde » (p. 351). Mais peut-on suspendre ce privilège dans un horizon social dominé par l’activité instrumentale ? Autrement dit, décide-t-on d’un changement de paradigme ? Et, dans le cas contraire, pouvait-on attendre de Castoriadis qu’il anticipe ce changement ? L’intérêt pour une telle pensée devrait résider, de ce point de vue, dans la manière dont le paradigme dominant est remis en question et dont les apories sont contournées. Plutôt que de postuler l’échec en évaluant la dépendance à l’ancien paradigme grâce au nouveau, il aurait mieux valu tenter de penser réellement avec Castoriadis au lieu de se contenter de répéter une impasse déjà trop bien établie par ailleurs. Penser avec Castoriadis aurait amené à s’interroger sur la portée, pour la praxis intramondaine, de la référence à un « magma » social-historique et sur l’interaction de l’imaginaire et du formel dans l’élaboration de la praxis, interaction à partir de laquelle peut se comprendre le rôle créateur de l’imaginaire pour les acteurs et le caractère positif de leur référence au magma de la production sociale.
20Selon Castoriadis, l’action autonome tient d’abord son originalité non de pouvoir se clôturer dans un ensemble déterminé de procédures13, mais de pouvoir créer à partir de l’indétermination première du social historique dont les significations peuvent indéfiniment se recroiser et constituer de nouveaux modèles (eidos) de production des rapports sociaux14. C’est dans la mesure où l’autonomie se sait comme sa propre source15 qu’elle peut poser ouvertement la question du pourquoi des lois et celle des limites des lois16. Ces questions permettent de dépasser, dans une théorie de l’action politique, la seule exaltation d’un principe de formalité du genre « autolimitation réciproque »17 qui renvoie à la dimension ensembliste-identitaire (code) de l’ordre social18. Les questions sur le « pourquoi » et les « limites » des lois visent l’efficience de celles-ci en tant que production d’un être social-historique déterminé et donc en tant que création d’êtres humains dont la réussite se manifeste dans l’expression culturelle d’un art de vivre19. A cet égard, un indicateur décisif de la réussite de l’ordre créé est la capacité de l’éducation à initier les individus à inventer d’eux-mêmes un sens pour leur existence sociale, c’est-à-dire à recevoir le social-historique comme création de sens, Sinnschöpfung20 et non comme un destin hétéronome du genre « histoire de l’Etre »21.
21C’est pourquoi Castoriadis estime que l’action politique autonome se caractérise d’abord par l’idée et le vouloir d’une « institution de la société comme communauté politique »22, comme œuvre collective. Mais ni l’idée ni le vouloir ne sont la solution du problème de l’effectuation de l’ordre politique concret ; ils posent le problème en rappelant le choix possible du type de développement social. Ils rappellent donc que toutes les décisions pratiques prises quant à l’ordre concret de la société participent déjà de la contingence de notre institution imaginaire de la société23. Le propre de l’ordre démocratique est de préserver dans sa structuration ce risque originaire de la contingence en refusant les garanties d’un fondement absolu, « extra-social », de l’ordre social et en s’organisant autour de « sa propre activité instituante et donatrice de sens »24. « Autant dire que la démocratie est le seul régime politique tragique — c’est le seul régime qui risque, qui affronte ouvertement la possibilité de son autodestruction »25. Pour Castoriadis, cette conscience tragique s’identifie au « socialisme » : « Une société socialiste est une société qui sait que ses institutions sont son œuvre propre, et qui ne s’aliène pas à elles »26. Au niveau international, le principe d’auto-institution devrait nous éviter de poser en termes de valeurs universelles des questions qui renvoient seulement à notre responsabilité à l’égard des institutions démocratiques, c’est-à-dire à notre volonté politique d’étendre réellement la démocratie comme création de sens27.
