Temps fini, temps infini, éternité
Une « Auseinandersetzung » entre M. Heidegger et L. Binswanger
p. 69-136
Texte intégral
Introduction : Amour et Temps
« Wie ein Pfeil entflieht die Zeit Immer wechselt Lust und Leid Liebe währt in Ewigkeit »
Eduard Mörike
1Si le thème du temps a partie liée avec le thème de l’amour, c’est avant tout parce que le phénomène de la rencontre aimante s’accompagne d’une intuition du temps tout à fait singulière dans l’existence. Par intuition du temps en tant que tel, nous entendons, avec Heidegger, l’expérience de la donation ontologique originaire. Comment le temps se donne-t-il donc à l’intuition amoureuse ? Un mot suffit à nommer cette donation — l’éternité— ; mais celui-ci est l’un de ces « concepts inconcevables », suivant l’expression de Henri Maldiney, à l’égard duquel il importe de s’interdire toute familiarité présomptueuse, si du moins il nous tient à cœur d’approcher le phénomène même vers lequel il fait signe. En l’occurrence, l’éternité n’énonce rien sur le temps sur ses parties ou son unité, son écoulement ou son immobilité. Mais elle fait référence, dans l’analytique existentiale de Binswanger, à une structure constituante de l’être-en-rapport-de-réciprocité : à l’apatriement des amants l’un en l’autre, dans l’intimité duquel ils n’ont cesse d’engendrer l’un pour l’autre horizon, direction, sens et liberté. « L’on ne peut voir l’infinité de la durée de l’être-en-rapport-de-réciprocité aimant, écrit Binswanger, dans un ajout ‘allant à l’infini’ de portions de temps avant et après la durée de la vie individuelle, ou même avant et après des portions de temps singulières de celle-ci (jeunesse, vieillesse, etc.), mais seulement dans une forme temporelle, toute différente de l’élongation infinie du temps, où ‘instant’ et ‘éternité’ ne se différencient pas : celle de la durée éternelle ou de l’éternité authentique »1.
2L’infinité spécifique du temps de l’amour exige quelque éclaircissement si nous voulons la libérer de la connotation immédiatement négative qui s’attache au concept d’in-fini. Binswanger, nous l’avons vu, lui préfère le terme d’éternité (synonyme de durée infinie) qu’il oppose à la mauvaise infinité du temps infini2. Non seulement l’auteur refuse l’équation entre l’éternité et un temps composé d’une infinité de portions temporelles mais, plus radicalement, le choix qu’il fait du concept de durée (Dauer) aux dépens de celui de temps (Zeit) signifie qu’il n’y a pas, dans l’éternité, cet éclatement extatique en passé, présent et avenir qui constitue, dans la pensée de Heidegger, l’horizon où se déploie la finitude du Dasein. Dans la langue allemande, en effet, Zeit évoque une division, un déchirement, tandis que la durée, apparentée au concept grec d’aiôn désigne une tension se développant de manière indivise, pareille à celle que le linguiste Gustave Guillaume appelle la temporalité d’aspect3.
3Ni intemporelle, ni omnitemporelle, l’éternité ne se soustrait donc pas au devenir, ni ne le présuppose. Elle est, nous dit Binswanger, une certaine forme de temps (Zeitform). Est-on en droit de dire avec H. Birault qu’« issu de la temporalité originaire, le concept philosophique de l’éternité trouve son origine dans le privilège exorbitant du maintenant : le privilège d’un maintenant sorti de l’orbe ou de l’orbite du temps » ?4 Certes non ! L’éternité du Nous aimant n’est pas composée d’une suite donnée, continue et infinie de maintenant actualisables les uns après les autres. Elle n’est pas ce temps du monde que la compréhension quotidienne conçoit à la manière d’un écoulement infini, extérieur aux choses et aux hommes et dans lequel ceux-ci baignent le bref moment de leur vie. Binswanger s’accorde sur ce point avec la critique heideggérienne de la conception vulgaire du temps. A cette dernière qui n’intuitionne qu’un temps indéfini, Heidegger oppose l’affirmation, à première vue paradoxale, selon laquelle le temps originaire est fini. Que la vie humaine soit finie, rien de plus évident, à ce point évident d’ailleurs que la naissance et la mort n’ont plus aucune prégnance événementielle dans la société où nous vivons. Mais le temps ! Que dire de lui si ce n’est qu’il va, qu’il s’écoule, qu’il poursuit son cours et passe - tous ces verbes exprimant un mouvement sans achèvement ni finalité. Face à une telle compréhension, la question qui, selon Heidegger, exige d’être posée est celle qui consiste à demander « comment le temps infini ‘dérivé’ dans lequel ce qui est subsistant naît et périt, (...) a son origine dans la temporalité authentiquement finie ». Car« c’est seulement parce que le temps originaire est fini que le temps ‘dérivé’ peut se temporaliser comme in-fini. Dans l’ordre de la saisie compréhensive, la finitude du temps ne devient pleinement visible que si le ‘temps sans fin’ est dégagé afin de lui être confronté »5. C’est ici qu’une divergence radicale s’amorce entre Heidegger et Binswanger, ce dernier affirmant que la notion d’un temps infini n’épuise pas le sens de l’éternité, qu’elle n’en doit pas même constituer le point de départ. Car — et c’est là le point nodal de son explication avec Heidegger — « la temporalité de l’amour, au contraire de toutes les formes de la préoccupation, n’a pas son origine dans la finitude du Dasein en tant que toujours mien, mais dans l’éternité du Dasein en tant que nôtre, dans le ‘Nous éternel’ »6. La manière dont Binswanger approche la temporalité diffère donc radicalement de celle de Heidegger parce qu’il ne part pas du Dasein isolé dans son projet d’exister, mais du « Nous ». Or le Dasein comme « Nous » jouit d’entrée de jeu d’une infinitude qui, du point de vue phénoménologique, s’avère irréductible. Binswanger s’appuie sur cette irréductibilité en se démarquant du questionnement fondateur de la pensée heideggérienne. Dans Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger se demande en effet si « la finitude dans le Dasein se laisse développer, ne fût-ce qu’en problème, sans présupposer quelque infinitude »7. A quoi Binswanger répond : « Au contraire de cette ‘présupposition’ problématique de l’infinité, notre présupposition de l’infinité est ‘non problématique’ ; elle est vécue immédiatement et peut être mise en évidence phénoménologiquement dans la rencontre aimante »8. Tel est l’irréductible de la réduction phénoménologique pratiquée par Binswanger. Pourtant, celui-ci n’énonce pas l’infinitude du Dasein et de sa temporalité à la manière d’une thèse dogmatique qui s’opposerait sans plus à la finitude mise au jour par l’analytique heideggérienne. Il nous enjoint plutôt de penser le paradoxe en vertu duquel le temps se temporalise à la fois de manière finie et infinie sur fond du double sens d’être du Dasein : le souci et l’amour.
4Que l’homme soit un entrelacs d’infini et de fini où se joue le double mouvement du rapport à soi et du rapport à l’autre, voilà qui fut déjà l’une des découvertes majeures de la pensée de Kierkegaard. Nous lisons dans le Traité du désespoir : « Le moi est la synthèse consciente d’infini et de fini qui se rapporte à elle-même et dont le but est de devenir elle-même, ce qui ne peut se faire qu’en se rapportant à Dieu. Mais devenir soi-même, c’est devenir concret, ce qu’on ne devient pas dans le fini ou dans l’infini, puisque le concret à devenir est une synthèse. L’évolution consiste donc à s’éloigner indéfiniment de soi-même dans une ‘infinitisation’ »9. En quoi cet extrait éclaire-t-il notre propos ? D’une part, Kierkegaard rapporte la condition de possibilité de l’infinitisation du moi à l’épreuve de l’existence d’un Dieu et à la reconnaissance, génératrice d’éternité, d’exister soi-même pour ce Dieu. Certes, le « nous éternel » dont parle Binswanger ne procède pas d’un face-à-face religieux ou mystique avec une quelconque divinité. Ce qui se joue pourtant dans l’un et l’autre cas, c’est l’orientation vers un absolu, suivant une direction de sens inconditionnelle et se produisant par soi. Dans l’amour, l’absolu se signifie en la manière dont éclôt, par le saut d’une rencontre originaire (ur-sprünglich) hors du temps horizontal, l’entre-appartenance des amants. « L’amour, écrit Binswanger, ne peut se comprendre ontologiquement comme une chose qui lierait deux individus étant en soi ou qui ferait participer (communiquer) deux sujets, deux centres d’actes, deux existences à leur monde à chaque fois constitué unilatéralement, mais seulement comme l’ouverture du Dasein à son être-un, à son être-tout, si l’on veut, dans la forme originaire de la nostrité »10. La plénitude de l’amour, loin de consommer cet absolu auquel elle touche, le prémunit contre toute appropriation limitative, car il lui appartient de « ne pas atteindre son propre fond »11.
5D’autre part, Kierkegaard rapporte la « finitisation » concrète du devenir au mouvement toujours différé du retour à soi. Cette finitisation n’implique pas, comme chez Fichte, la négativité d’un moment fondationnel fait d’opposition et d’exclusion : elle présuppose tout à la fois la singularité absolument primordiale du moi et fait s’aventurer celui-ci dans une relation infinie et sans cesse active à soi par le détour d’une relation qui le fait sortir de soi. Sans moi, « sans moi pour qui tout risquer »12, aucun départ, aucun éloignement, aucun dépassement de soi ne seraient possibles. Mais dans ce retour indéfini à soi, comme en tout départ à partir du soi propre, le sens même de la finitude se rend manifeste.
6Kierkegaard insiste enfin sur la liaison originaire - toujours plus originaire que le moi lui-même - entre ces deux vecteurs (finitisation et infinitisation), d’où procède le néant perpétué du moi, néant que celui-ci risque à tout moment de rencontrer sur le mode du désespoir : « A tout instant de son existence, le moi est en devenir, car le moi kata dynamin (en puissance) n’existe pas réellement et n’est que ce qui doit être. Tant qu’il n’arrive donc pas à devenir lui-même, le moi n’est pas lui-même. Mais ne-pas-être-soi, c’est le désespoir »13.
7Que la finitude précède et anticipe toujours le moi, Heidegger le repense à sa manière. D’une part, en effet, l’irruption dans l’étant et dans la condition humaine « s’instaure déjà avant que l’homme n’existe »14 ; La mort, d’autre part, pour autant qu’elle soit véritablement assumée comme l’ultime possibilité, c’est-à-dire comme la fin même de nos possibilités, détient un pouvoir individualisant : c’est elle qui convoque le Dasein dans sa singularité la plus propre. Chez Heidegger, il est vrai, la finitude ne caractérise la subjectivité ou l’existence, considérées sous un angle purement anthropologique, qu’au départ du Dasein, compris comme l’« origine » de l’homme : « Plus originelle que l’homme est la finitude du Dasein en lui »15. Mais ce principe d’originarité vaut en fait aussi pour l’« infinitude » telle que Binswanger la remédite au départ du phénomène de l’amour : « c’est seulement sur fond de la plénitude d’être indivise de la réciprocité que le Je et le Tu se détachent pour acquérir l’un auprès de l’autre leur ‘ipséité’ »16. Le Moi serait donc précédé ici d’une structure originairement duelle de la présence, que Binswanger caractérise encore comme étant sa Ich-Du-Haftigkeit.
8Quant à l’essentielle complémentarité des deux vecteurs du Moi dégagés par Kierkegaard - finitisation et infinitisation - Binswanger, à son tour, la réaffirme de la façon suivante : « Le Dasein, dans la forme de l’être-homme, ne peut être désir et durée infinie que parce qu’il est fini’ ».17 II nous faudra donc préciser par la suite le sens que revêt, dans cette analytique renouvellée, le sens de la finitude spécifiquement nostrique ; étudier en d’autres termes comment le Nous aimant lui-même est, selon l’expression de Kierkegaard, « synthèse consciente d’infini et de fini qui se rapporte à elle-même et dont le but est de devenir elle-même ». Mais il importe en un premier temps de tenter d’approcher le sens de son « éternité ».
9Si l’amour peut nous faire toucher à l’éternité, c’est parce qu’il nous donne accès au sourdre d’un temps pulsif, sous-jacent à son éclatement extatique en passé, présent et avenir : il est proto-temporation d’une durée pure. Mais que l’amour soit réfractaire à sa limitation intra-temporelle par un avant et un après, qu’il soit impossible de le situer comme un épisode intégré dans une histoire, ne le relègue pas pour autant vers un arrière-monde immobile : loin d’abolir l’historicité, l’éternité de l’amour fait signe vers l’éternel recommencement de ce dernier et demande que soit comprise sa portée transcendantale. A la polarité des deux vecteurs du Moi (finitisation et infinitisation) correspond d’ailleurs, au niveau existential, la polarité des deux mouvements suivants : « Devenir est un départ, mais devenir soi-même, un mouvement sur place »18. Dans l’événement de la rencontre aimante, le Dasein, radicalement surpris, est dépris de son pouvoir d’articuler temporellement son expérience. Il ne peut répéter ou réactualiser cet événement par la représentation d’un souvenir, car il ne lui est pas donné « dans » le temps en la forme d’un passé incidentiel. De même, il ne peut former à partir de lui un projet d’être quelconque. Avant que de nous différer dans une précession de nous-mêmes, l’amour nous ouvre à ce que Lévinas a nommé « la dimension du mystère »19. Mystère qui a notamment trait au surgissement d’un événement absolu se retirant en lui-même et réfractaire à la synthèse du temps à laquelle œuvre l’existence en souci. C’est de cette inadéquation entre deux modes du temps que témoigne de façon exemplaire la lettre suivante du poète Robert Browning à Elisabeth Barret-Browning :
10« Und wenn Du mich nur lässt, Liebe, will ich nicht wieder, nie wieder so neugierig, so grüblerisch untersuchen, wie es kam und woher, sondern glauben, dass es immer so war, und dass es trotzdem alles auf einmal kam ; je grösser die Unwahrscheinlichkeiten, um so besser, denn sie heben um so mehr die Wahrheit der Wabrheiten heraus, dass hier - wie erzeugt ? wie genährt ? - hier die ganze, wundersame.Da ist und mein ganzes Herz und meine Seele füllt, und überfüllt, denn sie ist auch in der ganzen Welt, wohin ich blicke, wohin ich denke. »20 Ce texte révèle avec acuité le paradoxe temporel qu’éprouve le sentiment amoureux, dont les modalités intentionnelles sont d’ailleurs en corrélation étroite avec l’aspect, versif ou aversif, du temps auquel chacune d’elles se rapporte. Quelle est la polarité constituante de ce paradoxe ? Tout d’abord, nous trouvons la volonté de rechercher « comment et d’où cela vint ». Cette intention s’appuie sur l’évidence que « cela » — cet évènement que l’on ne parvient guère à nommer — vint en une fois et d’un seul coup dans un passé qui fut décisif dans la vie du poète et qui ne cesse de requérir sa pensée. Cette interrogation est de l’ordre du « souci », lequel a toujours trait à la préoccupation de ce que l’existence a à être. Souci et temps sont indissociablement liés dans la question que le Dasein est à lui-même. Ce dernier, comme le dit Henri Maldiney, ne déploie un horizon temporel que parce qu’il « se rend imminente l’instance qui toujours déjà le préoccupe »21. Mais l’instance dont se préoccupe ici la présence aimante transcende son propre horizon intentionnel. Cette instance n’est pas ici le seul être de l’amant en tant que toujours sien, mais l’être-en-rapport-de-réciprocité qui le désapproprie de soi. Or, il revient à cette dimension d’être de ne jamais advenir en un temps qui se tisse de manière horizontale et finie ou, pour le dire autrement, de ne se laisser reconduire à aucune facticité. Son émergence n’obéit à la loi d’aucune causalité et ne s’intégre dans la logique d’aucun schéma narratif. Si les amants recommencent toujours la « même » histoire inénarrable, c’est d’une certaine façon parce qu’ils ignorent les données circonstancielles de leur intrigue destinale22. Et pourtant, avions-nous dit, l’histoire entière de l’amour peut se condenser en une parole, silencieuse ou prononcée, par laquelle les amants reconnaissent leur immémoriale appartenance. L’expression verbale « cela vint » et l’adverbe « mit einmal » font malgré tout référence à une coupure du temps ; l’événement évoqué a dû rompre la continuité du flux temporel, il a dû séparer le passé du futur. A même cette coupure temporelle où se love le véritable présent, le moi eût dû pouvoir franchir l’écart entre l’avant et l’après en décidant du sens de sa situation. Cette décision eût ouvert un double horizon d’antériorité et de postériorité, doté d’une rigoureuse direction de sens où le temps aurait été engagé de façon irréversible. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans la rencontre aimante ; d’où ce paradoxe qui, comme le dit Binswanger, se surmonte seulement dans la « foi de l’amour », d’où « la contradiction entre la question qui demande ‘comment cela vint’ et la ‘conscience qu’il en a toujours été ainsi’ », d’où « le rapport inversement proportionnel entre le degré d’improbabilité ‘facticielle’ et la haute évidence de vérité »23. La faille du temps entrouverte par l’amour ne peut ni se combler ni se franchir. C’est ce que tente d’énoncer le poète lorsqu’il élargit l’incidence unique du « cela vint » à l’infini d’un passé aversif, répondant à la haute évidence de vérité plutôt qu’à la préoccupation du souci. Cette fois encore, l’infinité du passé ne résulte pas de la somme commensurable de « maintenant » déjà écoulés, mais elle tient à l’originarité immémoriale (non accomplie) du lien ontologique qui s’est noué entre son existence et une autre. L’interrogation du poète se métamorphose alors en exclamation. Les positions doxiques (de vouloir et de foi) passent à l’arrière-plan et cèdent le pas à ce qui s’étire en un « ganzes wunderbares Da ». Non plus décidé mais « lié », ou comme on le dit volontiers, « possédé », l’amant accède à l’instant éternel comportant en soi-même le « temps à l’infini ».
11L’infini du temps est ici non seulement l’infini du passé — son originarité immémoriale - mais aussi, comme nous allons de suite l’illustrer, l’infini du futur - l’originarité sans cesse renaissante de l’éternité —, le tout du temps se trouvant ainsi lié à lui-même en une organicité vivante et indivise : la « vie » de l’éternité qui, comme Binswanger le conçoit à la suite de Plotin, « ne se compose pas d’une multiplicité de temps mais est la vie entière du tout du temps »24. Cependant, la présence amoureuse elle-même ne coïncide jamais avec l’infini du temps : elle y ex-iste. Et cette faille de l’existence, ouverte à la « vie de l’éternité », n’est pas défaut ; elle est l’ouverture même du désir. Le désir n’est pas en effet, comme on le dit couramment, l’envers supplétif du manque. Il ne peut travailler l’homme qu’à lui faire éprouver déjà la plénitude du « nous », faite de présence et d’absence, et qu’à le faire s’élancer jusqu’au plus lointain, jusqu’au plus désirable du temps à venir. Ainsi, dans le Sonnet XLI d’Elisabeth Barret-Browning :
« Oh, to shoot
My soul’s full meaning in to future years,
That they should lend it utturance, and salute
Love that endures, with life that disappears ! »25
12Tandis que tout à l’heure, le poète élargissait à l’infini du passé le lien destinai où s’était nouée son intrigue, nous assistons ici à l’élan de l’âme vers les « années futures ». A vrai dire, c’est à l’avenir lui-même et en tant que tel que l’amante aspire tandis qu’elle déborde du plus simple désir d’être et de la joie prise au devenir, lequel intègre la disparition de la vie en contre-point à ce qui dure. Cet irrépressible désir d’avenir ou, au sens littéral, d’« aventure » ne procède manifestement d’aucun projet irréalisé. Il émane bien plutôt d’une excédence de l’âme, d’un excès pathique de signifiance qui, tel le Sublime kantien, s’avère rebelle à toute représentation comme à toute explicitation exhaustive. C’est pour cette raison, précisément, que le présent d’un tel pathos appelle un étirement temporel illimité : l’éloignement absolu d’un avenir où l’amour puisse déplier l’excédent de son sens. Mais par là-même, le désir une fois encore exprime la faillibilité de l’existence amoureuse, enracinée qu’elle est dans la « facticité » en vertu de laquelle l’être se donne à elle comme temps. Cette faillibilité est ce qui fonde « le phénomène, appartenant essentiellement à la structure phénoménale de l’amour, et donc à sa structure ontologique, du retour temporel dans le passé à partir du présent et de l’avancée vers l’avenir-cette essentielle insuffisance du présent, assigné au passé et au futur, étant à l’origine de l’à nouveau des retrouvailles et l’encore du s’entre-appartenir-encore-(après-la-mort) ». Mais en aucune manière, ajoute Binswanger, « ce phénomène ne peut être interprété comme s’il s’agissait simplement ici d’accoler au présent de l’amour des ‘espaces de temps’ démesurés vers l’avant et vers l’arrière »26.
