Introduction
p. 7-30
Texte intégral
1Au moment de l’accession à l’éméritat de leur Recteur, Jacques Dabin, les Facultés universitaires Saint-Louis ont voulu lui rendre hommage et lui témoigner leur reconnaissance, nous dit M. van de Kerchove dans son introduction, de la manière la plus conforme à sa personnalité. Le choix s’est porté sur un travail mené par des professeurs des trois Facultés de Saint-Louis, sur le thème de l’éthique, thème fondamental dans la pensée de Jacques Dabin, qui a été lui-même titulaire de la chaire de philosophie morale, comme le rappellera Gaston Braive.
2G. Braive retrace d’abord les enseignements de ses prédécesseurs et évoque à partir de souvenirs d’étudiants et de notes de cours leurs personnalités diverses et leurs approches différentes de la « Morale » (scolastique, inductive, psychologique, littéraire...). Cette énonciation suggestive montre une indépendance de pensée présente, discrètement, dès la fondation du cours de morale en 1858 a la demande de Pie IX et le souci permanent de ses professeurs de répondre aux questions que le temps posait. G. Braive marque, pour terminer, l’originalité du cours de Jacques Dabin qui insiste sur une morale sociétaire et fusionne en un seul cours le cours de Droit naturel et de Philosophie morale.
3M. van de Kerchove souligne le caractère — éthique lui aussi — qui a marqué le rectorat de Jacques Dabin : le respect de l’autre. Reconnaissance et confiance qui ont permis à chacun des enseignants des Facultés de suivre sa voie et qui a conduit, naturellement, à ce volume, comme au colloque qui l’a précédé. Le titre de Variations sur l’Éthique fait suite dans la collection des Facultés à deux autres1, parus eux aussi pour rendre hommage aux grandes figures qui les ont faites ce qu’elles sont, Monseigneur Van Camp et l’abbé Coppieters de Gibson et est composé de trois sections correspondant aux trois Facultés de Saint-Louis. Ces travaux sont précédés par l’article de Jean Ladrière qui pose d’entrée de jeu la question à laquelle les travaux de ce volume tenteront de répondre : celle de la difficulté de faire aujourd’hui des choix éthiques. Les situations actuelles sont les produits de la rationalité scientifique qui réduit l’objet qu’elle étudie et nous confronte à des situations inédites auxquelles les normes éthiques ne peuvent répondre. La science n’est pas antiéthique. Elle a même une éthique qui est celle de la poursuite de la vérité mais la vérité à laquelle elle mène est de nature descriptive et non normative et la réduction qu’elle impose par sa démarche même a l’objet donne à celui-ci un caractère de plus en plus artificiel. Et pourtant le prestige de la science la donne comme modèle de la rationalité ! Où trouver dès lors leur pertinence aux normes — indispensables à la vie sociale ? La réponse habituelle est l’appel à des experts ou une autorité dotée de « sagesse pratique ». Celle de J. Ladrière est plus ambitieuse. Il tente de trouver par une méthode interprétative le mouvement de la raison qui a produit les situations artificielles. Ce mouvement est semblable dans la raison théorique et dans la raison pratique. Toutes deux sont fondées sur une intuition première, celle d’un monde donné et à faire, d’un devenir possible, malgré leur différence dans le traitement descriptif ou normatif de l’objet : la raison est universelle et historique. La tâche éthique immense qui s’impose aujourd’hui à la pensée est un travail herméneutique qui déchiffre dans les productions de la science, le « réel » d’où elles viennent, le mouvement existentiel qui leur a donné d’être en devenir dans un monde sensé. La lecture de cet article sur la raison, cause de la déstabilisation de l’éthique et possibilité de son redressement, nous fait comprendre, une fois de plus, pourquoi Jean Ladrière est l’auteur auquel il est fait le plus souvent référence dans ce volume.
I. Philosophie et lettres
4Henri Declève ouvre de manière remarquable, en philosophe et en artiste non seulement la section de philosophie et lettres mais tout le volume en prenant pour thème son titre. Il le commente à partir de trois auteurs, Kant, Fichte et Derrida, qui citent le « ton » dans le titre d’un de leurs ouvrages traitant de l’éthique et y voient l’effort d’unir rigoureusement le vrai et le bien. Mais que veut dire un ton si ce n’est cet espace vide qui permet les variations et dont la musique peut être le modèle. L’éthique est ce ton fondamental qui laisse entendre, dans toutes les disciplines, les possibilités pour l’homme d’accords et de désaccords. Elle est espace vide mais attendant d’être rempli... espérance.
5Prenant en compte la pluralité actuelle de l’éthique, non pas tant en fonction de « valeurs » historiques ou personnelles qu’au niveau des structures transcendantales de la vie bonne, Guillaume de Stexhe tente d’articuler à ce niveau — après l’avoir soigneusement précisé — trois « polarités » dont la complémentarité, dit-il, est essentielle et qu’il appelle : l’habitat, la crise, la cité. Ces trois polarités constituent l’existence dans sa dimension éthique comme tâche en vue d’un bien, car ce « bien » ne peut jamais être appréhendé, il est visé et cette visée est constitutive de tout agir humain. L’exigence éthique demande une pratique inventive, que ce soit vis-à-vis de soi, du monde ou face à l’autre dans une attitude de respect qui demande des institutions qui instaurent un monde commun selon la justice. Cette instauration n’est jamais effectuée, elle est toujours à faire par l’intervention libre de chaque citoyen. Aucune des trois instances n’est première. Entre l’institution de la cité, l’accueil du monde, la responsabilité de soi, il y a un va-et-vient en tension, un tragique indépassable car constitutif d’une « vie bonne », selon l’expression de P. Ricoeur auquel cet article fait référence.
6Lambros Couloubaritsis insiste lui aussi sur l’importance d’une normativité qui convienne à la complexité du réel. À cet effet, il distingue la morale comme recherche des principes ultimes de l’action de l’éthique qui tente de discerner dans la réalité contingente ce qui est praticable et en établit les règles. Dans cette voie, plus aristotélicienne que kantienne, c’est la réalité contingente qui est le passage obligé pour penser les principes. Les nôtres sont ceux de la démocratie mais l’exigence grecque qui la définissait par l’égalité de parole et de traitement ne suffit plus. Il faut trouver de nouvelles règles qui tiennent compte des aspirations actuelles des citoyens : l’équité et l’autonomie du politique. À cet effet il faut éviter, à la suite d’Aristote, de confondre la parole et le pouvoir. Autrement dit, de confondre le discours techno-économique et la délibération éthique. C’est en se soumettant à un pouvoir politique autonome que la techno-science peut servir la démocratie et ce pouvoir ne peut agir démocratiquement que par la délibération qui s’oppose à l’opinion arrêtée, donne à chacun le même droit à la parole. Mais, ajoute L. Couloubaritsis, pour que ce droit soit fonctionnel, pour que chacun puisse « dire » dans un monde où règne la différence, il faut que la parole soit « redressée » par un jugement compréhensif. L’universalité propre à l’éthique trouve ici et ici seulement une universalité pragmatique qui tienne compte des situations. Elle ne tente pas, comme Habermas le voudrait, d’établir les contenus d’une morale universelle mais d’accorder par redressement de la norme, cette fois, le principe d’égalité à la réalité. Le redressement suppose justice et solidarité, il tient compte de la vulnérabilité des hommes. Sans lui (sans pardon), il n’y a pas d’équité.
