L’habitat, la crise, la cité : polarités de l’éthique
p. 89-124
Texte intégral
1Deux paradoxes semblent marquer la situation récente de l’éthique dans notre culture, et parcourent les travaux auxquels ce volume fait écho. Le premier de ces paradoxes est celui selon lequel une remarquable dispersion, voire une dissémination de l’éthique vont de pair avec l’unité problématique d’un mot et d’un souci. La résonance d’un unique « ton » éthique dans un très large champ de variations, disciplinaire et socio-culturel1, est donc ce qui d’abord s’impose à la réflexion. Mais un second paradoxe travaille à l’intérieur du premier : c’est celui qui, à la reconnaissance d’enjeux éthiques partout présents conjoint, sinon l’horreur de la morale, du moins la perplexité et la réticence face à ce qui prendrait figure de pratiques et de discours normatifs : ainsi le souci d’une « neutralité axiologique » plus ou moins radicale, théorique ou pratique, en vient à tisser avec la vigilance éthique des figures souvent équivoques.
2Ces deux paradoxes ne sont sans doute pas seulement l’effet d’une conjoncture momentanée ; ils relèvent aussi du destin de l’éthique dans l’histoire d’Occident, et même, probablement, de ce qui structure cette dimension d’expérience et de signification que désigne le mot « éthique ». C’est en tous cas ce que voudrait suggérer cet essai, qui tentera un repérage, voire une topologie de la constitution du champ éthique.
3Deux orientations de la réflexion seront ici mises à l’épreuve en vue de rencontrer ces paradoxes. Pour faire face au second d’entre eux, on proposera d’envisager le champ éthique selon une acception à la fois plus large et, surtout, plus originaire que celle habituellement liée à l’idée de morale. Cette dernière privilégie le rapport à la norme de la subjectivité volontaire ; je tâcherai par contre de justifier l’extension du questionnement et de l’enjeu éthique à tout le champ de signification selon lequel l’expérience humaine peut faire l’épreuve de sa qualification comme « bonne » ou comme « accomplissement » : le bon ou le bien sont premiers à tous égards par rapport au devoir, la valeur par rapport à la norme et à l’interdit. Je placerais donc l’éthique à l’enseigne de cette idée qui sonne de façon quasi exotique à nos oreilles : celle du « bien », non comme instance normative hypostasiée, mais comme milieu originaire (et donc ontologique) de signification et de visée agissante, à l’intérieur de quoi l’existence trouve la possibilité de s’accomplir positivement, de prendre qualité et de s’éprouver comme telle. Malgré leurs équivoques, le mot et l’idée de « bien » — et leurs corrélats négatifs — méritent de servir ainsi d’index à la réflexion pour plusieurs raisons. La première est leur appartenance au langage le plus quotidien, où ils maintiennent et signalent avec insistance la présence constante du jugement évaluatif, et donc de cette signification de l’expérience — celle de l’accomplissement, ou de la qualité — que le positivisme voudrait effacer ou réduire à un effet de surface. La seconde est leur remarquable plurivocité, qui offre de quoi résister à la tentation de leur réduction à une signification étroitement moralisante. La troisième raison enfin, est le rôle éminent tenu par cette idée et ce mot dans la longue histoire de la tradition philosophique — depuis la nomination platonicienne de l’Etre comme Bien jusqu’aux débats anglo-saxons sur les rapports du juste et du bon, ou au renouvellement, par l’éthique écologique de Hans Jonas2, de la solidarité entre être et bien.
4Mais, considéré de cette façon et dans cette extension, le champ éthique se présente alors comme marqué d’une pluralité qui risque de le vouer à la pure et simple dispersion. Si le premier geste proposé ici est d’élargissement et de visée de l’originaire, l’effort qu’il appelle ensuite est de différenciation et d’articulation. Celui-ci est requis pour que le « tout éthique » d’aujourd’hui, qui a succédé au « tout politique » d’hier, ne sombre pas dans une confusion qui alignerait dans une série simplement homogène le sauvetage des baleines, la liberté syndicale, les drames et les merveilles des amours humaines par exemple.
5Cet effort d’articulation sera l’enjeu majeur de cet essai ; il tâche de présenter la dimension éthique comme constellation de polarités différenciées, et de rencontrer ainsi le premier des paradoxes signalés plus haut.
6Le terme de « polarités » suggère que cette complexité fondatrice fait du champ éthique non seulement un espace de possibles variations dans l’orientation de l’expérience, mais aussi le lieu de tensions et même de déchirements parfois dramatiques. Cependant, cette complexité est d’abord ce qui détermine un espace de sens et ce qui le structure : c’est ainsi que je tenterai de mettre en relief certaines des articulation qui lient les unes aux autres les polarités considérées. La réflexion vise donc à saisir ici, non pas une collection de « biens » ou de « valeurs », offerte à des choix plus ou moins arbitraires3, mais l’articulation différenciée d’une structure transcendantale d’expérience et de signification. Le concept de Bien ne désigne dès lors pas ici, sous mode d’abstraction généralisante, la classe des objets offerts aux désirs et aux projets — ni davantage l’un de ces objets, qui serait le Bien par excellence : il réfléchit un plan de signification et une dimension constituante d’expérience. A l’enseigne de ce concept, il s’agit d’affronter une question qui relève à titre premier de la responsabilité philosophique en éthique (ce qui, à mon sens, ne serait pas le cas de la proposition de modèles concrets de « vie bonne ») : comment, c’est-à-dire à quelles conditions formelles et constitutives, notre expérience en vient-elle à pouvoir se présenter comme bonne (ou mauvaise), c’est-à-dire avec la signification de cette qualité (positive ou négative) que l’on désigne comme « éthique » ?
7C’est dans cette perspective que me semble se proposer le ternaire qu’évoque métaphoriquement le titre de cet essai. L’habitat, la crise, la cité désignent ici trois dimensions constitutives en vertu desquelles notre expérience est ouverte et confrontée à un sens qui est celui de son accomplissement — ou de son échec, voire de sa dégradation. Afin de lever sans tarder le caractère énigmatique de ces métaphores, j’exposerais donc mon argument comme suit. Ce qui donne à notre expérience la possibilité de se reconnaître une qualité, ce qui constitue la signification éthique, donc, est le jeu d’une dialectique à trois pôles : l’appartenance à un monde signifiant — c’est l’idée d’habitat ; l’exposition à une responsabilité de soi qui fait de l’existence une destinée propre et essentiellement problématique — c’est l’idée de crise ; l’institution des formes collectives de partage de ce monde et de cette responsabilité — c’est l’idée de cité.
La dimension éthique : l’effort d’être et l’épreuve de la qualité
8Avant d’entrer dans l’analyse de ces polarités, il convient d’en préciser le statut. Qu’est-ce qui autorise à considérer ces trois existentiaux comme constituant l’expérience dans sa dimension éthique ? C’est que, d’abord, ils se présentent comme ouvertures originaires et originantes de possibilités (ce que Schelling aurait appelé des puissances) ; à ce titre, ils appellent la décision et l’action, qui seules les font passer à l’acte et, dans ce passage, opèrent une détermination parmi les multiples modalités concrètes (de rapport au monde donné, de responsabilité, d’existence partagée) dont ces existentiaux sont susceptibles. Avec la décision et l’action se présente la tâche que l’existence est pour elle-même ; or, c’est là sa constitution éthique fondamentale.
9Mais ce premier pas vers le plan éthique n’est encore que partiel ; car ce qui est reconnu comme constitutif de l’expérience agissante — c’est-à-dire comme transcendantal — n’est pas encore appréhendé comme éthiquement signifiant au sens plein du terme. Comme tel, en effet, le transcendantal n’est que nécessitant ; pour qu’il ait portée éthique (et, par la suite, pour qu’il puisse être allégué de façon normative), il faut encore qu’il apparaisse comme condition de possibilités positives ou bonnes.
10Une telle reconnaissance est précisément ce qui fonde le jugement éthique, en le différenciant d’un jugement de fait ou de nécessité. Il faut donc que ces constituants de la vie agissante se montrent comme ceux où l’expérience est exposée à ce qu’on pourrait appeler, de la façon la plus prudente possible, des formes de réussite (ou d’échec), des formes de bien (ou de mal) : ce n’est qu’avec cet enjeu qualitatif qu’on accède vraiment au plan éthique. Ce qui ici demande à être reconnu est donc la non-neutralité de l’existence, qui ne s’effectue qu’en se déterminant selon des modalités relevant du positif ou du négatif, selon qu’elle s’ouvre ou non à ce qui s’offre à elle avec le sens, non pas de faits ou de possibles neutres, mais de la qualité, de la valeur — du bien. Parler de qualité ou de valeur n’est pas encore parler de normes, mais désigner, plus originairement, cet enjeu en vertu de quoi des structures d’action sont éthiquement signifiantes ; c’est faire droit à ce fait, radicalement originaire, qui consiste en ce que notre expérience s’éprouve elle-même, non pas comme « ce qui se passe », ni même seulement comme tâche d’effectuation d’une structure a priori, mais comme ouverte par là à l’épreuve d’une qualité, ou, plus exactement, d’une qualification.
11Mais cette reconnaissance d’un enjeu qualitatif, si elle fonde le jugement éthique, est aussi son point originaire de fragilité ou de problématicité irréductible : car elle ne peut prendre la forme d’une démonstration4. Catégorie qualitative de signification ne se « démontre » pas — mais se montre, comme un « irréductible phénoménologique »5, ou comme donation originaire. Dans le vocabulaire médiéval, on dirait que cette signification qualitative de l’expérience agissante est un transcendantal, dont l’originarité rend vaine la tentative de sa justification à partir d’autre chose qu’elle-même : bonum est index sui. Cette irréductibilité est celle d’une signifiance radicalement a priori, comme celle, par exemple, que Kant reconnaissait au fait de la raison, c’est-à-dire à l’ouverture sur l’universalité. Ce possible se présente à la conscience — ou, plus exactement, comme conscience — sans qu’on puisse « le tirer par le raisonnement des données antérieures de la raison »6. Et que ce fait transcendantal n’ait pas le sens d’une structure neutre, c’est ce dont témoigne, toujours selon Kant, son appréhension sous le mode du respect. Car le respect est bien l’appréhension originaire et immédiate d’une réalité comme douée de valeur : « à proprement parler, dit Kant, le respect est la représentation d’une valeur »7 c’est-à-dire d’un « principe intellectuel »8 — ce que nous nommons ici une catégorie de sens.
12Certes, l’idée de respect oriente vers celle d’obéissance, et l’éthique du bien appelle ainsi la morale normative ; car avec la signification qualitative, celle de la valeur, est immédiatement présent un principe selon lequel ce qui a ou est valeur mérite d’être, et se propose comme tel à la pensée et à l’agir. Mais il y aurait un court-circuit de la réflexion à réduire cette signification de la valeur à sa face normative — ce qui est la tentation kantienne (et aussi bien lévinassienne) ; autant et plus originairement que vers l’obligation, le respect est tourné vers l’admiration9. Il est l’ouverture à la positivité de l’être, et soutient à ce titre un désir qui est celui de l’existence réussie — ou bonne. Ainsi, dans cette signification originaire et positive de la valeur ou de la qualité se trouvent réunis le désir et la dette, l’éthique et la morale, le projet d’effectuation de soi et l’interpellation ou l’injonction10 reçues de ce qui a le poids et l’autorité de la valeur.