13Le poème d’E. Barret-Browning nous met en présence d’une autre énigme touchant à la temporalité des amants : l’ajointement en elle de « la vie de l’éternité » et de « la vie qui disparaît ». La vie qui disparaît désigne tout autre chose que la fuite des jours à laquelle la banalité quotidienne de l’existence se réduit le plus souvent. Son contraire n’est d’ailleurs pas pensé comme ce qui nie la vie — la mort — mais comme ce en liaison avec quoi celle-ci acquiert sa juste mesure : l’amour. Et tous deux — vie et amour — s’entre-définissent par la manière dont le temps en eux ou à travers eux se temporalise. « La vie qui disparaît » : ce verbe ne désigne ni un événement ultime qui viendrait interrompre le cours de la vie, ni la destination finale vers laquelle celle-ci s’acheminerait au fil de son accomplissement. Disparaître est la direction de sens qui la constitue de part en part et dès le début de son être. Voilà qui demeure étrange et peu compréhensible aussi longtemps que nous laissons de côté ce qui doit se penser conjointement à la vie qui disparaît : l’amour qui dure. Sans cela, en effet, la perception de la vie comme disparition serait une simple variante de l’appréhension vulgaire et inauthentique du temps. N’est-il d’ailleurs pas caractéristique de l’expérience commune que de tendre à réprimer l’épreuve du temps, tout en continuant à comprendre celui-ci sous la forme réduite, corrélative à la répression qu’il subit, de ce qui purement passe et périt, ou sous la forme plus concrète de l’implacable nécessité contraignant tout être, aussi longtemps qu’il est, de passer et de périr lui-même ? Tant qu’elle s’efforce d’obnubiler l’épreuve du temps, l’expérience banale n’est pas à même de sentir l’authentique disparition de la vie : elle charge ses préoccupations de faire passer le temps mais n’aime guère se soucier de son étirement même. Aussi ne peut-elle saluer, encore moins honorer, la vie qui disparaît. C’est sur le fond de cette habituelle répression que peut saillir toute la portée signifiante de l’attitude sereine qui « laisse être » le temps.
14Comment donc la présence aimante ajointe-t-elle la « vie qui disparaît » et « la vie de l’éternité » ? Concentrons nous davantage encore sur la mise en forme poétique de leur tension. La strophe s’ouvre avec l’exclamation — « Oh, to shoot my soul’s full meaning into the future years » — que seule peut proférer une âme habitée par un assentiment profond à notre condition ; nous voulons dire une âme qui désire le temps comme temps — qui désire sa maturation (Zeitigung) — parce qu’il est la donation même de la vie, parce qu’il profile l’horizon dont l’homme a besoin pour se réaliser et s’accomplir dans ses œuvres. C’est au terme de cet élan, à la fin de la strophe, que nous entendons « la vie qui disparaît ». A l’intersection de ces deux mouvements, entre ascension et retombée : un salut, un acte de grâce. Quel mortel est capable d’accueillir et d’honorer le déclin même de la vie ? Le dernier vers donne à cette question son orientation décisive : « love that endures ». Seul l’homme à qui il est donné d’aimer peut prendre la vie en sa garde au lieu même où elle se réserve dans sa précarité. Car l’avènement de l’amour qui dure ne s’épuise pas dans le temps transitif et ne s’achève pas avec le moment de son déclin. Sa temporalité est celle de l’aiôn, le temps du « toujours à nouveau », plus originaire que kronos, la temporalité entropique de la metabolè, de la transitivité qui coupe le vivant de sa source. C’est pourquoi l’aiôn n’est pas extérieur à l’existence, au jaillissement et à la disparition perpétuels du présent : il se rassemble tout entier à la pointe même de l’éphémère, de l’exaiphnès. Etranger à toute portion de temps découpée, fut-elle infinitésimale, l’exaiphnès est, comme Platon l’a mis en évidence dans le Parménide, la faille par laquelle peut sourdre en nous l’élan toujours imprévisible de l’être — élan qui se refuse en même temps à toute fixation chronologique, pour renaître qualitativement autre. Cet éphémère de la durée est seul en mesure de porter au jour l’infinie singularisation de la vie, où rien n’est identique dans son apparition, et de laisser être les différences discrètes repliées dans le quant-à-soi qui définit chaque homme. Mais d’où la vie qui disparaît reçoit-elle donc de participer à ce qui s’ajointe éternellement dans la « durée » ? C’est à la puissance d’Eros — cet « être intermédiaire entre mortel et immortel »27 qui confère sa part divine à l’humain — que revient d’effectuer le saut entre la vie qui disparaît et la vie de l’éternité. La rencontre amoureuse, ce moment d’affection pure par autrui dans un temps suspendu (épochal), est le prototype de l’événement par lequel l’homme accède au mystère non anticipé de ce qui ne peut être vécu que « tout autrement »28.
15Au terme de cette introduction, nous sommes en mesure de reprendre notre question initiale concernant l’ajointement par la présence aimante du temps (fini) de l’existence et de la durée éternelle. Puisque c’est sur la base de l’analytique existentiale de Heidegger que Binswanger comprend la finitude du Dasein, pour la remodeler ensuite en fonction de la temporalité spécifique du « nous », il nous faut tout d’abord affronter l’alternative suivante : « L’amour se comprend-il à partir de la temporalité originaire au sens de Heidegger—à partir de la structure de souci de la présence — ou bien ne se temporalise-t-il pas du tout ? Pour l’instant, un troisième terme ne semble pas possible. A la première question, nous devons déjà répondre négativement, mais il semble qu’à la seconde, nous ne puissions pas non plus répondre affirmativement. Reste-t-il une issue - et laquelle ? »29 La compréhension du temps de l’amour ne dérive donc d’aucune des deux grandes formes possibles de temporalisation présentées par Heidegger : ni de celle d’un temps fini qui ouvre le Dasein au néant de sa naissance et au néant de sa fin, ni de celle d’un temps infini s’écoulant indifféremment à la possibilité de sa mort. Et pourtant, nous avons insisté sur ce point, l’éternité de l’amour doit se comprendre temporellement. Les exemples antérieurs l’attestent, qui parlent tous de présent, de passé et de futur. Notre première tâche doit dès lors viser à ressaisir l’horizon existential qui permet de poser la question de l’essence du temps en-deçà de sa spécification en temps fini ou infini.
16Dans son analyse de l’être-au-monde, Heidegger définit le souci dans sa structure indifférenciée (c’est-à-dire par la suspension de sa détermination dans le registre de l’authentique ou de l’inauthentique) à la manière d’une totalité complexe dont il articule les moments dans la formulation suivante : « être-déjà-à (au monde) en-avant-de-soi-même comme être-auprès-de (auprès de l’étant rencontré à l’intérieur du monde) »30. Ce qui nous donne les existentiaux suivants : déréliction ou être-jeté ; compréhension et projet ; présence à l’étant — chaque moment structurel nous menant à un aspect constitutif de la finitude du Dasein. Binswanger prend appui sur cette interprétation heideggérienne du souci pour exprimer la structure globale de l’être-en-rapport de-réciprocité, qu’il énonce comme suit : « être-en-avant-l’un-de-l’autre dans le monde de l’un et l’autre comme être-en-rapport-de-réciprocité »31. Ce qui nous importe dans une telle discussion, ce n’est pas tant de comparer terme à terme et formellement amour et souci que de cerner les implications de leur mise en rapport phénoménologique. Or, cette mise en rapport comporte en fait trois aspects : 1) Au niveau de la saisie ontologique de l’être-au-monde, il importe de rendre compte de la dimension existentiale singulière de l’amour et, plus précisément, d’explorer sa constitution temporelle spécifique. Mais pour mener cette exploration, nous ne pouvons faire purement et simplement abstraction de la transcendance propre à l’être-en-souci. « L’amour, écrit en effet Binswanger, est à comprendre comme l’un des principes ontologiques de l’être-homme qui ‘traverse’ (durchbricht) l’être-au-monde comme souci, et cela précisément pour pouvoir se comprendre, s’accomplir et se préserver en tant qu’amour dans le monde du souci. L’amour en soi et pour soi ne pourrait comprendre ni l’être, ni soi-même, et ne pourrait pas non plus s’accomplir et se préserver, car la seule chose qui rende possible aussi bien la compréhension de l’être que l’accomplissement et la préservation ‘dans l’être’, c’est la finitude, c’est le souci »32.
172) D’autre part, le souci assigne une limite positivement structurante à la réciprocité amoureuse dans la mesure où la préoccupation (Besorgen) et la sollicitude (Fürsorge) qui le spécifient pénètrent l’esprit de l’amour et lui ménagent un espace d’action. « L’être-en-rapport-de-réciprocité aimante doit s’affirmer aussi bien contre l’exclusivité du Toi et du Moi, au sens d’une émancipation du monde (de la préoccupation) et de la sollicitude, que contre la ‘dissolution’ du Toi et du Moi dans le monde de la préoccupation ou dans la pure sollicitude »33. Là où l’amour se « dépasse » et s’engage dans le monde du souci, son instant éternel se transmue en historicité. 3) Inversement, l’assomption du souci par l’être-en-rapport-de-réciprocité met en évidence certaines formes de préoccupation et de sollicitude qui ne se trouvent que peu ou pas du tout développées dans l’analytique existentiale de Sein und Zeit. Nos réflexions sur le temps nous permettront d’expliciter de quelles formes il s’agit.
18L’explicitation successive des trois composantes du souci et de l’amour (être-auprès-de, être-déjà-à et être-en-avant-de-soi) comportera donc à chaque fois les étapes suivantes : 1) un bref rappel de l’analyse que Heidegger nous propose de chacun de ces trois existentiaux ; 2) la mise au jour de l’extase temporelle qui lui correspond à chaque fois ; 3) l’articulation entre l’existential en question (avec l’extase temporelle qui le fonde) et l’être-en-rapport-de-réciprocité ; 4) le dégagement des possibilités nouvelles qui résultent de l’assomption mutuelle de l’amour et du souci : comment le souci, infléchi en son fond par la structure de l’intersubjectivité nostrique, trouve-t-il à s’accomplir en d’autres formes d’existence authentiques que celles que Heidegger lui assigne ? Comment l’amour assume-t-il pour sa part la finitude constitutive de l’existence ? Comment agit-il sur le monde ambiant et sur le monde commun ?
19Mais dans le parcours de ces différentes étapes, ce qui nous tient le plus à cœur, c’est de discerner, à travers les deux modalités existentiales du Dasein - le souci et l’amour-, la manière dont le possible se donne et se reçoit. Le possible, en effet, n’est pas à entendre ici en un sens ontologiquement neutre et indifférencié, mais au départ d’une faveur de l’être34 qui non seulement motive l’existant à consentir à l’exister, mais aussi à aimer et à désirer.
Chapitre I. L’extase du présent : être-auprès-de
§1. La préoccupation et la sollicitude
20Commençons donc par l’existential le plus simple dans l’ordre d’une saisie compréhensive de l’existence, celui qui forme la base de la présence au monde, où espace et temps sont encore le moins différenciés : l’être-auprès-de. Le sens premier de l’acte d’exister ne s’éprouve-t-il pas en effet dans la proximité à nos entours, à nos demeures, à notre entourage affectif ? « L’expression ‘bin’ (suis), dit Heidegger, est parente de la préposition ‘bei’ (à, chez, auprès de) ; ‘ich bin’ (je suis) signifie donc : j’habite, je séjourne auprès de - du monde tel qu’il m’est familier. Etre, comme infinitif de ‘je suis’, c’est-à-dire compris comme existential, signifie ‘habiter auprès de’, ‘être familier de...’ »35. Certes, la contiguïté spatiale n’engendre pas la proximité. Celle-ci est bien plutôt de l’ordre du contact atmosphérique, de la Stimmung : pour que je sois réellement auprès d’une chose, il faut que je m’accorde (stimmen) à elle ou qu’elle s’accorde à moi — accord qui est primordialement une rencontre. L’être-auprès-de signifie ainsi en première approche que le Dasein se caractérise par la rencontre de l’étant qu’il n’est pas lui-même.
21L’étant ainsi rencontré se partage en deux « régions » existentiales : l’étant disponible avec lequel nous entretenons un rapport de préoccupation (Besorgen) et la co-présence d’autrui à laquelle nous sommes liés par un rapport de sollicitude (Fürsorge). La question de savoir comment la préoccupation se différencie radicalement de la sollicitude est néanmoins laissée dans une certaine indétermination. Cette indétermination, dans l’analyse heideggérienne du Mitsein, tient peut-être plus généralement à l’absence d’une description phénoménologique suffisante de la constitution d’autrui comme tel. Certes, dit Heidegger, « le mode d’être du Dasein des autres, rencontré de manière intramondaine, se distingue du sous-la-main (Zuhandenheit) et du subsistant (Vorhandenheit). Le monde du Dasein libère par conséquent de l’étant qui n’est pas seulement différent de l’outil et des choses en général mais qui, de par son mode d’être propre, est lui même en tant que Dasein, ‘au’ monde — où il est en même temps rencontré de manière intramondaine — sur le mode de l’être-au-monde. Cet étant n’est ni subsistant, ni sous-la-main, mais est comme le Dasein même qui le libère — lui aussi est là et là avec »36. Une ambiguïté demeure cependant dans la mesure où Heidegger n’analyse pas, suivant son hétérogénéité radicale par rapport à l’étant disponible ou purement subsistant, le mode originaire par lequel autrui se manifeste et s’offre à la rencontre, ni n’étudie, pour reprendre le langage husserlien, l’affection spécifique qui lui correspond dans l’intentionalité primordiale passive de l’ego. La différenciation qu’il opère se situe au seul niveau de l’intentionalité pratique du Dasein, laquelle prend respectivement la forme de la préoccupation ou de la sollicitude, sans qu’un ordre principiel et fondateur n’articule la relation aux choses dont l’on se préoccupe et la relation à autrui comme tel. L’analyse de la temporalité ne fait guère plus de place au rôle instituant et structurant de la réciprocité humaine.
22La première difficulté qui se fait jour à la lecture de l’interprétation heideggérienne de l’être-auprès-de concerne donc l’absence d’une réduction phénoménologique du monde ambiant, qui soit à même de dégager l’essence irréductible de l’être-en-rapportde-réciprocité37. Heidegger énonce en effet la thèse suivante : « Les autres se rencontrent au départ du monde dans lequel le Dasein préoccupé et circonspect demeure essentiellement. Nous devons nous en tenir à la donnée phénoménale déjà mise en évidence de cette rencontre à l’intérieur du monde ambiant (umweltliche Begegnung), sans nous laisser entraîner par la tentation facile d’expliquer la subsistance d’autrui d’une manière purement théorique »38. L’une des conséquences directes de cette option réside en ceci qu’elle nous oriente d’emblée vers la connexion intramondaine qui se crée entre deux ou plusieurs individus à la faveur d’une préoccupation commune, sans interroger au préalable le lien qui se tisse entre les hommes par-delà tout contexte, comme Toi et comme Moi. Binswanger exprime comme suit cette limite de l’analytique heideggérienne :« La préoccupation singularise, ce qui signifie toujours aussi qu’elle pluralise. Car elle conduit à une multiplicité d’individus qui se singularisent en partageant le monde dont ils se préoccupent : elle mène donc à la coopération et à la communication, mais non pas à la communion, à la nostrité duelle »39.
23Il est significatif au demeurant que dans la quotidienneté, la phénoménalité de l’ustensile (le Zuhandene : ce qui est sous la main) et celle d’autrui puissent tendre à se confondre. Heidegger, en ce sens, met bien en évidence la violence insidieuse et miséreuse qui sous-tend une telle confusion : « Etre pour, contre, sans... les uns les autres, passer indifféremment les uns à côté des autres, n’être concerné en rien les uns par les autres, ce sont là les modes possibles de la sollicitude. Et ce sont précisément les modes cités en dernier lieu de la déficience et de l’indifférence qui caractérisent l’être-en-rapport-de-réciprocité quotidien et ordinaire. Ces modes d’être manifestent à leur tour les caractères d’inapparence (Unauffälligkeit) et d’évidence qui échoient tout aussi bien à l’être-là-avec intramondain et quotidien d’autrui qu’à l’être-sous-la-main de l’outil dont l’on se préoccupe chaque jour »40. Mais cet état de fait, loin de justifier une liaison d’essence, ne fait qu’accroître la nécessité pour la philosophie de concentrer toute son attention sur la possibilité pour autrui d’apparaître véritablement à partir de soi, en une épiphanie, selon l’expression de Lévinas, qui excède tout contexte totalisant.
24Une deuxième difficulté à laquelle nous confronte la lecture de Sein und Zeit concerne la distinction phénoménologique qui s’y trouve opérée entre, d’une part, la présence à l’étant intramondain comme moment constituant du souci, indépendamment de sa caractérisation en la forme de l’authentique ou de l’inauthentique et, d’autre part, la détermination quasi fatale de ce moment constituant par le mode de la déchéance et de l’inauthenticité. Selon Heidegger, en effet — et nombreux sont les auteurs qui l’ont souligné — l’être-auprès-de renvoie presque obligatoirement à l’obnubilation du Dasein quotidien par la disponibilité des choses. Le plus souvent, l’ouverture à l’étant, et cela dès son éclosion, se consomme et s’épuise dans la manipulation d’objets, dans le bavardage du « on » et dans la familiarité factice avec le monde que ce dernier induit. De plus, c’est immédiatement le « on » qui prescrit au Dasein la compréhension qu’il peut avoir de ses relations à ses semblables, à telle enseigne que le lecteur de Sein und Zeit hésite à considérer encore l’être-avec-autrui comme une structure positive de l’être-au-monde.
25Une remarque s’impose toutefois à l’endroit de la signification de l’Uneigentlichkeit dans Sein und Zeit. Avant que de frapper d’inauthenticité morale, de vulgarité ou d’absence de radicalité quelque expérience ontique déterminée, ce concept fait référence au problème de l’identité existentiale du Dasein. Pareille identité n’est pas une quiddité acquise ou une esquisse programmatique. L’identité ou, plus précisément, le « qui » du Dasein est une question inhérente à l’exister, une question que la présence est pour elle-même, et à laquelle elle a toujours déjà répondu par des décisions assumées ou non avec clairvoyance. En d’autres termes, l’accession du Dasein à lui-même, à ce qu’il est « en propre » (eigentlich) se présente à la manière d’une tâche, dont la signification est indissolublement éthique et ontologique. Qu’est-ce à dire ?
26La signification ontologique de la question « qui est le Dasein » est annoncée dès le début de Sein und Zeit ; il y va d’une question portant à la fois sur l’être de l’homme et sur l’être dans sa différence d’avec l’étant. Rappelons brièvement comment Heidegger formule cette corrélation. Le terme « Dasein » signifie primordialement que l’homme est le « là » de l’être, qu’en lui, la question de l’être trouve son champ de manifestation privilégié. Existant sur le mode du Dasein, l’homme s’inscrit dans la différence ontologique en ce qu’il interroge l’étant au départ de l’être — cet autre de l’étant qui ne peut se confondre avec lui, mais sans lequel l’étant lui-même ne peut apparaître comme tel. Le Dasein, par cette interrogation, provoque une sorte de séisme au niveau de l’« état de fait » par quoi l’étant se surimpose — séisme dont témoigne par exemple cet énoncé métaphysique : « Pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? ». Mais d’autre part, si le Dasein pose la question de l’être, c’est parce que ce dernier est en question dans son être à lui. A la source de l’insertion du Dasein dans la différence ontologique, Heidegger décèle le mode d’être qui est propre à celui-ci : l’ek-sister au sein duquel il « a à être son être en tant que sien »41. C’est sur cette détermination initiale du Dasein par la mienneté (Jemeinigkeit) de son être que se fonde la discrimination entre les modes de l’authenticité et de l’inauthenticité42. Il importe de ne pas perdre de vue ce que cette discrimination a de formel, si l’on veut préserver l’énigme touchant à l’identité existentiale du Dasein et prolonger le travail de la réduction, jusqu’à y inclure le phénomène de l’exister autre que celui que nous avons à assumer en propre : l’exister d’autrui.
27Quant à l’enjeu éthique de la question que le Dasein est à lui-même, il se découvre déjà dans cette même détermination initiale de l’existence par la « mienneté » : « Le caractère d’être-mien propre à l’étant qui a le type de l’être-là comporte que tout discours relatif à lui implique, toujours et nécessairement, le pronom personnel : ‘je suis’, ‘tu es’ »43. Eigentlichkeit et Uneigentlichkeit n’ont donc pas trait à la fondation égoïstique du Dasein, et encore moins à une quelconque lucidité s’exerçant à l’égard des possibilités présumées les plus conformes à sa personnalité. Ces deux modalités de l’exister ne répondent pas à la question « que suis-je ou qu’ai-je à être ? », mais à la question « qui suis-je ? » ou, plus concrètement encore, à la question « comment être ? ». Tandis que la première, à la recherche d’une quiddité, objective celui qui questionne comme s’il pouvait et devait, par introspection, se rendre disponible à lui-même, les dernières se jouent pratiquement dans l’ouverture au monde et à autrui. Telle est aussi la raison pour laquelle le drame de l’« inauthenticité », loin de consister en une quelconque évanescence du soi, nous renvoie bien plutôt à une forme de solipsisme, masquée par la promiscuité, où l’apparaître d’autrui a perdu toute force d’interpellation : c’est alors que la surpuissance aliénante de l’anonyme peut aller jusqu’à pervertir la douleur de la solitude elle-même en lui substituant un affairement hypomaniaque dépourvu d’adressataire réel. Le caractère de mienneté de l’existence ne coïncide donc en tout cas jamais avec l’identité tautologique du Moi=Moi. La dernière citation de Heidegger nous donne au contraire à penser que le Dasein ne peut comprendre et exister l’Eigentlichkeit qu’à partir de l’être-ensemble du Je et du Tu. Exister à la première personne présuppose l’instauration de la réciprocité originelle des ego et du « nous » qui en consacre l’union.
28Nous venons de souligner les difficultés qui s’attachent à l’analyse heideggérienne de l’être-au-près-de : d’une part, l’analyse phénoménologique de cette dimension de l’être-au-monde tend à se résorber purement et simplement dans la description de sa déchéance ; d’autre part, la présence à autrui est résolument approchée au départ de la rencontre agissante dans le contexte d’un monde ambiant — Heidegger comprenant l’être-avec-autrui comme un mode originel de la vie pratique. Dans cette perspective, l’altérité ne se donne jamais à contempler pour elle-même, ni non plus à pâtir dans la passivité d’une émotion. Autrui s’avère plutôt impliqué dans la spontanéité d’un « faire », dans la préoccupation d’une tâche à accomplir ou d’une assistance à porter. Ou, pour le dire en un, l’ego n’est vraiment « avec » son autre que dans la mise en œuvre d’un monde. En soulignant l’implication originaire d’autrui dans le rapport pratique à l’étant, ainsi que le caractère constitutivement commun du monde ambiant, Heidegger s’applique surtout à thématiser les médiations qui permettent à l’ipséité d’advenir et, dans le même moment, à la relation intersubjective de s’exercer. Le souci, écrit-il, « ne désigne donc pas primairement et exclusivement, un comportement isolé du Moi à l’égard de lui-même. Parler d’un ‘souci de soi’ par analogie à la préoccupation et à la sollicitude serait une tautologie. Le souci ne peut désigner un comportement particulier à l’égard de Soi-même, parce que ce Soi se caractérise ontologiquement et d’emblée par l’être-en-avant-de-soi ; or, cette détermination implique à son tour les deux autres moments structurels du souci, l’être-déjà-à... et l’être-auprès-de... »44.