7C’est cette équité que recherche aussi Raphaël Célis. L’humanité est entrée en crise lorsqu’elle a perdu le sens d’un vivre en commun, animé par la confiance réciproque, le désir d’améliorer ensemble les conditions d’une vie laborieuse, comme les « ancêtres » l’ont fait et mieux qu’eux. Elle l’a perdu parce que la croyance dans la vertu politique des hommes, le souhait d’un projet historique commun a été remplacé par la foi dans une science qui découvre les lois d’évolution de la nature comme de l’histoire. Partant de cette constatation de Husserl, R. Célis en analyse avec Habermas et surtout Hannah Arendt les effets néfastes. Notre économie planétaire, source proclamée de mieux-être pour tous par le travail « efficace » est, elle aussi, une construction pseudo-scientifique qui non seulement dévalorise mais rend impossible les relations d’échange confiant des hommes entre eux. La distinction entre la société civile et l’État, l’appartenance à une communauté, l’idéologie néo-libérale est gouvernée par les mêmes présupposés « naturalistes » que ceux qui gouvernaient l’Allemagne nazie ou la Russie soviétique. La différence étant dans le caractère diffus, sournois du phénomène totalitaire actuel qui s’en prend, sans proclamer aucune conviction, de par son exercice même, aux fondements du sens commun, a la responsabilité de chacun dans un monde à faire avec les autres. La première tâche est de rendre à chacun de nous sa fierté, la conviction que l’homme qu’il est dépasse « en grandeur et en importance », comme le dit Hannah Arendt, tout ce qu’il peut faire ou produire.
8Marc Maesschalck consacre une étude au besoin de modifier les pratiques sociales et confronte les critiques faites par Habermas à Castoriadis, celles adressées par Castoriadis à Habermas et montre les limites de ces deux pensées de la « praxis ». Habermas prétend que Castoriadis est resté prisonnier de la tradition de la philosophie de la subjectivité, que ce soit celle de Fichte et de l’auto-création du Monde par le Moi ou celle de Heidegger qui renverse leurs rapports ou même celle de la psychanalyse et de la puissance dont elle dote le sujet dans son imaginaire tant social que privé. La théorie de la praxis de Castoriadis serait tributaire de ce paradigme qui ne lui permet de penser le changement social qu’en termes d’institution de l’autonomie pour chacun, et grâce à une force originaire, elle-même hors d’atteinte. Seule une théorie de l’agir communicationnel permet, selon Habermas, de comprendre la praxis comme interaction médiatisée par le langage : il faut changer de paradigme. Ce qu’Habermas n’interroge pas et qui fait l’originalité de la pensée de Castoriadis est le rôle créateur de l’« imaginaire » dans l’élaboration de la praxis. Imaginaire qui puise dans l’indétermination première (le « magma » dit Castoriadis) de la réalité sociale — la force d’invention de nouvelles formes de vie en commun. Formes qui doivent rester contingentes, permettre leur propre remise en question, comme l’autorise le régime démocratique.
9De son côté Castoriadis réduit l’intercompréhension et le consensus qui structurent l’agir en commun selon Habermas à une entente rationnelle entre personnes privées et néglige l’effort normatif d’Habermas, son insistance sur les praxis intramondaines qui ne sont pas uniquement rationnelles et qui posent des questions de validité.
10Après avoir rendu justice à l’un et à l’autre, M. Maesschalck remarque que les interactions concrètes posent la question du sens et ne permettent pas de le contourner comme le voudrait Habermas par l’apprentissage du consensus : la responsabilité sociale ne s’y réduit pas, pas plus qu’elle ne se réduit à l’autonomie du sujet.
11Wittgenstein comparait la pensée au regard, dit Alain Strowel. Un regard « soutenu » est difficile comme la pensée. Il rend visible ce qui est étalé sous nos yeux en diffractant l’objet par une multitude de points de vue. Quel regard Wittgenstein jette-t-il sur l’éthique ? Elle n’est pas un savoir, dit-il, elle est ce qui fait parler et agir : le lieu de leur co-appartenance. Cette coappartenance, il la décrira non sur le mode de la variation mais de la spirale, des reprises obsessionnelles d’un même thème. Ces reprises sont exigées par la vie qui est interrogation éthique. Aucune parole, aucun acte ne sont indifférents, dit-il, alors même que l’on ne sait pas quel en est le but. L’éthique est la reconnaissance de ses limites, l’invitation à les dépasser, à les déplacer. Comme le voulait l’exigence éthique de Wittgenstein, sa vie a été conforme à sa pensée...
12« Si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion anéantirait tous les livres du monde ». C’est ce livre — impossible — qu’il a tenté d’écrire-vivre, cette place vide, comme le disait H. Declève, qu’il a tenté d’occuper.
13Il est passionnant de voir, remarque Robert Brisart, qu’à la même époque, un autre grand penseur, Husserl, est arrivé à l’éthique en jetant, lui aussi, sur le monde un nouveau regard, le regard phénoménologique et que ce regard l’amène par des méthodes différentes à parler comme Wittgenstein de la valeur de la vie. Cette valeur pour Husserl est immanente à toute expérience. Comme Fichte — duquel Husserl s’est rapproché pendant la guerre de 14 — liait l’expérience de la mort à celle de l’immortalité qui y est présente, ainsi pour Husserl la conscience comprend dans son activité réflexive le mouvement unifiant de la vie et se comprend dans ce mouvement. La finalité de la nature comme de la conscience est l’unité ou la vie, elle apparaît dans la conscience parce que la raison aspire à réaliser l’unité, l’ordre éthique du monde.
14Mais comment, demande Husserl, préciser la constitution originaire du phénomène éthique ? Il tente de le faire en analysant le fait transcendantal que la vie humaine ne puisse être sans s’attribuer de la valeur, sans donner une forme à sa vie. La réduction phénoménologique aussi loin menée soit-elle laisse donc place à un irréductible : la capacité de l’homme de porter un jugement sur sa propre existence. La vie est toujours vécue en fonction de jugements de valeur qui déterminent — comme le disait aussi Wittgenstein — des formes de vie différentes.
15La partie « lettres » de cette section débute par l’« histoire », ici présente par un article étonnant, basé sur une documentation énorme et de première main (dépouillement notamment des Annales parlementaires J et dans lequel André Tihon et Jacques Lory retracent les épisodes de la « guerre scolaire » qui a divisé la Belgique pendant près d’un siècle. À la fois, remarquent-ils, débat d’idées et conflit de pouvoir entre le clergé et la bourgeoisie libérale. Du côté catholique, le xixe siècle est traversé par le courant ultramontain qui paraît menaçant pour les libertés modernes, la morale chrétienne apparaît comme une morale contraignante, une morale d’interdits. Par réaction, les libéraux veulent faire de l’école un moyen d’émancipation, un lieu qui permette, grâce à la connaissance, de s’épanouir. L’école doit diffuser l’humanisme des Lumières. Cette guerre scolaire suscite des passions puisqu’il y va de la formation à la vie personnelle, sociale, civique et que le seul lieu de cette formation était encore l’école. Elle les suscite aussi parce que s’y ajoute aussi un conflit d’autorité. L'article en retrace les fluctuations, les moments forts... Après un siècle de débats, le cours de morale indépendante sera mis sur le même pied que le cours de religion, compromis qui s’inscrit, comme le concluent les auteurs, dans un changement de mentalité par rapport au religieux et au sentiment plus vif d’une communauté de destin et qui annonce, disent-ils, d’autres transformations.
