Jacques Dabin, l’enseignement de l’éthique et l’éthique de l’enseignement
p. 31-37
Texte intégral
1Personne ne contestera le fait que la connaissance occupe une place privilégiée au sein de l’Université, que ce soit pour en assurer le développement et la transmission, ou pour en déterminer les conditions de possibilité, les limites théoriques et les enjeux pratiques.
2Il est non moins certain, cependant, — et cet ouvrage, de même que le colloque dont il est issu nous donnent l’occasion de le rappeler — que la reconnaissance fait également partie intégrante de la vie d’une institution universitaire, institution qui, comme toute organisation appelée à structurer les relations humaines, appartient incontestablement à ce que Jean-Marc Ferry a précisément appellé les « ordres de la reconnaissance »1. Sans donner à ce terme sa portée spécifiquement philosophique, j’en retiendrai trois sens essentiels que lui donne le langage courant.
3Reconnnaître quelque chose ou quelqu’un, c’est d’abord l’identifier à l’aide de certains caractères distinctifs. Si cet exercice fait sans doute partie du travail quotidien de l’universitaire dans l’approche des phénomènes qu’il étudie, on admettra aisément qu’il est à la fois plus rarement pratiqué et plus périlleux lorsqu’il s’agit de l’appliquer à un collègue, et pas n’importe lequel, que l’on connaît et avec qui on a eu la chance de travailler depuis vingt-cinq ans. Et pourtant, tout le monde admettra que Jacques Dabin est reconnaissable. Envoyé ici comme un éclaireur, « en reconnaissance », je ne ferai qu’explorer quelques traits de caractère qui, je l’espère, ne trahiront pas sa personnalité profonde. Chaleureux, sans être habituellement expansif, Jacques Dabin peut néanmoins, sur certains sujets qu’il affectionne particulièrement, se manifester à cœur ouvert dans des propos aussi passionnants qu’intarissables. Sous des apparences souvent débonnaires, se révèle un esprit à la fois clairvoyant, rigoureux et même scrupuleux, qui, sans jamais céder à l’opportunisme, n’en maîtrise pas moins toutes les vertus de la stratégie. Rassurant comme un paratonnerre au milieu des orages les plus menaçants, ou, si l’on préfère, comme un bon père de famille à la fois attentif et attentionné, il trouve toujours, au bon moment, une solution aux problèmes les plus délicats. Casanier, il n’en est pas moins d’une disponibilité exceptionnelle et il n’hésite pas à prendre son bâton de pèlerin lorsque l’intérêt supérieur des Facultés l’exige. Enfin, bibliomane, sans être réellement bibliophile, il incarne parfaitement, par l’étendue de sa culture, l’honnête homme de la fin du XXe siècle.
4Reconnaître quelqu’un, c’est cependant aussi admettre comme réelles certaines de ses qualités, particulièrement lorsque celles-ci pourraient être contestées ou méconnues. Je préciserai immédiatement que, dans le cas de Jacques Dabin, une telle contestation ne saurait venir que de lui-même et se fonder sur sa propre modestie. Quant à la méconnaissance, elle ne pourrait s’expliquer que par la discrétion de l’intéressé ou par un vieillissement prématuré de notre mémoire collective.
5Pour me rapprocher du thème de cet ouvrage, je me contenterai de proposer à notre reconnaissance plusieurs qualités de Jacques Dabin qui ont trait, d’une part, à l’enseignement de l’éthique et, d’autre part, à l’éthique de l’enseignement.
6Bien qu’il ait été également chargé pendant quelques années d’un cours de fondements du droit, il n’est pas inutile de rappeler que l’essentiel des enseignements que Jacques Dabin assura depuis 1968, aussi bien aux Facultés universitaires Saint-Louis qu’à l’Université catholique de Louvain, ont porté sur la philosophie morale et le droit naturel. Même si je n’ai pas eu le privilège de bénéficier de ses enseignements, les échos que j’en ai eus, ainsi que la lecture indiscrète de notes de cours, me permettent de me faire une certaine idée, aussi imparfaite soit-elle, de la conception personnelle qu’il se faisait de l’enseignement de ces disciplines.