29Un pas supplémentaire nous semble néanmoins devoir être accompli : celui par lequel il serait rendu compte de la corrélation essentielle en vertu de laquelle le Dasein, pour être « sien », doit contenir en son être propre la vocation à cœxister sur un mode authentiquement « nostrique » avec autrui. La question se précise si l’on s’enquiert de la connexion qui articule les deux « régions » — les choses et les hommes — concernées par l’être-auprès-de : ce qu’il importe alors de montrer, c’est comment la possibilité d’exister au monde ambiant présuppose l’être-affecté-par-et l’être-en-vue-d’autrui. Mais nous ne pourrons envisager de répondre à cette question de manière suffisamment intégrative qu’à la fin de cette étude, une fois que nous aurons acquis une compréhension globale et articulée des différentes « extases » temporelles. De fait, l’entre-appartenance originelle de la mondanéité et de l’intersubjectivité ne relève pas exclusivement de la seule présence à l’étant intramondain, ni de la seule extase du présent, mais procède de toutes les dimensions de l’historicité du Dasein, à laquelle cette entre-appartenance confère précisément son impulsion et son relief. Le monde ambiant lui-même, comme nous le verrons, ne fait montre de la densité d’un sol destinai que lorsqu’il configure un éthos où se déploie la vocation à exister pour autrui.
30L’analytique existentiale a pour but, rappelons-le, de poser la question du sens d’être du Dasein. Définie par Heidegger au départ de la structure existentiale du « comprendre », le sens se réfère à l’horizon, au « vers où » (Woraufhin) eu égard auquel tout « projet » du Dasein prend forme. Dans la mesure où l’intention même de Sein und Zeit vise à « accompagner le projet qui est à la base de, et qui guide l’interprétation existentiale du Dasein, de telle manière que le ‘vers quoi’ de ce qui s’y trouve projeté devienne visible »45, son sens et son horizon ne se produisent pas dans une herméneutique supplétive qui viendrait s’appliquer à des « faits » anthropologiques déjà donnés, mais se dégagent de la structure même du Dasein et de ce qui rend possible sa constitution ontologique comme souci. « Le sens d’être du Dasein n’est pas un élément autre et ‘extérieur’ à lui-même qui flotterait dans l’air ; il est le Dasein lui-même se comprenant »46. Quelle est donc, selon Heidegger, l’horizon de sens et de compréhensibilité de la structure existentiale du Dasein comme souci ? Comme on le sait, c’est la temporalisation du temps — le recours à cette expression verbale signifiant que la temporalité ne s’intuitionne pas sur le mode d’une présence intramondaine : « La temporalité n’est absolument pas un étant. Elle n’est pas, mais se temporalise »47. Pour préciser la manière dont le passé, le présent et le futur se rapportent au phénomène unitaire du temps, Heidegger parle des extases de la temporalité. « Le temps est en soi et pour soi le ‘hors de soi’ originaire »48 ; c’est de lui que la structure extatique du Dasein tire son origine. Le Dasein, en effet, va « vers » soi par l’extase du futur, revient « à » soi par l’extase du passé, se porte « à la rencontre » des étants par celle du présent. Ces trois orientations réalisent l’« hors de » (l’extasis) que la temporalité ne cesse de rendre possible dans son surgissement unitaire.
31Conformément au cours de cette étude, il nous faut commencer par considérer l’extase temporelle spécifique de l’être-au-près-de. Dans la mesure où il est envisagé selon sa condition de possibilité, le commerce avec les étants intramondains implique que le Dasein se rende présents les étants. Heidegger utilise le terme de présentification49 pour désigner la relation ontologique par laquelle l’homme se porte à la rencontre des étants et séjourne auprès d’eux. L’être-présent authentique est constitué par l’instant ou le coup d’œil (Augenblick) extatique où le Dasein, retenu par l’horizon de sa fin (la mort) et de son origine (le néant) rencontre l’étant intramondain en fonction de ses possibles. Or, l’être-présent est analysé par Heidegger en quelque sorte a contrario, selon le mode de la déchéance, parce que celui-ci constitue la forme quotidienne dominante de l’extase temporelle du présent.
32« En se préoccupant, le Dasein est attentif à soi à partir de ce qu’offre ou refuse ce dont il se préoccupe. C’est à partir de celui-ci que le Dasein advient à soi »50. Le présent authentique de l’instant de la résolution devançante se mue alors dans le s’attendre à ceci ou cela (Gewärtigen), tendu vers le faisable, l’urgent, l’indispensable, c’est-à-dire vers l’arbre de décision édicté par le On, et dont l’ébauche est redevable à ce que l’« on fait » dans tel ou tel cas. Le Dasein est ainsi auprès des « affaires » dont il se préoccupe, mais s’interdit par là-même l’accès à son pouvoir-être le plus propre. C’est pourquoi il s’avère impossible, pour Heidegger, d’éclairer la nature du présent authentique à la lumière du maintenant : car celui-ci appartient à la temporalité intra-mondaine et non à la temporalisation extatique originaire51.
33Par ailleurs, le fait que la relation à autrui s’intériorise en référence à un agir commun est à la source d’un certain infléchissement de la dynamique temporalisante. Ainsi, ce qui importe à la sollicitude authentique, explique Heidegger, c’est moins de se substituer à autrui pour s’acquitter à sa place de son « souci » ou de ses tâches que de restaurer et de favoriser son pouvoir être lui-même ; aussi une telle sollicitude s’oriente-t-elle essentiellement selon le temps de la « prévenance » (Zuvorkommenbeit). Son geste, qui vise directement la manière dont il y va pour autrui de l’être, consiste à « le devancer (ihm vorausspringen) dans son pouvoir-être existentiel, non point pour lui ôter le ‘souci’, mais au contraire pour le lui restituer. Cette sollicitude, qui concerne essentiellement le souci authentique, c’est-à-dire l’existence de l’autre, et non pas quelque chose dont il se préoccupe, aide autrui à se rendre transparent dans son souci et à devenir libre pour lui »52. La relation à autrui comporte donc un moment temporel essentiel que Heidegger définit encore comme étant de l’ordre d’une compréhension prévenante. C’est dans le chapitre consacré à l’existential du comprendre et à l’extase futurisante qui rend celui-ci possible que nous devrons donc réexaminer les développements de Heidegger touchant à la faveur de la sollicitude et de l’amitié. Car en ce qui concerne la présence à l’étant intramondain et l’extase du présent, l’auteur s’attache surtout à mettre en lumière ce qui altère l’approche définitoire de l’être-auprès-de : un mode de présentification qui, soit s’absorbe sans retenue dans son « objet » et biffe ainsi toute distance, soit, dépouillant celui-ci de son aura familière, le projette à découvert dans l’écart inapprochable de l’en-face. Afin de saisir plus concrètement ce qui, dans de telles analyses, peut concerner la relation à autrui, tâchons, avec Binswanger, de dégager la signification éthique des deux phénomènes d’altération de l’être-auprès-de que nous venons de mentionner.
§2. L’être-auprès-d’autrui inauthentique
34Ainsi qu’il en va dans le divertissement pascalien, le péril majeur qui menace l’être-auprès-de, c’est que la motivation inexplicite du Dasein à s’intéresser aux choses s’y réduise à son impuissance à être seul et à se supporter lui-même. C’est alors qu’aliéné par l’étant intra-mondain, l’existant jette son dévolu sur lui en « maître dévorateur, délesté de son poids »53, selon les paroles de R. M. Rilke. Mais l’étant intra-mondain, nous l’avons vu, ne comprend pas seulement les outils, les artefacts ou les objets de consommation. Autrui, lui aussi, risque à tout moment d’être réifié en une sorte de pôle libidinal qui s’investit ou se désinvestit selon le cours de nos valeurs et de nos intérêts. Dans son traité Melancholie und Manie, Binswanger qualifie pareille visée de l’autre d’« expérience objectale ou chosiste », et dénonce à travers elle « la métamorphose de la communication et de la partenairéité véritables sous l’espèce du commerce avec une pure chose ou un outil, sous l’espèce du ‘prendre-l’autre-par-quelque-chose’ (Nehmen-bei-etwas) »54.
35La présence à autrui déchoit ainsi en une proximité sans retenue. Or, faire fi de toute réserve, c’est également abolir l’espace d’égard (Rücksicht) et de « prudence » (Vorsicht) que requiert l’approche, pour y substituer un véritable abordage. Le sujet consomme alors les propriétés de son entourage, mû tantôt par une curiosité équivoque, tantôt par une profusion d’ambitions où les autres se trouvent bon gré mal gré pris à partie, comme médiations convertibles à l’envi et toute prêtes à s’abîmer en objets d’usage et de manipulation. Dans le traité que nous venons de citer, Binswanger étudie les formes pathologiques extrêmes d’une telle expérience chosiste d’autrui, dont l’une des plus représentatives relève de l’existence maniaque. Au cœur de ses analyses — et c’est là qu’il rejoint exactement notre problématique — Binswanger établit une corrélation surprenante entre la déficience qui affecte l’apprésentation d’autrui et celle qui affecte l’expérience temporelle. Pour rendre compte de cette double déficience, s’en référant aux prescriptions de Husserl, il fait retour, à la sphère primordiale de l’ego transcendantal où se structure l’expérience passive originaire du temps, de l’espace et d’autrui. Comme, d’une part, la maladie psychique est une réponse « manquée » à une problématique inhérente au destin de tout homme, avec laquelle chacun s’explique plus ou moins heureusement, comme Binswanger, d’autre part, prend le parti d’étudier la maladie à partir de ses a priori transcendantaux, sa description phénoménologique de la manie est à même de fournir une contribution à notre recherche sur la constitution transcendantale de l’être-en-rapport-de-réciprocité et, plus particulièrement, sur la liaison qui se noue à ce niveau entre la relation à autrui et la temporalisation.
36L’intérêt de la thèse défendue dans Melancholie und Manie réside d’abord en ceci qu’elle présuppose une logique interne, dans le mode d’existence maniaque, qui articule les différents moments structurels de sa constitution et rend compte du processus responsable de leur commune déficience. Or, la « région du monde » où la manie se manifeste de prime abord est la société—forme particulière de l’intersubjectivité et du collectif. « Le maniaque, écrit Binswanger, se détourne de soi et se tourne vers les autres, vers la société »55. Remarquons que cette attitude n’a rien pour nous surprendre : nous y retrouvons la tendance quasi incœrcible du Dasein, décrite par Heidegger, à se perdre dans le « on ». La méthode phénoménologique exige donc que l’essence de la manie soit élucidée au départ de la structuration du Mitsein qui la caractérise en propre : « Notre tâche véritable, écrit l’auteur, consiste à rechercher de quelle manière l’alter ego se constitue pour le maniaque, en quoi consistent les déficiences de sa constitution et dans quelle mesure Von peut mettre en évidence, dans cette constitution défaillante, ce qui fait défaut dans les moments de la temporalisation (...) Nous nous apercevrons alors que la déficience qui affecte l’élaboration constitutive de l’alter ego ne se comprend qu’à partir de la déficience qui affecte l’élaboration constitutive de l’ego »56. Cette genèse comprend essentiellement trois étapes. 1) L’auteur s’efforce en un premier temps de clarifier phénoménologiquement le sens de l’altérité d’autrui pour l’homme maniaque. Le fait que ce dernier se détourne de soi, loin de l’ouvrir à une plus grande disponibilité intersubjective, altère en fait la constitution de l’alter ego : « l’autre perd le caractère phénoménologique de l’alter ego et devient pur alius, un individu parmi beaucoup d’autres, un étranger pour ainsi dire »57. La déficience majeure de cette expérience réside en ce que le maniaque « présentifie » autrui davantage qu’il ne l’apprésente, et se situe ainsi en marge de toute communauté partagée. Ce qui, par là-même, lui fait défaut, c’est la co-présentation du monde objectif commun58. 2) Mais le fait que l’homme maniaque soit incapable d’apprésenter autrui et de participer à une mondanéité commune provient d’un défaut de l’apprésentation qu’il a de lui-même : s’il est présent à soi dans son « monde primordial » (dans sa sphère vitale propre et dans son quant-à-soi non médiatisé), il ne peut en revanche s’apprésenter dans les déterminations intersubjectives (situation familiale, sociale, institutionnelle...) qui donnent médiatement sens à son identité. 3) A l’horizon de ces différentes perturbations, se profile un style de temporalisation singulier — la temporalité, aussi déstructurée soit-elle dans l’existence maniaque, n’en demeurant pas moins « la régulation primaire » de l’unité possible de toutes les structures existentiales59. A quoi se décèlent donc les déficiences de l’expérience temporalisante du maniaque ? D’une part, son rapport de présentification « intrusif » et « intempestif » à autrui fait montre d’une déstructuration intentionnelle au niveau de l’objectivité temporelle commune (laquelle rejoint assez étroitement ce que P. Ricœur a théorisé sous le nom de « temps calendaire »). D’autre part, si le sujet s’avère incapable d’apprésentation adéquate, c’est primairement pour cette raison qu’il vit de purs présents. Son attitude saltatoire (sprunghaft), disséminée en « divertissements » successifs, fait apparaître non pas tant qu’il vit dans un autre monde que celui de la communauté, mais qu’il n’a fondamentalement accès qu’à des « fragments de monde » dépourvus de tout principe d’ordonnance et de cohésion. Au niveau de la structure même de la temporalisation, cette situation signifie que le maniaque vit d’instant en instant « en de pures présences (Präzensen) isolées, sans liaison d’habitus (selon l’expression de Husserl), sans ‘explication ou déploiement biographique’, sans que la possibilité se fasse jour d’ordonner les présents en une continuité biographique intime » : rétention et protention font quasi entièrement défaut60. Précisons encore le style de cette temporalisation : puisqu’elle se constitue exclusivement de présentifications actuelles ou momentanées, au dépens des apprésentations habituelles ou continues, elle éclate en la même absence de fond et en la même inaptitude à la rencontre que celles qui caractérisent, selon Heidegger, la déchéance du Dasein quotidien. Trois phénomènes, selon ce dernier, caractérisent en effet l’agitation (Bewegtheit) propre à la déchéance : l’incapacité de demeurer (Unverweilen) auprès du plus proche, la dissipation (Zerstreuung) en possibilités multiples et l’absence de séjour (Aufenthaltlosigkheit) qui voue le Dasein à être « partout et nulle part ». Ces phénomènes se condensent en particulier dans la curiosité, c’est-à-dire dans la tendance à rencontrer le monde par le seul percevoir objectivant (nur-vernehmen) ; la curiosité « ne se préoccupe pas de voir pour comprendre ce qui est vu, c’est-à-dire pour nouer avec lui un rapport d’être, elle veut seulement voir pour voir. Elle ne cherche le nouveau que pour sauter à nouveau de celui-ci vers un autre nouveau »61. Ce comportement saltatoire de la déchéance, que rien ni personne ne peut arrêter, cette perception consommatoire de l’étant intra-mondain, comme nous le voyons, correspondent quasi terme à terme aux symptômes majeurs éclairés par Binswanger au travers de son analyse de la manie.
37Mais nous avions annoncé deux manières extrêmes et contraires de pervertir l’approche et la rencontre d’autrui : la proximité sans retenue, à laquelle nous venons de nous arrêter, et la mise à distance objectivante où l’être-auprès-de déchoit en ce que Heidegger nomme le « ne-plus-faire-que-demeurer-auprès-de (das nur noch-verweilen-bei) »62. Ce deuxième mode d’abord de l’étant caractérise, selon Heidegger, l’attitude scientifique moderne (où la diagnose, notons-le, l’emporte sur toute forme de prognose) ; « l’être objectivant auprès du subsistant intramondain (...), lisons-nous, se distingue du présent de la circonspection (Umsicht) avant tout par ceci que le découvrir de la science en question est uniquement attentif à l’état découvert (Entdecktbeit) de ce subsistant »63. La mise à découvert dans l’en-face représente, aux yeux de Heidegger mais aussi d’autres penseurs après lui, une altération radicale non seulement de la préoccupation, mais du savoir lui-même. Adressée à autrui, elle se fait pur regard scrutateur du corps ou de la psyché. Plutôt que d’insister, dans la perspective d’une phénoménologie de la connaissance, sur le caractère foncièrement arbitraire d’une science de l’homme qui passe outre la manière dont son « objet » se donne à rencontrer et qui, par conséquent, manque les voies d’accès esquissées par les phénomènes mêmes de l’humain, nous nous limiterons ici à souligner la perversité éthique qui affecte ce mode de présentification lorsqu’il surdétermine, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, l’exercice de l’être-en-rapport-de-réciprocité. Car le regard lancé vers l’être-à-découvert de l’homme ne reste pas sans effet sur ce dernier. Il est porteur de la pire des violences : celle qui, dé-visageant autrui, le nie dans l’indétermination constitutive de son mystère et de sa liberté, tarissant ainsi la source de son initiative ultime. Il n’est pas d’ouverture à autrui s’instituant de sa seule autorité sur la base d’une hypothétique méthode qui ne compromette d’emblée l’altérité de ce dernier. Seul peut rencontrer le pouvoir-être qu’est en soi le Dasein le geste qui préserve en lui ce qui n’est encore que virtualité indécidée et origine insondable d’une histoire.
§3. L’instant éternel de la rencontre aimante
38Heidegger interprétait donc prioritairement l’être-auprès-de comme déployant l’espace de jeu d’une déchéance potentielle. Mais par contraste d’avec la tendance quasi incœrcible qui consiste à pervertir l’approche en la transformant en un abordage sans retenue ou en distanciement implacable, il mettait en évidence la possibilité d’un souci prévenant qui aille au devant de l’autre, en un mouvement futurisant, afin de le rendre lucide et libre pour son propre pouvoir-être. Binswanger, pour sa part, s’attache à rendre visible l’originarité ontologique de la rencontre nostrique dans le phénomène global de l’être-auprès-de : « Ceux qui s’aiment ne sont pas auprès de quelque chose qui relève du monde de l’étant disponible, mais sont l’un auprès de l’autre (...) En tant qu’il aime, le Dasein ne déchoit pas dans le monde de la préoccupation : il n’est donc pas ce dont il se préoccupe, mais il est à la façon dont il rencontre »64. Ainsi, de la rencontre nostrique l’on ne peut dire sans plus, comme le suggère Heidegger, qu’elle soit intramondaine. Ce qui constitue son noyau irréductible, c’est précisément ce qui ne se réduit pas à ses déterminations ontiques, c’est le surplus événementiel qui, dans un regard, une salutation, une parole ou une action commune, apparaît sans se présentifier, comme l’« indice » d’un lien d’être amical ou amoureux. Que le Dasein, dans la rencontre intramondaine, soit affecté par autrui et puisse nouer avec son altérité singulière un rapport d’être qui prenne celle-ci pour fin appartient à sa structuration existentiale originaire.
39En substituant à la structure de l’être-auprès-de-l’étant-intramondain la structure de l’être-l’un-auprès-de-l’autre, Binswanger ne vise pas tant à soustraire la présence aimante du monde quotidien pour la confiner dans l’arrière-monde d’une réciprocité immédiate et absolue, qu’il ne cherche à déceler, dans la proximité ontologique de deux Dasein existant l’un pour l’autre, la motivation transcendantale qui les oriente vers le monde de la préoccupation et de la sollicitude. Heidegger, au demeurant, reconnaît lui aussi la dimension irréductible de cette assignation réciproque des existants : « l’analyse qui vient d’être accomplie, écrit-il, montre qu’il appartient à l’essence du Dasein —pour lequel il y va de soi dans son être même -— d’être-avec-autrui. En tant qu’être-avec, le Dasein ‘est’ donc essentiellement envue d’autrui. Cette affirmation est à comprendre comme un énoncé existential relatif à son essence »65. Mais, comme nous l’avons montré, il est essentiel à cette vocation du Dasein à être-en-vue-d’autrui de n’être jamais qu’une possibilité interne du souci, saisie ou manquée, et non de constituer passivement un sol d’évidence fondatrice sur lequel prendre appui avant même que de pouvoir poser la question du propre d’un exister « sien »66.
40Or, c’est en vertu de l’évidence singulière qu’elle met en œuvre que chaque rencontre aimante a le pouvoir de « transfigurer » la facticité de la condition humaine en l’appartenance à la communauté d’un Nous. Ce qui se joue en elle, avant tout rapport utilitaire à l’étant, c’est l’accès à la transcendance d’autrui dont le retrait en-deçà de ce qui peut être présentifié de lui n’a dégal que sa puissance d’interpellation. « Ce qui se retire, écrit Heidegger, peut toucher l’homme et le prendre dans sa requête plus essentiellement que toute chose présente qui le cerne et le concerne »67. Ce qui se retire peut toucher l’homme davantage que tout événement dont l’apparaître demeure sous la dépendance de son vouloir et de sa décision : il peut l’ouvrir à la source de ce qui ultimement conditionne ce vouloir et en délimite l’horizon. Il n’y a pas de transcendance de l’autre, en effet, qui n’ait déjà en quelque sorte précédé l’ego. Il n’est pas de Toi pour qui, dans son être, ne l’attend déjà. Et cette attente retenue, qui patiente sans rien anticiper, ne se résorbe pas au moment où s’accomplit la rencontre : « la rencontre aimante est déjà élan vers le Toi ‘attendu’, attrait par Toi et quête de Toi »68. Elan et attente, attrait et quête sont les modalités d’une synthèse passive originaire où s’articulent les phases impressionnelles suscitées par la rencontre d’autrui et l’auto-genèse du moi propre. Le concept qui, dans le texte de Binswanger, désigne au plus près le dynamisme de cette synthèse est celui de Sehnsucht, par lequel « nous ne devons pas comprendre une aspiration du Dasein en tant que mien, mais le désir et, tout uniment, la réponse qui lui revient à partir du Dasein - du Dasein en tant que Nous encore indéterminé ou ‘voilé’ »69.
