La déstabilisation de l’éthique
p. 57-73
Texte intégral
1La réflexion sur l’éthique fait partie depuis l’antiquité de la tradition philosophique, mais essentiellement en tant que réinscription dans un univers spéculatif d’une pratique qui avait sa détermination, ses motivations et ses certitudes indépendamment de cet effort réflexif. Depuis quelques années nous voyons la réflexion éthique investir le champ de la pratique, comme si celle-ci attendait sa détermination d’un travail de pensée. Le souci éthique, qui n’a jamais cessé d’accompagner l’action, dans l’évidence de ce qui apparaissait comme le devoir, s’est problématisé et est devenu un champ de perplexité, appelant le développement de disciplines spécialisées, qui viennent en quelque sorte se superposer à celles qui commandent directement les pratiques contemporaines, telles que la recherche scientifique, la médecine, la gestion, les différentes formes de la technologie, l’action politique, la pratique juridique, ou les relations internationales. Si le souci éthique s’est ainsi thématisé en savoirs d’experts, c’est sans doute parce que les pratiques contemporaines engendrent des situations que les normes éthique traditionnelles ne permettent pas de juger de façon immédiate. Cela signifie que leur qualification éthique n’est pas évidente, autrement dit qu’elles comportent une indétermination éthique, qui se traduit pour la conscience jugeante par l’incertitude. Il est permis de dire que, dans cette mesure, on se trouve en face de problèmes éthiques réellement nouveaux. Or cette nouveauté tient au caractère fortement artificiel de ces situations, au sens propre du terme, au sens où elles sont produites par l’art, que ce soit celui des ingénieurs, des médecins, des juristes ou des gestionnaires. Mais le support de cette artificialité contemporaine, en ce qu’elle a de spécifique, par rapport à celle de l’ère pré-industrielle, c’est la science moderne.
2Il faut bien entendu distinguer la science comme activité, ou comme pratique, et la science comme forme de savoir. En tant que pratique, la science est habitée par une normativité interne, réglée elle-même par une finalité, qui est celle de la constitution d’un savoir authentique. Mais le savoir authentique, au sens de la science, est un savoir qui répond à des critères méthodologiques très précis, que l’épistémologie scientifique a tenté de traduire de différentes manières mais que l’on peut caractériser de façon globale et approximative comme relevant d’une exigence générale de vérifiabilité. Le sens de cette exigence est déterminé par la nature des procédures utilisées dans la mise à l’épreuve des propositions avancées par le discours scientifique. L’admissibilité de ces procédures est elle-même soumise à ce que Carnap a appelé le « principe d’empiricité », qui impose de ne retenir en définitive comme garanties ultimes de toutes les constructions que des données empiriques. Et le sens exact de ce qu’on reconnaît comme « donnée empirique » est fixé par une procédure de « réduction », qui isole, dans le champ phénoménal, les propriétés qui sont jugées « objectives », l’« objectivité » étant entendue au sens de ce qui est « intersubjectivement contrôlable ». Les « données de base » ne sont donc pas de simples descriptions de ce qui est effectivement perçu, mais des comptes rendus d’opérations éventuellement fort complexes qui introduisent dans le champ phénoménal des perturbations réglées dont les effets donnent lieu à des manifestations ponctuelles interprétables dans les termes des appareils conceptuels déjà éprouvés. Le rôle de cette procédure de réduction apparaît déjà très clairement dans la célèbre distinction, faite à l’époque classique, entre les « qualités primaires » et les « qualités secondaires, le sens de cette distinction étant en fait d’isoler, dans la nature, ce qui se prête à une représentation mathématique. Il s’agissait là sans doute d’une vue trop unilatérale, qui accordait trop à l’idée de la « mathesis universalis » et ne reconnaissait pas suffisamment le rôle de l’expérimentation, qui fut bien mis en évidence dans la suite. Mais la distinction classique montre bien la portée de la démarche et son caractère d’a priorité. Quelle qu’ait pu être l’évolution de l’idée d’« objectivité » et corrélativement de la nature des opérations qui lui sont associées, la démarche de réduction reste fondamentale et en un sens fondatrice. La portée des propositions scientifiques est entièrement déterminée par la nature des procédures de réduction qui sont à la base des procédures de validation. Ceci est vrai pour les sciences humaines comme pour les sciences de la nature, comme on le voit bien par exemple dans le cas de la science économique ou dans celui de la psychologie expérimentale.
3Ainsi, d’une certaine manière, la science fonctionne en circuit fermé : elle retient comme valides les propositions qui, aux termes des procédures de vérification admises, se révèlent être en accord avec un ensemble de propositions de base, dont la validité est définie sur la base des procédures de réduction en fonction desquelles est fixé ce qui est considéré comme scientifiquement pertinent. Ce que le discours scientifique procure, c’est en somme une explicitation de ce qui est constitutif du « champ réduit » dont il tient sa validité, mais la construction de ce champ réduit s’effectue elle-même au moyen des instruments analytiques fournis par le discours scientifique disponible.