13Ainsi, les trois dimensions d’expérience que je propose à l’analyse sont éthiquement constitutives, dans la mesure où leur exercice ouvre l’existence à des formes différenciées de cette qualité que le langage antique aurait appelé « vertu », c’est-à-dire excellence ou accomplissement, et que le langage contemporain nommerait comme « valeur ». A la troisième polarité, celle de la cité, on pourrait ainsi faire correspondre cette qualité d’expérience qu’est la justice ; à la seconde, celle de la crise, correspondrait la dignité propre. Il est plus difficile de fixer d’un seul mot la réussite de notre habitat du monde. Lévinas11 parle à ce propos d’économie et de jouissance, croisant ainsi la considération moderne de l’utilité et la méditation grecque sur le plaisir ; on pourrait aussi hasarder ici, comme le suggèrent certains textes de Marx, le terme de poésie, à condition d’une exégèse qui en détermine le sens comme comme pratique accueillante et inventive du monde comme sensé.
14Et on pourrait alors dire que le Bien ou le Bon, dont l’expérience éthique est à la fois la quête et l’épreuve, n’est rien d’autre que ce qui circule entre ces trois termes, qu’il atteste12 son possible et fragile avènement à la faveur du jeu de ces trois dimensions. C’est ce que disait le Moyen-Age, qui, avec Aristote13, entendait le concept de Bien comme analogique — l’unité d’un jeu de pluralité. Cette perspective pourrait aussi s’autoriser du Platon de la maturité : dans le Philèbe, ce dernier est en effet conduit à penser le Bien, non pas comme univoque, mais comme un mélange ou un mixte, et à proposer : « si nous ne pouvons saisir le Bien avec une seule idée, appréhendons-le avec trois, celle de la beauté de la proportion et de la vérité, et disons que ces trois choses, comme si elles n’en faisaient qu'une, peuvent à juste titre être regardées comme les créatrices du mélange et que c’est parce qu’elles sont bonnes que le mélange est bon »14.
15La tâche philosophique où cet essai voudrait faire quelques pas est, sous ce double patronage platonicien et aristotélicien, d’expliciter15 cet originaire, d’analyser le déploiement de cet horizon transcendantal de signification. A vrai dire, on ne fera ici qu’esquisser et justifier une perspective, qui est celle d’un cercle réflexif d’allure herméneutique. Car ce plan transcendantal de signification, qui est celui du Bien, ne se donne que dans le recoupement problématique des horizons partiels qui sont les diverses formes de « bien » dont l’existence est capable en vertu de sa structure constitutive. Une analyse phénoménologique (« matériale », aurait dit Scheler) de ces horizons de positivité et de leur articulation16 aurait alors à remplir le cadre qu’on ne fera ici qu’esquisser de façon formelle. Ainsi s’ouvre un chemin possible d’élucidation du sens de la dimension éthique de l’existence17.
Enjeux
16Avant d’entrer dans cette dialectique, il n’est sans doute pas inutile de signaler rapidement quelques uns de ses enjeux, c’est-à-dire du chemin de pensée qu’elle engage, des questions et des problèmes auxquels elle tente de faire face18.
17D’abord, envisager une constitution plurielle de la signification éthique offre peut-être quelques ressources si l’on veut comprendre la diversité des styles éthiques — théoriques et pratiques. En négligeant provisoirement le contenu de cette complexité fondatrice, il s’agirait ici de la considérer dans son aspect formel. Elle implique à ce titre, en premier lieu, que les pratiques et les réflexions éthiques peuvent articuler ce jeu dialectique et parcourir ce champ de signification selon des figures multiples, en privilégiant telle ou telle de ces polarités et en organisant différemment leurs rapports. Mais, si elle est effectivement transcendantale, cette même complexité implique aussi, en second lieu, qu’aucun des pôles ou aucune des dimensions d’expérience en question ne peut prétendre à lui seul recouvrir en son intégralité le champ de la signification éthique, ni rendre compte de sa constitution. Si bien que l’expérience éthique ne s’accomplirait authentiquement que dans la mesure où elle ferait droit à chacune de ces dimensions constitutives, et médiatiserait donc par les deux autres même celle qu’elle privilégie ; faute de cette dialectique, l’expérience est menacée par l’abstraction d’inquiétantes dérives — comme celles que j’évoquerai bientôt. Si la signification éthique est transcendantalement complexe, cette pluralité fondatrice se présente donc, non seulement comme l’ouverture d’un champ de variation et d’inventivité, mais d’abord et surtout comme une règle de constitution, et dès lors comme un critère d’évaluation des diverses éthiques, théoriques et pratiques.
18En troisième lieu, la perspective que je tâche d’esquisser pourrait également comprendre comment il se fait que, de l’intérieur d’elles-mêmes, des pratiques et des rationalités diverses se découvrent une dimension éthique. Car ce n’est pas de l’extérieur que le questionnement éthique interpelle les pratiques et les discours du droit ou de l’économie, de l’art ou de la politique, par exemple : à vrai dire, ce qui apparaît — en particulier dans les travaux rassemblés en ce volume —, c’est que chacun de ces plans d’expérience et de compréhension, dans sa constitution propre, comporte en lui-même, de façon immanente, une valence et des enjeux éthiques particuliers. C’est pour rendre compte de cette extension et, surtout, de cette différenciation du champ éthique qu’il me semble nécessaire de lui reconnaître une complexité interne et proprement originaire.
19De la sorte et enfin, cette perspective pourrait surmonter les apories d’une éthique qui privilégie de façon unilatérale et abstraite le pôle subjectif de l’expérience éthique — jusqu’à faire du rapport de la subjectivité à elle-même Tunique affaire de l’éthique. Cette partialité et cette abstraction se montrent à l’intérieur du « retour de l’éthique » auquel nous assistons depuis quelques années ; elles fondent aussi, et plus profondément, une paradoxale complicité, typique de la modernité, entre le positivisme et cette éthique subjectiviste et abstraite qu’on pourrait appeler moralisme.
20Commençons par certains aspects de la récente vogue éthique. Elle témoigne sans doute d’une réaction face au développement et à la violence de logiques techniciennes et organisationnelles autonomisées et absolutisées, bouclées sur l’ivresse d’une performance qui est leur seul contenu de sens : la toute-puissance actuelle de l’idéologie économiciste et compétitive est à cet égard exemplaire. Mais il est remarquable que la mise en question de ces dynamiques, par appel à une régulation éthique aille de pair avec la montée culturelle d’un individualisme remarquable. Celui-ci risque alors de réduire le souci éthique à la protestation d’individualités angoissées par ce qui se saisit d’elles ; il est significatif, ici, que notre conscience politique s’appauvrisse souvent en un souci des « droits de l’homme », droits eux-mêmes interprétés comme simple consécration de cette individualité19. Une telle situation suscite deux questions. D’abord, une certaine incantation à l’éthique ne serait-elle pas « l’âme d’un monde sans âme », selon la formule que Marx appliquait, au XIX° siècle, à la religion ? Certaines proclamations éthiques ne relèveraient-elles pas de l’idéologie qui, à la fois, exprime une détresse et la perpétue en masquant sa nature réelle ? Cette première question en suggère alors une seconde : l’individualisme ne serait-il pas souterrainement complice de ce contre quoi il proteste ? Sa logique ne serait-elle pas, tout comme celle de la technique et de l’organisation voulues pour elles-mêmes, la logique d’une subjectivité fixée sur elle-même ? Car, de part et d’autre, une telle subjectivité, individuelle et spontanée d’un côté, organisatrice et collective de l’autre, ne connaît, hors de ses propres jeux, rien d’autre qu’un matériau inerte, dépourvu de consistance sensée, simple occasion pour cette subjectivité de s’éprouver : aussi bien dans les cycles indéfiniment répété de la performance productive, gestionnaire, technique ou financière que dans ceux de la jouissance ou de l’expression narcissiques des individus.
21Dans les termes de la grille d’analyse que je suggère, notre présent serait ainsi marqué, sous l’invocation d’une éthique qui ferait retour, par la valorisation angoissée et unilatérale d’une subjectivité coupée et du monde qu’elle habite, et de la cité où elle pourrait s’effectuer de façon autre qu’incantatoire. Et il est assez remarquable que ce souci éthique se formule le plus souvent comme simple exigence de limitation visant des domaines d’expérience et des logiques qui seraient, quant à leur sens, a-éthiques — ou anti-éthiques. Ces domaines seraient, du côté de l’habitat, la technique et l’économie ; du côté de la cité, le politique. Une telle limitation ne viserait qu’à réserver à la subjectivité propre, à la « vie personnelle », un espace où elle puisse s’exercer hors des contraintes de la production et de l’efficacité, de l’organisation et du pouvoir ; on consacrerait alors dans leur processualité a-éthique les dynamiques économiques et technologiques comme les organisations politiques. Ainsi se nouerait une paradoxale complicité entre le positivisme et le moralisme — si l’on me permet ces vocables sommaires. Ils ont en commun de poser en relation d’extériorité mutuelle la « réalité » (« objective ») et la valeur éthique (« subjective »), et de les laisser à leur face-à-face proprement spéculaire. Dans les termes de l’analyse ici proposée, la responsabilité propre (la capacité de mise en crise qui constitue la subjectivité) se fixerait sur elle-même, laissant le rapport au monde donné (l’habitat) au statut d’un jeu de besoins et de désirs gouverné par une logique a-éthique, et s’interdisant le passage aux gestes d’institutions collective (la cité) qui donneraient effectivité et forme de monde humain commun à la vie responsable. Alors l’attitude éthique se définirait par le retrait et la distance qu’elle prendrait face au monde « factuel » ; elle constituerait de la sorte, non pas une dimension de sens immanente à la totalité de l’existence, mais une simple région d’expérience, extérieure et juxtaposée aux autres.
22Cette juxtaposition est précisément le point d’accord du positivisime et du moralisme ; elle se formule de façon courante par référence aux thèses wébériennes selon lesquelles les différentes sphères de rationalité correspondant aux différents plans d’expérience (politique, esthétique, scientifique, religieuse, etc...) seraient constituées de façon autonome, et étrangères les unes aux autres. Et, de façon toute particulière, la rationalité éthique serait extérieure à la rationalité technique et scientifique, voire politique ; ces dernières, « axiologiquement neutres », auraient la forme et le sens de constatations et de combinatoires neutres de réalités en elles-mêmes dépourvues d’autre signification que celle de « purs faits » — le plus souvent interprétés comme des forces de tous ordres. Les évaluations, les « jugements de valeur » et l’expérience éthique tomberaient alors hors de cette raison et de ce réel — dans un lieu qui serait, au choix, celui de la subjectivité, de l’arbitraire, de la convention ou de la métaphysique.
23Le positivisme ne se réduit donc pas à l’empirisme ; il est, d’abord, cette affirmation d’une hétérogénéité du réel « objectif » en sa vérité et de cette dimension qualitative de l’expérience, du sens et du jugement que j’appellerai, pour faire bref, la dimension de la valeur éthique. Pris en ce sens, le positivisme est une des tentations caractéristiques d’une face de la modernité — par quoi celle-ci rompt avec tout l’héritage grec et médiéval pour étendre à l’ensemble de la compréhension et de l’expérience la rupture opérée par la science moderne vis-à-vis de la physique qualitative des anciens20.
24L’axiome fondateur du positivisme peut donc se développe ainsi dans la thèse selon laquelle l’éthique relève d’un devoir-être qui, comme tel, est extérieur à l’être — et ne trouve à se fonder que dans le rapport de la pure subjectivité à elle-même. Or, cette même thèse gouverne une compréhension courante de l’éthique — ou, plus exactement de la morale — dans l’horizon moderne.