41C’est ainsi que la facticité solipsiste du Dasein se métamorphose pour s’intégrer dans l’ouverture d’une « terre natale », dans la constitution d’une unité d’être « nostrique » incommensurable à ce qui conditionne chaque existence prise séparément. « Le mystère de l’amour ne se comprend que si l’on voit bien ceci : dans la rencontre de ceux qui s’aiment, le Toi et le Moi sont engendrés comme Nous, le monde de leur amour s’ouvre et, métamorphosés, ils se soumettent à une nouvelle ‘loi’ ; cette rencontre déterminée ne serait pas possible si la présence n’était déjà en son fond rencontre aimante »70. A la transfiguration du monde de l’étant simplement disponible en l’habitat d’une terre natale, correspond une intensité temporelle rebelle à tout espacement. Cette intensité du temps est précisément « l’instant éternel présentiellement empli (präzenserfüllt) de l’amour »71. Par-delà la présentification régie par le souci, œuvre donc la co-présentation aimante qui, sans produire rien de factuellement présent, séjourne dans l’événement de la rencontre. Sa temporalité spécifique est l’instant (exaiphnès) où s’unissent « en un éclair la rencontre (voilée) en quête du Nous et la rencontre (dévoilante) qui trouve et choisit l’Un aimé »72. Un tel présent ajointe donc l’attente purement tensionnelle de la co-présence nostrique originaire et le choix incidentiel-historique de la personne aimée. Mais ce présent, n’étant jamais présentifié de manière définitive, ne cesse de se retirer, de se soustraire au pur et simple être-là. A l’événementialité de la rencontre s’applique ainsi ce que Heidegger dit de l’événement même de l’être : « l’événement du retrait pourrait être le plus présent dans toute chose maintenant présente et ainsi passer infiniment l’actualité de tout actuel »73.
Chapitre II. L’être-déjà-avant et l’extase du passé
42Dans le chapitre précédent, le sens de l’être-auprès-de nous est apparu comme une rencontre de l’étranger au cœur du monde familier, comme une proximité à autrui portée par le désir. Heidegger insistait sur la tendance du Dasein, inscrite dans cet existential, à se perdre dans ce qu’il n’est pas, à y enfouir sa liberté de se choisir et de se saisir au départ de ses possibilités les plus essentielles. Le Dasein est de prime abord et le plus souvent cramponné à l’étant intramondain, lequel vient recouvrir ou défigurer le sens de ce qu’il a à être. La structure de l’être-auprès-de fonde son inclination à se laisser porter par la « vie » du monde où il se trouve74. A contre-courant de ce présupposé, nous avons réfléchi, avec Binswanger, sur le fait qu’en toute véritable rencontre d’autrui, le Dasein fait l’épreuve du monde et de soi in statu nascendi. Cette épreuve nous invite à présent à questionner un nouveau moment de la constitution ontologique du Dasein. En effet, aucune appartenance à un monde commun ne pourrait avoir lieu sans l’événement fondateur de la naissance. Celle-ci n’est pas un fait accompli qui gît derrière le Dasein, et dont l’incidence ponctuelle se serait aussitôt détachée de son être. L’histoire humaine se déroule toute entière sous le signe de la naissance, et le caractère « irruptif » de cette dernière ne cesse d’en motiver les projets. La possibilité pour le Dasein de naître et de renaître dans l’événement d’une rencontre mobilise une structure existentiale qui définit sa condition : l’être-déjà-à (au monde)75.
§4. La déréliction et l’angoisse
43En quoi ce simple adverbe — le « déjà » de l’être-déjà-au-monde — contribue-t-il à déterminer qui est le Dasein, si telle est bien la fonction des existentiaux ? Pour répondre à cette question, nous devons nous reporter à la direction de sens par laquelle Heidegger définit l’être-déjà-à. « Etant, écrit-il, le Dasein est jeté ; il ne s’est pas apporté lui-même dans son là »76. La condition d’être-jeté ou la déréliction (Geworfenheit) déterminent donc essentiellement la facticité de notre être-au-monde. Mais l’irruption du Dasein au monde est aussi un abandon à soi, un être-remis-à-soi. Heidegger parle à ce propos de la « Faktizität der Überantwortung » — expression que Bœhm et De Waelhens traduisent par la « facticité du fait contraignant l’homme de prendre lui-même son être en charge ». Nous pourrions peut-être resserrer davantage la signification du terme en parlant de la facticité du fait d’être livré (üherantwortet) à l’existence.
44Heidegger exprime la condition finie de non-maîtrise du Dasein en affirmant qu’il n’est pas le fondement de son propre être ou qu’il existe comme fondement négatif de soi77. Cette négativité n’est pas l’œuvre d’une conscience s’arrachant à l’en-soi (comme chez Sartre par exemple), mais l’irruption non voulue et indéfiniment répétée de l’existence dans le monde. Tout à l’heure, nous avions proposé de rapprocher l’être-auprès-de de la base de notre existence, laquelle intègre nos liens d’appartenance constitutifs : en elle, le moi s’auto-affecte par la médiation du rapport de dépendance qui le voue au monde ambiant et à autrui, et se comprend au départ de son intentionnalité pratique (la préoccupation et la sollicitude). L’être-déjà-à, en revanche, oriente notre interrogation vers le fondement du Dasein. Dans cette problématique du fondement, c’est avec la donne de l’y avoir ou, dans le langage de l’exister, avec l’irrattrappable fait qu’il est et qu’il a à être78 que le Dasein est sommé de s’expliquer. Ce « fond » qu’il n’a pas posé, le Dasein doit l’exister ou l’être, au sens sui-transitif du verbe. « Le Soi-même qui, comme tel, a a poser le fondement de lui-même ne peut jamais se rendre maître de celui-ci, et pourtant, il a, en existant, à assumer l’être-fondement »79. C’est exactement sur ce fond que se joue tantôt la prise d’appui, tantôt l’effondrement de l’existence.
45Puisque le Dasein est toujours confronté, d’une manière ou d’une autre, à la vérité de son être, comment a-t-il trait au fond de sa facticité marquée de déréliction ? C’est dans la sphère de la tonalité affective ou de la disposition (Stimmung), en tant que « sentiment de la situation » (Befindlichkeit) que Heidegger découvre la forme d’expérience la plus primitive de l’être-déjà à. « Bien qu’il n’ait pas posé lui-même le fond, il (le Dasein) repose dans sa pesanteur que la disposition affective lui rend manifeste comme charge »80. Parmi toutes les dispositions affectives, il en est une qui lui ménage une ouverture vécue primordiale à la déréliction : l’angoisse, qui s’accompagne d’une sorte d’éclipse ou de désertion de l’étant intramondain. L’angoisse néantise le monde en ce sens qu’elle ramène le Dasein diverti par la préoccupation des étants à la sommation de son exister et, plus précisément, à la déréliction de son être-jeté. « Que le Dasein soit abandonné à soi-même, voilà qui se manifeste de manière originairement concrète dans l’angoisse »81. Ou encore : « En elle, le Dasein est pleinement ramené au fait nu de son inquiétante étrangeté et pris par cette dernière »82.
46Sur le plan formel de sa structuration finie, la dimension temporelle qui permet au Dasein d’exister « en arrière de soi » et de signifier sa déréliction originaire est le passé. Pour que l’angoisse comme sentiment primordial de la situation puisse envahir son horizon, il faut que le Dasein soit renvoyé à son commencement, à l’irruption de sa naissance. Un tel « retour au commencement » ne s’épuise bien sûr pas dans le simple souvenir de ce qui fut. Le rapport ontologique à la naissance se déploie non par référence à un moment empiriquement donné du passé, mais à travers le phénomène même de la passéification du temps. A même la temporalisation passéifiante qui le fait se retourner dans l’angoisse à son abandon originaire à soi, le Dasein ne cesse d’exister hic et nunc sa naissance au monde.
§5. L’être mis à l’abri et la confiance
47Que devient dans la structure existentiale de l’amour cette dimension de l’être-au-monde qu’est l’être-déjà-à ? La facticité en est-elle purement et simplement absente ou y prend-elle un autre sens ? Dans le concept de Geworfenheit converge, avons-nous vu, le délaissement au monde et l’abandon à soi. L’extériorité du monde ou, plus justement, l’inquiétante étrangeté de sa présence, fait partie intégrante de la vérité de l’exister. Cependant, dans la structure ontologique de l’être-au-monde infléchie selon le sens d’être de la réciprocité et du désir, le monde est originairement Heimat—expression qui fait immédiatement signe vers une terre natale, abritant la gestation et l’engendrement des hommes. Or, être-déjà-à la terre natale de l’amour signifie, selon Binswanger, « reposer éternellement dans l’abri (Geborgenheit) de la présence comme rencontre, comme Nous aimant »83. Si le Dasein n’est plus simplement exposé au monde ou désabrité en lui, c’est parce que ce monde est sous-tendu par la présence aimante : il participe, in statu nascendi, de la Geborgenheit constitutive de la nostrité elle-même. L’être-déjà-à, en ce sens, intentionné l’être de l’étant comme « terra mater »84.
48Pour comprendre la dimension aspectuelle d’éternité de la naissance immémoriale à la terre natale, il faut se rappeler le paradoxe qui anime le sentiment amoureux : ce dernier est conduit à reconnaître l’avènement dans le passé d’une entre-appartenance inconditionnelle et, pourtant, en raison de la non-facticité de celui-ci, à renoncer à le situer dans l’histoire ou au commencement daté d’une histoire. L’instant éternel de l’amour, « toujours déjà arrivé », contient à jamais en lui l’événement de sa naissance par la seule tension de durée qui sous-tend la rencontre et motive les choix du désir.
49Comment l’amour transforme-t-il dès lors le fondement de l’exister ? « Tout comme le Dasein en général, le Dasein aimant n’a pas posé lui-même son fond. Certes, il est lui aussi livré à ce dernier ; mais il n’a pas à se saisir (bemächtigen) de soi. Pour le Dasein comme amour, à la différence du Dasein comme Souci, ce fond n’est pas le rien étrange et inquiétant qui accable et domine, le rien dans lequel il est jeté et à l’encontre duquel il a, pour pouvoir être, à se jeter lui-même, rappelé à un isolement héroïque par une conscience apte à s’angoisser. Pour la présence aimante, ce fond est abritement ‘secret’ (heimlich), terre natale protectrice qui lui est familière — rappelé qu’il est, au départ de son isolement, à la rencontre aimante — et dans laquelle, se fiant, il est »85. Dans la mesure où il est « emporté » dans une terre natale, le Dasein aimant n’est pas le fondement de son être propre. Toutefois, il ne lui convient pas non plus d’exister comme fondement négatif de soi. Car il n’est pas livré sans recours au rien inquiétant de l’être, mais appelé par l’autre à devenir soi. Le soi dont il est amené à répondre ne lui est pas donné dans la pesanteur de l’angoisse : il est invoqué, sollicité et soulevé par le désir de l’autre. Aussi sa naissance n’est-elle plus seulement dette et faute à expier selon l’ordre du temps, comme le proclame l’antique sentence d’Anaximandre : elle est d’abord un don qui fraie l’accès du Je à lui-même. Et c’est dans le travail par lequel ce « frayage à soi » est initié et sous-tendu par l’autre que l’ipséité advient à son intimité la plus profonde.
50La disposition affective qui s’élève de la donation d’être par l’autre a pour simple nom la joie. Exister en rapport de réciprocité est déjà en soi source de joie ; toute autre joie vient moins s’ajouter à celle-là qu’accomplir cette première excédence sur le rien. Certes, éprouver en un prime bonheur que l’on existe n’est pas autre chose qu’exercer son pouvoir-être :le« je » est seul à pouvoir destiner son être-au-monde. L’existence est-elle pour autant sans partage ? C’est ici qu’intervient la co-appartenance existentiale sur laquelle Binswanger insiste tellement : sur ce partage de ce qui est sans partage, sur la mise en commun de ce qui, dans Sein und Zeit, semble ne dépendre que de l’initiative héroïque du Dasein esseulé. Grâce à la réciprocité constituante qui transmue le Dasein angoissé en un Dasein désirant, les êtres humains s’octroient d’exister l’un en vue de l’autre.
51Plus révélateur encore que cette joie d’exister qui envahit la présence aimante lorsqu’elle médite sa naissance est ce sentiment originel de la situation (Grundbefindlickkeit), issu de l’être-en-rapport-de-réciprocité, qui, selon Binswanger, ramène le Dasein « en arrière de soi » en un mouvement de « passéification » : la confiance. « Etre-en-confiance avec la présence comme don (das Vertrautsein mit dem Dasein...) est l’unique ‘réminiscence’ de l’amour »86. La confiance en la présence n’est pas la coloration affective d’une conscience réfléchissant sur une chose qui lui serait acquise. En quoi se fie une telle confiance ? Elle a trait à l’intégration de l’acte d’exister en une histoire commune. L’homme esseulé ressent la venue à l’être comme une facticité brutale, dont la pesanteur angoissante n’est allégée que par des divertissements captieux. La réminiscence de l’amour découvre un horizon d’existence qui lui est davantage confié comme une tâche qu’adressé comme un défi anonyme. Pareille confiance a donc son origine dans l’œuvrer d’une temporalité transpersonnelle qui précède la temporalité du Dasein obsédé par la contingence de son individuation. Car le désir amoureux opère une véritable transmutation du temps : il convertit le fond abyssal de celui-ci en un sol de fiabilité pour une aventure collective. Telle est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle ceux qui ont la charge d’élever les générations montantes se soucient tant d’initier celles-ci à la temporalité calendaire dont l’horizon d’expérience et d’attente excède la finitude de l’être-pour-la-mort singulier87.
52Lorsque nous travaillons à la genèse biographique de l’existence d’un être humain, nous sommes à chaque fois reconduits à l’analyse des nœuds et des complexes relationnels qui ont structuré sa participation à la dramatique universelle de l’humanité. Nous réalisons alors qu’avant tout abandon à soi, comme avant toute séparation, prévaut l’unité duelle du premier âge de la vie. Dans la perspective de cette structuration, plutôt que d’un être-jeté anonyme conjugué à la voix passive, il convient davantage de parler d’une gestation conjuguée à la voix moyenne, dont le processus renvoie directement à la trame intersubjective au sein de laquelle chaque existence reçoit son « coup d’envoi ». En effet, sous-jacente à la facticité de l’être-déjà-à et de l’avoir-à-être, la réduction phénoménologique découvre la facticité d’une appartenance immémoriale à l’« humanité » : « Lorsque nous parlons du Dasein, précise encore Binswanger, nous ne visons jamais seulement — et c’est là une divergence fondamentale d’avec Heidegger — le Dasein en tant que toujours mien, tien ou sien, mais aussi le Dasein humain en général ou, si l’on préfère, le Dasein en tant qu’humanité. Telle est la facticité dont nous partons »88. Dès lors, de même que l’homme ne peut dignement exister que lorsqu’il a en vue de sauvegarder, de cultiver et de promouvoir la condition humaine à l’intérieur d’un éthos universel, de même il ne peut accéder à la signification de sa facticité qu’à être lui-même engendré et « mis » au monde depuis l’intrigue de sa gestation dans l’amour jusqu’à son intervention autonome dans le Nous d’une communauté.
53Dans cette Auseinandersetzung entre Heidegger et Binswanger, nous nous sommes appliqués à dégager deux modalités fondamentales selon lesquelles le Dasein se rapporte au fond de l’être, et développe à l’égard de celui-ci une tonalité affective de base. Résumons-nous. Pour Heidegger, le Dasein en souci, exposé au monde et abandonné à soi, est jeté dans l’obligation d’exister à même l’inquiétante étrangeté de l’être. Cette déréliction se manifeste concrètement dans l’angoisse où le Dasein fait l’épreuve de la précarité de ses assises ontologiques — cette précarité constituant la révélation du néant au sein de l’étant. Pour Binswanger, le Dasein comme désir et amour repose dans l’abri de l’être-en-rapport-de-réciprocité, « plus proche du fond de l’être (Seinsgrund) que de l’être et du temps de ce monde (du souci) »89. Il fait l’épreuve de la proximité d’un tel fond dans la confiance, en se fiant à la co-appartenance existentiale et constituante du « nous ». Pesanteur et joie, angoisse et confiance, en tant que sentiments fondamentaux de la situation, alternent donc dans la communication du Dasein avec le monde ambiant et commun, en affectant celui-ci dans ses aspects ontiques les plus divers (physique, moral, spirituel...). Toutefois, c’est à la condition de ne plus opposer mais de composer les termes de cette alternance que le Dasein peut véritablement habiter le monde. Lorsqu’une forme pathique (angoisse ou confiance) s’absolutise et frappe l’autre de nullité, l’existence tantôt s’enlise dans le désespoir, par excès de finitude, tantôt se dissout dans l’exaltation et l’apesanteur d’une infinitude éthérée. Par la composition « bien tempérée » du souci et de l’amour, il s’agit de déterminer la « mesure » qui conditionne la tenue de l’existence humaine hors d’elle-même et la possibilité pour celle-ci d’esquisser un horizon intégrateur de sens : « Amour et Souci appartiennent dans la même mesure au plein phénomène de la présence humaine. ‘Agir et aimer sont un pour les grands’. Aucun des deux moments ne peut jamais être totalement réprimé ni jamais totalement tomber hors de la présence : là où l’un s’émancipe du tout, l’autre ‘s’altère’ en sorte que la présence se rend étrangère à elle-même (aliénée) : nous parlons alors d’aliénation ou d’une structuration de la présence sous la forme de l’extranéation (Entfremdung) »90. Que le phénomène complet de la présence humaine puisse et doive se comprendre à partir de ces deux constituants de la présence que sont le souci et l’amour, c’est ce qu’il nous incombe encore de montrer dans les lignes qui suivent.
Chapitre III. L’être-en-avant-de-soi et l’extase de l’avenir
54L’être-en-avant-de-soi est le troisième moment existential du processus de temporalisation. Jusqu’à présent, nous avons étudié comment l’être-là se portait à la rencontre de l’étant par le présent et revenait à soi par le passé. Voyons maintenant comment il va vers soi par le futur. Suivant l’analytique existentiale de Heidegger, le phénomène originel de l’avenir s’enracine en effet dans l’acte de « se laisser advenir à soi (sich auf sich zukommen lassen) »91.
55Nous commencerons notre questionnement sur l’extase du futur en résumant la contribution originale de Heidegger — contribution axée sur la dimension du pouvoir-être du Dasein qui réside en la « mise en avant » de ses possibilités propres. Nous nous demanderons ensuite ce que devient cette extase lorsqu’elle se pratique sur fond d’être-en-rapport-de-réciprocité — Binswanger analysant une autre modalité existentiale de l’advenir à la présence que la mise en avant par un Dasein solitaire de ses propres possibles. L’être-en-avant-de-soi ne sera donc pas suffisant, en dernière analyse, pour décrire le phénomène entier du futur impliqué dans la nostrité. Le rapport du « nous » au possible diffère déjà suivant que l’on envisage ce dernier dans la sphère de la relation amoureuse ou érotique pure, ou dans la sphère pratique de l’articulation entre amour et souci. Dans le premier cas, l’avenir, tranchant sur toute anticipation, ne se présente plus même à proprement parler comme un « possible ». La présence n’est plus en souci de ce qu’elle a à être, mais vit sous la seule gouverne de la faveur d’exister qui lui est octroyée par l’autre ; bien que l’avenir soit sa dimension temporelle par excellence, cette faveur se délivre sur le mode ludique d’un finalité sans fin, où l’écart futurisant du projet fait défaut. Dans l’horizon ouvert par l’amour, ce qui détermine le sens de l’être à venir, c’est l’altérité ou la nouveauté absolue. Pour éclairer cette protention dans la discontinuité, motivée par la puissance d’Eros, nous ferons également intervenir certaines réflexions de Lévinas puisées de Totalité et infini ainsi que de son essai intitulé Le temps et l’autre. Le « nous », cependant, développe lui aussi un rapport existential au possible, et cela dans la mesure où les amants se préoccupent de ménager l’un pour l’autre l’espace d’un advenir-à-soi. Leur souci consiste alors à co-révéler le pouvoir-être propre de l’autre. Cette révélation commune des possibilités propres à chacun s’accomplit non plus dans la relation érotique, mais dans une relation dialogique où s’exerce un travail de destination réciproque. Une extase futurisante se détache alors de l’instant éternel pour ouvrir l’horizon d’un devenir créateur où chaque Dasein s’avère être pour l’autre le mobile d’une auto-transformation. L’instant éternel lové en lui-même se dénoue en l’intrigue d’une historicité où chacun s’explique avec la différence de l’autre.