4La normativité interne de la science, réglée sur l’idée d’un savoir authentique, se traduit en fait par l’exigence de vérifiabilité. Mais comme celle-ci renvoie en définitive à la réduction fondatrice qui définit ce qui est scientifiquement pertinent, ce que commande la normativité de la science c’est la fidélité à ce que prescrit cette réduction. Et comme celle-ci est la forme concrète que prend le projet scientifique, cette fidélité est tout simplement la fidélité de la pratique scientifique à son projet constituant. La science est en vue d’elle-même. Il faut reconnaître cependant que la réduction fondatrice n’est pas arbitraire, mais ordonnée d’une certaine manière à la visée d’authenticité qui sous-tend l’entreprise. La prétention à l’objectivité par laquelle se justifie à ses propres yeux la démarche réductrice traduit bien cette visée. Ce qui est attendu de la réduction c’est qu’elle donne accès à « la chose même », en ne retenant du « phénomène » que ce qui vient véritablement de lui-même, indépendamment de toutes les interprétations dont il est affecté dans les circonstances concrètes de son apparition. Certes le moyen dont se sert la pensée scientifique pour dégager ainsi ce qui lui apparaît comme la vérité du phénomène est en fait la mise en œuvre d’un système interprétatif qu’elle élabore elle-même dans l’imaginaire abstrait de la représentation. Mais sa croyance, que l’on peut juger sincère, est que ce moyen est parfaitement approprié et permet effectivement de construire un discours fidèle à la réalité. En cela elle est sous-tendue par le souci de dire le vrai. Et elle se conforte dans l’idée qu’elle est en effet fidèle à l’exigence de vérité par les succès que remportent les démarches qu’elle inspire. Bien entendu ce succès n’est assuré que dans la mesure où ces démarches sont organisées de telle sorte qu’elles ne concernent en fait que la réalité « réduite » dont le discours scientifique construit la représentation. En somme, la garantie que la science se donne de la validité de ses constructions c’est tout simplement leur capacité à soutenir des interventions qui ne font que retrouver dans le réel des propriétés impliquées dans celles qui définissent la réduction initiale.
5Il n’empêche que le crédit accordé à une telle garantie se fonde sur l’idée d’une adéquation du discours à la réalité « donnée » et donc sur l’idée traditionnelle de vérité, même si la garantie que donne le critère de vérifiabilité n’est jamais que relative et si la validité dont on se réclame n’est jamais que celle d’une approximation provisoire de ce que pourrait et devrait être un discours vrai. Et dans la mesure où la démarche scientifique est habitée par une exigence qui lui impose de se constituer selon une visée de vérité, on peut reconnaître en elle la présence d’une dimension éthique. Ce qui est à proprement parler éthique en l’occurrence ce n’est pas la visée de vérité comme telle, mais la fidélité à cette idée et à ce qu’elle implique quant aux démarches concrètes, y compris celles de la réduction.
6Si par contre on considère la science comme forme de savoir, donc dans le contenu de ses représentations, on n’y trouve que des propositions descriptives, au sens le plus général du terme, qu’il s’agisse de propositions qui traduisent des résultats concrets d’opérations diverses (d’observation ou d’expérimentation par exemple) ou de propositions de forme générale qui expriment des aspects nomologiques supposés de la réalité étudiée et qui sont utilisées pour « expliquer » les propositions du premier type. Or ces propositions sont parfaitement neutres par rapport aux jugements éthiques que l’on peut par ailleurs porter sur les fragments de réalité dont elles parlent. Comme on l’a montré de façon parfaitement convaincante, on ne peut déduire une proposition normative d’une proposition descriptive. Et la démarche qui consiste à prendre appui sur des propriétés présentées comme « objectives » par le discours scientifique pour en tirer des indications quant aux orientations de l’action présuppose nécessairement l’acceptation préalable d’un métaprincipe, de nature normative, affirmant que la normativité concrète de l’action réside dans la conformité de celle-ci aux indications fournies par la « nature » (en tant que reflétée dans la représentation que s’en donne la démarche scientifique). La science n’a donc rien en elle-même qui soit de quelque manière anti-éthique. Mais elle a sur l’éthique un effet indirect que l’on peut caractériser comme déstabilisation de l’éthique. Elle produit en effet une culture qui, tant dans ses représentations théoriques que dans ses pratiques, est de l’ordre du construit et, à ce titre, est de plus en plus éloignée du système des évidences grâce auquel l’homme peut se situer dans le monde et orienter correctement son action. L’instauration de cette culture de l’artificiel (au sens qui a été précisé plus haut) introduit dans le fonctionnement de la conscience éthique une perturbation majeure, qui se traduit entre autres par l’amplification de la problématique éthique et le développement d’un décisionnisme éthique, qui conduit lui-même à la politisation de l’éthique.