25A titre d’exemple privilégié, j’évoquerai ici certains traits de cette figure paradigmatique de la morale moderne qui se réclame d’un kantisme simplifié. On connaît le triple questionnement selon lequel Kant articule et détermine tout à la fois la tâche philosophique et le champ de la raison : « que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? » Trois aspects de cette mise en perspective méritent d’être relevés. Le premier est précisément cette différenciation des registres d’expérience et de raison — une différenciation qui se prête à son durcissement en hétérogénéité. Dans ce dernier cas, si même il y a une rationalité du vouloir moral, elle tombe hors de celle, d’abord, qui mérite le nom de connaissance, de cette autre ensuite, qui accompagne peut-être notre espérance ou notre désir. Ensuite — second trait remarquable —, l’expérience éthique se trouve ici enclose dans la sphère de la subjectivité volontaire ; enfin elle se voit placée sous le signe du devoir — d’une normativité a priori qui contraste, à tout le moins, avec le double élan aventureux vers la connaissance et vers la vie accomplie Au total, ce qui semble se profiler ainsi est bien l’hétérogénéité du devoir-être, d’un côté, de l’être-donné et de l’être-à-venir de l’autre.
26On sait que, dans sa triple détermination, cette figure dualiste a été vigoureusement critiquée par Hegel. Certes, comme telle, elle ne constitue qu’une caricature du propos kantien en sa lettre et en sa portée authentiques. Il reste que cette figure mérite d’être prise en compte, parce qu’elle est bien souvent tenue pour le schème propre de toute morale, de la morale donc ; elle sert alors de repoussoir à des critiques contrastées, voire contradictoires. J’en signalerai trois axes, qui correspondent (mais dans l’ordre inverse) à chacune des déterminations que je viens de souligner. Le premier est, face à cette morale de la loi a priori, du devoir et de l’universalité désintéressée, la protestation de la liberté créatrice, de l’existence en quête de son bonheur propre, de la singularité refusant d’être réduite à un exemplaire de l’universel. Le second (presqu’à l’inverse) s’attaque à la subjectivité qui est le champ de cette morale, et dénonce soit l’abstraction d’une individualité isolée et soucieuse de sa pureté abstraite, soit les illusions de la conscience et de la maîtrise de soi, soit les deux.
27Une troisième critique enfin est possible ; en fait, elle réfléchit les deux premières, mais elle s’oriente très différemment quant à son enjeu. Elle consiste à noter qu’une circonscription aussi étroite de l’expérience morale tend la main au positivisme — en ce qu’elle risque de s’accorder avec lui sur les dualismes superposés de l’être et du devoir-être, de la raison connaissante et du langage prescriptif, de la nature et de la subjectivité. C’est sous ce dernier aspect que moralisme et positivisme, sous leur conflit proprement spéculaire, se révèlent nouer une alliance ruineuse. Ce qui me semble décisif en l’affaire est cette réduction de l’expérience éthique à celle de la norme qui s’impose à la subjectivité ; c’est, par suite, la constitution de la réalité éthique en un simple secteur particulier de l’expérience, en une région de l’existence et du sens extérieure aux autres. Une telle particularité abstraite est ce qui limite les enjeux de la morale jusqu’à les rendre anecdotiques, en même temps qu’elle fait paraître ses prétentions extravagantes. Car elle renvoie les autres secteurs ou dimensions de l’expérience à des significations en elles-mêmes dépourvues de toute portée éthique, elle consacre ainsi leur enfermement dans la pure factualité ou la processualité neutre, avant de prétendre les normer de l’extérieur, les soumettre à une juridiction seconde, étrangère à leur constitution et à leur logique propres. C’est alors que la signification éthique se réduit à une normativité impuissante et n’est plus qu’un à côté, une doublure ou un surplomb, hésitant entre remords et remontrance, tout près de s’évanouir dans le rêve — face à la consistance robuste des faits qui, eux, seraient ce qu’ils sont : « dure réalité »21, que ce soit celle des atomes ou des équations, des finances ou des stratégies, des désirs ou des traditions.
28La problématique que je propose ici ne vise à rien d’autre qu’à ébranler cette réduction de l’éthique à l’espace de la subjectivité abstraite et de la norme. Elle vise surtout à justifier la compréhension de l’éthique comme constituant, non pas une région d’expérience juxtaposé à d’autres, mais une dimension de sens qui, loin de se limiter au rapport de la subjectivité à elle-même, est immanente aussi bien à l’être-au-monde de cette subjectivité qu’à ses gestes d’institution de ce monde en une cité.
La réflexivité comme ouverture du champ éthique
29Il s’agit à présent de justifier ce qui n’a jusqu’ici été énoncé que de façon programmatique. Comment entrer dans cette dialectique ? Si elle en est véritablement une, plusieurs voies sont possibles et justifiables, qui accorderaient respectivement la priorité à chacune des polarités en jeu. Ainsi, dans une perspective ontogénétique, telle que l’explorent les travaux de Piaget ou les enseignements de la psychanalyse, on pourrait privilégier l’expérience fondatrice du geste et du plaisir corporels, ou le jeu structurant des relations intersubjectives originelles par quoi le désir vient à lui-même ; ces deux approches relèvent de l’appartenance originante au monde vécu, qui est ici nommée habitat. Dans une perspective historique ou sociologique, par contre, le rôle de l’institution sociale et de la tradition culturelle, c’est-à-dire de la cité, viendrait sans nul doute au premier rang.
30Mais, dans une voie qui est celle d’une logique des significations, un autre ordre de priorité semble bien s’imposer. Car affirmer que ces trois dimensions de l’appartenance au monde donné, de la responsabilité et de l’institution collective sont toutes constitutives de la vie bonne ne revient pas à dire qu’elles jouent un rôle équivalent dans la constitution logique de la signification éthique. Aussi faut-il reconnaître que ce n’est pas sans bonnes raisons que la compréhension classique de l’éthique tient l’engagement du sujet dans son agir pour ce qui conditionne l’émergence de cette signification en tant que telle : et sur ce point s’accordent des penseurs aussi différents, par exemple, qu’Aristote et Kant.
31Une formule de ce dernier est particulièrement suggestive : c’est celle qui, dès les premières pages des Fondements de la métaphysique des mœurs, ordonne la réflexion morale à l’élucidation de « ce qui nous rend dignes d’être heureux »22 ; à cette question répond, chez Kant, la détermination des conditions de la volonté bonne. C’est dire, d’abord que le bien proprement moral consiste en cette dignité ; c’est dire, ensuite, que seule une volonté peut se présenter avec cette signification et être donc moralement bonne, c’est-à-dire bonne « en elle-même » et non relativement à autre chose ; de telle sorte qu’une telle volonté est présentée comme « valeur absolue » et comme « bien suprême ».
32Mais un paradoxe surgit alors23. D’un côté, la volonté bonne a valeur absolue — c’est-à-dire qu’elle se présente comme la condition à la fois nécessaire et suffisante qui confère à l’expérience cette qualité morale — la dignité — par rappport à laquelle toute autre signification de l’expérience est seconde. En ce sens, la « bonne volonté » suffit à répondre à l’exigence morale. Mais, d’un autre côté, ce « bien suprême » n’est pas le bien complet ou intégral24. Cette distinction entre bien suprême et bien complet recoupe, sans la répéter, celle de la dignité et du bonheur. Ainsi apparaît, au moins sous un aspect, la pluralité qui est notre thème : car ces distinctions signalent une différenciation à l’intérieur d’une unité articulée, celle du Bien : si la volonté bonne est ce qui donne à l’homme agissant sa dignité en tant qu’être de raison, elle n’épuise pas le bien auquel prétend l’existence dans la visée d’accomplissement qui en est constitutive (« nécessaire » ou « naturelle », selon Kant). Le paradoxe est donc celui qui pose le bien moral qu’est la dignité humaine comme un bien à la fois absolu et incomplet.
33Dans cette différenciation et ce paradoxe s’annonce, comme en germe, la possibilité d’un caractère tragique de l’expérience humaine et éthique, c’est-à-dire la séparation, voire la contradiction, entre les diverses dimensions qui composent, ensemble, la figure intégrale du Bien exigé par cette existence. C’est, en quelque sorte, en anticipant la possibilité de ce déchirement que Kant affirme le caractère absolu du bien strictement moral, c’est-à-dire à la fois son originalité et son autonomie par rapport à d’autres aspects du bien intégral, la priorité qui en fait une exigence indéclinable — parce que, de cette dignité en tous cas, le vouloir est toujours capable : si tu dois, tu peux— et son statut de condition première d’un bonheur qui soit humain — d’un bonheur digne de l’homme, pourrait-on dire en renversant la formule kantienne.
34C’est cette priorité de la volonté qui nous retiendra ici. Pourquoi la dignité dont elle rend capable l’homme agissant est-elle la condition de toute réussite authentiquement humaine ? Pourquoi ce rapport à soi qu’est le vouloir est-il, dans la constitution du champ de signification éthique, plus décisif que les autres dimensions qu’on a annoncées — au point, pour Kant, de restreindre à son propre espace le champ de cette signification ? On pourrait proposer la réponse suivante : c’est que l’humain est cet être marqué par la raison — par le Logos. Or, la raison est cette capacité de l’existence de s’accueillir à partir d’une distanciation par rapport à soi, et de se rendre de la sorte présente à elle-même ; ainsi la dynamique vitale du désir marqué par cette raison prend-elle la forme et le sens de ce que Kant appelle une volonté. En contrepoint de l’appartenance à la vie se manifeste donc la réflexivité par quoi l’existence humaine se constitue comme existence propre — c’est-à-dire comme capable de responsabilité à son propre égard, et présente à elle-même comme telle.
35Ce qui advient avec la subjectivité réflexive est ainsi ce mode d’être pour lequel, et pour lequel seulement, l’expérience se leste de cette signification particulière qu’on désigne comme signification morale ou éthique. Cette forme d’expérience est celle de l’action, entendue comme l’auto-effectuation responsable de celui pour qui, selon les formules de Heidegger25 dans son être, il y va de son être, d’un être qui est alors proprement sien. Et la signification éthique est ce sens que revêt l’expérience en tant qu’elle est mise en jeu d’elle-même, engagement responsable envers son propre accomplissement ; cette signification est celle qui s’offre à une compréhension qui est jugement de valeur.
36Dira-t-on que cette priorité éthique de la subjectivité agissante et volontaire est typiquement moderne ? Ce serait oublier que, interprété de la sorte, l’enseignement de Kant n’est pas seulement avalisé (et radicalisé) par Heidegger, mais s’accorde aussi à celui d’Aristote. Ce dernier définit en effet la vertu — ou la réussite, l’excellence à laquelle le Logos ouvre la conduite humaine — comme une « activité de l’âme » — l’âme qui est « principe de mouvement » d’un être ; et il circonscrit le champ de cette excellence éthique à celui de l’action propre ou volontaire ; cette dernière seule appelle les qualifications en termes de blâme ou de louange, qui font droit à la signifiance propre de cette modalité d’être et à sa qualité spécifique — à sa dimension éthique26.
37Ce rappel de thèses classiques engage des enjeux multiples qu’il n’est peut-être pas inutile de souligner rapidement. D’abord, il apparaît que l’évaluation de l’expérience humaine en termes éthiques ne se surajoute pas à une fantasmatique neutralité ou objectivité première de cette expérience — comme si le rapport au devoir-être était extérieur à l’être, selon l’illusion fondatrice de toute forme de positivisme. Une telle évaluation n’est, en réalité, que le mode de compréhension qui est adéquat à cette expérience en tant qu’elle a le sens, non pas d’un processus, mais d’un engagement responsable de soi et envers soi. Bien plus, comme auto-évaluation, le jugement éthique est immédiatement constitutif de cette présence agissante à soi qui fait de l’existence humaine une destinée propre. En régime humain, l’extériorité de l’être et du devoir-être n’a aucun sens.