§6. Le pouvoir-être et le projet
56La méditation de Heidegger sur le sens de l’avenir à l’intérieur de la structure existentiale du Dasein repose sur une affirmation qui constitue peut-être l’une des intuitions les plus décisives de Sein und Zeit : « Le Dasein n’est pas un étant subsistant qui aurait par surcroît le don de pouvoir quelque chose, il est primairement être-possible. Le Dasein est à chaque fois ce qu’il peut être et est la manière même dont il est sa possibilité »92. Une telle détermination du Dasein trace d’ailleurs sa limite positive et incontournable à toute thématisation portant sur la condition humaine ou sur l’individu pris isolément, et justifie transcendantalement la foncière incomplétude des « sciences humaines ». Aucun système théorique ne peut en effet rendre compte de la dynamique de la possibilisation, qui constitue le noyau essentiel de l’exister, par la modélisation de comportements ontiques (psychologique, sociologique, politique...). La liberté que met en œuvre cette dynamique de possibilisation n’est pas une propriété ou un attribut partiel qui caractériserait l’être-homme, au même titre par exemple que la déterminité pulsionnelle ou la volonté. Non seulement la possibilisation transit toutes les modalités relationnelles de l’existant, depuis la simple sensation jusqu’à l’activité cognitive ou spirituelle, en les marquant toutes du sceau de la finitude, mais en outre, c’est elle qui le met en souci de ce qu’il a à être ou à accomplir. Plus la déréliction fait éprouver au Dasein combien il est livré à son propre pouvoir-être, plus celui-ci est en mesure de s’arracher à l’évidence prétendue des matters of fact et à la fatalité illusoire du cours des événements, pour entendre ce qu’il est impérieux qu’il devienne. Or, s’il est une exigence minimale qui conditionne tout éthos, c’est bien celle qui consiste pour chacun de nous à découvrir ce à quoi nous sommes appelés en propre et à inventer les moyens pour faire de cet appel une œuvre effective. Certes, l’être-possible du Dasein ne fait pas initialement l’objet d’une appréhension normative, conformément à laquelle il lui serait loisible d’édifier son existence ; il ne relève pas primairement de la sphère idéelle de l’imagination ou de la raison. Le Dasein, nous dit Heidegger, est sa possibilité, selon la structure existentiale du projet (Entwurf) - terme qui ne désigne plus à proprement parler une démarche intentionnelle, mais le mouvement même de l’existence par lequel est engagé notre devenir entier et, avec lui, celui de notre monde. Cette intelligence anté-prédicative qui met en mouvement la possibilisation de l’exister, Heidegger la nomme compréhension : « Le comprendre a en lui-même la structure existentiale que nous appelons le projet. Il projette l’être du Dasein vers son en-vue-de tout aussi originairement que vers la significabilité en tant que mondanéité de ce qui lui est à chaque fois monde »93. Ce texte fait donc apparaître un élément essentiel concernant l’être-en-avant-de-soi comme mise en avant des possibilités du Dasein : à savoir que ces possibilités mettent en jeu non seulement ce que nous sommes en personne, mais aussi la mondanéité ou la signifiance même de notre monde. Le « pouvoir » inhérent à l’existence se manifeste notamment en ceci que cette dernière s’avère capable de faire émerger, à même l’esquisse de ses projets, ce que nous pourrions appeler un ordre du monde. Ce phénomène est particulièrement bien mis en relief dans les analyses que Heidegger consacre à la relation du Dasein à l’outil : l’outil ou, plus généralement, la chose d’usage, se caractérise de prime abord par sa « tournure » (Bewandtnis), par la finalité immédiate qui l’inscrit dans un horizon d’ensemble profilé pratiquement. Il se présente au Dasein comme étant « sous la main » (Zuhanden), parce que son mode d’accès est pré-tracé par la possibilité même de se rapporter à lui, de « faire avec lui ». La plus anodine de nos activités crée dans un secteur du monde une totalité orientée ou finalisée (Bewandtnisganzheit) dont la caractéristique principale est que les étants compris en elle renvoient les uns aux autres et finalement, comme à leur pôle de signification ultime, au Dasein lui-même. L’étant disponible est en vue de l’homme, lequel est en vue de lui-même — ce cycle structurateur attestant que l’origine du sens est à chercher dans la transcendance du Dasein en tant que pouvoir-être.
57Rappelons ce qu’il en est globalement de la fonction qui lie la signifiance du monde à la transcendance du Dasein : Le monde est un monde de la finitude, parce qu’il ne peut y avoir pour le Dasein de manifestation de l’étant sans la déréliction, c’est-à-dire sans le phénomène irrévocable de la sommation à exister. Pour qu’il y ait de l’étant sur fond d’être, il faut que le Dasein soit la brèche où se creuse la différence entre l’ontique et l’ontologique. D’autre part, le Dasein n’est cette brèche qu’à l’exister lui-même dans la temporalisation et la destination de son projet. L’ouvert du monde est structurellement conditionné par la transcendance du Dasein. En ce sens, comme le dit Lévinas, le monde n’est « rien d’autre que cet ‘en vue de soi-même’ où le Dasein est engagé dans son existence »94. En produisant dans le monde, pour accomplir ses propres fins, des réseaux d’efficience, l’homme se manifeste comme donateur de sens. Il est l’étant par lequel le sens vient au monde95 — ce pouvoir de signifiance s’enracinant à son tour dans la structure du comprendre.
58Mais ce disant, nous laissons encore dans l’ombre une dimension fondamentale du phénomène de la compréhension et de l’interprétation : l’entrecroisement de la référence à l’être et de la relation désirante à autrui. La relation à autrui, nous l’avons vu avec Heidegger, ne survient pas au Dasein comme une possibilité ontique surajoutée, mais prend part à la constitution transcendantale de son être-en-vue-de. Non seulement le Dasein, jeté « en avant de lui-même », rencontre déjà autrui dans l’horizon de son projet96, mais, en tant que Mitsein, il est essentiellement « en vue d’autrui »97. Certes, dans l’analytique de Sein und Zeit, autrui ne se rencontre ni comme une altérité se manifestant absolument à partir de soi, ni dans la proximité d’un rapport pré-dévoilant de Toi à Moi. Néanmoins, et c’est là un point essentiel, les possibilités d’être du Dasein ne sollicitent le travail du sens qu’en vue d’un autre Dasein, de telle sorte que soit déjà niée toute compréhension immédiate de ce qu’il a à être en propre. C’est eu égard à un autrui à qui s’adresser que « se découvre » véritablement l’horizon d’un dessein à projeter ; ce n’est qu’une fois le monde habité en commun que la préoccupation fait connaître son urgence. Bien plus, l’aménagement efficace de l’étant disponible auquel œuvre la préoccupation s’esquisse dans une relation qui régit et oriente cette disponibilité : la relation à autrui qui me fait exister pour lui. Nous touchons peut-être là au lien d’affinité le plus radical qui s’est noué entre les pensées de Binswanger et de Heidegger. Qu’une citation de ce dernier vienne témoigner du profond malentendu qu’il y aurait à interpréter la mondanéité du Dasein comme procédant d’un projet solipsiste : « Dans l’être-avec en tant qu’être-en-vue-d’autrui, au sens existential, les autres sont déjà révélés dans leur être-là. Cette révélation des autres, qui se constitue d’emblée avec l’être-avec, contribue par conséquent aussi à former la significabilité, c’est-à-dire la mondanéité, en tant que celle-ci est ancrée dans l’en-vue de existential »98. L’éclosion futurisante de l’horizon du monde dans sa totalité, et les formes de finalité intramondaines (ustensilité, praticabilité, objectivité...) qui naissent avec elle, procèdent donc d’une destination qui ne s’inscrit plus dans le registre de l’étant disponible, mais s’origine dans la constitution existentiale commune du Dasein compris comme Mitsein.
59La nature de cette destination commune qui sous-tend la significabilité du monde nous met en face d’une double évidence donatrice qui affecte d’un écart infini le mouvement de temporalisation de l’être-en-avant-de-soi. Qu’est-ce à dire ? Nous indiquions tout à l’heure comment la compréhension trouvait sa condition de possibilité dans l’extase du futur, dans le procès d’advenir à soi, lequel s’accomplit à chaque fois par ce que Heidegger nomme « la décision qui déclôt » (die Entschlossenheit). Le Dasein, en d’autres termes, est en vue de soi en tant qu’il est en venue à soi. Doit-on en conclure que dans ce mouvement par lequel il se diffère dans l’avenir, le Dasein reste encore toujours pleinement auprès de soi, accédant à la mondanéité du monde par une intuition originaire ? Ou bien l’être-en-vue-de institue-t-il une relation infinie et sans cesse médiate de soi à soi, dont le caractère extatique du temps creuserait la distance irrattrapable ? Pour répondre, il nous faut saisir ce qui dans le Dasein précède le quant-à-soi égoïstique : à savoir ce qui, dans Sein und Zeit, correspond à ce que Husserl avait thématisé sous le nom d’évidence donatrice : a) La première forme d’évidence est celle qui fait précéder tout projet par la donation d’un horizon d’être qui se soustrait à toute espèce de remplissement ontique. La « vue » par laquelle le Dasein a trait à ses possibilités les plus propres — vue déterminée existentialement par le caractère projectif de la compréhension — est originellement une « vue sur l’être comme tel en vue duquel le Dasein est à chaque fois à la façon dont il est »99. b) Cette donation ontologique interne à la temporalisation de l’avenir n’est évidente qu’à la condition d’éclairer l’infranchissable distance qui sépare le Dasein des autres Dasein qui existent avec lui : la signification de cette distance qui convertit l’être-avec en désir est de manifester le tout de l’étant comme monde à habiter, comme éthos. C’est pourquoi la vue jetée sur l’être, qui se réalise en un regard préoccupé par la praticabilité du monde ambiant, se déploie d’emblée aussi comme vue ayant « égard » (Rücksicht) à autrui : « la vue qui est existentialement cœxtensive de l’ouverture du ‘là’, le Dasein l’est co-originairement selon les modes fondamentaux de son être tels qu’ils furent caractérisés, c’est-à-dire selon la circonspection (Umsicht) de la préoccupation et selon l’égard (Umsicht) de la sollicitude »100. De la même façon, l’existant n’a vue sur lui-même qu’à « transparaître » à soi au travers du mouvement qui le fait se préoccuper d’un monde et se porter vers autrui en un« attachement » de destin qui anticipe sur toute relation choisie ; « l’étant existant ne ‘se’ voit, écrit Heidegger, que dans la mesure où il est devenu co-originairement transparent (durchsischtig) à soi dans son être-auprès-du-monde et dans son être-avec-autrui en tant que moments constitutifs de son existence »101.
60C’est donc à prendre part à l’éthos d’une communauté que le Dasein peut se révéler à soi-même son propre pouvoir-être et faire montre d’une décision qui ouvre un monde. A l’inverse, le Dasein sombre dans un esseulement abyssal lorsque cette participation lui est retirée et que ses entours lui apparaissent désertés par ses semblables et dépourvus de toute invitation à un œuvrer commun : il ne rencontre alors que la négativité angoissante du pur possible. L’obscurcissement de la vue sur ce qu’il a à être trahit l’absence de répondant dont souffre son être-projeté lui-même. Cette épreuve illustre a contrario la thèse de Binswanger suivant laquelle le désir doit appartenir à la structure même de l’être-en-vue-de définitoire du souci : l’appel de la conscience (Gewissen) qui habite intérieurement ce dernier « n’enjoint pas ici le Dasein à exister selon son pouvoir-être le plus propre, mais à pouvoir être en rapport de réciprocité ; elle ne l’appelle pas à la seule ‘ipséité’, mais à la nostrité aimante. Cet appel de la conscience, cependant, n’est possible que si l’amour s’est déjà ‘levé à l’horizon’ du Dasein, car l’amour ne peut pas faire l’objet de la préoccupation et ne se remporte ni par l’action, ni par une quelconque transaction »102.
61Or, s’il est vrai que l’étant que nous sommes « porte en son être le plus propre le caractère de la non-fermeture sur soi »103, il est un mode d’ouverture original de la présence que le phénomène de l’amour nous invite à méditer : celui que la langue suggère à travers l’expression « aller au cœur ». « Ce qui va au cœur, écrit Binswanger, fait montre d’une ouverture qui ne se mondanise pas mais ouvre à sa façon tout ce qui s’appelle monde »104. Tâchons de préciser ce que l’auteur entend par là. Qu’est-ce que le« cœur », d’abord, pour pouvoir ouvrir « tout ce qui s’appelle monde » ? Ce concept ne se réfère pas à une sphère ou à une région partielle de l’expérience — le siège des passions, par exemple — mais désigne un mode d’être fondamental de l’homme. Le cœur, en l’occurrence, est le foyer d’une expérience pathique par laquelle l’homme découvre une nouvelle mesure du praticable : l’horizon qui s’étire jusqu’aux confins extrêmes où peut tendre son désir. Il y va donc d’un mode d’ouverture à la présence qui s’accomplit selon le mouvement d’une transcendance spécifique : a) L’ouverture du cœur est transcendantale en ce premier sens qu’à l’instar du souci, elle met le Dasein au monde. Que la présence soit exposée en son cœur, que les hommes communiquent cœur à cœur, ne signifie pas que le Mitsein puisse subitement s’élever à un niveau de communauté purement idéal qui abolirait son moment intramondain et, avec lui, la contingence insurmontable de ses membres. Certes, écrit Binswanger, l’ouverture du cœur « ne connaît pas de quoi, de où, de quand mondains déterminés, ni d’acte mondain singulier ; elle est un mode de conduite (Wandel) dans le monde et a travers le monde. Les expressions cœur et conduite ne peuvent cependant en aucun cas nous induire à considérer ce qu’elles désignent comme une affaire purement subjective, comme une disposition ou une tonalité affective purement subjective. Le fait que la conduite inspirée par l’ouverture du cœur soit rencontre (...) et que cette rencontre ait ses lois ‘objectives’, phénoménologiques et ontologiques, devrait déjà nous garder d’une telle interprétation »105. b) Transcendantale en ce premier sens qu’elle fraie l’accès à tout ce qui s’appelle monde, l’ouverture de la présence comme cœur modifie également le sens de l’être-au-monde comme souci. C’est pourquoi, et simultanément, Binswanger nie qu’elle puisse se mondaniser : « Puisque cela seul qui vient du cœur peut aller au cœur et que de la même façon, cela seul qui est susceptible d’aller au cœur peut venir du cœur, l’allant-au-cœur, à la différence de ce qui est sous la main, de ce qui tombe sous les yeux, de ce qui se donne à sentir comme trace, etc. n’a ni le caractère du mondain-ambiant, ni le caractère du mondain-commun. Il fait bien plutôt montre d’une ouverture qui ne se mondanisepas (...) : l’ouverture du cœur, précisément, c’est-à-dire de ce qui relève exclusivement du Je-et-Tu (Ich-Duhaften), de la rencontre, du désir, du nous aimant. L’en-vue-de-quoi quelque chose va au cœur et vient du cœur, Tu l’es... Je le suis »106.
62Pour conclure cette mise au point, qu’il nous soit permis de formuler une dernière fois pourquoi l’être-en-rapport-de-réciprocité peut seul libérer le souci en vue de ses possibilités les plus éminentes. Lorsque nous avons fait référence à la définition heideggérienne de l’Erschlossenheit, nous avons découvert que le Dasein, sommé d’exister, n’était pas pour autant fondé d’attendre de l’avenir un sens quelconque du temps. Sa présence au monde défaillait en ceci qu’elle ne contenait aucun motif à désirer l’existence finie et, partant, aucune nécessité d’œuvrer. Son pouvoir-être manquait d’une destination qui fasse contrepoids à la pesanteur de la facticité. En sorte qu’un monde ambiant ne pouvait se constituer en un véritable lieu d’habitation.
63Or, cette transcendance qui convertit les entours en éthos commun, le Dasein la recouvre au moment précis où il s’éprouve motivé à exister pour autrui, où une sollicitation à la fois hétérogène à la totalité des choses et indépendante de son initiative illumine son horizon. C’est à vivre la temporalité comme l’écart indispensable à la rencontre qu’il peut prendre autrui en vue et exercer en faveur de celui-ci ses possibilités d’agir et de transformer le monde ambiant en terre natale d’un « nous » : « Dans l’être-en-rapport-de-réciprocité aimant, le Dasein se donne à comprendre qu’il ‘a un cœur’ ou, en termes plus précis, il se découvre comme cœur, son ‘là’ est ouvert comme terre natale du cœur »107.
§7. L’avenir par-delà le possible : l’intarissable commencement d’Eros
64La structure de l’être-en-rapport-de-réciprocité fonde encore une autre relation au futur que celle de la sollicitude par laquelle les hommes, « à cœur ouvert », se préoccupent d’un monde à habiter en commun. Il y a, dans l’amour, un rapport à l’avenir où la présence est livrée à un forme d’événementialité qui n’est plus de l’ordre du possible. La modalité ontologique du possible, en effet, participe du néant en ce qu’elle n’est « pas encore » : elle frappe le présent d’un « manque à être », d’un« dû » (Ausstand) qu’il incombe au souci d’assumer comme tel. « Etre-en-dette, comme le dit M. Haar, c’est être le fondement d’un ne-pas, c’est surtout être un fondement affecté de ne-pas »108.
65Or, nous dit Binswanger, « il appartient directement à l’essence de l’instant éternel qu’en lui, rien ne reste en dû »109. Bien qu’il soit pure déhiscence et, par là même, tout le contraire d’une présence satisfaite, il se situe en-deçà de la négativité propre à l’être-en-avant-de-soi. Est-il néanmoins possible d’en proposer une description phénoménologique ? C’est ici que nous aurons recours aux travaux de E. Lévinas qui, dans son étude Le temps et l’autre, énonce deux thèses fondamentales sur le couple temporalité/altérité. « Le temps, lisons-nous d’abord, n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais il est la relation même du sujet avec autrui »110. Nous avons déjà montré que la genèse de la temporalité pratiquée par Lévinas avait pour présupposé que la solitude et le caractère intransitif de l’existence ne constituent qu’un moment provisoire de la réduction. La seconde thèse de l’auteur, apparemment conforme à l’analytique de Sein und Zeit, consiste à affirmer que l’extase du temps la plus originaire est celle du futur. Mais si celui-ci se démarque du présent et du passé, c’est ici par l’altérité absolue de son surgissement, laquelle déjoue toute anticipation. Quel est le statut ontologique du moment à venir, dès lors que la subjectivité est sans initiative à son égard, qu’elle ne peut le faire advenir à soi ? D’après Lévinas, l’extase futurisante se déploie dans la relation passive avec autrui : l’avenir authentique, « c’est ce qui n’est pas saisi, ce qui tombe sur nous et s’empare de nous. L’avenir, c’est l’autre. La relation avec l’avenir, c’est la relation même avec l’autre »111.
66La forme originelle de la relation à l’autre, Lévinas la voit précisément poindre dans l’Eros où autrui n’est plus tant celui qui s’impose avec hauteur comme une instance à laquelle je suis redevable d’une assistance urgente et inconditionnelle, que celui dont l’altérité se dérobe en exacerbant mon désir. Dans cette relation, l’infini de l’autre est aussi l’infini du temps : car ce n’est point de ce qui lui manque ou de ce qui lui fait défaut que l’homme a le désir, mais de ce qui excède toute opulence. L’avenir est cette imminence que ne rejoint aucun présent et par laquelle autrui donne à percevoir son insaisissable proximité.
67Bien que dans l’instant éternel de l’amour, selon l’expression de Binswanger, « rien ne reste en dû », la compréhension de l’avenir proposée par Lévinas nous invite néanmoins à penser que l’amour, à son tour, pâtit d’un « pas encore », hétérogène, il est vrai, à celui que connaît la précession du souci. Car s’il est plénitude, l’Eros n’est jamais fusion : il est la relation avec ce qui défie toute possession là même où, d’une certaine façon, tout se donne. Dans ses analyses, Lévinas rend compte avec rigueur de cette tension paradoxale qui anime la volupté et qui s’exprime dans la caresse : « La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un avenir—jamais assez avenir — à solliciter ce qui se dérobe comme s’il n’était pas encore »112. Le « pas encore », en l’occurrence, ne trahit pas le caractère illusoire de la rencontre érotique, à la manière dont le manque ronge le présent du fantasme par la soustraction de son référent. Il évoque ce que nous nommions, en interprétant Binswanger, la non-facticité de la relation amoureuse et la non-complétude de son présent. Car jamais l’instant de l’amour ne se verse dans l’accompli ; loin de s’écouler, son temps recommence en une même jeunesse. Lorsque l’existence humaine est pleinement à son désir, le futur se métamorphose en un événement pur, réfractaire à tout projet. « Le ne-pas-encore-être, écrit Lévinas, ne se range pas dans le même avenir où tout ce que je peux réaliser se presse déjà, scintille dans la lumière, s’offre à mes anticipations et sollicite mes pouvoirs. Le ne-pas-encore-être n’est précisément pas un possible qui serait seulement plus loin que d’autres possibles. La caresse n’agit pas, ne se saisit pas de possibles »113. L’amour délivre de l’être-en-avant-de-soi du souci par un véritable débordement du temps. Est-ce à dire que les amants y sacrifient leur identité ? Non point, car « la volupté transfigure le sujet lui-même qui tient dès lors son identité non pas de son initiative de pouvoir, mais de la passivité de l’amour reçu. Il est passion et trouble, initiation constante à un mystère, plutôt qu’initiative »114.
68Lorsque, par-delà le pouvoir et l’impouvoir, le désir est en quête de ce qui n’est pas encore, de ce « moins que rien » en marge de la présence et de l’absence, il fait donc signe vers l’ infini du temps à venir : aucun possible ne peut fermer ou accomplir son horizon, pas même le futur de la mort assumée en propre. Allant sans aller à sa fin, l’amour « absout », selon l’expression de Lévinas, l’imperfection constante de l’homme, cet étant qui n’existe qu’en précession de lui-même. Par l’œuvre du désir auto-finalisé, l’homme est arraché au vertige angoissant du possible. En place d’être différé en avant de soi, au bord du néant, il séjourne dans l’instant éternel dont l’être se conjugue à l’infinitif. Si pareil instant ne se « dépasse » point, ce n’est pas parce qu’il transit le Dasein de « la possibilité de son impossibilité sans mesure », ainsi qu’il en va pour l’être anticipant sur sa mort. C’est parce qu’avant même de retomber vers le passé et de se clôturer dans l’incidence d’un moment enchâssé dans la trame de notre histoire, il advient à nouveau par « le recommencement incessant de sa virginité » et que, par ce qu’il réserve en lui d’intouchable, il sollicite toujours encore, tel un point de fuite, le tact même du désir. Le futur de l’amour n’est pas temporalisé par le souci auquel il incombe, pour s’accomplir authentiquement, de compter avec la finitude de l’être, léguée en la forme d’une dette (Schuld), mais par le « Désir comme ‘mesure’ de l’infini »115.