7Il y a une remarquable analogie entre le mode de fonctionnement de la raison théorique et celui de la raison pratique. De part et d’autre la pratique précède le dégagement des principes. Et de part et d’autre le moment discursif renvoie à un moment intuitif, et cela dans deux directions : dans la direction des principes et dans celle de l’application des principes. La raison théorique se découvre elle-même dans les pratiques en lesquelles elle s’est constituée : pratique mathématique, pratique démonstrative, pratique argumentative, pratique réflexive dégageant les règles immanentes aux pratiques précédentes, puis l’idée même de raison et corrélativement celle d’un système de la raison, voire d’une logique absolue. Cette découverte de la raison par elle-même fait partie de la constitution de la raison ; cette constitution est donc une autoconstitution, prenant conscience d’elle-même dans le processus même de son effectuation. Un moment particulièrement décisif de ce processus est la découverte de la fécondité de la démarche démonstrative, dont la pratique mathématique donne une parfaite illustration. La démonstration est un enchaînement de propositions qui a pour effet de propager la vérité : il assure la vérité de la dernière proposition de la chaîne sous la présupposition de la vérité des propositions de départ. Naturellement certaines conditions doivent être remplies pour qu’il en soit ainsi. Une suite de propositions ne constitue une démonstration qu’à la condition que ces propositions soient liées entre elles par des relations de structure propres à conserver la vérité supposée des propositions de départ. Il est apparu que cette condition concerne seulement la forme des propositions et est donc indépendante de leur contenu. Il a dès lors été possible de donner au moyen de règles purement formelles une détermination tout à fait précise à l’idée intuitive de démonstration. Mais cette détermination fait apparaître en toute clarté que la validité d’une proposition démontrée dépend entièrement de celle des prémisses. La vertu de la démonstration c’est seulement de reporter la question de la validité de la proposition qui constitue la conclusion sur celle des propositions qui jouent le rôle de prémisses. On peut naturellement chercher à établir par voie démonstrative la validité des prémisses d’une démonstration donnée. Comme l’aire de validité d’une conclusion ne peut jamais être plus grand que celle des prémisses dont elle est tirée, en itérant la procédure démonstrative on arrive à des propositions de portée de plus en plus universelle. Mais on ne peut remonter ainsi à l’infini ; on doit se heurter à un moment donné à des propositions dont la validité ne peut plus être établie par voie démonstrative. Il faut bien alors qu’intervienne un acte de l’esprit d’une autre espèce, basé non plus sur l’aperception d’un lien structurel entre propositions, comme dans la démonstration, mais sur l’aperception directe de la validité du jugement dont la proposition considérée est l’expression, c’est-à-dire en définitive sur la convenance d’un certain prédicat aux entités désignées par les termes qui jouent le rôle de sujets dans ce jugement. On retrouve ici la distinction scolastique entre intellectus et ratio. Ce qu’il faut souligner c’est que l’intellectus, qui permet de saisir la vérité des principes, est de type intuitif. La reconnaissance, par une sorte de vision de l’esprit, de la validité d’un principe n’est en somme que la reconnaissance réflexive par l’esprit de la justesse de ses démarches lorsque, dans ses pratiques démonstratives, il fait appel à certaines évidences de haute généralité dont les principes sont précisément l’expression.
8Mais le rôle des principes est seulement de guider la pensée dans son effort pour comprendre. Ce qui importe en réalité ce ne sont pas les principes mais ce à propos de quoi il y a un problème de compréhension. L’utilité des principes est seulement dans leur mise en œuvre — éventuellement par l’intermédiaire de démonstrations qui peuvent être fort longues — dans le traitement des questions que soulève pour la pensée la réalité concrète. Et cette mise en œuvre comporte nécessairement, à un moment donné, la mise en relation des déterminations de caractère abstrait contenues dans les principes avec des objets, des événements ou des situations de caractère singulier. Il s’agit de reconnaître si tel ou tel prédicat, figurant dans le domaine des principes, s’applique ou non à tel ou tel élément de la réalité, accessible en son individualité, directement ou indirectement. Ici doit intervenir un jugement, qui présuppose non seulement la compréhension du prédicat en question, mais aussi et surtout la capacité de lire l’élément de réalité considéré du point de vue de la perspective ouverte par ce prédicat. Le jugement doit prendre position sur la pertinence ou la non-pertinence de cette perspective relativement à cet élément. Il comporte un aspect de décision, mais cette décision doit pouvoir s’appuyer elle-même sur un acte de reconnaissance qui est de l’ordre d’une vision intellectuelle. Mais il ne s’agit plus cette fois de la saisie intuitive de la validité d’un principe, mais d’une visée compréhensive qui saisit directement, dans le réel lui-même, la présence ou l’absence de telle ou telle détermination intelligible.
9La pratique argumentative fait apparaître des traits analogues à ceux de la pratique démonstrative. Dans les domaines où la démonstration n’est pas pertinente, les situations problématiques peuvent être éclairées jusqu’à un certain point grâce à l’échange d’arguments, qui se contrôlent en quelque sorte réciproquement et qui, dans les meilleurs cas, permettent d’aboutir à un accord intersubjectif. Un tel accord n’est évidemment pas une garantie de validité, mais il peut être considéré comme un moyen pratique d’introduire une certaine rationalité dans l’action collective. Dans la situation idéale, les protagonistes partent d ‘une situation de désaccord et l’échange des arguments est sous-tendu par la visée, supposée partagée, d’une situation où il y aurait accord. L’argumentation a pour objet de rattacher une thèse controversée à une thèse qui ne l’est pas. La stratégie de celui qui défend une thèse A consistera à tenter de montrer que cette thèse est impliquée, de proche en proche, par une thèse T qui est acceptée par les participants au débat. Et la stratégie de celui qui s’oppose à une thèse A consistera au contraire à tenter de montrer qu’elle est incompatible avec une thèse T faisant l’objet d’un accord. Comme la démonstration fait descendre la vérité de prémisses dont la vérité est supposée à celle de la proposition à démontrer, l’argumentation tente de faire descendre (par l’intermédiaire de la relation d’implication) la validité intersubjectivement acceptée d’une certaine thèse à celle d’une thèse controversée.
10Mais le désaccord peut porter sur un principe ou sur une proposition concernant une situation de fait. Dans le premier cas il s’agira de remonter du principe controversé vers un principe sur lequel un accord peut se faire. On ne peut cependant remonter ainsi à l’infini. Ou bien il faut constater, après une durée de discussion jugée raisonnable, qu’un accord n’est pas pratiquement possible, ou bien on arrivera effectivement à un accord après un temps fini. Or la reconnaissance intersubjective de la thèse sur laquelle il y a accord ne dépend plus d’une argumentation. Et par hypothèse on se trouve dans un domaine où la démonstration n’est pas pertinente. Il faut bien admettre qu’elle s’impose sur la base d’une vision commune d’ordre intuitif, qui est analogue à la saisie intuitive de la vérité des premiers principes. Il s’agit sans doute ici non de vérité mais d’acceptabilité pratique. Mais l’analogie vaut en ce qui concerne la nature épistémique de la démarche qui fait reconnaître la vérité d’une part et qui fait d’autre part accepter la validité, du point de vue de la perspective partagée par les membres d’une collectivité donnée.