7Sur le plan de la forme, tout d’abord, Jacques Dabin n’a jamais cessé d’imaginer des procédés pédagogiques susceptibles de susciter une réflexion personnelle et critique de la part des étudiants, refusant, à propos d’un enjeu aussi fondamental que le sens de l’existence humaine, la simple transmission d’un savoir constitué d’avance. Ce refus se traduisait, en dehors des cours, par la multiplication de contacts directs avec les étudiants, à l’occasion desquels se trouvaient abordées et discutées les questions existentielles les plus diverses. Passionné par ce qu’il appelait parfois lui-même la « géographie affective des Facultés », Jacques Dabin n’est pas loin d’avoir fondé, avant la lettre, l’équivalent en morale du « cercle des poètes disparus ». Ce refus d’un enseignement purement magistral se traduisait également par l’incitation des étudiants à remplacer l’assimilation du cours par la présentation d’un ouvrage de substitution ou d’un travail de réflexion sur un sujet éthique particulier. Enfin, ce même objectif l’a amené, ce qui n’est pas chose courante, à faire réduire le volume horaire initial de ses enseignements magistraux et à leur substituer partiellement des cours à option de Questions spéciales d’éthique, ainsi que de Questions spéciales de morale et de droit naturel, assurés sous forme de séminaire.
8Quant au contenu de ses enseignements, je me contenterai de relever trois points qui relèvent de la conception générale qu’il s’en faisait personnellement.
9Le premier consiste dans le fait qu’il ait toujours refusé de consacrer la séparation traditionnelle et, à ses yeux, artificielle, de la morale et du droit naturel, prenant ainsi clairement distance par rapport aux positions adoptées généralement par les défenseurs de l’idée de droit naturel, sans adopter pour autant les thèses émises par ses détracteurs.
10Le deuxième concerne la conception même de la démarche philosophique en matière morale et consiste dans le fait qu’il ait résolument substitué l’expression de « philosophie morale » à celle de « morale philosophique », couramment utilisée avant lui, afin de traduire clairement l’idée que son enseignement entendait développer une réflexion critique de nature philosophique sur l’ordre moral, ainsi que sur ses concepts et principes fondamentaux, et non élaborer un système de principes moraux concrets à partir d’une certaine conception philosophique de l’homme et du monde. En ce sens, et pour reprendre la distinction terminologique proposée par certains2, on peut dire que sa réflexion était sans doute davantage de nature éthique que morale.
11Le troisième point, enfin, a trait à l’ouverture remarquable dont Jacques Dabin a témoigné à l’égard de la philosophie morale anglo-saxonne, à une époque où, à de rares exceptions près, telles que Paul Ricœur ou Jean Ladrière, la pensée francophone lui était particulièrement hermétique.
12Plusieurs générations d’étudiants eurent ainsi l’occasion, rare pour l’époque, de réfléchir à frais nouveaux sur les concepts de responsabilité, de justice, de motivation et d’intention, ainsi que sur la spécificité du langage moral, à partir de textes de Hudson, Hart, Melden, Austin, Searle, Ayer, Hare ou Rawls. Je n’hésite d’ailleurs pas à reconnaître ma propre dette intellectuelle à l’égard de Jacques Dabin dans la découverte d’un auteur comme Hart dans la dimension, non seulement éthique, mais encore juridique de sa pensée.
13Ce qui méritait ainsi d’être reconnu à propos de son enseignement de l’éthique, doit également l’être à propos de son éthique de l’enseignement. Il n’est pas excessif, en effet, d’affirmer que tant son propre enseignement que la conception de l’institution universitaire qu’il a eu l’occasion de mettre en œuvre dès son engagement aux Facultés, et davantage encore pendant ses vingt ans de rectorat, ont été sous-tendus en permanence par une visée profondément éthique qui n’est sans doute pas très éloignée de ce que Ricœur a appelé « la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes »3.
14Une telle visée suppose d’abord que l’on traite chaque individu — qu’il soit étudiant ou membre du personnel de l’institution — comme un sujet éthique, c’est-à-dire un être capable d’initiative, de décision et de responsabilité. Cette attitude, Jacques Dabin l’a toujours adoptée à travers son enseignement, non seulement en stimulant au maximum la réflexion personnelle de chaque étudiant, mais encore en se fixant comme objectif de l’aider à acquérir les éléments de formation indispensables à une véritable décision morale qui, selon ses propres termes, « se situe à une distance infinie aussi bien du subjectivisme (c’est-à-dire d’un infantilisme spontané) que de l’objectivisme (c’est-à-dire d’un infantilisme imposé) »4.