§8. L’éternité et le souci de l’amour
69L’amour suspend donc le temps d’un instant éternel, le cours horizontal de l’histoire : « En tant qu’instant éternel, écrit Binswanger, l’amour n’a en fait ni histoire, ni destin ; il est anhistorique, ou mieux, supra-historique, c’est-à-dire dépourvu de destin (schiksalslos). Les amants sont si profondément unis au fond de la présence et ‘immergés’ dans la nostrité aimante que rien, si ce n’est ‘leur amour’ lui-même n’exige encore d’eux quelque chose comme un destin »116. Selon le mythe rapporté par Platon, Eros est un daimôn, un être intermédiaire entre l’humain et le divin, entre le mortel et l’immortel, entre le fini et l’infini. C’est grâce à lui que la destinée soucieuse de l’homme est autorisée à participer, fût-ce par effraction, à l’existence insouciante et sans destin des divinités bienheureuses. Bien qu’il ne puisse faire partager la sérénité d’Apollon ou l’équanimité de Zeus, le fardeau quotidien de l’existence finie, soumise aux lois du devenir et sommée de bâtir une histoire, lui demeure étranger. Eros, en effet, interrompt la course du temps et donne à l’âme d’embrasser, d’un seul tenant, en une stase perlée d’éternité, le passé, le présent et l’avenir. Non qu’il abolisse l’étirement du temps ; il en accroît au contraire la tension, jusqu’à interdire de le découper en époques, de le figurer en épisodes ou de le plier à la nécessité d’un destin.
70D’une part, le destin que l’amour « à soi seul » appelle — celui qui configure le caractère universel et archétypique de l’intrigue amoureuse — échappe aux déterminations destinales de toute communauté historique particulière. La présence aimante est toujours déjà décidée, en marge de toute actualité, pour la terre natale du cœur qui n’a ni commencement ni fin : en dépit de tous les démentis que la finitude du souci ne cesse d’opposer à son débordement, l’éternité dont elle se revendique fait une irruption « verticale » dans le temps historique « horizontal » des communautés humaines et ne cesse d’en transgresser le cours fatal. D’autre part, pour que ses exigences internes deviennent effectives, il ne lui suffit pas de tourner le dos à l’histoire du monde : il lui faut « intégrer (ein-hilden) le cours du monde dans sa terre natale et son éternité »117. Cette exigence, cependant, n’appelle pas simplement à l’établissement d’un compromis entre amour et histoire ; elle procède d’un souci d’un genre nouveau dont le Je et le Tu sont investis en propre dans leur être-au-monde.
71Que l’être-en-rapport-de-réciprocité connaisse et ignore tout à la fois la catégorie du possible, qu’il suspende toute anticipation mais exige cependant la prévenance, qu’il soit simultanément historique et anhistorique témoigne une fois de plus de l’intrication existentiale ultime de l’amour et du souci. Concernant celle-ci, il nous reste à décrire une dernière modalité de la relation à l’avenir, laquelle n’est contenue ni par la relation érotique « insouciante » ni par la préoccupation propre à l’être-en-avant-de-soi, mais qui se condense dans ce que Binswanger nomme le « souci de l’amour » (Sorge um die Liebe). Dans la quotidienneté, en effet, les amants, eux aussi, existent « en avant d’eux-mêmes » ; leur présent, lui aussi, se signifie à partir de l’avenir. En tant qu’ils se soucient l’un de l’autre, ils prennent part à leur manière au temps fini. Ce qu’il importe justement de cerner, dans cet entrelacs de finitude et d’infinitude, c’est le possible spécifique auquel le souci de l’amour donne naissance. C’est ce que nous tenterons de faire par trois remarques.
72a) Le souci de l’amour consiste d’abord, comme nous l’avons vu, à co-révéler (miterschliessen) le pouvoir-être propre de l’autre. La responsabilité est ce qui, d’une certaine façon, met en œuvre la pure affection de Toi à Moi : par elle, nous détachant comme ipséité de la plénitude du Nous, nous assumons en vue de l’autre notre propre pouvoir-être et nous nous engageons comme sujets agissants. Or, pour véritablement s’adresser à l’autre, cette disposition inconditionnelle qu’est la responsabilité doit s’exercer à comprendre comment le Toi a trait à son être-là, comment se noue sa relation de soi à soi et, avec elle, l’accès à ses possibles propres. Sans un tel souci de compréhension, aucune sollicitude ne peut se concevoir qui agisse pour le bien de l’autre, ni aucun désir qui soit assez lucide pour sauvegarder et féconder son pouvoir-être inaliénable. Qui, en effet, voudrait être l’objet d’un désir qui n’ait aucun égard pour ce qui nous définit en propre et qui, ne nous lançant aucun appel à devenir nous-mêmes, ne nous fasse don d’aucun possible ni d’aucun avenir ? Etre-en-avant-d’autrui, sur le mode de l’amour ou de l’amitié, en sorte de l’éveiller à ses possibilités les plus propres, constitue, à la différence de la pure relation érotique, une forme particulière du souhait et de la volonté, lesquels, comme Heidegger le note, sont « enracinés par une nécessité ontologique dans le Dasein en tant que souci »118 et trouvent leur sens d’être dans l’extase de l’avenir. Que vise donc ce vouloir constitutif du souci de l’amour ? Heidegger lui-même l’approche comme étant « ce vouloir que l’aimé soit, dans son être-ainsi, ce qu’il est, et maintienne son essence »119. Un tel vouloir requiert donc une antéréférence constante à l’« essence » de l’aimé, c’est-à-dire un regard habité par la question difficultueuse du « comment » unique de son horizon existential. Comprise en ce sens, la prévenance n’est pas une sollicitude affairée, bien au fait de ce dont autrui a besoin. Etre-en-avant-d’autrui ne vise ni à prendre sa place pour remédier à l’incertitude de son avenir par l’autorité d’un savoir ou d’un bon sens quelconque, ni à combler par de bons offices l’espace latent d’une demande informulée. Etre-en-avant-d’autrui, c’est avant tout comprendre. Or, la compréhension n’est pas un acte intentionnel unilatéral - à la façon dont peut l’être la connaissance :« l’acte de compréhension d’homme à homme, affirme Binswanger, est une spécification ‘spirituelle’ de la rencontre aimante et amicale »120.
73b) Les possibilités propres du Je et du Tu, procédant de l’ipséité offerte au sein de la koinonia amoureuse, ont en retour ceci de spécifique qu’elles œuvrent, à même leur déterminité et leur finitude, à l’« éternisation » (Ewigung) de l’amour. L’ipséité offerte, Binswanger la nomme solitude (Einsamkeit) : « la possibilité de la solitude dans le Nous fonde essentiellement le pouvoir-être Toi-même au sens de l’ipséité propre à l’amour »121. Or, à la différence de l’isolement ou de l’esseulement, la solitude s’entretient de sa vivante dialectique avec le mode « duel » (Zweisamkeit). Le « je suis » n’est solitaire et ne peut l’être qu’à l’égard du Toi et indépendammment des modalités psychologiques selon lesquelles se nouent leurs relations. La solitude est la condition même pour que l’offrande de la co-révélation des amants l’un par l’autre puisse se répéter de manière nouvelle. Suivant un chemin de pensée plus ontologique que celui de Lévinas, Binswanger s’attache à montrer comment l’épiphanie de l’autre dans son infinité et l’infinitisation du désir s’accompagnent d’un pouvoir-être-au-monde spécifique : « Le débordement de l’amour, au contraire de l’ivresse ou de la mystique amoureuses (...), présente une mesure immanente, une structuration normée par le Toi-et-Moi. Lorsqu’ils se concèdent réciproquement de l’espace, les amants ne sont pas ‘espace et étendue’ infinis au sens de la mauvaise infinité mais ‘terre natale du Toi-et-Moi’— ce qui déjà signifie une infinité structurée (gestalthaft). Qu’ils s’offrent l’un à l’autre sur la base de cette concession d’espace signifie que la spatialisation et l’éternisation de la nostrité se déploie dans la figure dynamique d’une dialectique : celle qui articule la solitude et le mode duel, le Toi-même et le Moi-même. Les amants ne vivent pas ce caractère structuré de la nostrité comme une limite ou un obstacle, et ne s’y opposent pas ; ils la laissent librement venir a leur encontre et la reconnaissent volontairement comme norme : c’est par cette limitation structurée seulement que s’accomplit l’essence de l’amour comme don »122.
74c) Enfin, le Nous aimant œuvre à son éternisation par une autre dimension de son être, la plus secrète et la plus indécidable sans doute, celle dont le « pouvoir-être » outrepasse à la fois l’offrande d’ipséité et la délivrance d’une terre natale : la fécondité. L’infiniment futur recherché par l’amour s’incarne ici dans la nouveauté de l’être engendré. Mais la fécondité renvoie également à une situation ontologique où la présence aimante est au plus près de l’unité des trois extases du temps. En existant la naissance comme don, comme gestation au sein d’une terre natale qui requiert d’être ménagée et cultivée pour des hommes à venir, elle lie l’envoi de l’être, d’où émerge la facticité, à une fin qui outrepasse la mort propre et qui se conçoit comme le Bien d’un monde toujours encore à instituer. Ecoutons ces paroles de Lévinas, qui nous font entendre de quelle infinitude la fécondité est porteuse lorsqu’elle intime à la présence d’exister sur base d’éternité, « dans le monde par-delà le monde » : « La fécondité continue l’histoire, sans produire de vieillesse ; le temps infini n’apporte pas une vie éternelle à un sujet vieillissant. Il est meilleur a travers la discontinuité des générations, scandé par les jeunesses inépuisables de l’enfant »123.
§9. La sagesse de l’amour
75A la faveur d’un commentaire de la Deuxième Elégie de R. M. Rilke, nous tenterons de dégager, dans ce dernier paragraphe, la contribution essentielle de l’analytique existentiale de Binswanger à la compréhension de la condition humaine en général, ainsi qu’à l’élucidation de l’une de ses pathologies les plus radicales : la dérision cynique et vulgaire qui surdétermine la relation désirante à autrui en toutes ses occurences. Relisons donc la seconde strophe de l’Elégie :
« Liebende konnten, verstünden sie’s, in der Nacbtluft
wunderlich reden. Denn es scheint, dass uns alles
verheimlicht. Siehe, die Baüme sind ; dieHauser,
die wir bewohnen, bestehn noch. Wir nur
ziehen allem vorbei wie ein luftiger Austausch.
Und alles ist einig, uns zu verschweigen, halb als
Schande vielleicht und halb als unsägliche Hoffnung.
Liebende, euch, ihr in einander Genügten,
frag ich nach uns. Ihr greift euch. Habt ihr Beweise ?
Seht, mir geschiets, dass meine Hande einander
inne werden, oder dass mein gebrauchtes
Gesicht in ihnen sich schont. Das gibt mir ein wenig
Empfindung. Doch wer wagte darum schon zu sein ?
Ihr aber, die ihr im Entzücken des anderen
zunehmt, bis er euch überwältigt
anfleht : nicht mehr — ; die ihr unter denHänden
euch reichlicher werdet wie Traubenjahre ;
die ihr manchmal vergeht, nur weil der andre
ganz überhand nimmt : euch frag ich nach uns. Ich weiss,
ihr berürht euch so selig, weil die Liebkosung verhält,
weil die Stelle nicht schwindet, die ihr,Zartliche,
zudeckt ; weil ihr darunter das reine
Dauern verspürt. So versprecht ihr euch Ewigkeit fast
von der Umarmung. Und doch, wenn ihr der ersten
Blicke Schrecken besteht und die Sehnsucht amFenster
und den ersten gemeinsamen Gang, ein Mal durch denGarten
Liebende, seid ihrs dann noch ? Wenn ihr einer dem andern
euch an den Mund hebt und ansetzt — ; Getrank an Getränk :
o wie entgeht dann der Trinkende seltsam der Handlung.
Erstaunte euch nicht auf attischen Stelen dieVorsicht
menschlicher Geste ? war nicht Liebe undAbschied
so leicht auf die Schultern gelegt, als wär es aus anderm
Stoffe gemacht als bei uns ? Gedenkt euch derHande,
wie sie drucklos beruhen, obwohl in den Torsen die Kraftsteht.
Diese Beherrschten wussten damit : so weit sind wirs,
dieses ist unser, uns so zu berühren ; stàrker
stemmen die Götter uns an. Doch dies ist Sache derGötter.
Fänden auch wir ein reines, verhaltenes, schmales
Menschliches, einen unseren StreifenFruchtlands
zwischen Strom und Gestein. Denn das eigene Herz übersteigt uns
noch immer wie jene. Und wir können ihm nicht mehr
nachschaun in Bilder, die es besänftigen, noch in
göttliche Körper, in denen es grösser sich massigt »124
76Pour atteindre à la connaissance de l’humain, dont la pleine vérité transparaît dans le geste divin de l’amour, évoqué à la fin de l’élégie, le poète entreprend d’abord de rendre compte du dénuement radical de notre condition :
« Denn es scheint, dass uns alles verheimlicht »
77Quelle est donc cette douleur qui s’insinue dans la relation de l’homme au tout du monde ? Rilke en énonce deux aspects conjoints : le premier tient à l’inaccessibilité même des choses, repliées dans le secret de leur quant-à-soi ; le second, au peu de sensation de l’homme esseulé, au sentiment d’inconsistance qui ronge sa présence à soi. Les choses de la nature, mais aussi celles que l’homme lui-même a bâties, étonnent et déconcertent : elles jouissent d’une présence, d’une fermeté si pleines et si sereines que, comparée à elles, la texture de l’homme semble évanescente et volatile. « Vois, les arbres, eux, sont ». Comment cette exclamation nous donne-t-elle à comprendre la situation de l’humain ? Elle fait indirectement signe vers l’indigence ontologique de son exister, vers l’espèce de porte-à-faux qui désaccorde son corps-à-corps avec l’univers. « Nous seuls, dit le poète, passons a côté de tout comme un échange aérien ». L’expression poétique « un échange aérien » suggère le manque de pesanteur et de stabilité de l’homme, ainsi que l’indécision des limites entre ce qui le constitue en dedans et le détermine du dehors. Si ce que nous appelons son indigence ontologique se manifeste dans ce phénomène de survol du tout indifférencié de l’étant, son salut, en revanche, pourrait exiger la recherche d’une forme d’appartenance inaugurale à l’être qui lui octroie un minimum de « tenue ». Cette forme d’appartenance nous est présentée par le poète comme procédant des affinités électives qui se tissent entre les humains eux-mêmes. Selon cette hypothèse, le privilège de l’amour consisterait d’abord en ceci qu’il donne « prise » à ceux qui se soumettent à sa loi. Tel est précisément le caractère de l’acte amoureux que Rilke évoque au tout début : « Ihr greift euch ». Ce phénomène par lequel les amants sont en prise l’un sur l’autre nous servira de fil conducteur pour méditer l’accès que l’être-en-rapport-de-réciprocité fraie vers ce qui constitue le sol porteur du monde.
78Le second aspect de la souffrance humaine vers lequel cette élégie fait signe n’est d’ailleurs autre que la déprise de soi qui, sans cesse, menace le mouvement de l’existence. « Il m’arrive que mes mains s’entre-découvrent ou encore, voyez, que mon visage usé en elles se ménage ». La tonalité affective qui immerge l’être humain à ce niveau élémentaire de la sensation (« cela m’est une ébauche de sensation ») rejoint significativement son expérience de séparation fatale d’avec ce qui existe pleinement : confronté en une crispation à son « rien » corporel, il en vient à douter de sa propre existence. Et cette perception appauvrie débouche sur une question qui, aussitôt, se mue en aporie : « qui cependant pour si peu oserait être ? ». Aux antipodes de la Grundstimmung extatique de l’étonnement devant le « il y a » des choses, un séisme radical ébranle ici toute évidence primordiale. La provenance de cet ébranlement nous est indiquée dans le même vers par ces mots : « pour si peu » (darum) — expression qui fait signe vers la structure de l’en-vue-de. La précarité ontologique de l’homme s’originerait ainsi dans la précarité même de sa destination — raison pour laquelle il mérite éminemment d’être appelé « mortel », lui dont l’être est perpétuellement différé vers sa fin, au double sens de la mort et d’une finalité lointaine, alors qu’aux choses de ce monde convient davantage l’expression choisie par Rilke dans le quatorzième Sonnet à Orphée : « diese dem Irdischen treuen » (ceux-là qui sont fidèles au terrestre).
79Est-il néanmoins pour l’homme une forme d’existence où il puisse s’éprouver comme un « lieu » de l’être, et croître sans autre en ce lieu ? A écouter l’invocation de Rilke, il semble que ce soient les amants qui détiennent le secret de ce lieu : « Liebende, euch, ihr in einander Genügten, frag ich nach uns... » L’homme ne peut séjourner durablement dans la franchise première de la présence à ce monde que porté par l’amour. A l’inverse de la disposition amoureuse, l’angoisse interroge : « est-ce que j’existe ? », trahissant ainsi le vacillement de la mondanéité de ces espaces infinis dont parle aussi Pascal, et le vertige du Dasein qui leur fait face. Tâchons dès lors d’analyser plus avant, à la lumière des grands motifs existentiaux, comment se présente cette faveur d’exister qui prend fond dans la structure de l’être-en-rapport-de-réciprocité.
80« Ihr greift euch. Habt ihr Beweise ? » Des preuves susceptibles de garantir l’accueil et la réciprocité du désir, des preuves plus radicales encore qui soient susceptibles de confirmer la prétention de l’amour à « justifier » l’existence et à pourvoir à l’incertitude de son être-en-vue, nul amant n’en peut produire. L’amour est irrémédiablement ce « risque infini »125 qui défie l’absence de preuves et de vérification ; il est ce risque infini désiré pour lui-même et en regard duquel s’évanouit la quête d’un quelconque « fondement en raison ». Mais d’où provient alors la fiabilité ontologique — ce que Binswanger appelle « l’être-en-confiance avec la présence » — qui soit apte à motiver pareille aventure ? Comparons à ce propos la prise des mains qui se joignent pour épargner le visage usé du poète à la prise réciproque des amants dans la caresse et l’enlacement. Tandis que la première se présente comme une étreinte de soi à soi de laquelle l’être s’échappe, dans la seconde, s’esquisse une « prise » entre deux êtres grâce à laquelle chacun, tout à la fois source et pôle du désir, est rendu à la consistance de soi-même. Car si la caresse et l’enlacement sont bien une modalité du « prendre », elles ont cependant ceci de spécifique qu’elles ne saisissent pas autrui par une partie de lui-même, mais aspirent à son « tout », lequel se donne comme le mystère même de sa présence charnelle. De la même façon, celui qui « prend » amoureusement ne caresse pas seulement de la main, mais aussi du regard, de la voix... ; sa chair entière se fait caresse indivisiblement offerte et reçue. Telle est la raison pour laquelle cette forme singulière de prise suscite non pas le peu de sensation pour lequel nul, sans doute, ne se risquerait à être, mais un accroissement qui est tout uniment une générosité de l’être ;
« ·Vous qui, dans le ravissement de l’autre
vous accroissez jusqu’à ce que, dominé,
il vous implore : assez — ; vous qui sous les mains l’un de l’autre
devenez abondants comme des années de raisins... »
81Très significative est la comparaison poétique entre la fertilité de l’existence et celle du raisin - le fruit par excellence qui élève l’homme qui y goûte à la plus haute acuité des sens et de l’esprit, ainsi qu’à leur plus intense harmonie. Comme en témoigne l’expression de Rilke - « ihr berührt euch so selig... » — le geste amoureux a précisément pour vertu de réaliser la réconciliation de la présence humaine avec sa condition indissociablement corporelle et spirituelle. Mais en outre, l’enlacement des amants est à même d’engendrer, par-delà le déchirement, la subordination de la conscience en souci à la signifiance sui generis de la réciprocité, laquelle est porteuse d’une évidence qui réconcilie l’homme avec le plus simple acte d’exister. Un tel apaisement du souci d’être, chez les amants, ne procède pas d’un épanchement enthousiaste accompagné d’une évasion volatile de la réalité. Jamais la surabondance de leur sentiment de l’existence ne s’émancipe de leur « entreprise » désirante. Le geste de leur enlacement, tissant entre eux un lien éminemment spirituel-sensible, creuse en même temps la profondeur de leur énigme ; c’est dans l’écart de cette énigme seule que l’être, tout à la fois, peut se déployer en présence et se retirer. C’est « sous les mains » de l’autre, « dans le ravissement de l’autre », nous dit le poète, que l’amant s’accroît. Or, qu’est-ce qu’un tel ravissement (Entzücken) ? Une extase, certes, qui béatifie la proximité en y coulant la plénitude de la volupté, mais aussi une distanciation retenue dans laquelle l’éloignement de l’autre nourrit l’éternité du désir et sauvegarde le pur élancement du cœur. Ici s’annonce la dimension résolument transcendantale de la prise amoureuse : c’est en elle que s’ouvre l’espacement d’une altérité constituante ; et c’est elle qui donne lieu à la solitude d’une existence à chaque fois mienne ou tienne. Le caractère paradoxal de cette solitude concédée par l’amour culmine dans la dépendance intersubjective qui la sous-tend : car l’amant désire la dépendance jusqu’à l’excès, jusqu’à confondre son exister avec cette dépendance même, sous l’emprise de l’autre qui le convoque et le « subjugue ».