38Ensuite, ce type de réflexion situe l’enjeu éthique, non pas dans la conformité à une norme quelconque qui s’imposerait de l’extérieur à ce mouvement destinai, mais dans la positivité d’un rapport dynamique à soi (un avoir-à-être selon Heidegger, une affirmation originaire, selon Nabert27 qui retrouve ici l’inspiration fichtéenne, un effort d’être selon Ricœur) qui est premier par rapport à toute position de critère, de norme ou de loi. Ce rapport d’auto-responsabilité est cela même que Kant, pour sa part, exprimait par l’idée d’autonomie — cette autonomie dont le devoir n’est que la médiation, posée par la volonté propre, à partir d’elle-même et en vue d’elle-même.
39En ce sens, la responsabilité de soi revêt une triple signification. Elle est d’abord le mouvement même d’un auto-accomplissement — et ce mouvement est précisément l’agir humain dans sa signification éthique. La même responsabilité apparaît ensuite comme l’objet de sa propre visée, en tant que celle-ci est le projet de l’autonomie effectuée, de la « vie souveraine »28. A ce double titre, la volonté libre n’est pas tant possession de soi qu’exigence de soi, mouvement vers soi qui la constitue comme un décentrement29 et une ouverture sur soi30. Enfin, cette responsabilité apparaît comme le socle transcendantal ou le déploiement de l’horizon signifiant à l’intérieur duquel seulement une compréhension quelconque peut prendre le sens et l’allure d’un jugement de valeur, et à partir de là supporter une normativité autre que simplement technique31.
40Il convient d’insister sur ce dernier point. Il signifie qu’il n’y aurait (épistémologiquement et pratiquement) aucun sens à prétendre délier une évaluation, et plus encore une prescription, de cette constitution de l’existence en destinée propre à l’intérieur de laquelle seulement se constitue la possibilité d’évaluer et de décider (à la différence de ce qui serait simplement éprouver et désirer) ; il n’y aurait aucun sens à poser une orientation comme sensée en faisant abstraction de cette responsabilité de soi pour laquelle seulement une expérience quelconque advient comme humainement signifiante. C’est ce que dit la profonde formule kantienne qui affirme l’humanité comme fin en soi, comme l’unique fin en soi. Elle signifie que la condition d’humanité est cette visée d’elle-même selon laquelle l’existence se déploie comme sa propre effectuation ; elle signifie aussi que, dans l’expérience humaine, c’est toujours relativement à cette visée englobante d’auto-accomplissement qu’un projet quelconque (fût-il technique) trouve la possibilité de se présenter comme sensé.
41L’oubli de cette constitution du sens de la valeur serait le propre de ce que Moore appelait la naturalistic fallacy, le sophisme naturaliste. Il y aurait bel et bien sophisme, en effet, à attribuer à une réalité quelle qu’elle soit (naturelle, métaphysique, théologique) une valeur ou une positivité « en soi », telle que cette réalité s’imposerait simplement par elle-même à l’agir volontaire, l’orienterait et le normerait, en faisant abstraction du sens ou de la valeur que cette réalité ne peut manifester que à et pour une existence en tâche d’elle-même, c’est-à-dire sur le fond et à l’intérieur de son mouvement d’accomplissement propre. C’est uniquement face à cette prétention d’attribuer à une objectivité abstraite (au sens hégélien du terme) une signification axiologique et une portée normative que vaut la critique de Hume, qui interdit de déduire de l’être le devoir être, de situer la « valeur » dans les « faits ». C’est d’ailleurs la même critique qu’Aristote a jugé nécessaire de placer en ouverture de l’Ethique à Nicomaque32 en opposant à l’objectivité abstraite du Bien en soi, dont il attribuait l’idée aux platonisants, l’horizon du bien pour l’homme.
L’appartenance
42Mais, s’il est vrai que ce n’est que pour et par cet être qui existe ainsi à dessein de soi que l’expérience prend signification éthique, il s’agit à présent de reconnaître que ce rapport à soi ne constitue encore que partiellement cette signification. Car ce rapport ne se déploie qu’à l’intérieur d’une appartenance à la réalité autre, d’un rapport de la subjectivité à ce qui n’est pas sa simple et formelle auto-position. Certes, la réflexivité frappe en quelque sorte cette appartenance d’une mise en suspens et en question — elle en est la mise en crise : le terme de « crise » signifie ici à la fois cette hésitation d’un mouvement qui s’ouvre à un cours et à un sens nouveaux, comme aussi ce moment du jugement — krisis -par lequel ce mouvement est appelé à prendre position à son propre égard. Mais cette dimension de crise consiste ainsi à avoir à assumer en responsabilité cette appartenance — qui elle aussi donne l’existence à elle-même, et non seulement dans sa facticité, mais encore dans son ouverture au sens et à la qualité.
43Cette appartenance peut être considérée selon deux directions. Elle est d’abord l’inscription de l’existence dans un milieu qui en quelque sorte la précède toujours, lui confère une effectivité originaire, et à ce titre la donne à elle-même comme vie ; c’est en ce sens qu’on peut parler d’habitat — désignant ainsi non pas un objet mais une relation et une pratique, celles qui consistent à habiter le monde — c’est-à-dire en même temps à l’accueillir et à se recevoir de lui. En un second sens, l’appartenance se présente comme ce qui voue l’action, où l’existence se réapproprie et se pose elle-même, à prendre l’allure d’une auto-effectuation concrète qui n’est plus la réception d’une vie et d’un monde donnés, mais l’instauration d’un monde de la subjectivité : un tel monde est ce qu’évoque l’idée de cité.
44Pour mieux nous acheminer vers ces deux derniers pôles de la structure que je propose, revenons encore à Kant. Ce dernier, on le sait, réduit la liberté à l’autonomie, en l’opposant au désir, lui-même qualifié comme hétéronome (en tant que captivé par des objets donnés). Or, ici se dessine le risque d’un retournement ou d’un bouclage de la réflexivité sur elle-même, de telle sorte que la subjectivité volontaire ne s’ouvrirait à rien d’autre qui ait sens qu’elle même, dans le détachement et l’indifférence vis-à-vis de ses contenus, de la matière de ses actes.
45A vrai dire, c’est moins chez Kant que se vérifie ce risque d’un formalisme vide que, par exemple, chez le premier Heidegger, où l’enjeu éthique n’est rien d’autre que la forme de l’existence en tant que propre (Eigentlich33, « authentique ») ou, encore, dans la logique de Sartre. Chez ce dernier, et jusque dans la Critique de la raison dialectique, l’antinomie non médiatisable du pour-soi et de l’en-soi réduit la subjectivité à la négativité, et condamne la liberté comprise de cette façon à poursuivre le double mirage d’une effectuation contradictoire en son principe et d’une absoluité impossible pour un être fini : celle d’un acte qui serait pure affirmation de soi dégagée de tout lien positif à une altérité quelconque. Cette logique foncièrement dualiste me semble sous-tendre avec persistance bien des apories de la conscience culturelle qui reste la nôtre, où la subjectivité réduit ce à quoi elle a affaire à des occasions formelles de s’exercer et de s’éprouver elle-même, occasions dont le vide de sens propre rend finalement dérisoire, affolé ou désespéré le mouvement même d’effectuation de la subjectivité : c’est ce qu’a impitoyablement montré Hegel dans ses analyses des différentes formes de la moralité abstraite. La seule valeur de l’expérience concrète, sa seule qualité, se mesure alors à l’intensité ou à l’authenticité du sentiment de soi que la subjectivité éprouve en se confrontant à ce qui n’a plus que sens d’objets en eux mêmes insignifiants. Une éthique réduite au souci de cette subjectivité abstraite dérive ainsi vers l’arbitraire, individuel ou collectif, où tout équivaut à n’importe quoi — parce que rien n’a de sens hors l’affirmation formelle de la subjectivité par elle-même. Elle conduit aussi à l’impossibilité d’une évaluation partagée — parce que l’intensité ou l’authenticité d’un geste subjectif ou d’un sentiment de soi sont absolus, ou au moins incommensurables à d’autres. Aussi bien un certain déchaînement gratuit du jeu de la performance technique et industrielle que la sacralisation des « points de vue personnels » indiscutables, ou que certaines versions du « respect des différences », sont significatifs de cette dérive qui absolutise une subjectivité abstraite et la boucle sur elle-même.
46Par contraste, on peut mieux saisir — malgré ses limites — le sens du propos kantien, qui cherche le signe et la condition de la liberté dans l’universalité — ou mieux, dans l’universabilité34 — qui serait la marque d’un agir non simplement emporté par la particularité d’un contexte et d’une individualité. De la sorte, et selon le mouvement de décentrement que nous avons relevé plus haut, la subjectivité est différenciée de l’individualité qui enclôt chacun dans sa factualité donnée : être libre, ou plus exactement se rendre libre, c’est décider d’agir comme n’importe qui pourrait le faire dans le respect de sa responsabilité propre. C’est dès lors aussi s’ouvrir à la reconnaissance des semblables à l’intérieur d’une dignité, d’une capacité d’agir et de juger, essentiellement communes, et d’une signification de l’action essentiellement partageable : avec l’universalité c’est une des dimensions de l’existence en cité qui se présente ici comme immédiatement liée à l’accès de la subjectivité à elle-même.
47Mais, pour l’instant, il convient de relever un autre enjeu décisif de cette perspective kantienne, et qui est le suivant : l’universalité n’est ici qu’une simple forme, et l’impératif qui en formule l’exigence apparaît comme le simple critère d’un agir qui soit à hauteur d’humanité. Ce qui signifie que cette forme implique son remplissement par un agir concret ; et que ce critère ne trouve à s’appliquer que par rapport à des projets déterminés d’action. C’est cet remplissement et cette détermination que schématisent ce que Kant appelle les maximes de l’action. La thèse que je voudrais défendre à ce point est alors la suivante : c’est qu’il faut bien que ces déterminations de l’action se projettent par référence à autre chose que la pure exigence formelle d’autonomie ; c’est, surtout, que ce nouveau plan de détermination et de signification de l’agir n’est ni arbitraire, ni éthiquement insignifiant.
48On pourrait, certes, estimer ce contenu de l’agir comme moralement inessentiel, simple occasion de s’exercer pour une autonomie qui resterait alors l’unique principe moral de l’expérience. Et telle est bien la direction où mène une analyse de l’action qui, chez Kant, se modèle sur la distinction tranchée entre l’empirique et l’a priori. Celle-ci préside à son analyse de la raison théorique, et s’étend indûment à la raison pratique à la faveur de l’opposition massive entre désir et autonomie. Dans cette voie, l’empirique ou le désir ne reçoivent forme et sens humains qu’à se soumettre, comme un matériau en soi moralement insignifiant, à la règle que leur impose comme de l’extérieur l’exigence d’universalité, moralement seule pertinente.
49Mais, on le sait, tout le mouvement qui conduit Kant jusqu’à la Critique du jugement vise à surmonter ce dualisme qui renverrait l’empirique au non-sens, qui extraposerait ainsi nature et subjectivité, et ici désir et liberté, factualité et morale. La raison théorique elle-même (scientifique et esthétique), lorsqu’elle se réfléchit (donc de façon critique, et non pas dogmatique) se comprend finalement non pas comme imposition extérieure de formes à un donné, mais comme compréhension d’une expérience sensée et signifiante. Le même mouvement de pensée s’impose, à mon avis, en ce qui concerne la raison pratique : il faut reconnaître à ses maximes une portée signifiante analogue, à celle que Kant reconnaît aux jugements téléologique et esthétique.