16C’est encore de l’éducation que parle l’article de Martine Collin en s’inscrivant, elle aussi, dans l’optimisme des Lumières et sa croyance au progrès. Mais non sans critique, ni soupçon, le progrès ici n’a rien de mécanique ni d’assuré. Il est la croyance à la perfectibilité de l’homme. C’est cette croyance seule qui donne à l’éducation sa pertinence, mais aussi sa forme. L’éducation doit apprendre... la liberté, apprendre à l’enfant à prendre conscience de ce qu’il peut faire, en lui faisant confiance. Martine Collin ne voit pas pour autant l’éducation comme licence. L’éducation doit aussi contraindre, socialiser, redresser. Non seulement parce qu’elle travaille sur du donné, sur de l’empirique et non sur une page blanche mais aussi parce que l’apprentissage, la règle, est un moyen pour celui qui s’y adonne de découvrir ses capacités, son autonomie, ses propres moyens d’action. La liberté que l’éducation suppose et promeut doit passer de l’indétermination à une autodétermination en vue de l’action. Cette action ne devra pas « reproduire », mais créer à son tour un monde. Sera-t-il meilleur, rien ne l’assure. L’idée de progrès doit s’accompagner de celle de soupçon sous peine de devenir idéologique.
17Prenant le siècle des Lumières comme point de référence, le Professeur Ernst Leonardy relit les interventions de ses collègues de la Faculté de philosophie et lettres, J. Lory et A. Tihon, M.-F. Renard et J.-L. Cupers, et trouve dans l’héritage d’abord accepté puis remis en question d’un sujet rationnel et autonome leur unité. De l’optimisme du libéralisme qui croit à la raison et à la bonté naturelle de l’homme susceptible d’être éduqué au parcours d’un écrivain marxiste qui se veut engagé et artiste, aux effets de la musique sur les passions, c’est à une transformation lente et non sans retour du paradigme de la subjectivité dont nous parlait M. Maesschalck auquel nous assistons et qui remet en question le rôle de l’art par rapport à l’éthique à laquelle la dimension subjective est inhérente.
18Où se situe Flaubert en ce milieu du xixe siècle ? Mme Claudine Gothot-Mersch suit chronologiquement un certain nombre de textes dans lesquels Flaubert parle de son travail d’écrivain mais s’attarde à la première Éducation sentimentale dans laquelle se lit la transformation de la conception de « la vie d’artiste » pour Flaubert et qui s’achève par la décision de Flaubert de s’abstenir de la vie pour se consacrera l’art. Car, dit-il, il faut renoncer aux sentiments personnels pour que la pensée reste lucide et puisse exprimer ce que les autres vivent. Cette prise de distance qui permet à l’artiste de montrer l’universel au-delà du désordre des expériences, de créer l’Idée à partir de l’accidentel est, pour Flaubert, un impératif. En écrivant bien, il veut faire le Bien et le faire d’une manière désintéressée ne visant plus ni la gloire ni le bonheur. L’éthique de Flaubert est ce renoncement à la vie pour en décrire la vérité. Comme l’ermite, l’artiste — dit-il — répond à une vocation.
19Flaubert renonce une fois pour toutes à éprouver des passions, à porter un jugement sur la vie pour la représenter. Vittorini, par contre, répond activement, de manières fort diverses mais toujours en tant qu’artiste, aux sollicitations du temps. Près d’un siècle les sépare ! Marie-France Renard suit, elle aussi, chronologiquement le fil entrelacé de la biographie et des publications de Vittorini, « fasciste révolutionnaire », puis « communiste archaïsant », directeur, enfin, de revues scientifiques. L’exigence éthique qui l’a toujours animé voulait, selon lui, qu’il participe à la transformation de la société dans laquelle il vivait. C’est cette exigence qui, dans l’époque troublée qui était la sienne, l’a fait passer « de la littérature à la politique, de la politique à l’histoire, de l’histoire à la science ».
20Selon Vittorini, dit M. -F. Renard, pour l’artiste s’engager c’est se donner soi-même, c’est avoir avec la réalité un rapport plus actif que la simple participation, c’est faire en sorte que la réalité de demain soit conforme à la réalité pensée aujourd’hui. Vittorini n’a cessé d’écrire pour connaître le monde, le changer. Il a voulu être le guide de ce changement. L’écriture de l’écrivain engagé doit être, dit-il, émancipatrice.
21Plus peut-être que cette ambition, c’est la perpétuelle remise en question de ses certitudes — que cet article illustre — qui nous semble marquer l’exigence éthique de cet écrivain « engagé ».
22Si, selon Flaubert, l’art est moralisateur, c’est parce qu’il donne accès au sublime, pour Vittorini, il peut et doit transformer la réalité sociale. Comment situer la musique par rapport à ces deux conceptions de l’éthique dans la littérature ? Jean-Louis Cupers rapprochera les deux points de vue dans une analyse extrêmement originale qui compare, par exemple, un poème de Wallace Stevens au prélude du Clavecin bien tempéré de Bach et distingue cependant la musique des autres arts et aussi du langage — malgré leur analogie et la partie proprement musicale inhérente à celui-ci. La musique, à leur différence, ne représente rien, elle présente en se présentant. C’est cette force de présentation qu’elle est, cette « volonté », dira Schopenhauer, qui fait d’elle une puissance morale. La musique suscite des émotions qui, comme elle, sont entrelacs de résonances physiques et culturelles. En elle se lient la nature et la culture. L’émotion privilégiée que suscite la musique est l’admiration. Émotion « active » car elle conduit de la contemplation à l’action : l’auditeur devient interprète, créateur. La musique trouve ici sa dimension éthique carie lieu propre de l’éthique est l’agir. Par cette action qu’elle exerce, qu’elle suscite, la musique peut être rapprochée, dit J.-L. Cupers, de la psychanalyse. Il y a une thérapie possible par la musique. Elle peut être séductrice ou libératrice, il y a en tous cas en elle un pouvoir unique dont cet article a très subtilement dégagé les différentes connotations.
II. Droit
23Le principe d’équité, tel qu’il a été défini par Rawls, permet-il de justifier moralement l’obligation pour les membres d’une communauté politique de respecter les règles de droit établies par les autorités de cette collectivité et que veut dire équitable lorsqu’il s’agit de l’élaboration des règles de droit ? Philippe Gérard traite des rapports entre le principe d’équité et l’obligation politique dans une société démocratique. S’agit-il d’un principe d’égalité qui considère chaque membre de la société démocratique comme d’égale dignité ou du principe d’autonomie en vertu duquel le pouvoir de participer aux décisions collectives est égalitairement réparti ? Comment ce double principe d’égalité et d’autonomie pourrait-il se mettre en œuvre dans la pratique politique des sociétés démocratiques ?
24On peut imaginer une phase de délibération entre tous les partenaires qui le souhaitent, suivie d’un vote à la majorité. Il s’agit ici du premier caractère équitable de la coopération qui implique le respect par la minorité des décisions majoritaires et par celles-ci la prise en compte des minorités. Le second suppose que les participants aient librement accepté les avantages que peut leur procurer leur activité commune. Selon ce principe, seuls les citoyens qui s’engagent dans la vie politique sont liés par une obligation politique. Les autres qui jouissent des avantages librement acceptés doivent obéir aux institutions. Les deux conditions de Rawls, le caractère équitable de la coopération et l’acceptation des avantages qu’elle implique s’appliquent au processus démocratique de décision et engendrent l’obligation de respecter les règles juridiques adoptées conformément au principe d’équité. Elles ont alors une légitimité intrinsèque car elles sont inhérentes aux fondements mêmes de la démocratie et admettent leur propre remise en question.