« Vous qui parfois cessez d’être, seulement parce que l’autre entièrement sur vous l’emporte... »
82Que signifie pareille emprise par laquelle l’amant se laisse mener jusqu’au seuil du non-être ? Approchée au travers de la volupté, elle est ce qui dispense et réserve « la vie à l’infini ». En se laissant investir par la pure ardeur du désir, lequel outrepasse par nature les limites assignées à la vie consciente et mesurée, l’existence amoureuse encourt le risque de l’infinitude. C’est à s’abandonner à la requête infinie de l’autre, à la croissance et à la fécondité inconscientes d’un désir qui a en vue l’im-possible, c’est à risquer d’exister ainsi sous le « joug » d’une déprise à l’égard de toute espèce de fondement préalable, fût-il celui du « néant », que l’amant reçoit l’évidence d’être soi dont le poète déplore la perte au début de l’élégie.
83L’ultime faveur de la prise amoureuse telle qu’elle est évoquée par le poète consiste à engendrer au dehors, au sein du monde, un espace englobant dont les dimensions ne sont pas celles de l’étendue physique, mais celles-là mêmes de la rencontre.
« Je le sais. Il y a dans votre contact une telle félicité, parce que la caresse retient,
parce que la place ne disparaît pas, que votre tendresse
recouvre ; parce qu’au-dessous vous pressentez la pure durée. »
84La caresse retient, contient, cache...(verhält)- semblable en cela au nid de l’oiseau dont Rilke, un jour, s’émerveille : « son nid n’est-il pas en quelque sorte un sein maternel consenti au dehors par la nature, qu’il ne fait qu’élaborer et couvrir, au lieu de le contenir entièrement ? (...) C’est pourquoi il chante au sein du monde comme s’il chantait en son propre intérieur »126. Peut-être celui qui épargnait son visage usé dans ses propres mains aspirait il obscurément, mais en pure perte, à s’y faire accueillir comme en un nid. Mais la caresse aimante seule peut à la fois susciter le recueillement et protéger l’abandon confiant au dehors. N’est-ce d’ailleurs pas ainsi qu’il en va dans l’histoire de la vie humaine ? Toujours d’abord éprouvé passivement dans l’enfance, où il commence à nous faire habiter notre corps, le geste de l’amour maternel nous initie à prendre part à une corporéité commune (Mitleiblichkeit) ainsi qu’à un échange heureux entre le dedans et le dehors, nous greffant en quelque sorte à ce que Merleau-Ponty nomme la chair du monde. Il éveille notre « je peux » primordial à une initiative orientée vers l’autre, en sorte que nous puissions « prendre » à notre tour dans le jeu de la caresse et de l’enlacement. De même et à l’inverse du peu de sensation éprouvé dans les limites de la pure proprioceptivité - la félicité de la caresse se prolonge en une confiance pratique tout à fait singulière à l’égard du monde, comme si les amants se comprenaient liés à lui en une solidarité ontologique indéfectible. C’est ainsi que le lien érotique peut transformer le monde en ce que Rilke appelle un « espace intérieur ». Non que la réalité du monde se réduise alors à la quintessence d’une représentation subjective. Bien au contraire, lorsque la prise amoureuse concède ce que Rilke nomme encore « l’Ouvert, un espace aussi intact que l’intérieur d’une rose »127, elle réitère l’acte de naissance de l’homme au réel, d’où jaillit « la connaissance même dans sa plénitude et sa splendeur ». C’est du moins ce que le poète nous invite à penser dans un passage des Lettres à un jeune poète : « La volupté de la chair est une chose de la vie au même titre que le regard pur, que la pure saveur d’un beau fruit sur votre langue ; elle est une expérience sans limites qui nous est donnée, un connaissance de tout l’univers, la connaissance même dans sa plénitude et sa splendeur »128.
85Avec l’espace recueilli de l’amour surgit enfin le temps en plénitude, s’arrachant à l’implacable avancée du temps mesuré. Grâce à cette « pure durée », le sentiment d’exister le fond même d’où émerge le temps surmonte l’angoisse devant l’abîme de l’avenir qui nous met en demeure de nous pro jeter ; il donne au souci l’appui indispensable à la destination et à la maturation du temps horizontal fini. Le poète nous propose une autre piste langagière encore pour penser la temporalité des amants ; là où il évoque la prudence ou la prévenance (Vorsicht) du geste humain sur les stèles attiques. Tout aussitôt, il nous indique ce que celles-ci sont appelées à sauvegarder : l’amour et l’adieu, selon leur essentielle affinité. La prévenance ne sert aucun projet ; elle s’impose pour elle-même dans l’infinie distance de ceux qui se rencontrent corps et âme, en passion sous l’attente de ce qui, selon l’expression de Lévinas, est « encore infiniment à venir ». La prévenance prudente retient et contient (verhält) le geste afin qu’il ne pèse point sur l’âme aimée, et qu’il ne fasse qu’effleurer ce qu’il atteint dans sa fragilité. Or, ceux qui se touchent ainsi savent aussi bien qu’ils sont à jamais séparés, non point de cette séparation statique qui simplement dissocie, mais de celle qui préserve la direction adressative du désir. Lorsque Rilke médite ainsi l’approche amoureuse, il n’énonce aucune sentence moralisante sur les vertus du renoncement. Comme le dit Ph. Jacottet, ses paroles sont davantage l’expression d’une « sensualité portée à l’incandescence par la distance »129. L’art de conjuguer l’amour et l’adieu est en effet la condition de l’unicité (« ein Mal ») constitutive de toute rencontre véritable, la condition pour qu’elle ait lieu non pas fatalement une fois pour toutes, ni de manière rhapsodique une fois de plus, mais infiniment une fois, ainsi que l’implique la notion de durée éternelle introduite par Binswanger.
86Unicité et durée composent donc la forme paradoxale du temps sur laquelle veille la prudence du geste amoureux. La précarité essentielle de ce dernier tient précisément à ceci qu’il excède la continuité « produite » par l’activité intentionnelle du sujet, même si l’intentionnalité, de par sa dimension passive cette fois, toujours plus originelle et plus vaste, est fondée de puiser dans ces « instants infinis » de l’amour les foyers « nocturnes » d’une continuité destinale. Par la prudence de leur geste, les amants ne peuvent qu’espérer la félicité de leur toucher (die selige Berührung), mais outrepassant toute attente, cette félicité advient à la manière d’une faveur imprédictible. L’amant, par son acte, peut risquer davantage ; mais l’acte est sans puissance ; il ne peut faire que l’âme habite le contact charnel des êtres en présence. D’où la mise en garde douloureuse du poète aux amants :
« Lorsque l’un l’autre vous vous portez aux lèvres et buvez — breuvage contre breuvage —
ô comme le buveur alors de l’acte étrangement s’évade ! »
87Le plus haut péril auquel puisse succomber l’amour réside peut-être dans la tentation d’une proximité de part en part familière où le contact incline à s’assurer, à s’établir et à se vérifier. Dans la certitude ainsi conquise, les amants, certes, ne souffrent plus de l’« effroi » (Schrecken) suscité par l’infinie distance de l’autre, ni de l’attente ardente (Sehnsucht) des retrouvailles. Mais l’extinction de cet effroi et de cette nostalgie cède la place à une anesthésie mortifère : celle où l’amour finit dans la consommation de son objet. Car lorsque le désir s’assouvit ou s’assagit, lorsque son geste ne tend plus vers l’inatteignable, lorsqu’il ne reste que « l’épaisse tristesse de ces étreintes où tout se perd », l’homme est ramené à lui-même « avec le sentiment d’être sans avenir », d’errer auprès de toute chose, « dépourvu de signification, et n’ayant plus droit à aucun danger »130. Là où Eros s’éclipse ou se pervertit, l’existence humaine s’abîme, privée tout à la fois de base, de motivation et de direction.
Conclusion
88A l’interprétation que nous venons de proposer des « corrections » apportées par Binswanger à l’analytique existentiale de Sein und Zeit, on ne manquera pas d’objecter les réserves que Heidegger lui-même avait nourries à l’égard des Grundformen des menscblichen Daseins, et qui sont entre autres consignées dans les Zollikoner Seminare édités par Medard Boss131.
89Parmi ces réserves, la plus centrale concerne sans doute le statut que l’analytique existentiale détient elle-même dans l’économie de la déconstruction de la métaphysique : « Le malentendu qui entache la compréhension de « Sein und Zeit » par Binswanger ne provient pas tellement de ce qu’il veut compléter le souci par l’amour, mais de ce qu’il ne voit pas que le souci a un sens existential, c’est-à-dire ontologique ; il est par conséquent aveugle au fait que l’analytique du Dasein interroge la constitution ontologique fondamentale de celui-ci sans vouloir donner une simple description de ses phénoménes ontiques d’existence »132. Le projet de Heidegger, rappelera-t-on, n’est donc pas de fonder une nouvelle anthropologie, par une éidétique rigoureuse des phénomènes de l’humain, mais de reconduire le Dasein à la compréhension authentique de l’« inapparent » qui conditionne son pouvoir d’exister. La dimension par excellence où se meut cette compréhension, nous le savons, c’est le temps. Or, insiste Heidegger, l’analyse de la temporalité s’inscrit dans un horizon qui, à proprement parler, n’est ni celui du sens des choses (étants intramondains) ni celui de la présence au monde (en tant que nature et histoire), ni encore moins celui de la co-présence des hommes (dont la koinônia déchoit si fatalement dans le ‘on’). L’horizon de la Zeitlichkeit coïncide avec l’ouverture indescriptible du « il y a », préalable à toute manifestation dans les règnes ontiques de la nature et de l’histoire, et dont l’archi-phénomène est à chercher dans la différence à soi de l’être qui se donne à penser en deçà de sa réification dans l’étant. Le temps, s’il est bien la dimension indépassable de l’exister, n’éclôt donc pas dans l’immanence du rapport que le Dasein noue avec les choses et avec autrui. Car c’est la temporalité elle-même qui se temporalise, et non la déhiscence où s’entame la rencontre du Dasein avec le monde des phénomènes. C’est dire que ces phénomènes du monde sont soumis à l’autorité d’une donne originaire qui leur est irréductible. Ou pour le dire plus précisément avec Heidegger lui-même « l’unité ekstatique de la temporalité (l’unité des ekstases) est elle-même la condition de possibilité pour qu’il puisse y avoir un étant qui existe comme son là »133. Ce « là » est le lieu de l’être et non celui de la présence qui se constitue à partir de lui. Loin de pouvoir s’interpréter comme le lien de structuration qui assure à l’être humain l’intelligibilité ou la signifiance de son accès à la profusion intarissable des formes, des styles et des habitus de l’étant, le temps s’identifie alors à l’efficace de la puissance neutre et impersonnelle de l’être qui, comme Michel Haar le souligne bien134, ne doit plus rien aux dispositions de l’homme - que celui-ci se décide ou non pour l’assomption des existentiaux qui le définissent. Puisque la pierre de touche de l’analytique existentiale est une instance autre que l’homme — qui n’est donc ni une personne, ni une chose, ni un ordre cosmique —, la capacité du Dasein de se rapporter à la présence n’est plus qu’une faculté dérivée. Elle est existentielle, dira-t-on, et non pas existentiale. Car l’analyse véritablement existentiale n’a qu’un but : c’est de reconduire le Dasein à la néantité de son fondement135. Par conséquent, les remaniements proposés par Binswanger à l’interprétation de la structure ontologique du souci ne font que semer la confusion : en restreignant l’usage des existentiaux à leur application dans la vie intramondaine, ils compromettent la radicalité de la réduction introduite par Heidegger dans Sein und Zeit.
90Ludwig Binswanger ne s’est jamais lui-même expliqué très clairement sur les réponses à donner à ce type d’objection136. Mais sa fidélité constante à l’égard d’Husserl témoigne bien, en revanche, de son parti pris de ne pas renoncer aux objectifs théorétiques de la genèse transcendantale de la constitution. A l’encontre de Heidegger, Binswanger ne conçoit pas la réduction phénoménologique comme ce chemin de pensée qui permettrait de s’arracher à la quotidienneté pour se mettre à l’écoute d’un « appel » qui, par delà toute préoccupation pratique et théorique, émanerait de cette neutralité privée d’essence et de détermination ontique qu’est le « rien » ou le « néant » de l’être. Mais la réduction représente à ses yeux la méthode qui permet enfin de rendre intelligible la quotidienneté ellemême : tout en déjouant les distorsions objectivantes projetées sur elles par les sciences de la nature (et, à leur suite, par les sciences médicales), elle s’efforce de mettre au jour le « qui » de la présence (l’ego transcendantal) sur la base d’une élucidation génétique des structures et des eidè qui forment la trame intentionnelle qui ente le monde où il séjourne. Les lecteurs des pathographies de Binswanger connaissent ces énoncés qui résonnent comme autant de mots d’ordre : « La présence appréhende comme monde ce qu’elle est elle-même originairement » ; « la présence perçoit comme monde extérieur ce qu’elle est originellement elle-même » ; « aux modes d’être du sujet correspond la physiognomie du monde », ou encore, « l’individualité est ce qu’est son monde en tant qu’il est sien ». L’ensemble de ces formules indiquent clairement qu’il ne saurait être question de séparer l’interprétation de la facticité du Dasein d’une éidétique de la transcendance objective du monde137. A même sa reprise du thème heideggérien de la déréliction immanente à l’être-jeté, il s’agit, pour Binswanger comme pour Husserl, d’« éclairer la quiddité de l’étant que nous sommes et de livrer le contenu de V ego transcendantal »138. Plutôt que de néantiser la question de l’essence de l’homme par le retour à une indifférence ontologique originaire, sa version de l’analytique existentiale vise au contraire à promouvoir, en-deçà des territoires d’objets compartimentés par les sciences positives, une théorisation véritable de l’être-homme dans sa totalité. Pour ce faire, en place de confiner la question du « propre » du Dasein au niveau éthéré de cette « contrée » plus ancienne que l’espace-temps de l’homme139, et dégagée de toutes les déterminations de la nature, Binswanger s’attelle à la tâche, héritée en droite ligne des philosophes de l’antiquité, qui consiste à dire ce qu’est ce « pro pre » de l’homme sans jamais décoller de son véritable terrain d’émergence : la phénoménalité globale du koinos kosmos. Cette phénoménalité globale se distingue bien entendu — tout comme le concept grec d’holon se distingue du concept de pan — d’une pure et simple sommation de qualités ou de régions de l’étant ; d’entrée de jeu, son relief est façonné par la koinônia du monde de la vie, où s’interpénétrent le psychique et le somatique, le proprioceptif et l’extéroceptif, le naturel et le culturel, le rapport à soi-même et la relation à autrui : « là où sont supprimés la koinônia des possibilités de l’être de la présence et ses degrés décrits par Aristote comme syntheton, il est exclu de parvenir à une compréhension de l’homme dans sa totalité »140. La pierre angulaire de la Daseinsanalyse est donc ce syntheton, que Binswanger nomme aussi das Gefüge, l’entrelacs déterminé par lequel chaque idée, chaque phantasme, chaque émotion reçoit dans le monde des formes son empreinte éidétique particulière. Pour cette raison, la koinônia qui ajointe le pouvoir-être humain, dans l’unité d’un être-séparé et d’un être-entrainé-avec, à la contextualité holistique de la communauté humaine saisie en son entier, ainsi qu’à la texture de laphysis appréhendée selon la multiplicité de ses profils, est phénoménologiquement plus irréductible que l’ être-pu du Dasein en proie à la réquisition (Anspruch) de l’être.
91Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de prononcer un verdict qui accorderait à Binswanger, plutôt qu’à Heidegger, un brevet de meilleure conformité phénoménologique. Mais s’il s’avère justifié de se demander en quoi notre auteur aurait manqué la « Kehre » heideggérienne, amorçée dans Sein und Zeit, la question inverse est tout aussi légitime. A quel phénomène sommes-nous renvoyés lorsque Heidegger déplace la dynamique du désir du côté de l’être, en affirmant que c’est par son envoi que l’homme est d’abord aimé et désiré dans son essence ? « La capacité de désirer, écrit-il, est cela grâce à quoi quelque chose est proprement capable d’être »141. Certes, telle est bien la thèse que nous avons défendue avec Binswanger, en limitant son application au Dasein plutôt qu’à une « chose » quelconque. Mais affirmer que c’est l’être — ou sa force calme — et non l’alter-égoïté d’un Mitdasein, qui accomplit et « possibilise » cette capacité de désirer, n’est-ce pas subvertir bizarrement la logique du phénomène érotique ? Si l’on s’en tient à la cohérence intime du manifeste, ne faut-il par reconnaître que c’est en vertu des liens d’attraction qui d’emblée nous constituent en Mitmenschen que nous sommes « désirés » à la racine de notre être ? Et n’est-ce pas parce qu’en retour nous aimons - selon des modalités diverses — d’être ainsi ravis par nos semblables, proches ou lointains, que nous sommes en mesure d’« aimer » l’être et de nous décider pour lui ? Est-il vraiment légitime, encore une fois, de dissocier la question de la dépossession ontologique primordiale qui conditionne le pouvoir-être en régime de finitude sans méditer ce qui, dans cette dépossession même, oblige le Dasein à recevoir son essence de tous les phénomènes qui non seulement environnent, mais « possibilisent » transcendantalement sa naissance : l’existence corporelle d’autrui, la collectivité et ses institutions symboliques, la nature et ses multiples registres d’auto-organisation ? Gardons-nous de conclure à la hâte. Et pour verbaliser modérément notre perplexité, citons à témoin ces interrogations que Michel Haar, malgré l’intelligence et la subtilité d’une lecture avertie de Heidegger, n’a pu lui-même réduire au silence. Les attributions que Heidegger confère à l’être « ne relèvent-elles pas d’un anthropomorphisme évident ? L’être n’est-il pas personnifié, n’est-il pas revêtu des dépouilles de l’homme, n’est-il pas animé de capacités qui, en dehors de l’homme, n’ont été jusqu’ici prêtées qu’à Dieu - l’amour, le désir, l’exigence, la volonté ? En un mot, n’est-il pas érigé en un Acteur fantasmatique, surnaturel, mythique ? »142.
92Mais si nous rapportons ces questions, qui portent en elles le soupçon de ce que R. Brisart nomme la « résurgence de la métaphysique » dans la phénoménologie de Heidegger143, c’est afin de redoubler de vigilance à l’égard des risques de dérapage qui guettent l’entreprise phénoménologique lorsque celle-ci fait volte face aux soucis qui meuvent la pratique humaine ordinaire — dont la Fürsorge du médecin a pour Binswanger valeur de paradigme. La « neutralité authentique du Dasein » constitue peut-être le passage obligé d’une généalogie de la tradition philosophique occidentale que tourmente la question de l’être et de son destin. Pourtant, ce n’est probablement pas un hasard si cette généalogie a revêtu l’allure d’une déconstruction généralisée des grands textes du passé, au travers de laquelle la pensée, plutôt que de s’essayer à dire et à clarifier les enjeux inhérents aux conflits des hommes souffrants, empêtrés dans la quotidienneté charnelle de la Lebenswelt, fait retour sur elle-même et, devenue philosophie de la philosophie, se mue en une herméneutique ratiocinante et doctorale de ses propres archives. Le prix à payer pour cette auto-auscultation érudite et quintessenciée, qui se poursuit à huis clos, n’est autre, comme le souligne encore R. Brisart, qu’une individuation radicale de l’ipséitépensante144. La pensée du Dasein authentiquement neutre n’a plus de compte à rendre à quiconque, puisqu’il est de son devoir de se mettre à l’écoute d’une voix qui n’est celle de personne et dont le dire n’est jamais respecté que s’il s’accompagne d’un « dé-dire ». Dans le face à face avec ce « propre » — qui n’étant pas une eidos, on l’a compris, doit aussitôt être raturée et jugée « impropre » — pareil Dasein « n’advient qu’à la faveur de la neutralisation et du désamorçage de tous les rapports à l’étant comme en même temps de l’annulation de toutes les déterminités concrètes que d’ordinaire ces rapports nous prescrivent dans l’enceinte du monde »145. Et R. Brisart d’ajouter : « authentiquement neutre ne l’est donc que l’extrême singularisation d’une existence qui, de façon générale, décline toute possibilité de se subsumer sous l’une des essences que norme le monde naturel et qui, plus particulièrement, refuse ainsi de se laisser dire en fonction d’une quelconque nature humaine »146.