50Le sens, la positivité et la qualité des maximes d’action ne se réduisent alors pas à leur légitimité étroitement morale, c’est-à-dire à leur seule conformité possible au critère d’universalité. A vrai dire, les maximes qui donnent forme et orientation concrètes à l’agir se manifestent comme bonnes aussi en d’autres sens et pour d’autres raisons : comme accueil du monde et comme instaurations de la cité.
L’habitat
51En premier lieu, on ne comprend ce qui justifie l’action, et la constitue en ses possibilités de qualité propre — en son sens éthique, donc —, qu’en lisant en elle la reconnaissance et l’accueil inventif des ressources de qualité que lui offre son appartenance originante au monde. Bien agir, c’est alors aussi réussir ce croisement de la liberté qui se cherche elle-même et du monde dont toujours l’existence se reçoit activement. Ce croisement est l’action effective d’un être fini, c’est-à-dire engagé envers lui-même de l’intérieur d’un rapport au monde, à de l’altérité — celle des choses, des semblables, de la culture. C’est ce que Hegel a développé dans ses analyses de l’éthicité concrète, et ce que Marx a mis en lumière en rappelant l’inscription de l’aventure humaine de réussite dans le champ des rapports agissants à une situation matérielle et sociale.
52Certes, on reconnaîtra facilement que la prise en charge de ces rapports s’impose à l’auto-responsabilité d’une existence qui assume sa finitude comme la seule ouverture possible sur elle-même. Mais il faut aller plus loin, et voir qu’il y a là autre chose qu’une nécessité simplement contraignante. Car, à la faveur de cette exigence, l’action en vient à découvrir et déployer des dimensions originales de réussite, ou de Bien. Ce n’est dès lors pas uniquement comme effectuation concrète de la liberté qu’il s’agit de comprendre et d’évaluer éthiquement l’action : une autre qualité se donne en elle, la positivité du monde que ses gestes à la fois accueillent et inventent, ce monde dont l’action manifeste et déploie ce qu’il a de bon. La raison n’est pas seulement autonomie — mais accueil, ouverture et — pour employer un mot cher à Alphonse De Waelhens — rencontre ; la liberté n’est pas seulement l’effectuation de soi, mais l’habitat d’un monde.
53Qu’il faille prendre en compte la pertinence proprement éthique de cette dimension de notre expérience qu’est l’habiter d’un monde, c’est évidemment ce que redécouvre le souci écologique — et ç’aurait pu être le sens d’une économie qui mériterait son nom. Certes, comme gestion éclairée de l’éco-système, l’écologie relève d’impératifs simplement techniques et de ce qu’on appelle classiquement le monde de la nécessité, des contraintes qui conditionnent la simple vie. Mais, au-delà, l’écologie se développe en amour de la nature. Amour souvent naïf, c’est-à-dire dogmatique (aux sens à la fois kantien et ordinaire du mot), souvent extraordinairement moralisateur aussi — au point de verser parfois dans le naturalisme que j’évoquais tout à l’heure et qui dénoncerait comme « anthropocentrique » toute référence de ce qui fait la valeur de la nature aux rapports que l’humanité entretient avec elle. La nature risque alors de rejoindre, au ciel des hypostases, d’autres valeurs abstraitement « objectives » — celles du progrès ou du sens de l’histoire, par exemple, et pour ne pas remonter trop haut dans le temps ; que ces dernières abstractions se soient révélées dramatiquement mortifères devrait d’ailleurs faire réfléchir certains tenants de la deep ecology. Mais, sous cette dérive, ce qui se fait jour dans la sensibilité écologique est aussi la compréhension authentique de ce que la nature a un autre sens que de constituer un stock d’énergie et un système offert à toutes les manipulations. Une telle compréhension, qu’on pourrait appeler poétique, perçoit que les réalités naturelles nourrissent le déploiement du sens à partir de leurs structures propres ; ces structures ne sont pas des combinatoires provisoires d’éléments, mais bel et bien des formes signifiantes — ce que Platon, très précisément, appelait des idées, et qu’il comprenait comme les diffractions du Bien qui n’est rien d’autre que l’Etre comme milieu de sens qualitatif. Cette signification du souci écologique ranime ainsi une dimension fondamentale de l’expérience éthique. Elle rappelle que l’existence ne reçoit ses propres possibilités de sens et d’auto-qualification qu’en découvrant dans le monde et les choses, et d’abord sous le registre d’une affectivité ou d’une sensibilité fondamentales, l’esquisse et l’appui — le symbole, aurait dit Kant — de ce sens qui convoque le comportement humain à le déployer, et qui participe de la bonté même du milieu d’Etre où l’existence se trouve placée.
54Ce qui est en cause, sous l’idée d’habitat, ce n’est donc pas le rapport à la simple objectivité de la nature — qui serait l’abstraction corrélative de celle de la subjectivité ; c’est l’appartenance toujours originante de l’existence à ce que Husserl appelait Lebenswelt, le monde de la vie, cette couche originaire de complicité positive, cette dialectique toujours-déjà effectuée de l’existence et du monde. De cette complicité, tous nos registres d’expérience portent témoignage — et d’abord cette corporéité qui est notre être-parmi-les-choses et qui s’effectue comme à la fois sensible et signifiante.
55De façon privilégiée, cette complicité se manifeste comme expérience de la qualité — du Bien — dans les deux registres du plaisir et de l’ingéniosité où s’accomplisssent nos gestes. Car le plaisir, pour commencer par lui, n’est pas, sauf pathologie, la simple auto-affection d’un système neuro-psychique fonctionnant comme producteur de sensations qui doubleraient un rapport au monde de type besogneux et consommatoire. Il est bel et bien extatique, signe de notre ouverture réussie à la bonté que les choses révèlent dans l’expérience multiple que nous en menons. Le plaisir est le goût du monde vécu comme beau et bon, et l’indice d’une réussite ou d’une qualité de nos gestes qui ne se réduit pas à l’épreuve que la subjectivité fait d’elle-même. C’est en ce sens que (comme l’avait reconnu Platon à nouveau, dans le Philèbe) le plaisir est constitutif du bien éthique ; que l’éducation au plaisir, l’éveil et la formation du goût, sont des exigences éthiquement aussi indéclinables que l’éveil de la responsabilité de soi. C’est ainsi enfin que l’éthique et l’art ont partie étroitement liée, comme accueil inventif et admiratif de ce monde qu’il est de notre responsabilité de recevoir dans ce qui fait sa positivité. C’est pour cette raison que notre habitat du monde peut être dit fondamentalement poétique (et on pourrait ici prendre la gastronomie, mais aussi la musique, comme exemples privilégiés).
56Il en va de même pour l’ingéniosité, qui ne se peut sans perte de sens se réduire à la quête des possibilités de maîtrise et de transformation du monde dans une perspective ultimement consommatoire — telle que l’envisage l’utilitarisme vulgaire. Autant qu’au besoin, et plus originairement, l’habileté de nos actes et de nos techniques s’apparente au jeu et à l’art, à l’exploration admirative des ressources toujours renouvelées de formes et de complicité que le monde offre à notre questionnement pratique. C’est pour cette raison que la furie économiciste, qui réduit toute chose à sa manipulabilité industrielle, c’est-à-dire aujourd’hui à sa rentabilité financière, constitue une terrifiante déshumanisation qui nous a tous déjà dégradés — par exemple dans l’abstraction d’un travail dont le sens se réduit à celui d’un investissement mesuré à ses résultats monétaires, eux-mêmes partagés entre consommation et réinvestissement en un double cycle qui est celui du mauvais infini et de son non-sens.
57Pour écarter davantage encore la tentation d’une caricature naturaliste de ce monde de la vie que nous avons à habiter, on pourrait souligner qu’il est aussi celui des rapports de familiarité entre humains, qui sont le milieu, la condition et la ressource de tout devenir et de tout accomplissement personnel. A ce titre, tout comme les analyses phénoménologiques de l’intersubjectivité, les enseignements de la psychanalyse sont particulièrement suggestifs. Ce qu’ils laissent entendre, c’est que notre capacité de vie sensée s’alimente à des relations humaines proprement fondatrices — ou humanisantes. Pour labiles et aventureuses que soient ces relations elles se donnent dans des formes originaires qui ne peuvent être livrées à l’arbitraire sans que soit blessée dans ses capacités propres d’identification, de rencontre et de sens la subjectivité qui s’en reçoit : c’est le sens, de façon paradigmatique, de la prohibition de l’inceste, et c’est ce que les psychanalystes rappellent heureusement dans les débats bioéthiques, par exemple. Les drames qui peuvent accompagner les mésaventures de cet enracinement en soulignent bien l’enjeu ; ils ne sont que l’envers ou le revers de ce qu’ont de fondamental, de positif et, en ce sens, de bon notre accueil premier dans le croisement des désirs, notre insertion native dans le monde humain qui nous précède et sans cesse nous ouvre à nous-mêmes.
58Ces remarques ouvrent des enjeux difficiles, que je ne ferai que signaler. Elles pourraient, d’abord, se développer sous le thème d’un respect du monde de la vie ou du monde naturel, dans les formes qui le constituent. Un tel respect peut à bon droit être affirmé comme relevant bel et bien de l’exigence éthique — mais sous réserve de quelques précisions décisives. D’abord, l’objet de ce respect n’est en rien une fantasmatique objectivité en soi, mais la ressource de sens que ce monde est pour l’existence — que cette ressource soit celle des êtres naturels, du jeu structurant des désirs ou de ces réalités culturelles dont relève, par exemple, le langage dans la concrétude déterminées des langues. L’exigence éthique ici est celle de rendre justice, en l’accueillant dans sa richesse, à une positivité dont nous ne sommes pas l’origine, qui n’est pas non plus un objet arbitrairement manipulable, mais un patrimoine (pour reprendre l’heureuse formulation de François Ost) dont nous nous recevons au titre de témoins, de bénéficiaires et de conservateurs inventifs. Ensuite, ce respect ne signifie en rien une abstention passive qui croirait pouvoir simplement laisser ce monde à lui-même, ou qui rêverait même de s’en absenter. Le respect est une pratique inventive et véritablement créatrice ; comme l’art, qui en est une forme éminente, il offre au monde l’aventure d’un accomplissement hors duquel ce monde ne serait même pas ce qui a lieu — car ce lieu est l’expérience humaine et son histoire ouverte. La mer n’est pas la mer si personne ne la regarde (J. Supervielle) : c’est pourquoi l’accueillir, du regard, de la parole et du geste, est une vocation et un accomplissement proprement éthiquees35.
59Cette pratique poétique ou culturelle a toujours déjà commencé : elle est précisément ce qui fait que le monde de la vie n’est pas simplement la nature telle qu’en elle-même. En d’autres termes, en même temps que ce monde est, comme habitat, notre enracinement toujours préalable, nous l’avons toujours-déjà quitté ; si on l’imagine comme libéré ou purifié de l’interprétation pratique et signifiante qui en fait précisément le monde de la vie, on ne fait que désigner à vide une objectivité abstraite dont il serait strictement contradictoire de dire qu’elle est en elle-même un sens, a fortiori une valeur ou une norme. Comme le dit Paul Ricœur, « en ce sens la Lebenswelt est hors de notre atteinte. C’est la présupposition ultime qui en tant que telle ne peut jamais être transposée dans une nouvelle vie paradisiaque »36 — dans une quelconque Gelassenheit, théorique ou pratique, celle du pur regard simplement passif devant l’évidence ou celle du geste purement naturel. Si l’habitat est l’expérience d’une donation toujours antécédante, il n’est pas celle d’un donné accessible hors de l’accueil qui se l’approprie. C’est ce que disait Merleau-Ponty en une formule enchanteresse : « l’être est ce qui de nous attend création pour que nous ayons expérience »37.