25La démocratie est le régime politique fondé sur l’égalité et l’autonomie de chacun de ses membres, Philippe Gérard nous l’a rappelé, et sa visée la participation d’un nombre toujours plus grand de citoyens à la décision politique, dit Hugues Dumont, allant au-delà des exigences de Rawls et fondant dans l’essence même de ce régime politique spécifique le principe du référendum. Hugues Dumont n’aborde ici que la problématique du « referendum constituant » sous ses aspects distincts et liés, juridique (le droit constitutionnel) et politique.
26Il faut distinguer le référendum en tant que pouvoir constituant originaire par lequel le peuple adopte une nouvelle constitution et le pouvoir constituant dérivé qui modifie une constitution en vigueur. La première forme peut sembler désuète et cependant la crise des Etats-nations, que ce soit au niveau de la désintégration en micro-Etats ou de l’intégration dans des communautés politiques plus larges, pose la question de savoir si le changement peut se dérouler « clandestinement » ou s’il appelle un changement de constitution voté par le peuple « dans son activité constituante de souverain ». Souveraineté qui lui a été reconnue par la constitution et qu’il a donc le droit d’exercer pour affirmer ou non sa volonté soit de continuer à former une communauté politique (dans le cas de la décentralisation), soit pour accepter de renoncer à sa souveraineté (dans le cas de la fédération). (Le Traité de Maastricht est un contre-exemple !)
27La révision partielle de la constitution quant à elle se justifie pour plusieurs motifs, dont l’évolution contemporaine de la notion même de constitution et les transformations du régime représentatif. Selon plusieurs auteurs, le droit constitutionnel ne jouit d’aucune prérogative ni par rapport aux autres ordres juridiques ni par rapport aux autres systèmes sociaux. Comme eux, il se différencie par sa fonction, celle-ci étant d’assurer un minimum de cohésion entre les sous-systèmes. Mais, remarque H. Dumont, ni l’Etat ni le droit ne peuvent être alignés aux autres institutions. En eux s’incarnent les valeurs fondamentales propres à une communauté politique répondant à un consensus social. Sans cette « éthique » politique, il n’y aura plus de démocratie : la constitution, le référendum en sont les garants. Comme ce dernier est aussi le garant d’un régime représentatif qui maintient les rapports entre représentants et représentés et, éventuellement, les revitalise.
28Cette analyse ne passe pas sous silence les risques liés à la pratique du référendum ni les critiques qui lui ont été faites mais conclut sur sa nécessité éthique, car il est lié au vrai respect de la constitution, et du droit de chacun, dans un Etat démocratique, à la décision politique et par le regret qu’il n’y ait pas eu en Belgique lors de sa fédéralisation de consultation populaire...
29L’article de Guy Haarscher montre a quelles difficultés — à quels paradoxes, dit-il— inhérents à l’idée de démocratie se heurte le problème des minorités. La vie démocratique suppose une certaine homogénéité, une certaine participation a des valeurs communes. Nos sociétés deviennent, de fait, multiculturelles. Que faut-il faire pour que les groupes minoritaires qui en font partie puissent se développer en conformité avec leurs traditions propres tout en s’intégrant à la nation qui les accueille, sans pour autant s’assimiler à elle ? Cette assimilation serait d’ailleurs néfaste à la vie démocratique elle-même qui se nourrit de divergences d’opinion, d’une certaine pluralisation culturelle.
30Il n’est pas que la vie démocratique qui mette le problème des minorités en question. Il en est de même pour les droits de l’homme car l’autonomie individuelle ne peut surgir qu’à partir d’une culture qui lui a été transmise, à partir d’un « contexte de choix », comme le disent les communautariens. La question qui se pose est celui du critère permettant d’identifier les cultures qui favorisent ce contexte et de définir, à partir de celui-ci, jusqu’où peut intervenir le politique. Dans l’esprit de Rawls, on pourrait dire que l’État n’a pas à « choisir » entre les contextes de choix mais à les préserver. La multiplicité de ces contextes profitant par ailleurs à tous. Entre l’assimilation d’une culture par une autre et leur coexistence dans une indifférence qui signifie le refus de la discussion (de cette éthique minimale, selon Habermas), l’idéal est l’intégration. Mais comment préserver à la fois les identités et la communauté ? Ici se situe le problème, posé au politique, au droit. Comment éviter ou l’assimilation ou la coexistence ? Faut-il accorder des droits aux communautés minoritaires, même au détriment de certains droits individuels ? C’est cette question controversée, délicate, actuelle que G. Haarscher pose ici et se propose de développer.
31Le droit d’ingérence humanitaire est un exemple privilégié du rapport entre droit, morale et politique. Moralement, il semble ne pas poser de question, mais qu’en est-il sur le plan du droit, qu’en est-il lorsqu’on passe du devoir moral de secours à celui du droit à l’intervention ? Il est lié à la morale, il répond au devoir de préserver les droits de l’homme, mais ces droits de l’homme ne suffisent pas à eux seuls à constituer une morale internationale, d’abord parce qu’il n’y a pas unanimité à leur propos, aussi parce qu’ils sont liés à la politique internationale et que celle-ci dépend de certains États plus puissants. Même l’organisation des Nations Unies ne constitue pas une véritable « communauté ». Comment s’expliquer alors cette hypertrophie actuelle de l’« humain » dans les rapports politiques internationaux, dans quelle mesure les ONG peuvent-elles échapper au politique, que recouvre en droit l’« ingérence humanitaire » ? Telles sont les questions que Joe Verhoeven pose.
32Celles-ci ne peuvent, jusqu’à présent, exercer leur assistance sans l’accord de l’État territorial : le droit des gens ne les soustrait pas au droit national et n'apporte, juridiquement, rien de très neuf par rapport aux droits de l’homme. Joe Verhoeven étudie systématiquement, concrètement l’aide que chacune des instances, États, Nations Unies, ONG... peut apporter, éventuellement militairement. Il montre le lien, combien problématique, qui unit les situations qui menacent la paix et la sécurité internationales à celles des victimes de catastrophes en tous genres ; il montre l’insuffisance des moyens dont dispose l’OΝU pour être efficace et plus indépendante vis-à-vis des grandes puissances et de leurs intérêts ; le dilemme entre la préférence à donner à la dignité des personnes ou à la souveraineté des États ; la question de l’appel de plus en plus fréquent à la « communauté internationale », cette communauté dont les États se méfient. C’est ici que le droit d’ingérence humanitaire peut apporter du neuf, en nourrissant le juridique de ses exigences éthiques, les confrontant au politique.
33François Ost donne son point de vue très personnel, en juriste, sur une question éthique qui est le sujet de polémiques actuelles : celui de notre responsabilité aujourd’hui. Responsabilité totalement différente de celle d’hier. La flèche du temps s’est inversée. Nous ne sommes plus seulement responsables du mal que nous avons commis, du tort que nous avons causé. À l’imputabilité d’un acte passé s’ajoute notre responsabilité vis-à-vis de l’avenir, vis-à-vis des générations futures. À cette extension dans le temps s'ajoute l’extension dans l’espace et dans l’objet de notre responsabilité. À une responsabilité locale se substitue une responsabilité planétaire, à celle vis-à-vis des personnes s’ajoute celle vis-à-vis de toute la nature, des animaux à la biosphère.