Des questions en suspens
22Ce bref rappel des thèses centrales de Castoriadis nous montre le contraste entre le portrait forcé esquissé par Habermas et les éléments d’autoportrait que nous avons recueillis. En fait, Habermas n’ouvre pas un débat avec Castoriadis. Il procède plutôt à une opération de falsification à la Popper ou de dépassement (Aufhebung) à la Hegel. A la mode popperienne, la position de Castoriadis est déduite d’une théorie dont les grands traits sont reconstitués généalogiquement : le transcendantalisme fichtéen, l’ontologisme phénoménologique d’Heidegger et la théorie marxiste de la praxis. Cette position est ensuite éliminée en raison de son échec à poser de manière pertinente le problème de la praxis : aucune mise à l’épreuve du sens de la praxis n’est possible dans ce cadre ; autrement dit, le principe de falsifiabilité n’est pas respecté, aucun processus d’apprentissage n’est envisageable à partir de ce genre de construction. A la mode hégélienne, Habermas considère que Castoriadis n’a d’intérêt qu’à titre de figure dépassée du savoir. Répéter ce dépassement permet de mieux saisir la nécessité du passage à un autre paradigme et la pertinence du paradigme communicationnel compte tenu des apories appelant le dépassement du paradigme précédent. En optant pour une telle méthode, c’est le dialogue entre les philosophies qui est compromis par Habermas et avec lui la possibilité de la critique28 comme effort de restitution et de démarcation par rapport aux limites d’abord internes d’une pensée (ses rejets, ses refus, ses clôtures). Sans ce travail patient « où les différentes doxae sont confrontées »29, la pensée « se trouve démembrée entre un académisme scolastique sans esprit et l’irrelevance déconstructionniste »30. N’est-ce pas le risque qu’encourt la pensée d’Habermas sur son chemin de crête entre la scolastique de la théorie communicationnelle et le triomphalisme déconstructeur du dernier paradigme à la mode ?
23Pour se sauver du risque d’un tel travers, n’eut-il pas été plus pertinent de garder en vue l’opposition entre hétéronomie et autonomie chez Castoriadis plutôt que de la dissoudre complètement dans un ontologisme social heideggérianisant qui ne rend pas justice à la pensée étudiée ? Dans cette optique, Habermas aurait pu rapprocher la pensée de Castoriadis de celle de Marcuse et rappeler que dans la mesure où ces pensées visent à exprimer un malaise social, un intolérable de l’ordre actuel - comme la « désincarnation » de l’imaginaire social dans le monde bureaucratique31 ou l’uniformisation des comportements dans la société industrielle-, elles unissent contestation et critique, expérience et analyse de l’expérimenté32 dans une praxis historique à contenu normatif33. Mais du même coup, Habermas aurait signifié plus clairement la parenté de sa pensée avec ces entreprises. Habermas tend ainsi à dissimuler un aspect contestataire de sa théorie qui suppose pour être appliquée un « refus » de la colonisation du monde vécu et un effort pour mettre en œuvre sa décolonisation. Or s’il est important que l’explication précède les mots d’ordre34 pour que l’insupportable sorte du registre de la moralité subjective et s’exprime en normes universellement reconnaissables35, une théorie de l’action doit aussi envisager le chemin qui mène de l’institution des normes à la transformation des institutions sociales qui interagissent avec le monde vécu36.
24Un simple changement de paradigme, aussi révolutionnaire soit-il, suffit-il pour résoudre tous les problèmes soulevés antérieurement en rapport à l’action sociale37 ? Le point de vue de l’apprentissage communicationnel permettant de tester en permanence les savoirs d’arrière-plan (p. 380) serait la clé d’un « rapport interne entre sens et validité » (p. 379) à travers lequel se comprend et se réalise sans reste l’autotransformation réciproque des praxis intramondaines et des structures de conception du monde (p. 378). « Sans reste » signifie, dans ce cas, qu’il n’y a pas d’autre réalité accessible que « le savoir toujours déjà en usage » (p. 352) et que celui-ci est seulement interrogé selon les différents rôles possibles dans l’économie linguistique de manière à permettre la reproduction du monde vécu des locuteurs (p. 354) grâce à l’émergence sur le plan d’un savoir explicite « des règles, mises en œuvre par les sujets compétents pour parler, agir et connaître » (p. 352). Mais est-il possible d’éluder de la sorte un rapport objectivant au monde vécu, de type autoréférentiel (p. 353), en n’autorisant que « des énoncés relevant de la pragmatique formelle » (p. 354) ?
25Si tout repose sur un changement de paradigme, on est en droit de se demander quelle est la différence entre ce type de changement et l’idée d’une nouvelle création de sens chez Castoriadis, si ce n’est peut-être une justification privilégiant la sociologie sur la psychanalyse, avec le désavantage d’évacuer la question de l’autoréférentialité dans la conception de l’autonomie38. L’arbitraire du changement de paradigme apparaît d’autant plus lorsque le concept de monde vécu est accolé à celui de « système autorégulé » (p. 355) pour être « empiriquement applicable » (ibid.) ! Comme l’ont remarqué Foucault et Castoriadis, le changement de paradigme d’organisation du système social entraîne un changement de l’autocompréhension de la portée normative des praxis.