15Il a d’ailleurs toujours souligné qu’un tel objectif n’est pas seulement celui du cours de philosophie morale, mais celui de l’Université tout entière qui, je le cite encore, « a — ou devrait avoir — vis-à-vis de ses étudiants, comme mission fondamentale, outre la préparation aux performances professionnelles et à la vie scientifique, celle d’assurer, à son niveau supérieur, ce qu’on aurait pu appeler jadis ‘l’éducation humaniste’, c’est-à-dire, traduit en langage d’aujourd’hui, la formation de l’homme, à partir des interrogations les plus essentielles, telles qu’elles se révèlent en particulier dans les grandes œuvres de la culture et de la pensée »5.
16Cette attitude a aussi sous-tendu de manière constante les réformes de structure qu’il a largement contribué à mettre sur pied aux Facultés au lendemain de 1968, et auxquelles il a dû ensuite donner vie tout au long de son rectorat. Le caractère fondamentalement participatif de ces structures, dont il s’est toujours efforcé de préserver l’esprit, malgré les dangers évidents d’essouflement qui le guette, ne traduit-il pas clairement, en effet, la volonté de traiter tous les représentants de la communauté universitaire, étudiants compris, comme des sujets éthiques à part entière ?
17Cette attitude, enfin, n’est pas étrangère à la philosophie sous-jacente au projet de décret relatif aux études universitaires et aux grades académiques, à l’élaboration duquel Jacques Dabin fut largement associé comme président de la commission créée à cette fin, par le Conseil des recteurs francophones. L’autonomie accrue que ce projet reconnaît à chaque institution universitaire, dans les limites de son habilitation, ne traduit-elle pas, en effet, clairement un pari essentiel sur la capacité des autorités universitaires à définir leurs différents cursus de manière fondamentalement responsable ?
18La visée éthique que j’évoque ici comporte également une dimension essentiellement dialogale et interpersonnelle, et cela en accord total avec ce que Jacques Dabin considérait lui-même dans son enseignement comme l’idéal moral suprême, à savoir « travailler à la réalisation d’une communauté dans laquelle les hommes sont tous davantage eux-mêmes comme personnes en relation de réciprocité »6. Homme de dialogue, constamment disponible, rompu à la consultation et à la concertation, soucieux de la convivialité jusque dans les détails les plus matériels de la vie quotidienne, il aura incontestablement travaillé, dans toute la mesure de ses moyens, à la réalisation d’une telle communauté.
19Enfin, on ne saurait négliger l’importance d’un dernier aspect de cette visée éthique, à savoir contribuer à vivre dans une institution juste. Cette valeur de justice, qui a toujours été au centre de ses réflexions à la fois comme philosophe et comme juriste ne l’a évidemment pas laissé indifférent comme recteur. Succédant à Mgr Van Camp, dont la conception des fonctions correspondait encore largement à un pouvoir de type charismatique, selon les catégories weberiennes, il est certain qu’une des grandes révolutions dabiniennes a consisté dans l’institutionnalisation progressive du pouvoir, à tous ses niveaux. Ce qui, à l’origine, a pu être interprété par certains comme une déformation de juriste, voire une volonté d’interventionnisme réglementaire dans les différents domaines de l’activité universitaire, apparaît clairement avec le recul, me semble-t-il, comme la volonté de réduire l’arbitraire et les inégalités injustifiées dans le fonctionnement de l’institution, c’est-à-dire de répondre à une exigence fondamentale de justice distributive.
20J’en viens maintenant à la troisième forme de reconnaissance, celle de la gratitude, qui, tout en n’étant pas étrangère aux précédentes, concerne plus directement le présent hommage.
21Tout groupe social possède ses rites d’initiation et ses rites de passage. La communauté universitaire n’y fait pas exception et l’on sait qu’un des rites les plus cruels qu’elle ait inventé consiste à imposer à celui qui va la quitter l’une ou l’autre journée d’études susceptible de nourrir ses réflexions pendant un certain nombre d’années. Comme nous voulions que ces années soient nombreuses et bien occupées, nous avons, il est vrai, donné à cette épreuve une certaine ampleur. Après tout, on peut estimer que Jacques Dabin a récolté ce qu’il a semé, et il n’est pas étonnant, dès lors, que la moisson soit abondante.