93Cette dernière remarque est capitale pour notre débat. Car, n’est-ce pas précisément contre l’identité de la loi du genre (de la nature humaine) que s’insurgent aujourd’hui les héritiers de la pensée heideggérienne ? N’est-ce pas pour en finir une fois pour toutes avec le règne carcéral de l’universel et des catégories de la théoria que la pensée post-moderne se réclame de la différence ontologique et décèle au cœur de chaque ilôt d’existence la trace d’une altérité anarchique et réfractaire à toute norme ? Nul doute à ce sujet. Et il serait paradoxal de notre part de révoquer en doute l’unicité du Dasein sur laquelle Binswanger, nous l’avons vu, insiste longuement dans ses méditations. Néanmoins, il reste à se demander si pareille unicité peut exister — au temps et à l’espace d’un monde — sans participer à l’universalité des invariants éidétiques et transcendantaux. Et plutôt que d’entendre cette question comme un retour non critique à la dialectique platonicienne de l’Un et du Multiple, inscrivons-là plutôt, comme Binswanger, au cœur de la rencontre entre le médecin et l’homme souffrant. A supposer que les maladies qui affectent l’homme jusqu’au tréfonds de sa psyché n’obéissent à aucune régulation d’essence, il est vain de vouloir fonder leur thérapie sur un savoir anthropologique quelconque ; et la médecine vétérinaire, en tant que science d’une nature « externe » étrangère à l’homme, devrait amplement suffire. Il faudrait même aller plus loin et déclarer absurde toute prévenance réfléchie à l’égard d’autrui, puisque celle-ci repose sur une aptitude à la clairvoyance et à la compréhension qui en réalité est dépourvue d’objet. De telles assertions s’apparentent d’ailleurs aux thèses avancées par certains porte-paroles de l’anti-psychiatrie, qui considèrent les pathologies mentales comme l’expression d’une différence anomale irréductible. Et ces assertions sont d’autant plus susceptibles de nous convaincre que la plupart des institutions asilaires offrent le spectacle d’une misère concentrationnaire effroyable. Néanmoins, la réalité factuelle d’une médecine inadéquate, qui procède le plus souvent d’une défiguration objectivante de l’être-homme, ne fournit pas encore un argument suffisant pour conclure à l’impossibilité de toute compréhension anthropologique « adéquate ». De même que si les rapports d’assistance qui se pratiquent actuellement dans nos sociétés relèvent davantage de la mauvaise conscience que de la reconnaissance loyale des processus socio-économiques qui occasionnent la détresse, il ne s’ensuit pas automatiquement que l’obligation éthique à l’assistance « réfléchissante » de l’humanité soit abrogée. C’est tout l’inverse que démontrent les travaux de Binswanger dans le registre de la phénoménologie psychiatrique : loin de pouvoir renoncer à la theoria au profit d’un bricolage expérimental et technologique à l’aveugle, le praticien responsable, soucieux d’une rencontre respectueuse et efficace de l’homme souffrant, doit consentir à l’approfondissement de ses recherches éidétiques, c’est-à-dire à l’affinement et à la systématisation plus rigoureuse des concepts qui décrivent la nature humaine universelle. C’est pourquoi la Daseins analyse procède de cette conviction, plus hellénique que moderne, que l’éthique n’est pas extérieure à la science, et que la première ne surajoute pas ses « valeurs » à l’intelligibilité de la seconde. En tant que réflexion sur les conditions de possibilité de l’éthos, l’éthique structure l’activité scientifique elle-même, laquelle, en tant que méthode, se doit de vaincre l’objectivité hostile à la vie, pour lui subroger une objectivité nouvelle qui soit susceptible de rendre justice à toutes les couches de l’activité intentionnelle dont se compose le monde de la vie.
Notes de bas de page
1 L. BINSWANGER, Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, Munich-Bâle, Ernst Reinhardt, 1973 (5e édition), p. 45.
2 Pour cette distinction fondamentale entre temps infini et éternité, Binswanger s’inspire entre autres d’Angelus Silesius, auteur de cet aphorisme : « Betracbt’es eigentlich : bei Gott ist Ewigkeit, Beim Teufel in der Höll’, da ist ein’ ewige Zeit » (Grundformen, p. 43, note 12).
3 H. MALDINEY distingue dans le même sens le temps pulsif « que désignent originairement en grec et en latin., aiôn, tempus, évocateurs de jaillissement et de tension », et le temps où les époques s’articulent dans un ordre déterminé celui « qu’exprime le germanique Zeit qui évoque une division » (Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’âge d’homme, 1975, p. 5).
4 H. BIRAULT, Heidegger et l’expérience de la pensée, Paris, Gallimard, 1978, p. 16.
5 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1979 (15e édition), p. 331.
6 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 37.
7 M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, trad. par De Waelhens et Biemel, Paris, Gallimard, 1953, p. 236.
8 L. BINSWANGER, p. 267, note 1.
9 S. KIERKEGAARD, Traité du désespoir, trad. par Ferlov et Ateau, Paris, Gallimard, 1978, p. 84.
10 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 30. Pour l’interprétation de cet « être-tout » ou « être-en-entièreté » (Ganzsein), Binswanger s’en réfère notamment à la compréhension platonicienne de l’Eros, dont nous citerons ce seul témoignage : « Voyez si c’est à cela que vous aspirez et si un tel sort vous satisferait ! En entendant cela, personne, nous le savons, ne ferait opposition, ni ne dirait qu’il souhaite autre chose. Chacun croirait avoir bel et bien entendu ce qui, depuis longtemps, était son désir : se joindre, se fondre avec l’aimé et, de deux êtres qu’ils étaient, en devenir un seul. La raison en est en effet notre antique nature : nous étions jadis tout un (oloi). Et le désir, la recherche de ce tout-un a pour nom Eros. Oui, auparavant, comme je le dis, nous étions un, mais aujourd’hui, en raison de notre injustice, nous avons été scindés par le dieu » (Le Banquet, 192e).
11 Ibid., p. 80.
12 S. KIERKEGAARD, Traité du désespoir, p. 92.
13 Ibid., p. 85.
14 W. BIEMEL, Le concept de monde chez Heidegger, Paris, Vrin, 1950, p. 83.
15 M. HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, p. 207.
16 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 21.
17 Ibid., p. 88.
18 S. KIERKEGAARD, Traité du désespoir, p. 94.
19 E. LEVINAS, Le Temps et l’Autre, Paris, P.U.F., 1990, p. 71.
20 R. BROWNING, Briefe von Robert Browning und Elisabeth Barret-Browning, cité par Binswanger dans la trad. de Greve (Berlin, 1907).
21 H. MALDINEY, Aîtres de la langue et demeures de la pensée, Lausanne, L’âge d’homme, 1975, p. 5.
22 Lorsque Binswanger présente la tension entre le moment mondain phénoménal de la rencontre et son caractère temporel essentiel, à savoir la durée éternelle (en fonction de laquelle la rencontre ne se répète jamais « une fois de plus », bien qu’elle soit là « pour toujours »), il reconnaît ne pas parler de l’histoire « mondaine » de l’amour, mais de « son essence anthropologique ». Mais d’ajouter aussitôt : « Nous avons la chance de pouvoir toujours à nouveau élucider exemplairement cette essence par l’histoire d’un amour réel... Le miracle empirique de tout amour, c’est que son essence phénoménologique et son histoire mondaine coïncident » (Grundformen, p. 83).
23 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 42.
24 « Enéades », I, ch. V. Cité par BINSWANGER, Grundformen, p. 43.
25 Cité par L. BINSWANGER, Grundformen, p. 43.
26 Ibid., p. 42.
27 PLATON, Le Banquet, 202d-e.
28 Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (La Haye, Martinus Nijhoff, 1974) est l’intitulé de l’ouvrage princeps de Lévinas. L’auteur y médite également la temporalité qui se trame dans la relation à autrui, mais dans une perspective très différente de celle de Binswanger. Sa pensée se concentre sur l’altérité suivant les modes du « passé » et du « futur ». Ainsi, autrui est celui qui n’est accessible qu’à travers les traces de son passage toujours manqué : seule sa passée peut être lue et comprise, comme une indication de son retrait. Autrui est également celui qui s’annonce dans la proximité sans cesse démentie d’un avenir imminent : il est une promesse qui sans cesse se contient. Par ailleurs, l’épiphanie d’autrui interrompt le temps ordinaire et horizontal dont la violence consiste à intégrer l’individu dans la marche universelle de l’histoire. Le temps où l’autre se tient est celui d’une éthique éternelle, d’un impératif sui generis : « tu ne tueras point », « tu ne te détourneras point de ton prochain ».
29 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 55.
30 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 192.
31 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 71.
32 Ibid., p. 266.
33 Ibid., p. 97.
34 « Das Sein, als das Vermögend-Mögende, ist das Mögliche » (M.HEIDEGGER, Über den Humanismus, V. Klostermann, Frankfurtam Main, 1946).
35 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 54.
36 Ibid., p. 118.
37 Pour la possibilité d’une telle réduction et pour sa mise en œuvre, c’est à Husserl que nous devons faire référence, et tout spécialement à la célèbre Cinquième méditation cartésienne. A la faveur d’une approche analytique du temps — comme forme fondamentale du pouvoir de présentification et d’identification — Husserl fait ressortir la réciprocité transcendantale entre l’être de l’ego et celui de l’alter ego. Ce qui conditionne l’ego dans son activité de temporalisation primordiale, nous montre-t-il, c’est la relation à autrui comme apprésentation, comme dépendance à l’égard de ce qui ne fait pas l’objet d’un remplissement dans l’immédiateté de la sphère propre. Si autrui apparaît bien comme une modification intentionnelle de mon moi, par laquelle il est toujours temporellement et spatialement présenté comme mon semblable, cette analogie implique qu’autrui ait aussi originairement une sphère primordiale, constituée par l’aperception de son appartenance propre. Or — c’est ici que nous rejoignons l’analyse heideggérienne du Mitsein — autrui se donne à reconnaître à travers les médiations qui composent ensemble la transcendance objective d’un monde. L’être-auprès-de l’étant intramondain se fonderait en ultime instance en la co-présentation analogique d’un monde, en l’institution première (Urstiftung) de ce qui préoccupe, dans leur cœxistence fondamentale, la communauté des ego.
38 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 119.
39 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 269.
40 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 121.
41 Ibid., p. 12.
42 Ibid., p. 43 :« Les deux modes d’être de l ‘authenticité et de l’inauthenticité — l’une et l’autre expression étant choisies terminologiquement et au sens strict du terme — se fondent dans le fait que le Dasein est en général déterminé par la mienneté. »
43 Ibid., p. 43.
44 Ibid., p. 193.
45 Ibid., p. 324.
46 Ibid., p. 325.
47 Ibid., p. 328.
48 Ibid., p. 329.
49 Il s’agit du « Gewärtigen », que M. Haar traduit par ad-tension. Cet auteur résume d’ailleurs bien l’inauthenticité quasi intrinsèque de cet existential lorsqu’il le commente en ces termes : « Dans l’ad-tension, le Dasein est attentif (gewartig) aux multiples affaires de l’activité quotidienne en ce qu’elles ont de praticable, d’urgent ou d’opportun. Il s’oublie au profit des règles de l’action... Ainsi ‘le Dasein n’advient pas primordialement à soi’, mais à travers la médiation des choses dont il s’occupe. Il est attentif à ce qu’il peut maîtriser et à ce qui lui échappe ou lui résiste. Il se détourne ainsi de lui-même, en s’identifiant à ce qu’il fait » (Heidegger et l’essence de l’homme, Millon, Grenoble, 1990, p. 65).
50 Ibid., p. 338.
51 Ibid., § 36 et § 68.
52 Ibid., p. 122.
53 R. M. RILKE, Die Sonette an Orpheus, XIV, Aubier-Montaigne, 1974, p. 220-221.
54 L. BINSWANGER, Melancholie und Manie, Phänomenologische Studien, Neske, Pfullingen, 1960, p. 91. Dans les Grundformen, Binswanger consacre à la phénoménologie du « Nehmen-bei-etwas » tout le second chapitre de la première partie. Cette expression de la langue allemande exprime, dans ses possibilités les plus générales, la relation interpersonnelle dont les membres, prenant leur distance les uns vis-à-vis des autres, ne sont en prise les uns sur les autres qu’en fonction de certains « rôles ». Le Nehmenbei-etwas caractérise une seule et même « transcendance » (l’Umgehen-mit), un seul et même style d’opération, que R. Kuhn et H. Maldiney commentent en ces termes : « Prendre quelqu’un par une partie de son corps (au col, à l’épaule, par la taille) le prendre au mot (qu’il dit) ou par un mot (qu’on dit en allemand ‘prendrepar l’oreille’) ou encorepar sonfaible (impressionnabilité ou suggestibilité), voilà autant de prises actives et significatives mais partielles - qui tiennent au tout de l’autre, auquel elles attentent. Car l’autre est imprenable dans la singularité infinie de son pouvoir-être. Qui tente de le com-prendre en l’enfermant dans ses prises, en le récapitulant par quelques prises de vue commence par abolir dans une dé-finition son incontournable possibilité d’être » (R. KUHN et H. MALDINEY, Préface de l’Introduction à l’analyse existentielle de L. Binswanger, Paris, Minuit, 1971, p. 23).
55 L. BINSWANGER, Melancbolie und Manie, p. 67.
56 Ibid., p. 68.
57 Ibid., p. 83.
58 L’analyse de Binswanger s’appuie sur la doctrine husserlienne de l’apprésentation et de l’intersubjectivité évoquée dans la note 40.
59 Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 436.
60 L. BINSWANGER, Melancholie und Manie, p. 81.
61 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 172.
62 Ibid., p. 61 et § 69.
63 Ibid., p. 363.
64 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 88.
65 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 123.
66 Pour cette question du caractère fondateur de l’évidence, de la Selbstverständlichkeit, cf. également le travail de W. BLANKENBURG, Der Verlust der natürlichen Selbstverstàndlichkeit, trad. par J.-M. Azorin et A. Totoyan, P.U.F., 1991.
67 M. HEIDEGGER, Washeisst Denken ?, Tübingen, Niemeyer, 1954, p. 6.
68 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 85.
69 Une telle constitution désirante du Dasein où ce dernier n’est vraiment présent à soi qu’en vue de ce qui est absent de soi — présence et absence étant chacune au cœur de l’autre comme son intégrant est en étroite affinité avec la pensée husserlienne de la constitution « intersubjective » de l’ego. Dans la cinquième Méditation cartésienne, Husserl s’attache à décrire la genèse de l’intersubjectivité en soulignant la simultanéité principielle de l’apprésentation de soi et de l’apprésentation d’autrui : « je » n’existe vraiment au monde, conçu comme koinos kosmos, que si autrui m’a déjà déprésenté à moi-même comme l’autre que je suis pour lui.
70 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 83.
71 Ibid., p. 85.
72 Ibid., p. 86.
73 M. HEIDEGGER, Was heisst denken ?, p. 6.
74 Cf. notamment M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 196.
75 Sur l’insuffisance de la pensée de Heidegger concernant le phénomène de la naissance, cf. cependant M. HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, Millon, Grenoble, 1990, pp. 72-80.
76 Sein und Zeit, p. 284.
77 Pour l’interprétation de la négativité spécifique de l’angoisse et de la résolution ontologique qu’elle appelle, nous renvoyons à M. HAAR, op. cit., pp. 80-92.
78 Cf. M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 284.
79 Sein und Zeit., p. 284.
80 Ibid., p. 284.
81 Ibid., p. 192.
82 Ibid., p. 344.
83 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 96.
84 Cf. à ce propos l’article de R. CELIS publié dans ce recueil, L’Urdoxa dans la vie intentionnelle.
85 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 149.
86 Ibid., p. 96.
87 C’est à Paul Ricœur que revient le mérite d’avoir dégagé l’irréductibilité phénoménologique du temps calendaire - appelé aussi tiers-temps - lequel articule en une unité historique, susceptible de narration, le temps constituant de la conscience intime de l’homme et le temps cosmologique objectif qui sous-tend les descriptions logico-expérimentales de la nature. P.Ricœur refuse ainsi de « déduire » le temps intra-mondain d’une pure et simple dérivation nivellante de la temporalité authentique. Il l’interprète comme le « singulier collectif » d’un vivre-ensemble, comme la production schématisante et dialogique du « suivi » des actions et des événements qui composent le monde d’une histoire partagée. Cf. Temps et Récit III, Paris, Seuil, 1987, p. 354 et pp. 364-371.
88 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 219.
89 Ibid., p. 96.
90 Ibid., p. 74.
91 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 325.
92 Ibid., p. 143.
93 Ibid., p. 145.
94 E. LEVINAS, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 65.
95 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, pp. 66-69.
96 Cf. Ibid., p. 193
97 Cf. Ibid., p. 123.
98 Ibid., p. 123.
99 Ibid., p. 146.
100 Ibid.
101 Ibid.
102 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 93.
103 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 132.
104 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 105.
105 Ibid., p. 107.
106 Ibid., p. 105.
107 Ibid., p. 107.
108 M. HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, p. 48.
109 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 93.
110 E. LEVINAS, Le Temps et l’Autre, in Le choix, le monde, l’existence, Paris-Grenoble, B. Arthaud, 1947, p. 126.
111 Ibid., p. 172.
112 E. LEVINAS, Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1968, p. 235.
113 Ibid., p. 237.
114 Ibid., p. 248.
115 Ibid., p. 281.
116 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 167.
117 Ibid., p. 234.
118 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 194.
119 M. HEIDEGGER, Holderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », in Gesamtausgabe, Frankfurt a. Main, Bd.39, 1979, p. 82.
120 L. BINSWANGER, Grundformen, p. 220.
121 Ibid., p. 107.
122 Ibid., p. 137.
123 Ibid., p. 246.
124 R. M. RILKE, Duineser Elegien, Paris, AubierMontaigne, 1974, pp. 48-51 (nous avons modifié la traduction de J. F. Angelloz).
« Les amants, s’ils le comprenaient, pourraient dans l’air de la nuit
parler étrangement. Car il semble que tout nous
tienne secrets. Vois, les arbres, eux, sont ; les maisons
que nous habitons durent. Nous seuls
passons à côté de tout comme un échangeaérien.
Et tout s’accorde pour nous taire, moitié
par honte peut-être, moitié dans un indicible espoir.
Amants, ô comblés l’un en l’autre, à vous je demande
le secret de notre être. Vous vous saisissez. Avez-vous des preuves ?
Il m’arrive que mes mains s’entre-découvrent,
ou encore, voyez, que mon visage usé
en elles se ménage. Cela m’est une ébauche
de sensation. Qui, cependant, pour si peu oserait être ?
Mais vous qui, dans le ravissement de l’autre,
vous accroissez jusqu’à ce que, dominé,
il vous implore : assez - vous qui sous les mains l’un de l’autre
devenez abondants comme des années de raisin ;
vous qui parfois cessez d’être, seulement parce que l’autre
entièrement sur vous l’emporte : à vous je demande le secret de nous-mêmes.
Je le sais. Il y a dans votre contact une telle félicité, parce que la caresse retient,
parce que la place ne disparaît pas, que votre tendresse
recouvre ; parce qu’au dessous vous pressentez la pure
durée. Ainsi vous promettez-vous l’éternité, presque,
de votre étreinte. Et pourtant, lorsque vous surmontez l’effroi
des premiers regards et l’ardent désir à la fenêtre
et les premiers pas ensemble, une fois, à travers le jardin :
amants, l’êtes-vous encore ? Lorsque l’un l’autre
vous vous portez aux lèvres et buvez - breuvage contrebreuvage-
ô comme le buveur alors de l’acte étrangement s’évade ! Sur les stèles attiques, la prudence du geste humain ne vous a-t-elle
pas surpris ? Amour et adieu n’étaient-ils pas posés
sur les épaules aussi légèrement que s’ils étaient
d’une autre étoffe que chez nous ? Souvenez-vous de ces mains
qui reposent sans peser, bien que la puissance se dresse dans les torses.
Maîtres d’eux-mêmes, ils savaient : nous allons jusque là,
et nous toucher ainsi est notre part ; plus fortement
appuient sur nous les Dieux. Mais cela, c’est l’affaire des Dieux.
Puissions-nous trouver, nous aussi, une parcelle étroite et contenue
de pure substance humaine, une bande de terre féconde qui soit nôtre
entre courants et rocher. Car notre propre cœur nous dépasse
encore toujours, comme eux le leur. Et nous ne pouvons plus, nous,
le suivre du regard dans ces figures où il s’apaise, ni dans
ces corps divins auxquels il se mesure et, plus grand, se modère ».
125 « Et l’amour, ne ressemblerait-il pas à l’aigle ?
Lui pourtant craint ; et craindre même est pour lui bienheureux,
Car tout son bonheur, qu’est-il ? - risquer sans fin l’aventure
(einendlos Wagen) ». [Poème de Mörike cité par BINSWANGER, Grundformen, p. 82].
126 Cité dans Rilke par lui-même, de Ph. JACOTTET, Paris, Seuil, 1970, p. 100-101.
127 Ibid., p. 100.
128 R. M. RILKE, Prose, trad. par B. Grasset, Paris, Seuil, 1960, p. 309.
129 Ph. JACOTTET, op.cit., p. 130.
130 R. M. RILKE, Les cahiers de Malte Laurids Brigge (trad. par M. Betz), dans Prose, Paris, Seuil, 1966, pp. 696-697.
131 M. HEIDEGGER, Zollikoner Seminare, Klostermann, Frankfurt am Main, 1987.
132 Ibid., p. 151.
133 M. HEIDEGGER,Die Grundprobleme der Phänomenologie, Klostermann, Frankfurt am Main, 1975, p. 388.
134 Μ. H A AR, Temporalité originaire et temps vulgaire chez Heidegger, dans L’expérience du temps, Ousia, Bruxelles, 1989, pp. 114-118.
135 M. HEIDEGGER, Sein und Zeit, p. 348.
136 Cf. notamment L. BINSWANGER, Analytique existentielle et psychiatrie, dans Discours, parcours et Freud, trad. par R. Lewinter, Paris, Gallimard, 1970, pp. 85-114.
137 Cf. L. BINSWANGER, Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger pour l’accession de la psychiatrie à la compréhension d’elle-même dans Introduction à l’analyse existentielle, trad. par R. Kuhn et H. Maldiney, Paris, Minuit, 1971, p. 248.
138 Ibid., p. 248.
139 Cf. M. HAAR, Heidegger et l’essence de l’homme, Millon, Grenoble, 1990, p. 159.
140 L. BINSWANGER, Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger..., op.cit., p. 259.
141 M. HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, dans Questions III, trad. par R. Munier, Paris, Gallimard, 1966, pp. 78-79.
142 Μ. H AAR, Heidegger et l’essence de l’homme, p. 161. Toute l’ambiguïté de la thématisation heideggérienne du désir apparaît clairement dans l’analyse que Michel Haar en propose. Ce n’est pas dans la relation à autrui que Heidegger situe l’épreuve d’Eros, mais dans l’attraction de l’être : « le fait d’être soulevé par-delà soi-même et attiré par l’être constitue l’Eros ». D’où cet étrange renversement par quoi la faculté humaine de désirer se trouve en définitive « référée à la capacité désirante de l’être comme à sa source » (op.cit., p. 169-170).
143 R. BRISART, La phénoménologie de Marbourg, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1991.
144 Ibid., p. 155.
145 Ibid.
146 Ibid.
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