34Cette responsabilité nouvelle résulte de la transformation de l’essence même de notre agir. Jusqu’à un passé récent, l’action humaine visait à rendre possible les conditions de vie sur la terre, à l’améliorer, à régler les rapports des hommes entre eux. Le développement foudroyant des techniques a transformé le rapport homme-nature et à un point tel qu’il rendra la vie sur terre impossible. Comment réagir à cet état de fait, résultat de notre pouvoir ? Fr. Ost nuance sa position par rapport aux auteurs qu’il étudie en mettant l’homme à la fois dans et hors de la nature. Ce qui lui permet notamment de distinguer nos devoirs vis-à-vis des animaux, de leurs « droits », de lier ce qui est bon pour la préservation du milieu et les générations futures, de lire, dans la conception kantienne de l’humanité, notre responsabilité à l’égard de celles-ci. Mais de quelles générations s’agit-il ? Jonas étend notre responsabilité à toute l’humanité et pour toujours, il la voit mue par la crainte de la catastrophe et comme le rachat de notre culpabilité vis-à-vis de la nature. Fr. Ost parle d’une responsabilité sans culpabilité et dont le principe dynamique est l’espérance. Avec Rawls, il souligne la solidarité des générations dans le temps, dont le principe de transmission est la notion de patrimoine qui implique un héritage commun dont la nature comme la culture font aujourd’hui partie et qui dans la reconnaissance à l’égard du passé implique la responsabilité à l’égard d’un futur... à construire par les générations suivantes.
35Le professeur François Rigaux analyse à partir de décisions judiciaires prélevées, d’une part dans les juridictions internationales et constitutionnelles, d’autre part dans les juridictions ordinaires, la place qu’occupe la morale dans le raisonnement du juge. La différence entre ces juridictions ne porte pas sur la définition de la morale ni même sur son contenu — il s’agit presque toujours de morale sexuelle — mais de la conformité de l’acte législatif posé par un État à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les premiers cas, du respect des règles morales par le sujet de droit dans les secondes.
36De ce large échantillonnage prélevé aussi bien aux États-Unis qu’à la Cour européenne des droits de l’homme dans l’Allemagne fédérale, il résulte que la morale s’y réduit en fait aux mœurs d’une population donnée. À cette relativisation de la morale à une morale sociologique s’ajoute que sa détermination en est donnée par la majorité politique. Un exemple en est la différence de l’évolution de la législation dans la répression de l’avortement ou dans celle des rapports sexuels aux États-Unis.
37Il appartient au juge de trancher, d’apprécier la forme contraignante d’une limite mise à l’exercice d’une liberté fondamentale. Pour étayer (justifier) son jugement, le tribunal ajoute des considérations morales qui reflètent ses convictions et relèvent le plus souvent du droit naturel mais qui n’ont d’autre fonction que rhétorique.
38De cette étude informée, précise, le Professeur Rigaux conclut « qu’en raison du renvoi opéré aux opinions majoritaires dans un État ou une partie d’État, le concept de morale a subi une dégradation progressive dans la motivation des décisions judiciaires, étant soumis, au même titre que le droit lui-même au relativisme des solutions, variables selon les temps et les lieux ».
39Sur le droit d'intervention du droit pénal, Michel van de Kerchove expose deux théories opposées, celles du moralisme et de l’instrumentalisme. Pour la première dont le représentant emblématique est Kant—dont l’exigence morale est reprise par Rawls —, celui qui est coupable d’une atteinte à la morale peut être incriminé et pénalisé au nom même de cette infraction, quelles que soient les conséquences tant du point de vue du responsable que de la société. Il serait même, selon Kant, immoral de tenir compte des effets de l’imputation ou de la pénalisation. Pour l’école instrumentaliste au contraire, l’inculpation comme la sanction ne sont justifiés que par les effets bénéfiques qui en résultent pour l’auteur du délit et/ou pour la société. Le juge n’a le droit de s’ériger en juge qu’à partir de ce point de vue pragmatique. Sans durcir l’opposition de ces deux attitudes devant le crime, devant la loi, M. van de Kerchove montre comment à l’intérieur de chacune d’elles fonctionne le principe opposé et complémentaire. Le moralisme qui cherche le Bien ne peut échappera la prise en compte des effets « moraux » de la sanction et l’utilitarisme le plus prosaïque ne peut inculper que celui qui a porté atteinte à la règle. À cette mise au point, s’ajoute que pour M. van de Kerchove le recours au droit pénal, pas plus d’ailleurs qu’à tout autre intervention juridique, ne va de soi et doit être justifié non par des considérations factuelles mais par une véritable éthique qui peut conduire à des processus de non intervention et justifie des processus de décriminalisation, de dépénalisation. L’intervention du droit pénal ne va pas de soi, elle doit être éthiquement fondée.
40Les débats que continuent à susciter la peine de mort, la tendance à prononcer de plus en plus souvent des peines de condamnation à mort ont conduit Jean Sauvageau de l’Université d’Ottawa et Françoise Tulkens à mener une étude comparée sur ce sujet en Belgique et au Canada. Illustrée ici par les attendus d’un arrêt de la Cour suprême du Canada, pays abolitionniste qui accepte l’extradition d’un criminel américain réfugié au Canada pour échapper à la peine de mort. Ces attendus sont commentés et les auteurs concluent que la cour de justice a manqué l’occasion de marquer, face à l’opinion publique, la prédominance du principe de la dignité humaine.
41Le principe de bonne foi dans les contrats implique une dimension éthique qu’il n’est pas toujours facile de fonder légalement et qui est incompatible avec le principe de convention-loi. On constate cependant l’extension de son champ d’application et la bonne foi est devenue un principe général du droit. Néry-Charles Leclercq en étudie les effets dans le droit des contrats et conclut que malgré l’ampleur heureuse donnée à la notion de bonne foi, elle n’est pas juridiquement définie et relève de critères moraux. Elle apparaît comme une norme-cadre qui permet de fonder des jugements de valeur et laisse au juge une marge d’interprétation qui lui permet —par l’appel à la bonne foi—soit de suppléer, soit de dérogera la « lettre » du contrat. Latitude, disent certains, qui risque de créer une insécurité juridique et qui montre que, même à l’intérieur du droit positif, l’exigence morale intervient comme son au-delà fondateur.
42Robert Wtterwulghe, quant à lui, illustre par l’évolution du droit financier l’importance de la réflexion éthique dans l’ordre juridique et marque la place spécifique de la Commission bancaire entre ces deux instances que l’on ne peut confondre. Leur degré de positivité ainsi que leurs caractères normatif, coercitif, obligatoire sont différents. Et cependant la théorie de la justice, telle qu’elle a été élaborée par le législateur l’a été dans un souci éthique.
43En droit comme en morale, le principe fondamental est le respect de l’autre. Il doit guider l’élaboration des lois aussi bien que l’action individuelle. Il est révélateur de lire dans cet article comment la Commission bancaire est devenue cette conscience éthique du droit dans le domaine des affaires...
44Après ce parcours qui passe des exigences de la démocratie à celles des droits de l’homme et à la place de la morale dans divers domaines du droit : pénal, civil, cour suprême, constitutionnel, droit d’ingérence, droit des minorités..., l’article de René Robaye nous ramène à ses sources, au droit romain et nous montre pourquoi la prévision, le devoir de prévision est dans ce droit la pierre angulaire de la responsabilité contractuelle, comment elle s’applique dans le domaine de la responsabilité civile et en droit pénal.