60Il faut avouer que ces réflexions nous conduisent tout près d’une idée très classique et très embarrassante : car, au fond, parler d’un respect du monde ne signifie-t-il pas que, dans leurs structures signifiantes, le donné, les choses ou la nature font immédiatement loi pour l’existence ? Cette idée est celle qui sous-tend le droit naturel, entendu comme cette éthique qui trouverait au moins l’amorce de ses orientations dans la structure propre des réalités auxquelles l’existence a affaire. Sans pouvoir faire davantage qu’effleurer cette problématique, j’esquisserais ici quelques remarques. La première rappellerait que ce n’est qu’à être située à l’intérieur du mouvement d’auto-accomplissement de l’existence qu’une réalité quelconque peut se présenter comme valeur ; il serait insensé de lui attribuer une capacité normative purement indigène. Autrement dit, ce n’est pas comme objectivité « en soi » qu’une réalité peut fournir une orientation à l’action, mais seulement, et presqu’à l’inverse, dans sa fonction transcendantale — c’est-à-dire en tant qu’elle participe à ce dont l’existence agissante reçoit les possibilités de s’exercer dans la visée de son propre accomplissement : ce dernier est le méta-principe dont toute « valeur » tire son autorité (et dont l’oblitération fonde le paralogisme naturaliste). Une seconde remarque alors soulignerait que cette fonction transcendantale du monde donné ne se présente que d’une façon essentiellement problématique, pour cette double raison que ni ce qui constituerait l’accomplissement de l’existence, ni donc le sens d’une quelconque réalité d’expérience ne se présentent jamais de façon concrètement et positivement univoque38. Cette problématicité est le lieu même de l’inventivité qui accompagne la responsabilité éthique. Sous ces réserves, on pourrait alors soutenir que l’existence ne s’accomplit qu’en assumant certaines situations — la corporéité en serait l’archétype — dont les structures ou les formes propres ouvrent un champ de signifiance à la fois déterminé et ouvert. Que ce champ soit ouvert signifie que ce n’est que de façon formelle (et non en imposant telle ou telle conduite matériellement déterminée) que la nature des choses, ou plus exactement la structure des situations auxquelles appartient l’existence, contribue à la détermination des conduites sensées. Cela implique aussi que cette détermination ne peut se présenter sous la forme d’une déduction effectuée à partir d’une constatation intuitive immédiate, ou comme un jugement déterminant — mais seulement comme l’œuvre du jugement réfléchisssant. Ce jugement, toujours problématique, est l’auto-réflexion évaluative de l’expérience dans son mouvement historique et circulaire — herméneutique — où l’assomption de la situation et la visée d’accomplissement dessinent un chiasme39.
61C’est en ce sens que la subjectivité qui nous constitue est bel et bien, parce que problématique, la crise de tout rapport d’immédiateté au monde, crise qui à la fois met ce rapport comme en suspens, l’ébranle comme aurait dit Jan Patocka, et le rend présent comme ce dont le sens, la qualité ou la bonté demandent à être reconnus, éprouvés et interrogés. Ce qui apparaît ainsi, c’est qu’il n’y a pour nous aucune possibilité d’un enracinement qui ne soit déjà prolongé en invention, aucune nature qui ne soit déjà emportée dans l’aventure de la culture, aucun habitat qui se donnerait hors de l’institution d’une cité — et donc pas d’éthique qui ne s’effectue en une initiative politique.
La cité
62Dans cette effectuation de l’éthique en politique, je voudrais souligner, d’abord le rôle que joue l’institution, ensuite les enjeux éthiques spécifiques qui s’y révèlent. C’est l’institution en effet qui donne forme de monde commun à un habitat qui ne devient vraiment milieu et effectuation de l’existence propre qu’à cette condition. Dès lors, si la justice est entendue —-avec John Rawls — comme la qualité éthique des institutions, cette justice est constitutive de la vie bonne — au lieu de s’y surajouter ou de la normer comme de l’extérieur.
63L’institution est forme de rapport — à soi, au monde, aux autres : de cette forme, deux traits ici paraissent essentiels. D’abord celui qui la constitue comme « artefact », relevant d’une décision, d’une initiative ou d’une créativité qui ne sont pas simple lecture du donné naturel — fût-ce celui de la socialité. En ce sens, la dimension du nomos et de la polis se distingue de celle de la physis : je viens de rappeler que cette différenciation est constitutive de l’expérience humaine en ce qu’elle a de foncièrement réflexif et problématique, tant l’humain est cet étrange vivant qui s’expérimente sur le mode de l’interrogation et de l’invention de soi, privé qu’il est d’une spontanéité qui donnerait forme naturelle à son comportement. Il est de nature voué à une culture qui est à la fois soin d’un monde donné et déploiement de l’artifice créateur.
64Mais aussi, en un second trait, l’institution est un lien collectif — lien dans le double sens du mot : loi et relation. L’institution est en ce sens l’instauration de formes ou de schèmes du vivre-ensemble, schèmes qui font loi. S’ils ont titre à le faire, ce n’est pas seulement parce qu’ils écartent la menace de l’informe où risque de se dissoudre et de se paralyser l’expérience humaine : c’est aussi parce que, en les rassemblant, ils ouvrent aux humains un horizon original de réussite ou de qualité. Cet horizon est celui de la reconnaissance — que traverse celui de la rencontre.
65Certes, le monde de la vie est déjà un monde pluriel et commun : parce qu’il est celui de la socialité originante, et aussi parce que ce monde, dans le jeu des renvois de chacun de ses éléments aux autres, jeu qui le constitue comme monde, s’offre de lui-même à une multiplicité de mises en perspectives, à une expérience essentiellement plurielle. En ce sens, c’est bien en quelque sorte « sur les choses » que nous nous rencontrons, dans la pluralité et le partage originaire selon lequel le monde se donne à une subjectivité qui est dès lors intersubjectivité transcendantale. Mais il serait plus juste encore de dire, avec Lévinas et Hegel, que c’est l’expérience de cette pluralité elle-même, l’expérience de l’intersubjectivité donc, qui est première et qui nous ouvre la possibilité d’être présents au monde sans nous y engloutir et nous perdre en cette présence. En, effet, la pluralité est ce qui interdit à aucune expérience particulière de simplement s’identifier et se confondre avec ce dont elle est expérience, à aucun individu de se confondre avec ce qu’il vit. C’est de la contestation et de la désabsolutisation que lui imposent les expériences à la fois concurrentes et parentes qui sont celles des semblables-différents — des autres — qu’une expérience reçoit la distance et la présence à elle-même qui en fontt une expérience véritable, signifiante, subjective et propre ; c’est de là aussi qu’elle tire la possibilité de se mettre en cause, l’exigence de s’évaluer quant à sa propre justesse, et ainsi de s’apprécier elle-même — ce qui est tout autre que simplement s’éprouver. Ainsi, la participation à la pluralité intersubjective est-elle fondatrice de toute capacité d’expérience vécue comme propre et appréciée comme bonne.
66Ce caractère constitutivement pluriel de l’expérience bonne est précisément ce que visent à structurer et à consolider les institutions sociales qui forment une communauté (Gemeinschaft). Mais il ne s’agit pas, à vrai dire, d’une simple consolidation : car avec l’épreuve de la pluralité apparaît la possibilité de la violence, de cette mauvaiseté (Bösigkeit) dont parlait Kant, de cette hybris de l’existence propre qui fait de la pluralité originaire une équivoque de complicité et de rivalité exclusive. Avec la réflexivité advient au moins la possibilité, et peut-être le germe maléfique, de la violence par laquelle les individus humains peuvent vouloir s’absolutiser, se soustraire à l’épreuve de la pluralité (et d’abord de la différence sexuelle). Contre cette violence, les institutions tentent les règles qui sont celles de la justice, et qui nous maintiennent comme partenaires à l’intérieur d’un monde que nul n’a créé ni ne peut prétendre s’approprier de façon exclusive. Elles structurent ainsi, non seulement l’être-au-monde, mais ce vivre-ensemble qui conditionne l’ouverture de chaque existence sur l’horizon problématique de son accomplissement ; elles constituent alors ce qu’on appelle précisément un ethos, un monde commun. En ce sens, l’expérience humaine n’est bonne que si, à l’épreuve effective de la pluralité, elle est capable de se hausser jusqu’à la justice, c’est-à-dire si elle trouve à s’inscrire dans le jeu de l’échange qui la donne à elle-même40 et dans la mouvance de l’égalité.
67Avec l’institution, nous touchons à ce qui heurte probablement le plus l’idéologie individualiste, et pour deux raisons. D’abord parce qu’elle rappelle qu’on ne peut être soi dans l’isolement d’une possession privée ; ensuite parce qu’elle exige du mouvement vers soi un décentrement qui le fait s’effectuer au-delà de sa propre spontanéité, dans un milieu de formes qui, pour être issu de gestes humains, n’est la simple et immédiate expression d’aucune subjectivité singulière.
68Mais l’institution proprement politique, dans ce qui la différencie de cet ethos de communauté, révèle des caractères singuliers. C’est ce qu’Aristote41 soulignait en différenciant la cité du groupement naturel qu’est le village, la grande maisonnée — même élargie aux dimensions d’un Empire. Ce qui spécifie la cité, ce qui en fait une institution proprement politique, c’est, toujours selon Aristote, une idée : l’idée du bien-vivre, différenciée du simple vivre et de son expansion sous le signe de la puissance. Cette idée est en elle-même formelle, et doit se spécifier dans des orientations et des pratiques concrètes ; mais son sens est d’ouvrir, précisément par son caractère formel, et donc interrogatif, un horizon qui transcende la stabilisation du vivre dans les formes d’un ethos établi. La cité est une dynamique d’institution, non le fait d’un institué42. C’est sans doute ce que signifiait Eric Weil lorsqu’il définissait l’Etat comme l’organisation d’une communauté historique (d’un ethos) qui rend celle-ci capable de « prendre des décisions »43 ; ou encore, c’est ce que souligne Jean Ladrière lorsqu’il note que « l’enjeu primordial de l’instauration de la cité, c’est cette instauration même »44. En ce sens très déterminé, le politique est étroitement apparenté à l’idée d’autonomie ou d’auto-responsabilité qui est constitutive de la réflexivité.
69Il est l’effectuation de cette autonomie, mais dans la sphère et sur le plan de la vie collective. Il prend alors la forme d’institutions de réciprocité : car la réciprocité est, pour citer encore Jean Ladrière, « la seule forme possible de la socialité en laquelle la liberté peut être réalisée ». La réciprocité est un autre nom de l’égalité qui définit la justice politique. Parler d’institutions de réciprocité, c’est parler d’un milieu où chaque liberté ne trouve à s’accomplir que dans l’échange avec celles, égales, de ses partenaires, et où les formes de ses relations avec eux ont sens de règles instituantes. Kant — pour revenir à lui encore une fois — l’avait bien vu lorsqu’il liait l’auto-position de la volonté comme libre à l’impératif d’universalité, qui exige de reconnaître comme semblables et égaux tous ceux qui participent au monde dans lequel notre action se déploie. Certes, l’universalité est une exigence formelle, alors que les institutions sont effectives et concrètes. C’est pourtant en s’effectuant, ou en se schématisant, de façon risquée, sous la forme d’institutions collectives — en passant de la morale à la politique — que l’universalité peut être autre chose qu’une transcendance d’horizon pour des décisions individuelles et discontinues.