26Mais ce changement soulève encore un autre type de question. Au niveau du paradigme de la subjectivité, Habermas a établi un lien entre l’autoréflexion transcendantale et la pratique objectivante de la maîtrise instrumentale des choses, en suggérant que l’autoréflexion est l’illusion intellectuelle déterminée par le rapport instrumental au monde (p. 351). C’est pourquoi Habermas propose qu’on considère la « perspective tout autre qui s’ouvre lorsqu’on substitue au concept de praxis en tant que travail celui d’activité communicationnelle » (p. 379). Cependant, il n’envisage pas l’illusion intellectuelle que pourrait susciter le rapport normatif au monde dans ce nouveau paradigme. Aucune raison n’est avancée par ailleurs pour justifier son « immunité naturelle ». Rien ne nous interdit dès lors de nous demander si la raison communicationnelle ne joue pas, face à une société dominée par le pouvoir médiatique, un rôle analogue à celui de l’autoréflexion transcendantale face à une société dominée par la raison instrumentale. On comprendrait mieux désormais pourquoi il est difficile pour une théorie de l’agir communicationnel d’ouvrir sur une praxis de la décolonisation sociale impliquant une restructuration des institutions. L’apprentissage commun de l’institution des normes tire sa force de la formalité de ses procédures, mais ses implications normatives ont seulement une portée interne : l’intercompréhension dans la discussion. Celle-ci n’implique pas nécessairement une modification du rapport au monde vécu (opinion ou croyance). De plus, l’accord sur des normes ne contient pas un savoir de la traduction de ces normes dans un modèle politique déterminé. C’est donc autant sur le plan de la rationalisation du monde vécu que sur celui de la rationalisation des pratiques politiques que la théorie de l’agir communicationnel pose question.
Les critiques de Castoriadis
27De son côté, Castoriadis n’a guère consacré plus d’efforts qu’Habermas à ouvrir un véritable dialogue. Le seul article qui permette de faire le point a été publié en février 1988 dans la revue Esprit39. Castoriadis y minimise la problématique habermassienne de l’intercompréhension en réduisant la pragmatique consensuelle, avec son potentiel social de structuration procédurale des praxis intramondaines, à une dialogique de l’entente entre personnes privées40. De ce point de vue, il manque le versant systémique de la procéduralisation habermassienne qui, en pratique, s’articule à la théorie de l’auto-poïèse des systèmes sociaux (p. 355)41. De plus, Castoriadis récuse toute perspective normative chez Habermas et assimile la théorie communicationnelle à un fonctionnalisme de la communication42.
28Ces méprises n’ont donc rien à envier à celles d’Habermas. Castoriadis n’a d’ailleurs ouvert le débat que par personne interposée, en critiquant l’ouvrage de Philippe Raynaud consacré à Max Weber43. Néanmoins, son argumentation est intéressante dans la mesure où elle tend à rappeler les points forts de la théorie de l’action qu’il défend. Selon lui, aucun paradigme rationnel n’est en mesure de justifier la praxis émancipatrice. Elle est en soi-même le risque d’une création de sens sans la garantie ontothéologique ou transcendantale de la conformité à une Loi divine ou à une loi de la Raison. Si l’on prétend que la validité qui règle la pragmatique consensuelle intègre dans leur irréductibilité les convictions des locuteurs44, on a tout simplement réduit l’immémorial des significations qui constitue le pouvoir instituant de la praxis comme création sociale à un arrière-plan biologique de la validité sociale où puise la « rationalité ensidique »45 pour reproduire l’espèce humaine grâce à sa médiation linguistique46.
29Dans cette argumentation, c’est la médiation communicationnelle qui implose en fonction, pensons-nous, de ses deux points faibles : le rapport au monde vécu et la praxis politique. Mais cette implosion empêche Castoriadis de voir l’intérêt qu’il aurait à adopter une attitude critique à l’égard d’Habermas. Il pourrait ainsi tenter de penser avec Habermas les questions de validité en rapport aux praxis intramondaines47. En effet, un problème crucial demeure chez Castoriadis dans la mesure où il n’applique pas à elle-même, sa théorie du « magma ». Il appartient pourtant lui aussi à un horizon culturel déterminé et la manière dont il conçoit la création sociale n’échappe pas à cette appartenance. L’hypothèse selon laquelle plusieurs magmas peuvent coexister actuellement et que l’universalisme démocratique ne vaut que pour notre culture reconnaissant les mêmes droits à toutes les cultures48, cette hypothèse est précisément entièrement dépendante du schéma imaginaire-entendement ou langue-code49 que nous posons à partir de notre culture par un postulat d’isomorphie. Il est clair qu’on n’en sort pas. Mais dès lors on doit s’abstenir d’en tirer un relativisme des validités intramondaines comme si nous étions en mesure de comprendre par analogie d’autres pratiques50, alors que nous sommes seulement capables de penser dans un horizon donné dont l’origine nous échappe, même si pour nous situer nous tentons de reconstruire cet horizon sous forme de généalogie.