45Malgré la répartition rigoureuse de leurs compétences, une similitude se dessine à Rome entre la notion religieuse de destin et celle juridique de culpabilité. La religion romaine est une religion politique qui gère les rapports entre les dieux et les hommes en indiquant à ceux-ci, par les auspices, si les décisions qu’ils prennent sont fastes ou néfastes. Elle ménage un espace à la liberté qui transforme la notion grecque de destin en introduisant la dimension diachronique de la prévision : celle-ci est une obligation.
46La culpabilité n’est pas une dimension subjective dans le droit romain, un acte est coupable lorsqu’il ne rentre pas dans les modèles sociaux. La seule question à laquelle doit répondre l’argumentation judiciaire est celle de l’imputation : tel acte délictueux peut-il être imputé à telle personne ?
47Les valeurs consacrées par l’ordre juridique soutiennent celles promues par la religion : toutes deux traitent l’individu comme membre, libre, d’une communauté politique.
III. Sciences humaines
48Le multiculturalisme actuel, l’absence de consensus sur des questions essentielles pour l’avenir de nos sociétés expliquent que l’éthique aujourd’hui soit devenue une éthique procédurale, c’est-à-dire une éthique fondée sur la communication, sur la discussion. Ce qui implique, dit André Berten, un double rapport aux sciences. D’abord parce que la discussion portant sur les normes s’inscrit toujours dans un contexte particulier et que ce contexte est alimenté par les résultats des sciences et, en particulier, des sciences humaines (et André Berten analysera l’impact de la psychanalyse, de la sociologie, de la linguistique, de l’économie sur nos modes de pensée. Nous en verrons les développements dans les articles suivants). La science est interprétation du monde vécu, sa rationalité est la même que celle qui régit la discussion qui cherche, elle aussi, l’argument, qui puisse être reconnu comme universellement valide. Dans cette prétention à l’universalité, la science sert ici de modèle dans sa procédure même, c’est-à-dire dans les liens internes qui unissent en science l’objet, toujours contextuel, sur lequel elle porte et son traitement rationnel, « discursif ». La science est pragmatique, c’est-à-dire qu’elle se fait dans une action qui essaie de donner sens à l’expérience. Elle nous donne un exemple de ce que peut être une discussion portant sur la justice et qui doit se soumettre, elle aussi, aux règles générales de l’argumentation. Cette belle analyse qui tente de trouver pour une éthique procédurale des valeurs unanimement partagées dont l’objet et surtout les règles lui sont données par la science rejoint à bien des égards l’article de J. Ladrière sur l’universalité de la raison, les rapports de la science à son objet. A. Berten y ajoute la place qu’elle peut prendre aujourd’hui, dans une discussion portant sur les normes.
49Jean Florence entame le volet « psychologique » en situant la spécificité de la psychanalyse par rapport à l’éthique et montre comment elle transforme, à partir de sa découverte de la réalité psychique, les rapports fondateurs pour la subjectivité que l’homme entretient avec le prochain en lui donnant la possibilité d’assumer — malgré sa souffrance-— sa place propre dans le monde, dans la société.
50La méthode thérapeutique utilisée par la psychanalyse est l’écoute des souffrances qui, se disant grâce à elle, transforment les rapports du sujet à sa peine. Cette méthode se démarque des approches scientifiques, médicales, qui objectivent le symptôme. La psychanalyse accepte de rester problématique, de laisser leur place aux antinomies qui la travaillent tout en ne renonçant jamais à l’effort de déchiffrement d’un symptôme, toujours, pour elle, porteur de sens. C’est en instituant ce rapport nouveau au symptôme comme manifestation d’une souffrance personnelle qui attend de l’autre son déchiffrement que la psychanalyse a une portée éthique générale sans proposer pour autant une nouvelle morale. L’éthique du psychanalyste, quant à elle, est de soutenir qu’il y a du refoulement, que son travail est de lever les refoulements, de soulager la souffrance, de rendre le sujet à lui-même.
51Jean Florence avait marqué la différence entre Freud et Lacan dans leur désir commun de rationalisation de la réalité psychique. Relisant Freud avec P.L. Assoun, appliquant avec P. Legendre à l’Institution les analyses de Lacan sur le langage, M. -J. Gérard-Segers montre la place qu’occupe l’interdit dans leurs œuvres et les chemins très différents par lesquels ils en arrivent tous deux à le situer à l’origine de l’humanité, c’est-à-dire de la culture.
52Pour Freud, l’interdit de l’inceste et du meurtre du père prend naissance à partir d’un événement réel dont les effets culpabilisants produiront l’idéalisation de la figure paternelle, permettront la sublimation — origine de la culture et vécue différemment par chacun. Mais le refoulement de la pulsion n’est jamais réalisé, il y a « malaise dans la civilisation », l’interdit continue à la fasciner, l’inconscient résiste et doit toujours être « éduqué ».
53Pour Lacan, par contre, le meurtre du père dit de manière mythique la structure de l’être humain et de la réalité sociale et cette structure est celle du langage en tant que rapport des signifiants entre eux d’où surgit le sens. Entre celui qui parle et ce dont il parle il y a un tiers que Lacan appelle l’Autre et qui constitue le sujet. Le langage par la séparation qu’il introduit d’avec les choses et d’avec l’Autre impose par sa structure même les interdits œdipiens : il est loi. À partir de cette lecture de Lacan, P. Legendre repère la place fondatrice et cachée de cette loi dans les institutions. Elle est ce qui leur donne autorité. Dans le respect de cette autorité il y va, dit Legendre, de la survie de l’espèce humaine. L’éthique se radicalise : son impératif est d’ordre logique.
54C’est cette logique dont nous parle René Jongen, à partir d’un mode spécifique du langage, le langage intentionnel et il le traite en épistémologue, ce qui veut dire qu’il posera la question des principes — distincts — sur lesquels reposent le langage et le vouloir avant d’atteindre le niveau auquel ils peuvent dialectiquement se rejoindre et qui est celui du discours, du vouloir dire.
55La première question est donc celle du sens. Comment le langage peut-il faire sens ? La seconde celle du vouloir. Comment pouvons-nous vouloir, malgré l’interdit du désir ? Le langage implique une instance qui formalise (il s’agit du signe saussurien et du vide sur lequel il se construit et d’une performance qui le réinvestit (le mot a une référence) et lui donne un sens. La norme morale fonctionne d’une manière structurellement semblable au langage. Elle est fondée sur un principe éthique qui instaure une distance entre le désir naturel et sa satisfaction. Mais comme le langage comble le vide de la langue dans l’usage, toujours historique et situé, qu’il en fait, ainsi la morale détourne l’interdit dans des pratiques réglées, liées elles aussi à un comportement social donné. Le principe structurel du savoir est donc différent de celui du vouloir, même s’ils sont tous deux fondés sur la césure. Leur lien s’opère dans le discours. Le discours est toujours intentionnel (il veut dire quelque chose à quelqu’un) et censuré (il ne le peut qu’en contournant l’interdit, en investissant le désir « naturel » dans des substituts).
56R. Jongen veut expérimenter ses hypothèses par le détour d’une vérification clinique sur des cas où la capacité de langage est troublée. Fidèle à la méthode choisie, l’aphasique n’est pas l’« objet » qui pose une question à la linguistique mais la réponse qui vérifiera — ou non — l’hypothèse sur laquelle se fonde la capacité pour l’homme de vouloir dire.