11Si le désaccord porte sur une question de fait, l’argumentation consistera à proposer une analyse du fait en question aux termes de laquelle la validité de la proposition controversée pourra être ramenée à celle d’un certain nombre de propositions de fait sur lesquelles un accord peut être trouvé. L’analyse peut porter soit sur la constitution du fait en question, soit sur le contenu des prédicats figurant dans la proposition controversée. Dans le premier cas il s’agira de montrer que la pertinence de ces prédicats par rapport à tel élément concret est impliquée, de proche en proche, par la pertinence de ces mêmes prédicats par rapport à tels autres éléments concrets, à propos desquels il y a accord. Dans le second cas il s’agira de montrer que la pertinence de ces prédicats par rapport à tel élément concret est impliquée, de proche en proche, par la pertinence, par rapport à ce même élément concret, de tels autres prédicats, à propos desquels il y a accord. On retrouve ici une situation épistémique analogue à celle de l’application des principes. La différence c’est qu’il s’agit ici non de la reconnaissance de la vérité d’une proposition de fait mais de la reconnaissance intersubjective, dans une collectivité déterminée cherchant à s’accorder sur la nature de certains faits, de la validité, du point de vue des perspectives propres à cette collectivité, de telle ou telle proposition de fait. Il y a analogie cependant dans la mesure où de part et d’autre doit intervenir un jugement portant sur un fragment de la réalité concrète et basé sur le compréhension intuitive de la constitution de ce fragment de réalité, du point de vue de la présence ou de l’absence en lui de telle ou telle détermination intelligible.
12Le fonctionnement de la raison pratique se prête à une analyse analogue. Là aussi il faut reconnaître que la pratique précède la formulation des principes et des normes qui en médiatisent les exigences. Comme il y a une expérience de nature historique dans laquelle se découvre progressivement à elle-même la raison théorique, il y a une expérience de nature historique dans laquelle se découvre progressivement à elle-même la raison pratique. Mais ce qui est en jeu ici n’est plus la compréhension du donné mais la détermination des orientations de l’action. Et la question de validité ne concerne plus l’adéquation du discours à l’automonstration du réel, mais l’adéquation des comportements effectifs à la normativité intrinsèque qui détermine le partage entre le bien et le mal. Mais si une telle question peut être posée, c’est parce que l’action s’éprouve elle-même concernée concrètement par elle dans l’épreuve qu’elle est amenée à faire de possibilités diverses et même contradictoires par rapport à certaines situations en lesquelles elle est engagée quoi qu’elle veuille. Elle fait par exemple l’épreuve du conflit et de la possibilité du meurtre. Et c’est à même une telle épreuve que se fait entendre à elle cette voix intérieure qui lui fait reconnaître le meurtre comme interdit. Ou c’est dans l’épreuve de la controverse et de la possibilité du mensonge que se fait reconnaître l’impératif du respect de la vérité. Mais si la situation est toujours concrète, il est possible cependant de repérer dans le champ de l’expérience des types de situation où se pose pour l’action la question de sa validité et de dire ce qu’est, pour chacun de ces types de situation, l’action juste, soit sous une forme négative, celle de l’interdit, soit sous une forme positive, celle de l’impératif. Ainsi commence la réflexion de la raison pratique sur elle-même. Dans un premier temps cette réflexion conduit à la formulation des normes. Puis vient l’effort de systématisation qui tente de rattacher les normes particulières, formulées en fonction de types de situation relativement concrets, à des principes de caractère plus général. Et enfin vient le moment où la raison pratique prend conscience de sa nature propre et se réfléchit spéculativement comme composante pratique de la raison et comme participant, en son ordre, au processus d’autoconstitution de la raison.
13Une fois ce travail réflexif entamé, il devient possible de traiter discursivement de la question de la validité de l’action. Mais comme dans le cas de la raison théorique ce moment discursif renvoie à un moment intuitif, et cela dans deux directions : celle des principes, et celle de l’application des principes. Les propositions normatives, comme les propositions descriptives, soulèvent une question de validité. Formellement la validité d’une proposition est déterminée par sa position relativement à une certaine dichotomie, qui sépare ce qui est valide de ce qui ne l’est pas. Dans le cas des propositions descriptives, cette dichotomie est celle du vrai et du non-vrai. Dans le cas des propositions normatives, cette dichotomie est celle du bien et du mal. La validité d’une proposition normative est sa contribution à la détermination de la valeur de l’action relativement à cette dernière dichotomie. La procédure de validation d’une proposition normative consiste à montrer qu’elle est une spécification d’une proposition normative de caractère plus général, relativement au type de situation auquel elle se réfère. On peut ainsi remonter à des propositions normatives de plus en plus générales. Mais la procédure, pour être effective, doit nécessairement s’arrêter quelque part. On arrive ainsi aux principes premiers de la raison pratique, qui jouent un rôle analogue à celui des principes premiers de la raison théorique. Leur validité ne peut plus être reconnue sur la base de principes encore plus généraux. Elle ne peut donc plus être établie par voie discursive.mais seulement par une reconnaissance directe qui est de l’ordre d’une vision, non d’un raisonnement. On pourrait parler à son propos d’intuition éthique. Mais elle diffère de l’intuition intellectuelle de la vérité des premiers principes de la raison théorique en ce qu’elle est d’ordre pratique. S’il est vrai que les principes sont dégagés par réflexion de la pratique éthique, l’aperception de leur validité est elle-même réflexive : elle est la transposition dans la réflexion de la démarche par laquelle l’action se situe, dans le concret des situations, par rapport à la dichotomie du bien et du mal. La reconnaissance de la validité des premiers principes, en leur statut d’universalité, est ainsi en fait la reconnaissance de la forme selon laquelle l’action se détermine éthiquement en chacune de ses démarches effectives.