30Que peut signifier vouloir la démocratie contre des pays dont les lois et les pratiques culturelles nous paraissent antidémocratiques ? Castoriadis n’a pas de réponse à donner. Il pose un impérialisme de principe s’appuyant sur le caractère auto-instituant du projet démocratique, mais il le corrige directement par un avertissement pratique interdisant d’assimiler le projet émancipateur de la démocratie aux politiques des gouvernements établis dont la visée n’est pas de favoriser l’auto-institution des peuples.
31L’insistance d’Habermas sur les praxis intramondaines a le mérite de nous éviter le leurre que produit l’idée d’une co-existence de magmas différents51, car cette idée n’est elle-même qu’un trait d’une culture déterminée susceptible d’un « relativisme culturel total » tout en demeurant acculturée, extérieure aux univers rencontrés. Les praxis intramondaines nous ramènent à des interactions concrètes dans un même monde qui permettent de poser des questions de validité commune sans impliquer l’interpénétration des horizons sémantiques52.
32Ces questions de validité n’éliminent pas pour autant la référence à un horizon de sens ouvrant le monde. Mais, par rapport à Habermas, il faut encore préciser qu’elles ne réduisent pas plus cet horizon à l’état de « savoir d’arrière-plan », préthéorique ou préréflexif. Certes, le rapport des locuteurs à la recherche de validités communes n’est pas non plus tout simplement prédéterminé par l’horizon de sens : sans cette ouverture au monde qui dépasse de loin la compétence communicationnelle à s’accorder par le langage, l’institution de normes communes ne pourrait s’effectuer. Le schéma nous paraît plus complexe : chacun met à l’épreuve son sens du monde, ses convictions, dans la recherche de validités communes et il le transforme. Cette activité de transformation est une condition d’enracinement de la délibération morale dans la disposition existentielle (habitus)53, c’est-à-dire dans la capacité humaine à donner sens en fonction d’une histoire, d’une tradition qui, par ce processus, se transforme. On ne peut donc réduire la reproduction du monde vécu à l’intégration post-conventionnelle des perspectives sur le monde des locuteurs.
33Le moment de l’apprentissage communicationnel donne donc accès concrètement aux interactions qui permettent de poser adéquatement le problème du sens. Mais il ne le résout pas et ne permet en aucun cas de le contourner comme le suggère Habermas (p. 351). Ce moment donne accès à la rationalisation du monde vécu dont l’autotransformation sur le plan sémantique reste une dimension essentielle de la disposition à communiquer. L’agir communicationnel, comme l’écrit Castoriadis, est donc insuffisant sur le plan d’une théorie de l’action54.
34Cette insuffisance apparaît également sur le plan de la structuration d’une praxis de changement. Un accord sur les revendications traduisant des intérêts reconnus universalisables n’implique aucune forme particulière d’action pour que ces revendications aboutissent à des transformations sur le plan institutionnel de l’autonomie sociale. Castoriadis a raison de souligner cette carence de l’agir communicationnel au niveau de « la politique, à savoir l’activité qui vise la transformation des institutions de la société pour les rendre conformes à la norme de l’autonomie de la collectivité »55. Au niveau politique, c’est la responsabilité à l’égard de l’institution sociale qui est en cause en tant qu’elle conditionne des modes d’être humain56, c’est-à-dire qu’elle atteint aussi notre idée de la société bonne.
35La question du sens et en elle de l’autoréférentialité des praxis reparaît donc tout autant au niveau de la référence aux traditions qu’au niveau de l’avenir voulu par la transformation des institutions sociales. C’est pourquoi du point de vue d’une théorie de l’action humaine, l’agir communicationnel doit être complété par une théorie des convictions et par une théorie organique de la praxis qui établit le passage des revendications sociales à l’action collective visant un modèle éthico-politique.