57Jacques Van Rillaer retrace, quant à lui, l’histoire de la psychologie comportementale. Née du souci de faire une psychologie qui soit scientifique, elle s’intéresse d’abord a ce qui est observable, les comportements qui incluent les phénomènes psychiques internes, les cognitions et les affects. Les comportements résultent de facteurs personnels et de contingences extérieures. Ils peuvent être analysés (observés et mesurés) et transformés par des procédures d’apprentissage qui évoluent au fur et à mesure du raffinement des observations, ce qui pose la question du droit du thérapeute a exercer un contrôle sur un autre homme et sur le risque d’abus de pouvoir des psychothérapeutes. Peut-être la transformation du comportementalisme qui ne traite plus des problèmes circonscrits, qui ne travaille plus par conditionnements mais place l’autocontrôle au centre d’une pratique, qui enseigne des stratégies utilisables de manière autonome dans des situations diverses répond-elle a ce danger d’ingérence. La principale responsabilité sociale des psychologues est d’apprendre aux citoyens à réguler eux-mêmes leurs propres comportements. C’est pourquoi d’ailleurs le terme d’auto-gestion, plus souple, se substitue aujourd’hui à celui d’auto-contrôle. Croire l’homme capable d’apprendre à choisir des objectifs et à tenter de les réaliser est faire confiance à l’humain, est spécifiquement un comportement éthique.
58La partie sociologique s’ouvre par un article sur la difficulté des rapports entre l’éthique et la sociologie qui tient, dit Jean-Louis Genard, à leur objet d’étude commun, les processus sociaux — spécialement ceux qui font problème — et à la manière opposée, selon les traditions sociologique et philosophique, dont elles les approchent. La sociologie aurait un regard « scientifique » et objectivant, le philosophe un regard de compréhension subjective. Il faut dépasser ce dualisme spéculativement faux, exercer une sociologie qui articule les deux démarches, qui « explique pour comprendre ».
59La démarche objectivante du sociologue est un moment de suspension et procède aussi d’un intérêt éthique car elle reconnaît a l’éthique une dimension cognitive. Au niveau des effets de la sociologie, il faut également dialectiser. La reconsidération des valeurs auxquelles nous adhérions sans les mettre en question est une démarche porteuse pour l’éthique. En outre, la méthode « communicationnelle » et plus spécifiquement l’entretien propre à la méthode sociologique permettent à certains qui en étaient exclus de prendre la parole : c’est une pratique dont l’effet est éthique. En instaurant un autre rapport entre le « savant » et son « objet », la communication sociologique détruit les illusions de la métaphysique classique comme de son renversement dé constructeur. Toutes deux cherchent le fondement éthique (ou extra-éthique) des comportements, alors qu’il n’y a pas de critère ni de point de vue extérieurs à la communication et que nous devons prendre au sérieux les attitudes éthiques de ceux que nous cherchons à comprendre et avoir — tout en gardant une posture sociologique — une volonté de reconstruction de ces attitudes. En prenant comme exemple l’action responsable, J.-L. Genard montre que les modes d’interprétation de ces actions affectent les comportements des acteurs et suscite de nouveaux modes de régulation sociale. L’inflation actuelle des interprétations responsabilisantes comme déresponsabilisantes ont des effets qui tendent à réduire la responsabilité à une valeur théorique liée à l’universalisme ou à la démocratie : l’individu démocratique étant défini comme l’individu moralement responsable. Mais qu’en est-il dans les pratiques sociales ?
60Une analyse sociologique de l’espace social peut éclairer, dit Jean Remy, les tensions qui apparaissent entre l’éthique personnelle et l’éthique collective. Cette sociologie constate qu’il y a deux conceptions de cet espace. Pour l’une, c’est la sédentarisation, le même lieu, pour l’autre c’est le mouvement à travers des lieux changeants et stables qui est constitutif de la vie sociale. Ces deux conceptions tendent aujourd’hui à s’imbriquer : la mobilité à l’échelle planétaire se superpose à la sédentarité. Ce qui veut, idéalement, dire que chaque individu, citoyen du monde, est partout chez lui. Dans cette perspective universaliste, l’État-nation, lieu de sédentarisation des « nomades », demande cependant à ceux qui y résident de s’intégrer. Mais il est menacé d’une part par les pressions de l’immigration et les revendications a la différence, par la résurgence des régionalismes d’autre part. Ces revendications d’appartenance sont chargées d’affectivité et vont souvent jusqu’à l’excès. La sociologie de l’espace social peut jouer ici un rôle éthique de médiation entre des oppositions excessives en montrant la complexité des rapports dedans-dehors.
61Les implications de cette complexité doivent être élucidées. L’espace social n’est pas une réalité en soi, elle résulte d’actions réciproques, elles expriment, dit J. Remy, des processus d’individuation qui sont aujourd’hui problématiques. L’individu se veut et doit se vouloir autonome. Il s’agit de sa liberté. Cette autonomie est favorisée par les techniques de la communication mais celles-ci créent une situation ambiguë, permettant la maîtrise des réseaux d’échange comme la dépersonnalisation, l’émergence de nouvelles formes de solidarité comme le repli sur soi. Ces nouvelles formes de solidarité impliquent la liberté individuelle mais, d’une certaine manière, la dépasse : l’acteur collectif motive les décisions des individus, transforme les préférences politiques — pensons à l’écologie. Elle n’implique pas, par contre une situation égalitaire.
62J. Remy cherche le fondement de sa description sociologique très concrète de nos sociétés postmodernes. Il tente de voir ce qui unit et sépare la solidarité de l’égalité, le bien — les diverses conceptions du bien — de la justice, la liberté de l’individu et l’engagement de l’acteur social. Dans cette analyse pionnière, nous retrouvons bien des réflexions avancées par d’autres auteurs de ce volume. Nous pensons notamment à l’article de G. Haarscher, à celui de Ph. Van Parijs. Nous retrouvons aussi le rôle éthique du chercheur au sein même de sa discipline comme plusieurs sociologues, juristes et économistes le soulignent.
63Luc Van Campenhoudt resserre de proche en proche les liens qui unissent la sociologie d’aujourd’hui et l’éthique. Voyant d’abord quel est le rapport de la science à l’éthique et insistant sur sa dimension collective de l’éthique qui suppose un espace de débats, — une ouverture à l’argumentation, à la rationalité partagée, la remise en question des certitudes. Modèle éthique qui lui donne son crédit social en dehors de sa performativité. Quant à la sociologie, elle se justifie éthiquement en disant qu’il est bon pour une société de se connaître. Le regard — qui se veut lucide — jeté par les sociologues sur la société l’a révélée à elle-même de façons très différentes. On peut dire cependant qu’en situant l’expérience sociale au fondement de l’institution, elle redynamise l’« acteur social » et invite à une action qui peut transformer les rapports sociaux. C’est de ce caractère « politique » inhérent à la sociologie que naît le soupçon d’idéologie. Soupçon renforcé par l’intervention des sociologues dans les débats publics. Ce qui pose alors la question de la manière légitime dont le sociologue peut travailler sur, avec et pour la société. L’injonction éthique, dit L. Van Campenhoudt, doit être présente au cours de la démarche sociologique, depuis l’acceptation d’un programme de recherche, jusqu’à la manière d’aborder l’objet d’analyse (les problèmes moraux posés par l’enquête, par exemple). L’accent est mis aujourd’hui par la sociologie sur le social plus que sur l’individuel, et sur le social constitué par les rapports sociaux entre acteurs engagés. Ce qui soulève une nouvelle question. Celle de la place du sociologue parmi eux. En leur permettant de manifester leurs divergences d’intérêt, leurs désaccords, en engageant les dialogues et les interactions, en les suscitant et en y participant, le sociologue agit sur le conflit social. Pas comme conseiller ou manager, plutôt à la manière socratique de celui qui aide à la prise de conscience. Prise de conscience collective aussi pour les sociologues qui échangent leurs perplexités et leurs travaux, leurs ressources. L’éthique du sociologue est d’abord d’accepter de rester confronté aux conditions concrètes, économiques, politiques de sa recherche.