70A la faveur de ce douloureux et long décentrement qu’est le passage par la vie dans les institutions s’offre ainsi à l’expérience une positivité originale, qui est comme le cœur de l’expérience de la justice — et, à nouveau, qui révèle un autre sens et une autre qualité de l’action que celui, simplement, de l’effectuation de la liberté. Cette qualité s’ouvre de l’intérieur de la participation sociale et politique, dans l’expérience de la reconnaissance que cette participation à la fois exige et rend possible. La reconnaissance réciproque des humains, dans leur dignité, est ainsi la dimension originale du Bien qui est le propre du champ institutionnel et politique. Elle se déploie, non plus comme côtoiement entre membres du même monde, mais comme affirmation mutuelle de sujets d’initiative responsable.
71Si la dignité était la qualité de l’existence propre, et la poésie celle de l’être-au-monde-donné, la reconnaissance, âme de la justice, est la réussite de l’existence en tant que plurielle et partagée. Aussi suggestive, à cet égard, que les pages magnifiques de Hegel est sans doute la simple formule d’Hannah Arendt qui évoque le « bonheur public » — le bonheur d’être (en) public — qu’offre l’existence en cité — la citoyenneté.
En deçà / au-delà de la justice : la rencontre
72Mais si la reconnaissance est ainsi la visée et le fruit de la justice, cette dernière n’en reste pas moins marquée par une ambiguïté peut-être indépassable. Car l’accomplissement auquel elle ouvre, quel est-il en fin de compte ? Qu’est-ce qui se joue dans la reconnaissance ? Est-ce la confirmation ultime de la subjectivité se trouvant (chez) soi hors de soi ? Le politique ne serait-il alors que la médiation des libertés propres ? Ou bien, presqu’à l’inverse, est-il l’exhaussement de cette liberté, délivrée de sa fixation sur soi jusqu’à devenir le moment d’une réalité transcendant toute individualité — ce que Hegel par exemple appelait l’Esprit, dont l’Etat serait l’incarnation45, ce que d’autres appelleraient le Peuple, l’Humanité ou l’Histoire ? La visée éthique s’unifierait alors dans une participation, via le politique, à l’Etre qui à la fois dépose et exalte — Aufhebung — les destinées particulières.
73Mais peut-être ne fait-on pas suffisamment droit, dans ces perspectives, à cette structure de l’existence qui est celle de l’altérité. Or, autant que la question de l’effectuation de la liberté, c’est celle de l’affrontement à l’altérité qui, dans ce qui précède, a soutenu l’interrogation du politique.
74C’est donc le sens et le destin de cette structure de l’expérience qui se révèlent ambigus — ou plurivoques. D’un côté, l’altérité ouvre le champ de la pluralité, que la justice et la reconnaissance peuvent assumer jusqu’à, peut-être, la résoudre dans la participation à la vie différenciée de l’Etat, de l’histoire, de l’Etre. Mais, d’un autre côté, l’altérité est sans doute une structure existentiale et éthique radicale (comme le suggère précisément le rôle qu’elle joue à la racine du politique), un absolu qu’il serait inadéquat de prétendre dépasser ou intégrer à l’intérieur d’autre chose que lui-même.
75C’est probablement la phénoménologie très originale d’Emmanuel Lévinas qui maintient en ce sens les questions les plus pertinentes ; mais elle le fait avec une véhémence46 déconcertante, grosse de questions et d’ambiguïtés47. Ce que cette pensée signale de façon décisive, c’est ce qui, dans l’expérience de la reconnaissance — à la fois à son principe et sans doute aussi à son aboutissement — transcende la participation à un milieu commun, et transgresse ainsi la justice de la cité en même temps qu’elle la fonde. Dans la perspective de Lévinas, c’est l’interpellation d’Autrui, dans la fragilité de son Visage nu, qui opère cette double transgression, à la racine et au-delà du politique. Car il y a dans cette interpellation plus que la remise en question et en chemin d’universalité, par la perception du semblable, d’une subjectivité solipsiste, abstraite et inaccomplie : mais quoi ? Dans les termes qui sont ceux de notre questionnement : à quel accomplissement autre que la reconnaissance se découvre ouverte l’existence exposée à l’altérité ?
76D’une façon doublement kantienne (dans sa réduction de l’éthique à la loi et dans le dualisme qui tranche entre la vie et la transcendance éthique), Lévinas oriente la réponse à cette question dans la direction de l’obéissance : Autrui, dans la présence immédiate de sa détresse, requiert et contraint, et interrompt la tendance du sujet à seulement persévérer dans son être — cet être fût-il de citoyenneté ; il ouvre ainsi à l’existence le champ de la responsabilité devant l’Autre, qui est son unique destin éthique. Sans doute faut-il entendre ce qui se trouve ici honoré de l’étrange horizon qui saisit l’existence lorsqu’elle se trouve ainsi provoquée ; c’est le caractère éthiquement originaire et original de l’altérité, avec la puissance d’injonction qui lui est propre, qui est ainsi préservé de la méconnaissance. Mais est-il pour autant inévitable de durcir, comme Lévinas, l’altérité en pure extériorité seulement accusatrice, et en irrelation ?
77Ce qui est à la fois à la racine et à l’extérieur de la cité, ce qui trouve écho dans la reconnaissance et pourtant la transgresse, c’est bien l’autorité, éthiquement originaire, de la requête d’autrui ; et il y a là, sans nul doute, un horizon éthique décisif. Mais ce qui se présente en cet horizon, n’est-ce pas aussi l’offre, la possibilité et la promesse de cette extase heureuse de l’existence propre dans l’énigmatique joie d’être non seulement pour, mais aussi avec un autre, dans l’émerveillement qu’un autre, non seulement ordonne et demande, mais se présente et se donne ? Il y a, dans cette présence croisée, un champ d’expérience et de sens original, un principe de positivité, une qualité et un « don »48 autres, à nouveau, que celui de la subjectivité — même expérimentée au-delà de l’individualité, même accomplie dans la reconnaissance échangée avec autrui. Il y a un accomplissement de l’expérience, dans ce qu’on appellera avec prudence la rencontre, d’amitié ou d’amour, sous ses formes multiples, qui n’est ni le bonheur de l’affection, ni la droiture du respect et de la justice, ni la fermeté de la reconnaissance — bien qu’elle les traverse en une double dynamique de fondement et de transcendance.
Conclusion : la pluralité éthique entre énigme et tragique
78Si le titre de ces réflexions n’intégrait pas la rencontre d’amitié ou d’amour dans la complexité originaire de l’expérience éthique, c’est que, en tant que telle, cette rencontre, si elle constitue à coup sûr un des horizons d’accomplissement de l’existence, se tient hors de l’espace que peut saisir la loi. Sans doute la loi n’est-elle jamais que la médiation seconde par laquelle se préserve une positivité qui est de l’ordre de la valeur ; mais, dans la mesure ou l’ordre axiologique est constitutif de l’existence, il revêt déjà pour elle l’autorité d’une exigence. Il en va autrement de ce qui constitue la rencontre en ce qui excède la justice et de la reconnaissance ; si elle se révèle bien comme source d’une vie « plus que bonne », pour paraphraser Lévinas, elle ne fait que solliciter, comme une offre, un possible et une espérance en quelque sorte de surcroît ; elle ne relève dès lors sans doute pas du type de réflexion transcendantale déployé ici.
79Pourtant, il y avait une double raison de pousser l’analyse de la reconnaissance jusqu’à ce dépassement par la rencontre. C’est d’abord que l’impasse faite sur la rencontre aurait, à juste titre, marqué ce propos d’une abstraction plus grave que toute discontinuité méthodologique ; c’est, ensuite, que le rapport entre cité et rencontre constitue un des lieux paradigmatiques des tensions qui hantent l’expérience éthique. Je conclurai ces réflexions, par quelques remarques sur ces tensions.
80Une première tension interne de l’expérience éthique est précisément la dialectique de la valeur et des règles, ou de la visée de réussite et des formes normatives en lesquelles elle se cherche. Sur chacun des plans que nous avons explorés — responsabilité de soi, accueil du monde, institution de la cité — se joue en permanence un va-et-vient, proprement herméneutique, non seulement entre essai et erreur, mais aussi entre l’esprit qui risque de ne pas se connaître sans la lettre, et la lettre qui risque de le tuer, entre l’élan éthique et la règle morale. On peut toujours, et il faut souvent, en appeler de la seconde à la première sous peine de métamorphoser l’effort d’être en conformation à une normativité simplement donnée et factuelle. En sens inverse, il faut toujours donner à cet effort imaginatif l’effectivité et les arêtes d’une pratique déterminée, sous peine de se donner l’alibi des bonnes intentions vagues, qui masque mal les esquives de l’arbitraire — c’est-à-dire le retour de la violence. Ainsi, par exemple, la survenue d’Autrui aux lisières de la rencontre et la requête toujours à nouveau surprenante qu’il adresse travaillent-elles sans cesse les règles établies de toute cité, pour élargir — ébranler et renouveler — les limites de la reconnaissance et de l’universalité que ces règles, toujours, visent, instituent et manquent. En ce sens, Autrui est toujours l’étranger et l’indésirable qu’oubliait la détermination du semblable, du socius, et de ce qui politiquement pertinent dans la visée d’égalité. De façon analogue, mais extrême, toute détermination, non seulement des règles morales, mais de la conscience éthique elle-même, ne cesse d’être comme sollicitée et subvertie par ce qui semble l’excéder — et en particulier par l’impossible, l’indésirable ou l’inespéré ; ce qui signifie, simplement, que la conscience éthique n’est jamais une conscience tranquille, mais son contraire : un éveil sans fin, et qu’il y a une histoire de cette conscience et de ses œuvres.
81Mais une autre tension hante l’éthique : celle qui travaille l’articulation de ses polarités internes, et que je signalais au début de ces pages. Si aucune de ces polarités n’est déclinable, si même elles peuvent recevoir des accents différenciés selon les temps et les lieux, est-il sûr pour autant qu’elles soient toujours conciliées, et surtout conciliables ? Ainsi, par exemple, l’exigence de responsabilité propre n’entre-t-elle pas bien souvent en tension avec l’exigence de préservation du monde commun concret, avec la requête d’accord, qui relève du projet de reconnaissance et a donc titre à qualifier un acte ou un projet comme éthiquement valides ? C’est pour chacun, entre « résistance et soumission », une des formes les plus courantes des dilemmes moraux qui tissent la vie éthique. Ils la tissent autant qu’ils la déchirent ; ces dilemmes sont en effet ce qui préserve chaque polarité en cause de se dégrader en s’absolutisant ; pour en rester au cas évoqué, la responsabilité y est avertie de ne pas se caricaturer en originalité solipsiste, et le jeu de l’échange en conformisme.
82Mais la dialectique éthique emporte aussi, parfois, ces perplexités jusqu’au déchirement du tragique.
83Ce tragique est-il inéluctable ? Je terminerai sur cette aporie, qui conduit à l’extrême la question que j’évoquais en commençant : la pluralité éthique — moins celle des « valeurs » historiques, locales ou personnelles que celle des structures transcendantales de la vie bonne — constitue-t-elle une irrémédiable dispersion ? J’ai tâché de suivre quelques lignes d’articulation de cette complexité. Mais elles sont formelles, problématiques, et restent tout entières toujours à nouveau à véri-fier, dans le risque et l’événement de l’histoire et des histoires. Ce qui signifie que la temporalité de l’expérience éthique est celle de l’espérance — et aussi de la mémoire qui peut la nourrir ; et que cette expérience est — pour parler comme Platon — un « beau risque », un avènement incertain, une aventure parfois tragique, toujours interrogative, jamais apaisée. De cette aventure, nul — pas même le philosophe, pas même le poète, pas même le saint — ne sait la formule ni le destin ultime. En interroger du mieux possible les enjeux, en maintenir sans brutalité simplifiante l’ampleur et l’énigme suffit à offrir, à la pensée responsable et partagée, une tâche qui n’est pas vaine — une tâche elle-même éthique : aventure d’accomplissement et exigence rigoureuse.