36L’illusion non critiquée de la théorie communicationnelle aujourd’hui par rapport à la question de la création sociale serait donc de réduire à une pragmatique formelle de l’apprentissage du consensus la question éthique du sens de la responsabilité sociale et la question politique de l’élaboration des revendications en forces objectives de changement. Peut-être qu’après le tournant linguistique, il devient urgent de se demander ce qu’agir veut dire...
Notes de bas de page
1 Cf. J.-M. FERRY, Habermas, l’éthique de la communication, Paris, P.U.F., 1987, p. 12 et 442.
2 Cf. R. ROCHLITZ, Avant-propos du traducteur, in J. HABERMAS, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, P.U.F., 1987, p. X.
3 Cf. J. HABERMAS, La pensée postmétaphysique, trad. par R. Rochlitz, Paris, Armand Colin, 1993, p. 182 et 183.
4 Trad. par Chr. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988. Nous citerons cet ouvrage directement dans le corps du texte, entre parenthèses.
5 D’ailleurs, Habermas n’utilise pas le terme poïésis et suggère que la mise à l’écart de l’activité instrumentale est plutôt motivée par un présupposé subjectiviste tendant à privilégier l’artiste ou les activités intellectuelles.
6 Habermas a également utilisé cet argument contre la pensée de Foucault (op. cit., p. 340). Cf. M. MAESSCHALCK, L’anti-science de M. Foucault face à la critique de J. Habermas, in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 74 (1990), p. 567 à 590.
7 Cette interprétation formulée en terme d’intention explicite de Castoriadis est assez discutable vu la présence très peu significative des références à Fichte dans L’institution imaginaire de la société (Seuil, Paris, 1975) : p. 204 et 205, note 45. C’est plutôt l’interprétation de l’imagination créatrice chez Kant à partir de la troisième Critique qui est en cause dans la référence à la philosophie transcendantale et à sa lecture heideggérienne si l’on en croit la note 32 de la page 273.
8 On trouve ici des réminiscences des études du jeune Habermas sur les relations entre la philosophie idéaliste de Schelling et la théogonie de Boehme et de Oetinger. Cf. J. HABERMAS, Das Absolute und die Geschichte, Diss., Bonn, 1954, p. 273-274. Cf. M. MAESSCHALCK, Habermas interprète de Schelling, in Archives de Philosophie, 52 (1989), p. 639 à 658.
9 Le processus du travail social est conditionné par l’état des idées sur le monde, mais l’effectuation de ce processus entraîne une mise à l’épreuve de ces idées qui conditionne à son tour la compréhension qui formait l’horizon des praxis intramondaines.
10 Cité par J. HABERMAS, Martin Heidegger, L’oeuvre et l’engagement, trad. par R. Rochlitz, Paris, Cerf, 1988, p. 63.
11 Cf. C. CASTORIADIS, Le monde morcelé, Les carrefours du labyrinthe III, Paris, Seuil, 1990, p. 373 ; ainsi que ibid., p. 149 et 251.
12 Cf. C. CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, op. cit., note 45, p. 204 ; ainsi que note 37, p. 278 et note 51, p. 434. Dans sa Théorie du sujet (Seuil, Paris, 1982, p. 146-147), Badiou nous rappelle « la définition que Lacan donne de la praxis : « Qu’est-ce qu’une praxis ? (...) C’est le terme le plus large pour désigner une action concertée par l’homme, quelle qu’elle soit, qui le met en mesure de traiter le réel par le symbolique » (Séminaire, Livre XI, 1973, p. 11) ».
13 Cf. C. CASTORIADIS, op. cit., p. 206.
14 Comme le laisserait entendre l’auto-organisation à la Varela. Cf. C. CASTORIADIS, Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1986, p. 235.
15 Ibid., p. 229 ss.
16 Ibid., p. 415.
17 Ibid., p. 296.
18 Ibid., p. 297.
19 Ibid., p. 305 et 306.
20 Cf. C. CASTORIADIS, Le monde morcelé, op. cit., p. 152.
21 Ibid., p. 228.
22 Cf. Domaines de l’homme, p. 317.
23 Ibid., p. 323 et 324.
24 Ibid., p. 417.
25 Ibid., p. 417 et 418.
26 Ibid., p. 21.
27 Ibid., p. 109 et 110.
28 Castoriadis définit de là l’absence de critique comme conformisme (cf. Le monde morcelé, p. 14 et 15).
29 Ibid., p. 231.
30 Ibid.
31 Cf. L’institution imaginaire de la société, p. 222 et 223.
32 Cf. J. HABERMAS, Profils philosophiques et politiques, trad. par Fr. Dastur, J.-R. Ladmiral et Μ. B. De Launay, Paris, Gallimard, 1974, p. 226.