64Une équipe de chercheurs travaillant sur la prévention du sida, Jacques Marquet, Michel Hubert et Danièle Peto, nous livre ici leurs réflexions sur les rapports entre l’éthique et la sociologie à partir de la place spécifique que tiendrait aujourd’hui le sociologue dans les débats éthiques et sur le renouvellement de la question éthique dans la société contemporaine. Il leur semble que la diversité des références morales des individus rend de plus en plus difficile, dans une société démocratique sans critères de référence, des prises de décision communes et sensées. La techno-science suscite de nouveaux problèmes et n’est pas apte à y répondre ; les interrelations entre la science, la politique et l’économique mettent au jour les effets imprévisibles du savoir et les rapports avec le pouvoir sont un point nodal du débat éthique. Tout ceci explique la demande d’experts dans ces débats. Notre société est régie par la rationalité scientifique, par le besoin de prévision calculable, c’est pour répondre à ce besoin qu’elle fait appel au chercheur et notamment au sociologue.
65Dans la seconde partie de cette étude, les auteurs précisent les problèmes d’ordre éthique liés au rôle spécifique de celui-ci à partir de leurs propres travaux sur les comportements sexuels de la population et de ses réactions face au risque du sida. Le choix de cet objet d’étude en tant que « fait social total » confrontant le chercheur à la souffrance, au deuil, à l’exclusion relève d’une attitude éthique. La recherche sur la prévention vise à éclairer les comportements d’une population face au risque du sida et, par cette prise de conscience, à influencer l’attitude sociale vis-à-vis de la sexualité. Elle postule que cette recherche, tout en restant scientifique, peut apporter une contribution efficace à la prévention. La méthode utilisée a été l’enquête qui, tant au niveau du questionnaire que de son effectuation pratique ou de son décryptage, sont ici étudiées en en montrant les limites de validité et les difficultés.
66Quant aux sciences économiques, après avoir rappelé la fondation de la Faculté des sciences économiques, sociales et politiques en 1965 par Mgr Van Camp, Henry Tulkens rend hommage à l’extension qui lui a été donnée sous l’impulsion de J. Dabin tant au sein des Facultés elles-mêmes que dans ses rapports avec d’autres institutions. Il retrace ensuite le paradigme dominant alors dans les recherches économiques, celui d’Arrow-Debreu axé sur l’efficacité d’un système régi par l’équilibre du marché et, selon H. Tulkens, assez souple pour intégrer d’autres « valeurs » introduites plus tard en économie et relevant de la justice distributive. Ces valeurs ne sont pas des valeurs « économiques », elles relèvent de choix individuels et de choix de société. Elles ne font d’ailleurs pas l’unanimité et sont l’objet de discussions, de décisions politiques. Si leur fondement n’est pas économique, elles n’en sont pas moins liées à elle. L’efficacité économique est une valeur et peut comme telle se mettre au service d’autres valeurs mais il revient à d’autres instances de les lui assigner.
67Philippe Van Parijs commente le slogan par lequel se termine une communication récente de la présidence du gouvernement wallon : « ce qui nous unit aujourd’hui c’est plutôt le business que la charity ». Il en analyse d’abord le cruel réalisme car les circonstances économiques aujourd’hui sont telles que si, au niveau des ménages, un comportement animé par le désir de justice sociale et de défense de l’environnement peut avoir un effet sans détruire l’équilibre économique de ce ménage, il n’en est pas de même au niveau des sociétés qui, sous peine de disparaître, doivent rester compétitives et pour lesquelles compte seule la loi du profit. En outre, et plus gravement, les États se muent en entreprises et sont forcés de le faire. Le désir de transformer la société doit d’abord prendre acte de cette situation « structurelle » et réaliser les limites à l’intérieur desquelles un changement de paradigme peut s’opérer. Deux pistes s’ouvrent, la première est la globalisation — le passage a une économie transcontinentale qui supprimerait la compétitivité entre États ; la seconde, l’intensification de l’attachement à la « patrie ». À ces deux voies, Philippe Van Parijs fait lui-même des objections importantes mais qui ne les rendent pas impraticables. Si nous voulons qu’il y ait encore une éthique sociale, nous devons jouer de ces deux stratégies — la globalisation et le patriotisme — les corriger l’une par l’autre, les animer l’une par l’autre. « Un marché mondial constitue peu a peu l’humanité en un seul peuple ». C’est un risque terrible et la chance de réaliser l’exigence éthique d’une solidarité mondiale.
68Dans le dernier article de cet ouvrage, Paul Dabin rend hommage à son frère en célébrant la mémoire de leur père et en marquant la primauté du principe éthique qui a marqué la doctrine de Jean Dabin tant sur le plan politique que juridique. Cette doctrine est orientée par une vision de l’homme dont le bien doit être le souci et la fin du politique, de l’homme comme individu et de la société comme communauté d’individus égaux en droits. C’est un personnalisme, un personnalisme social qui, dans la ligne d’E. Mounier, veut orienter très concrètement, dans des situations historiques qui évoluent, les comportements politiques, les structures institutionnelles au profit du bien de tous les hommes, de chacun en particulier. Car cette pensée insiste sur la place qu’il faut laisser à la responsabilité individuelle, sur la priorité de la personne par rapport aux institutions — l’État hier, les communautés supranationales aujourd’hui— qui doivent promouvoir cette liberté en vue du bien commun, ce qui n’exclut aucune divergence dans les moyens cherchés pour l’obtenir. Cette recherche jamais achevée est l’essence de la démocratisation — toujours à venir— de la société civile par elle-même.
69Dans son article introductif, Henri Declève dit que : « la non-consonance contraint le ton à dégager toujours davantage son volume différentiel » et il poursuit : « dans l’enseignement de l’éthique, il faut que le “non” instaure ou réinstaure la patiente recherche du mieux... l’éthique est davantage affaire de responsabilité que de conviction ». Les articles qui suivent recherchent ce « mieux », se confrontent aux antinomies qui aujourd’hui « déstabilisent » l’éthiqu : (liberté / solidarité ; démocratie / droit des personnes ; justice / bien ; droit de l’humanité / droits des États ; critère de moralité / éthique procédurale ; universalisme/ethnocentrisme ; autonomie des personnes / autonomie des collectivités ; principe d’équité / obligation politique ; rationalité instrumentale/rationalité discursive...) et cherchent pragmatiquement, « patiemment » comment faire droit a chacune de ces valeurs. Car la vie humaine ne peut être sans s’attribuer de la valeur, sans donner une forme à sa vie. C’est sur ce fait transcendantal que s’interroge Husserl, commenté ici par Robert Brisart, c’est lui qui fera l’objet de l’enseignement de Jacques Dabin qui se plaisait à répéter que : « sans éthique il n’y a pas d’humanité ».
Notes de bas de page
1 Savoir, faire, espérer : les limites de la raison. Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1976.
Qu’est-ce que Dieu ? Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1985.
Auteur
Membre du Comité de direction de l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses, Introduction.
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