14Mais le rôle des normes et des principes qui en garantissent la validité est en définitive de guider l’action. Leur utilité est donc relative à leur applicabilité et celle-ci signifie la possibilité d’une mise en relation des prescriptions abstraites formulées par les principes et des situations concrètes en lesquelles l’action doit se décider. En raison de leur généralité, les principes ont un caractère formel. C’est de leur rapport aux situations concrètes qu’ils reçoivent l’effectivité de leur contenu. Mais l’application d’une norme à une situation n’est pas assimilable à une déduction. Elle est d’ordre pratique. Cela signifie qu’elle comporte sans doute la reconnaissance de la pertinence de la norme par rapport à la situation mais aussi, et c’est là le moment essentiel, la reconnaissance de la normativité de la norme par rapport à la situation, c’est-à-dire l’acceptation pratique de ce qu’elle impose ou interdit dans cette situation, ou encore l’autodétermination de l’action en fonction de ce que la norme prescrit. La pertinence d’une norme, par rapport à une situation donnée, est l’appartenance de cette situation, en tant que singulière, au type de situation auquel la norme se réfère (et qui, dans une formulation complète, doit être spécifié explicitement). Or la reconnaissance ou la non-reconnaissance de cette appartenance relève d’un jugement qui doit décider de la pertinence ou de la non-pertinence de certains prédicats par rapport à la situation singulière en cause. Un tel jugement ne peut se baser que sur une saisie directe capable de percevoir cette situation dans la perspective de cette question de pertinence, autrement dit d’en effectuer une lecture révélant soit la présence soit l’absence des déterminations intelligibles exprimées par les prédicats en question. Nous retrouvons ici une problématique analogue à celle de l’application des principes théoriques. Mais il s’agit d’une analogie seulement, parce que nous sommes ici dans l’ordre pratique. Il y a lieu de se demander si, dans le cas où il s’agit de reconnaître la pertinence d’une norme par rapport à une situation, le jugement porté sur la situation est purement intellectuel, c’est-à-dire s’il relève entièrement de la raison théorique, s’il ne comporte pas un moment éthique. Car ce qu’il s’agit de reconnaître, ce n’est pas seulement la nature d’un état de choses, spécifiable au moyen de certains prédicats, mais c’est ce qu’on pourrait appeler l’éthicité de cet état de choses, c’est-à-dire ce par quoi il soulève une question éthique, appelant précisément l’intervention de telle ou telle norme. Dans la norme elle-même d’ailleurs, le type de situation auquel il est fait référence n’est pas envisagé d’un point de vue purement descriptif, mais en tant qu’enveloppant une question de nature éthique par rapport à laquelle, en son contenu proprement normatif, la norme prend position, en tout cas en principe.
15Mais de toute façon la reconnaissance de la pertinence de la norme n’est qu’un premier moment de son application ; le moment essentiel est l’assomption effective de la normativité de la norme dans l’action, c’est-à-dire l’acte par lequel l’action se place délibérément sous la prescription indiquée par la norme, en tant précisément qu’elle lui prescrit ce qu’elle doit faire. Ce moment purement pratique de l’application n’a évidemment rien de discursif, mais il n’est pas non plus de l’ordre d’une aperception. Il est justement ce par quoi l’acte se qualifie éthiquement en son effectivité et cette autodétermination éthique est précisément ce qui fait la spécificité de la raison pratique. Il est étroitement lié cependant au premier moment, qui, lui, met en jeu une intuition. S’il est vrai que celle-ci concerne non seulement la nature de la situation envisagée d’un point de vue descriptif mais aussi son éthicité (au sens indiqué ci-dessus), il faut admettre qu’il y a, dans l’application de la norme, non deux moments successifs, mais deux composantes simultanées qui interfèrent l’une avec l’autre, la composante concernant la pertinence étant déjà codéterminée par l’acte d’assomption et celui-ci tirant son caractère raisonnable de la reconnaissance, par rapport à la situation considérée, de la pertinence d’une norme, dont la validité est supposée préalablement reconnue.