33 Cf. L’institution imaginaire de la socété, p. 229 et 230.
34 Cf. J. HABERMAS, Profils philosophiques et politiques, op. cit., p. 227.
35 Ibid., p. 228.
36 Cf. J. LENOBLE, Repenser le libéralisme, Au-delà des critiques communautariennes et post-modernes, in Cahiers de philosophie politique et juridique, 20 (1991), p. 179 à 216, p. 212 à 214.
37 Cf. W. WELSCH, Nach welchem Subjekt - für welches andere ?, in Philosophie der Subjektivität ?, hrsg. von H.M. Baumgartner et W.G. Jacobs, Stuttgart/Bad Canstatt, Frommann/Holzboog, 1993, Bd. 1, p. 45 à 70, p. 47.
38 Cf. P. LIVET, Intersubjectivité, réflexivité et récursivité chez Fichte, in Archives de Philosophie, 50 (1987), p. 581 à 619, p. 585 et 586.
39 Il s’agit de Individu, société, rationalité, histoire, repris dans Le monde morcelé, op. cit., p. 39 à 69.
40 Ibid., p. 66.
41 Cf. J. HABERMAS, Faktizität und Geltung, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 1992, p. 66 à 78. On verra à ce sujet, J. LENOBLE, Droit et communication, Paris, Cerf, 1994, p. 105 et 106.
42 Cf. C. CASTORIADIS, op. cit., p. 66.
43 Cf. Ph. RAYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison moderne, Paris, P.U.F., 1987.
44 Cf. C. CASTORIADIS, op. cit., p. 63.
45 Ibid.
46 Ibid., p. 68.
47 Cf. J.-M. FERRY, Habermas, l’éthique de la communication, op. cit., p. 461 et 462.
48 Cf. C. CASTORIADIS, Domaines de l’homme, op. cit., p. 110.
49 Ibid., p. 230.
50 Cf. J.-M. FERRY, op. cit., p. 445.
51 J.-M. Ferry parle à ce propos du perspectivisme défendu par Castoriadis et il oppose à cette approche la prétention à la vérité qui est inhérente à toute constitution de sens (op. cit. p. 463-464). Nous pensons cependant qu’une telle argumentation recouvre la différence du sémantique et du pragmatique, car même le sens de cette prétention doit être pris en compte et n’implique pas nécessairement une fusion des horizons sémantiques comme le suppose l’interaction pragmatique. Il en va ainsi de l’indécidabilité pragmatique d’une croyance selon P. Livet (J. LENOBLE, op. cit., p. 38). L’argumentation habermassienne vaut cependant dès que l’on refoule la question des horizons sémantiques au rang de savoir d’arrière-plan (comme horizon immédiat, intuitif et inextricable).
52 Cf. J.-M. FERRY, op. cit., p. 473.
53 Cf. C. CASTORIADIS, Le monde morcelé, op. cit., p. 221.
54 Cf. C. CASTORIADIS, op. cit., p. 66. On verra également P. LIVET, Les exigences de la communication, in Critique, 1987, p. 692 à 712.
55 C. CASTORIADIS, op. cit., p. 65.
56 Ibid., p. 67.
Auteur
Chercheur qualifié du FNRS et chargé d’enseignement aux Facultés universitaires Saint-Louis et à l’Université catholique de Louvain, Ethique communicationnelle et création sociale. Habermas versus Castoriadis.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Imaginaire et création historique
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2006
Socialisme ou Barbarie aujourd’hui
Analyses et témoignages
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2012
Le droit romain d’hier à aujourd’hui. Collationes et oblationes
Liber amicorum en l’honneur du professeur Gilbert Hanard
Annette Ruelle et Maxime Berlingin (dir.)
2009
Représenter à l’époque contemporaine
Pratiques littéraires, artistiques et philosophiques
Isabelle Ost, Pierre Piret et Laurent Van Eynde (dir.)
2010
Translatio in fabula
Enjeux d'une rencontre entre fictions et traductions
Sophie Klimis, Laurent Van Eynde et Isabelle Ost (dir.)
2010
Castoriadis et la question de la vérité
Philippe Caumières, Sophie Klimis et Laurent Van Eynde (dir.)
2010