Notes de bas de page
1 Comme le réfléchit H. Declève dans la contribution qui ouvre cette partie.
2 H. JONAS, Das Prinzip Verantwortung, Frankfurt.a. Main, 1979 (tr. fr. Le principe responsabilité, Paris 1990), en particulier les ch. III (Les fins et leur position dans l’être) et IV (Le bien, le devoir et l’être).
3 Ce qui est le risque de la perspective proposée par Alain Badiou dans L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris 1993.
4 L’effort pour surmonter cette problématicité vise toujours à ramener l’éthiquement légitime au transcendantalement nécessaire — comme y tendent par exemple K.-O. Apel ou J. Habermas. Mais ce type de légitimation de normes serait insuffisant pour fonder une exigence proprement éthique si elle faisait l’économie de la reconnaissance du plan de signification qualitative qui est celui du bien, ou de la valeur — une signification qui ne se laisse reconduire à rien d’autre qu’à elle-même.
5 Selon une expression phénoménologique classique, qui est en particulier au cœur de la pensée de Lévinas : « Notion première de la signifiance à laquelle remonte la raison et qu’on ne peut pas réduire à autre chose. C’est phénoménologiquement irréductible : le sens signifie » (Violence du visage, in Hermeneutica, 5 : Violenza delle ermeneutica, ed. Quattro Venti, Urbino, 1988, p. 11).
6 Kritik der pratischen Vernunft, Kant’s gesammelte Werken, Berlin, V, p. 31 ; (tr. fr. : Œuvres philosophiques éd. de la Pléiade, Paris, t. II, 9-645).
7 Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Kant’s gesammelten Schriften, Berlin, IV, p. 402, note ; (tr. fr. : Œuvres philosophiques, éd. de la Pléiade, Paris, 1985, t. II, p. 260).
8 Kritik der praktische Vernumft, V, p. 73 ; (tr. fr. : II, p. 697).
9 Dans la Critique du jugement, Kant souligne à de multiples reprises cette parenté du respect et de l’admiration (par exemple aux §§ 23, 27 et 29).
10 Le concept d'injonction, chez P. Ricœur, est le dernier mot de la dialectique entre ipséité et altérité, et désigne le « caractère original et originaire » (Soi-même comme un autre, p. 408) de la conscience éthico-morale.
11 Totalité et infini, section II : Intériorité et économie.
12 Le concept d’attestation est, selon Paul Ricœur, le « mot de passe » de Soi-même comme un autre (op. cit, p. 335, note 1) ; il relaie chez cet auteur les catégories plus anciennes de plausibilité et de témoignage et le débat avec les pensées du soupçon. Ce concept d’attestation désigne la modalité épistémique particulière des significations éthiques. L’attestation est le mode de manifestation d’une signification d’expérience suspendue à sa véri-fication pratique, toujours susceptible d’être soupçonnée d’illusion, et constitutivement incapable de convaincre d’inanité sa propre mise en doute — ce qui la différencie d’une évidence théorétique et apodictique. De la sorte, ce concept rejoint celui de problématicité, autour duquel s’organise pour une large part la phénoménologie de Jan Patocka (en particulier dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris 1984).
13 En particulier au livre I de l’Ethique à Nicomaque.
14 Platon, Philèbe, 64 e.
15 Une telle explicitation est bien ce que Husserl appelle Auslegung (en particulier dans les Recherches logiques et dans les Méditations cartésiennes) ; c’est cette Auslegung que Ricœur considère comme le point où l’herméneutique se greffe sur la phénoménologie (par exemple, Phénoménologie et herméneutique, in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, 1986, p. 62 et sv.).
16 Le point le plus faible des analyses de Scheler dans Le formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs est précisément cette articulation ; elle prend chez lui la forme d’une hiérarchie dont la simple référence formelle et dogmatique à « l’essence » des valeurs considérées ne constitue pas une justification suffisante.
17 Ce chemin est celui que propose Aristote au début de l’Ethique à Nicomaque (I, 6), et qu’il oppose au projet platonisant d’une eidétique a priori d’un Bien univoque.
18 Pour ce qui est des héritages, on remarquera facilement ce que cette perspective doit à Hegel, dans ce rythme ternaire — habitat, crise, cité — qui retient quelque chose du syllogisme Nature/ Logos / Esprit ou de l’organisation des Principes de la philosophie du droit. De façon lointaine, l’idée d’une constitution non homogène de l’expérience éthique fait évidemment écho aux thèses centrales d’Aristote que j’ai rappelées plus haut. Mais, de façon directe, l’idée d’une pluralité éthique transcendantale s’inspire des travaux récents de Paul Ricœur (La raison pratique, in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris 1986 ; Soi-même comme un autre, Paris 1991 ; Ethique et morale, in Lectures I, Paris 1991 ; Avant la loi morale : l’éthique, in Encyclopaedia Universalis, Supplément II : Les enjeux, Paris 1985). J’en retiens ici deux axes fondamentaux. Le premier consiste à situer le plan étroitement moral à l’intérieur d’une dynamique de sens plus large, celle de l’effectuation de la vie bonne ; il y a là un geste qui remonte de Kant à Aristote, ou qui suit le chemin qui conduit de Kant à Hegel et à Marx ; de toutes façons, il s’agit de surmonter la limitation de l’éthique au rapport formel que la subjectivité entretiendrait avec elle-même sous le signe privilégié de la norme. Dans cette tentative, ensuite, je suivrai Ricœur lorsqu’il appréhende le fondement de l’expérience éthique comme pluriel. A l’idée tenace d’un fondement unique, Ricœur invite ainsi à substituer l’idée d’une dialectique constitutive. Pour sa part, il distribue ce fondement selon trois axes qui correspondent aux trois personnes grammaticales, et indexe ainsi l’éthique sur un triple accomplissement : celui de l’ipséité dans l’estime de soi, celui de l’altérité dans la sollicitude réciproque, celui de la socialité dans l’institution juste. Ces axes correspondent à ce que découvre une herméneutique du soi agissant ; une herméneutique plus large du bien-vivre est conduite, me semble-t-il, dans la direction des polarités que j’explore ici.
19 Sur ce point, il vaut la peine de lire les pages féroces qui ouvrent le stimulant essai déjà cité d’Alain BADIOU, L’éthique. Essai sur la conscience du mal, Paris, 1993.
20 On voit cette hétérogénéité en entre raison et éthique germe chez Descartes, qui crut devoir s’en tenir à la morale provisoire et convenue faute de pouvoir en construire une par raison claire. Elle se formule de façon décisive chez Hume comme impossibilité de produire comme objectivement donnée à titre de fait la réalité que prétendent énoncer les dits « jugements de valeur » Elle sous-tend, de Hobbes à Nozick en passant par Bentham et Mill, le projet de régler la conduite et le lien social par une combinatoire rationnelle des forces et des intérêts. Cette même antinomie se conserve sous les transformations profondes qu’elle subit chez Marx, Nietzsche et Freud — dont la lucidité de raison décèle, sous les masques et les illusions de la conscience et de la pratique morales, des jeux et des systèmes de forces — économico-sociales, vitales, désirantes.
21 E. LEVINAS, Totalité et infini, Paris 1961, Préface, p. IX.
22 Grundlegung zur Metaphysik der Sitten, Kant’s gesammelte Schriften, Berlin, IV, p. 393 (Tr. fr. ; Œuvres philosophiques, éd. de la Pléiade, Paris 1985, t. II, p. 295).
23 C’est « l’antinomie de la raison pratique », qui constitue le ressort de de la dialectique dans la Critique de la raison pratique. Le caractère décisif de ce paradoxe se signale par le fait que c’est pour le résoudre que Kant posera les trois postulats de la raison pratique, qui peuvent être considérés comme amorçant le dépassement par la pensée du cadre assigné à la connaissance par la Critique de la raison pure ; ainsi s’ouvre le chemin qui conduit à la Critique du jugement.
24 Ganze und vollendete Güt : cfr. Kritik der Praktische Vernunft, Dialektik, ch.II, AK. V, 110 ; tr. fr. II, 742.
25 Sein und Zeit, § 9.
26 Ethique à Nicomaque, livres I et II.
27 Jean NABERT, Eléments pour une éthique, Paris 1943.
28 Selon une belle expression de Jean Ladrière.
29 C’est en ce sens, me semble-t-il, que Kant ne cesse d’insister sur le fait que la liberté n’est pas un donné ou un phénomène, mais l’horizon nouménal de l’action.
30 C’est, entre autres, à partir de cette exigence immanente que pourra se former la catégorie du devoir ; mais plus originairement qu’un devoir, la responsabilité de soi a le sens d’une possibilité constitutive, d’un désir d’être, d’une promesse.
31 Hypothétique, dans le langage de Kant.
32 Livre I, ch. VI.
33 Sein und Zeit, §§ 54 à 60.
34 Selon la correction proposée par E. WEIL, Problèmes kantiens, Paris 1970.
35 On peut se reporter pour développer ces perspectives à l’article de H. DECLEVE, Justice sociale et vie sensée, in La justice sociale en question, Bruxelles, 1984 — et notamment à la IIIe partie de ce texte : Justice sociale et structure des choses.
36 P. RICŒUR, L’originaire et la question-en-retour dans la « Krisis » de Husserl, in A l’école de la phénoménologie, Paris, 1986.
37 M. MERLEAU-PONTY, Le visible et l’invisible, Paris, 1964.
38 Encore une fois, c’est l’une des remarques initiales qu’Aristote, au seuil de l’Ethique à Nicomaque (livre I, § 2 et 3), oppose à l’inuition univoque dont se réclament les patonisants.
39 Ces réflexions doivent beaucoup à la pensée de Jean LADRIERE, notamment dans Ethique et nature, in La morale : sagesse et salut (Cl. Bruaire éd.), Paris 1981.
40 Que ce jeu d’échange précède chacun de ceux qui y prennent part, et qu’il ait donc toujours-déjà reçu forme, c’est ce qui constitue la tradition en son sens fondamental. Et c’est pourquoi, en même temps que système potentiellement universel des libertés créatrices, toute cité est la particularité d’un héritage — l’esprit d’un peuple, selon la formule hégélienne.
41 ARISTOTE, Politique, livre II.
42 On retrouve ainsi la distinction bergsonienne entre morale close et morale ouverte, centrale dans Les deux sources de la morale et de la religion.
43 E. WEIL, Philosophie politique, Paris, 1971, § 32, p. 132.
44 Jean LADRIERE, L'invention politique, in Phénoménologie et politique, Bruxelles, Ousia, 1990, p. 387.
45 On pourrait bien évidemment situer ici des perspectives marxiennes et, surtout, l’Ethique spinoziste.
46 Une « pratique systématique de l’excès dans l’argumentattion philosophique », comme le dit P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 389.
47 En une phrase : « comment penser l’irrelation qu’implique une telle altérité dans son moment d’ab-solution ? » (P. RICŒUR, op. cit., p. 388).
48 P. RICŒUR, Sympathie et respect, in A l’école de la phénoménologie, op. cit., p. 283, note 1.
Auteur
Professeur émérite à l’Université Saint-Louis – Bruxelles.
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