16Pour la science aucune « évidence » n’a par elle-même une validité définitive. Les seuls supports reconnus de validité sont la démonstration et le soutien empirique. Mais la démonstration ne fait que relier la validité de sa conclusion à la validité supposée des prémisses. On peut bien entendu, en enchaînant des démonstrations, remonter vers des prémisses de plus en plus générales, mais il faut bien, à un moment donné, s’arrêter à des prémisses auxquelles on ne pourra reconnaître que le statut d’hypothèses. Et conformément au principe d’empiricité, on ne pourra recourir, pour décider de la validité ou de la non-validité de ces hypothèses, qu’aux informations données par l’investigation empirique. Mais le soutien qu’une proposition empirique peut donner à une hypothèse n’est jamais que relatif. En vertu du principe logique « E falso sequitur quodlibet », si on peut rattacher déductivement une proposition empirique acceptée comme vraie à une hypothèse, cela ne prouve nullement que cette hypothèse soit vraie. Tout au plus pourra-t-on dire, à la manière de Carnap, que cela donne à cette hypothèse un certain « degré de confirmation ». Ou bien, plus prudemment, on se bornera à dire, comme Popper, qu’une hypothèse qui a résisté à une tentative de falsification a, dans cette mesure, reçu un certain « degré de corroboration ». Le seul cas où une épreuve empirique autorise un verdict certain, c’est celui où son résultat est en contradiction avec ce que l’hypothèse permet, par voie déductive, de prédire. En vertu du principe « E vero sequitur verum », l’hypothèse, dans ce cas, ne peut être vraie. Mais si ce verdict est certain, c’est qu’il exprime seulement une contrainte de nature purement logique. Ainsi une hypothèse ne peut avoir d’autre forme de validité que celle, toute relative et provisoire, d’être soutenue, dans une mesure déterminée, par un certain nombre de propositions empiriques. Mais la valeur de ce soutien dépend évidemment du crédit que l’on peut accorder à ces propositions empiriques. Or une proposition scientifique de nature empirique ne peut être reconnue comme valide que relativement au contexte observationnel ou expérimental dans lequel elle a été établie, et donc sous la présupposition de la validité des propositions qui expriment les propriétés des dispositifs mis en œuvre pour créer ce contexte (par exemple des appareils utilisés dans l’expérimentation). Ainsi, par l’intermédiaire des propositions empiriques qui lui donnent leur soutien, une hypothèse dépend en définitive, du point de vue de la validité qui peut lui être reconnue, de tout l’arrière-plan constitué par les connaissances scientifiques considérées à un moment donné comme suffisamment établies. Ce qui signifie que tout est conjectural, sauf ce qui est de nature formelle, à savoir les démonstrations et ce qu’elles permettent de conclure quant aux rapports entre les hypothèses et les faits empiriques. (Il faut remarquer que même une procédure de falsification participe de ce caractère conjectural. La proposition empirique qui falsifie une hypothèse dépend elle-même de tout l’arrière-plan sur lequel reposent les démarches qui ont permis de l’obtenir.) Le statut épistémologique des propositions scientifiques n’a sans doute pas d’impact direct sur l’éthique. Mais le prestige de la science est tel, dans la culture contemporaine, qu’il induit plus ou moins consciemment une attitude intellectuelle qui prend pour modèle du fonctionnement de la raison celui de la raison scientifique. Il en résulte une méfiance a priori pour tout ce qui est de l’ordre de l’intuition, une confiance excessive dans les vertus de l’argumentation, et une tendance à traiter tout problème de légitimation comme un problème de validation, au sens de l’épistémologie scientifique. Cette tendance inspire une méthodologie qui s’efforce de fonder la validité des normes éthiques sur des données empiriques. C’est une telle méthodologie que l’on trouve à l’œuvre dans toutes les formes d’utilitarisme ou de conséquentialisme.
17Cette première remarque concerne le rôle du moment intuitif aussi bien dans l’aperception des principes que dans leur application. Mais le principal effet perturbateur de la pratique scientifique concerne spécifiquement les conditions de l’application. Ce qui est sans doute le moment le plus décisif dans la conduite éthique c’est la reconnaissance de l’éthicité de la situation, c’est-à-dire la perception de cette situation du point de vue du jugement éthique, en tant qu’elle appelle telle ou telle conduite, répondant à l’injonction de telle ou telle norme, reconnue comme exprimant, relativement à la situation, l’appel de la visée éthique. Reconnaître l’éthicité de la situation, c’est la saisir selon sa signification éthique. Mais cette signification elle-même, qui est liée à la singularité de la situation, lui vient du rapport que la conscience jugeante peut y découvrir avec la visée qui l’inspire et la constitue comme conscience éthique. Or cette visée est inscrite dans le mouvement de l’existence en tant que celle-ci est mise en question d’elle-même en totalité par rapport à ce que, constitutivement, elle est appelée à être, en d’autres termes par rapport à son être accompli, ou tout simplement par rapport à son bien. Il n’est donc pas possible de saisir la signification éthique d’une situation sans saisir la signification de cette situation par rapport au mouvement de l’existence, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler sa signification existentielle. Cette signification c’est la contribution qu’apporte la situation à l’effectuation de l’existence, en sa démarche de venue à elle-même, dans l’action. C’est le mode de son inscription dans la dynamique existentielle.
18Or la science, comme on l’a vu, se construit sur la base d’une réduction préalable qui consiste essentiellement à séparer le (soi-disant) noyau objectif du phénomène de sa signification existentielle. A vrai dire cette opération détruit le phénomène en tant que phénomène. La réduction n’est pas la mise en évidence d’une essence, ou d’un invariant, présent dans le phénomène comme cet irréductible en lui qui n’est pas affecté par les conditions de sa phénoménalisation. C’est une opération de construction qui consiste à substituer au phénomène authentique un objet abstraitement défini dont la meilleure forme de représentation est d’ailleurs celle qui est fournie par les objets idéaux de la mathématique. La vision du monde qui est élaborée par la science est entièrement conditionnée par cette procédure et ce qu’elle nous propose n’est qu’une image idéale, qui a peut-être bien une signification épistémique, faite des relations formelles qui en constituent la structure intelligible, ce n’est certainement pas une signification existentielle. Ce n’est que par une démarche interprétative, venant après coup, que le discours qui décrit cette image peut être éventuellement réinscrit dans l’existence et par là se revêtir à proprement parler d’un sens par lequel l’existence peut se sentir concernée. Mais la beauté de l’image est telle qu’elle enchante et séduit, de telle sorte qu’elle est prise pour la réalité et que les données même les plus évidentes de la conscience perceptive sont déconsidérées au profit de la « vision scientifique du monde ». Or si les situations sont appréhendées selon les suggestions de cette vision, donc en tant que dépourvues de signification existentielle, ce ne peut être que par une opération tout à fait artificielle que l’on pourra leur prêter une signification éthique.