22Cependant, l’idée même que la reconnaissance des Facultés puisse prendre la forme d’un hommage tel que l’organisation d’un colloque et la publication d’un ouvrage collectif a, il faut bien l’admettre, suscité à l’origine quelque réticence de la part de son destinataire. Seule la promesse de lui donner le caractère le moins formel possible et de le centrer, non sur sa personne, mais sur un contenu aussi mobilisateur que possible pour les différentes composantes des Facultés a fini par avoir raison de sa résistance. J’espère que nous n’aurons pas été trop infidèles à cet engagement.
23Le thème général de nos travaux ne pouvait être que très englobant, pour répondre à notre objectif, tout en correspondant à une problématique fondamentale à laquelle Jacques Dabin lui-même accordait un intérêt majeur. Le titre « Variations sur l’éthique » qui a été finalement adopté, aux connotations plus musicales qu’académiques, n’avait, au départ, pas d’autre prétention que celle d’identifier cette problématique générale et de suggérer la diversité des approches complémentaires dont elle ferait l’objet.
24Préparé par un groupe de travail au sein duquel étaient représentées chacune des trois Facultés, ainsi que leurs différentes sections ou orientations respectives, le colloque, organisé aux Facultés du 20 au 22 avril 1994, a comporté cinq demi-journées qui ont reflété très largement cette composition. Etant donné, cependant, l’impossibilité de faire figurer dans ce programme tous les collègues désireux de se joindre à cet hommage académique, il a été convenu que le présent ouvrage collectif permettrait de joindre leurs contributions écrites à celles qui ont été présentées et discutées au cours du colloque lui-même.
25L’achèvement de ces travaux ne clôture évidemment pas les questions qui y ont été abordées. Chacun des participants est venu, comme à un dîner d’anniversaire, avec un cadeau qu’il s’est efforcé de rendre le plus personnel possible. Le meilleur universitaire ne peut cependant donner que ce qu’il a, à savoir des mots avec lesquels il essaie de faire des choses, pour paraphraser le propos d’Austin. Si l’on préfère, il vient avec des connaissances — qui sont d’ailleurs souvent l’aveu d’une ignorance —, qu’il tente de partager en signe de reconnaissance. Comme on l’a rappelé récemment, « denken ist danken »7.
26Les mots qui sont offerts ici sont chargés de multiples connotations musicales, à l’instar du titre de cet ouvrage qui les regroupe : les variations, les tons, les harmoniques, les vibrations, les résonances, sont invoqués tour à tour pour évoquer la dimension éthique des propos et on a le sentiment que la pesanteur parfois contraignante des impératifs moraux cède progressivement la place à la légèreté — « l’insoutenable légèreté », peut-être — du questionnement éthique.
27Pour rester dans le même registre métaphorique, tout le monde est convaincu que ce concert, où ne se fait entendre aucune note dissonante, malgré les œuvres très différentes qui y sont interprétées, n’a été possible que parce qu’un chef d’orchestre a patiemment contribué à choisir ses musiciens et, sans leur imposer la lecture d’une partition unique, s’est contenté de donner un ton, dont Henri Declève, tel un premier violon, traduit admirablement les harmoniques, dès les premiers accords.
28Ce ton que Jacques Dabin nous a donné, nous mettrons tout en œuvre pour le garder et le transmettre, afin de pouvoir l’accueillir encore longtemps à d’autres concerts, peut-être moins rituels que celui-ci.
Notes de bas de page
1 J.-M. FERRY, Les puissances de l’expérience. Essai sur l’identité contemporaine, t. II, Les ordres de la reconnaissance, Paris, 1991.
2 Cf. notamment E. WEIL, Morale, in Encyclopaedia universalis, vol. 15, Paris, 1989, p. 743.
3 P. RICŒUR, Ethique et morale, in ID., Lectures 1, Autour du politique, Paris, 1991, p. 257.
4 J. DABIN, Cours de philosophie morale, s.l., 1970-1971, p. 76.
5 ID., Allocution, in Facultés universitaires Saint-Louis. CXXVe anniversaire. 1838-1983. Séance académique du 17 octobre 1983, Bruxelles, 1984, p. 5.
6 ID., Cours de philosophie morale, op. cit., p. 150.
7 A. GESCHE, Denken ist danken, in Louvain, no°46, février-mars 1994, p. 30-31.
Auteur
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