19Cette seconde remarque prend toute sa portée lorsqu’on prend en compte non plus le discours scientifique mais sa transposition dans l’univers des artefacts. Le fonctionnement de cet univers, qui a quelque chose de merveilleux, est la meilleure garantie que le discours scientifique peur donner, en définitive, de sa validité épistémique. Mais ce qu’on y trouve c’est en somme la projection dans la matérialité des appareils de l’image du monde construite par la science. Et cette projection a le même caractère abstrait que l’image qui l’inspire. Or c’est dans le fonctionnement de cet univers qu’apparaissent des situations inédites, à propos desquelles l’action est rendue perplexe sur ce qu’il lui appartient de faire (ou de ne pas faire). Dans ces situations la conscience éthique est affectée par l’incertitude parce qu’elle n’est plus dans les conditions normales d’applicabilité des normes : l’évidence qui conditionne l’application est en défaut. S’il en est ainsi c’est parce que ces situations « artificielles » comme telles sont dépourvues de signification existentielle.
20Mais l’action, elle, est nécessairement existentielle ; toute action est une péripétie dans le procès en et par lequel l’existence se met en jeu et décide de la qualité de son être. Il lui faut donc lever cette indétermination. Deux stratégies se présentent à elle : celle du décisionnisme et celle de la réinterprétation. Si la situation est de nature telle qu’elle ne peut faire clairement appel par elle-même à la norme qui doit s’y appliquer, il revient à l’action de suppléer par sa propre initiative à cette carence. Elle peut le faire en remplaçant l’impérativité d’une norme clairement reconnue par une décision, qui met fin à l’incertitude en posant une norme inspirée seulement par le souci tutioriste d’éviter autant que possible ce qui pourrait être en deçà des exigences de l’authenticité éthique, mais sans avoir la certitude ni que cette norme est effectivement adéquate à l’intention qui inspire la décision ni qu’elle n’interprète pas de façon excessive les exigences de l’authenticité éthique. Mais la décision n’est efficace que dans la mesure où elle a de quoi s’imposer à l’action comme effectivement normante. Et comme elle n’est pas fondée sur une intuition, qui en ferait reconnaître immédiatement la force normative, il faut qu’elle soit assumée par une instance sociale qui ait l’autorité nécessaire pour la faire admettre comme norme. Il pourra se faire que l’ensemble du corps social soit en mesure de reconnaître que, par rapport à la situation donnée, la décision prise représente le parti le plus raisonnable. Dans ce cas l’autorité de l’instance de décision se fait valoir sur la base d’une motivation partageable. Mais rien ne garantit qu’un tel accord puisse se réaliser ni qu’il puisse être durable. S’il n’en est pas ainsi, la décision ne peut être efficace que si elle est acceptée non sur la base de raisons partageables mais sur la seule base de la légitimité reconnue à l’instance qui l’assume. Dans ce cas, la décision peut bien être préparée par des « experts », mais c’est l’autorité de l’instance qui assume les conclusions des experts éventuels qui lui donne sa qualité normative. Cette autorité peut être de nature purement morale, voire charismatique. Elle peut être aussi de caractère politique. Mais à partir du moment où une norme ne tient plus sa validité que d’une décision assumée par une autorité, quelle que soit la légitimité qui peut être reconnue à celle-ci, on n’est plus vraiment dans la sphère éthique, et cela même dans le cas où la décision apparaît à tous comme raisonnable. Le décisionnisme relève sans doute encore de la raison pratique, mais la figure de la raison pratique à laquelle on a affaire n’est plus celle de la conscience éthique comme telle, inspirée par la visée de « la vie bonne », mais celle d’une sagesse de compromis, qui s’arrange comme elle peut avec la situation en remplaçant l’intuition éthique défaillante par une procédure qui permet à l’action de se déterminer tout en lui donnant un minimum de justification. A vrai dire, on ne peut refuser à une telle sagesse toute qualification éthique. Car le souci qui l’inspire est tout de même de se rapprocher autant que possible, à tout le moins conjecturalement, dans un contexte où les évidences ne jouent plus, de ce que pourrait être la requête de l’authenticité éthique. Il n’empêche que la décision n’est qu’un pis-aller et que dans le cas extrême où elle n’a même pas de quoi se présenter comme un parti raisonnable, dans la cas de la décision pure, il n’y a plus comme démarche de la raison pratique que cette stratégie minimale qui consiste, en l’absence de toute raison convaincante, à s’en remettre au pur vouloir en vue de préserver l’action de ce qui pourrait être l’incohérence intégrale.
21Mais une autre stratégie est possible : c’est celle de la réinterprétation. Il n’est pas possible de reconnaître une signification éthique à une situation dépourvue de signification existentielle. Mais il est possible de transformer une telle situation en une situation existentiellement signifiante, porteuse, en raison même de sa signification existentielle, d’une signification éthique reconnaissable, qui puisse être assumée dans une authentique prise de position éthique. Cette transformation est une seconde lecture de la situation, qui fait voir dans sa facticité ce qui, en elle, affecte l’existence en ses possibilités les plus essentielles. Au point de départ, l’action se trouve, par hypothèse, dans un complexe situationnel de caractère artificiel (au sens exposé plus haut) et elle le saisit selon le sens qu’il possède en raison de son appartenance à l’univers des artefacts. Ce sens est présenté de façon explicite dans la description que l’on peut donner de ce complexe dans le langage qui est approprié pour parler de cet univers, c’est-à-dire dans un langage dont la sémantique est en définitive celle du discours scientifique, renvoyant par conséquent à la réduction qui est à la base de ce discours. Sans doute, pour qu’il y ait à proprement parler « situation », faut-il que l’être humain soit concerné d’une manière ou d’une autre. Le fonctionnement d’un réacteur nucléaire, considéré en lui-même, est simplement un processus physique, qui, une fois déclenché, pourrait se poursuivre même en l’absence de toute intervention humaine. Il ne devient l’élément déterminant d’une situation qu’à partir du moment où il est considéré dans sa relation avec des êtres humains, par exemple du point de vue de l’insécurité qu’il engendre. Mais le seul fait de tenir compte d’une telle relation ne suffit pas à donner à un complexe situationnel un sens existentiel. Ce qui advient à l’être humain peut en effet être décrit dans le même type de langage que celui dans lequel on peut décrire un processus physique : la réduction scientifique peut s’appliquer aussi au fait humain. La lecture seconde, qui doit donner accès au sens existentiel, ne peut donc se borner à envisager, de manière « objective », le rapport entre les artefacts et les existants humains, par exemple en termes d’« utilité », ou en termes d’« avantages comparatifs ». Elle ne peut non plus faire appel aux commentaires imagés qui sont donnés du discours scientifique et dont les auteurs mettent eux-mêmes leurs auditeurs en garde contre la caractère trompeur des images utilisées. Il s’agit de saisir le retentissement dans le mouvement de l’existence, envisagé en toute son ampleur et pas seulement dans le moment passager d’une péripétie singulière, du complexe situationnel qui est l’objet de la lecture.
22Or c’est bien ce complexe, selon son sens premier, celui de la première description, qui affecte l’existence, et il l’affecte selon les propriétés que cette description fait voir. La lecture seconde ne peut donc être simplement la superposition à la première d’un « moment existentiel » qui serait comme l’accompagnement émotionnel d’une péripétie objective. Elle doit faire apparaître le sens existentiel à partir du sens objectif, en effectuant en quelque sorte à l’envers l’opération de la réduction. Mais celle-ci a eu lieu, elle ne peut être défaite. Il ne peut être question de revenir en arrière, avant la réduction, et d’interpréter le monde présent dans les termes d’un univers prégaliléen. Il s’agit au contraire d’assumer entièrement la réduction et ses effets, mais en la restituant à ses conditions de possibilité, en l’inscrivant par conséquent dans une perspective plus vaste, en retrouvant l’originaire à partir duquel elle a été produite. Or cet originaire c’est le mouvement de l’existence, ou, selon l’expression utilisée par la phénoménologie, le « monde de la vie ».
23La lecture seconde, qui se donne pour tâche de dégager la signification des situations « artificielles » du point de vue du « monde de la vie » n’est pas une description, c’est une interprétation. Et l’interprétation est en partie œuvre d’imagination, car elle va au-delà de ce qui est effectivement donné, vers les virtualités que le donné enveloppe. La signification de la situation pour l’existence est faite de ce qui, en elle, concerne les possibilités de l’existence, et même ses possibilités les plus propres, celles qui sont de nature à l’affecter en son être même, en tant qu’il est encore à faire, autrement dit en sa destinée. C’est bien parce que cette signification contribue à déterminer le contenu de la question que l’existence est pour elle-même, en son action, qu’elle est ce par quoi la situation peut se charger d’une signification éthique.
24C’est toujours dans le concret d’une vie que l’existence est affectée ; l’interprétation, en tant qu’ouverture vers l’éthique, est dès lors, en sa portée concrète, nécessairement singulière. Mais il est possible d’éclairer la démarche dont chaque conscience a la charge, par rapport aux situations auxquelles elle est confrontée, par un travail de réflexion, opérant sur des types de situation, de façon analogue à ce qu’a toujours fait la spéculation philosophique à propos des normes morales. Mais avant d’en arriver à dégager des indications à valeur normative, la réflexion doit se faire herméneutique. Dans un contexte culturel où le sens des situations ne relève plus des évidences propres à l’intuition éthique, il faut la médiation d’une interprétation pour retrouver, dans les situations, ce par quoi elles sont signifiantes pour le souci éthique. Mais cette médiation représente une tâche immense. La phénoménologie herméneutique en a établi les bases, par sa réflexion sur la temporalité, sur la corporéité, sur le langage, sur la liberté, sur le pour-autrui, sur la raison pratique. C’est sans doute à partir de la compréhension qu’elle nous a donnée du « monde de la vie » que l’on peut envisager maintenant une herméneutique de l’artificiel, s’ajustant à la variété des types inédits de situation que les pratiques contemporaines ne cessent de produire. Et c’est sans doute, du reste, dans cette perspective que s’inscrivent en fait les « éthiques » spécialisées qui tentent de réassumer, face à la déstabilisation de l’éthique, la tâche de la raison pratique.
Auteur
Professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, La déstabilisation de l’éthique.
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