Chapitre IV. Penser l’espérance. Le poids des mots
p. 65-86
Texte intégral
I. Situation de l’espoir : un moment sans espérance ?
1Sous la même surface du temps, plusieurs qualités du temps coexistent dans notre monde. Il y a le temps de l’éthique bourgeoise, du calcul rationnel, qui court depuis plusieurs siècles ; il y a le temps de l’impatience, révolutionnaire et messianique ; il y a le temps des religions ; il y a le temps chrétien. Comment situer ce dernier dans un tel contexte ?
2Même si l’analogie est insuffisante, (qu’il y ait aujourd’hui retour au temps grec ou au contraire accélération post-chrétienne du temps de l’athéisme n’est pas aisé à décider) le christianisme se trouve aujourd’hui dans une situation comparable à celle qui fut la sienne dans l’empire romain, dans le contexte romain de libre entreprise religieuse ; et en rivalité avec le judaïsme. Il a perdu ses privilèges.
3Autre aspect de l’analogie : les idéologies séculières héritières du christianisme sont elles aussi atteintes. La sécularisation du christianisme n’est peut-être qu’une période intermédiaire qui s’épuise ces années-ci. Les représentations dépendantes du christianisme, désormais émancipées, s’avèrent fragiles, provisoires, peu durables. Nous serions au temps du polythéisme des valeurs (Nietzsche, Weber), des mythologies concurrentes. Le désert des espérances, la fin de la philosophie de l’histoire et même de la théologie de l’histoire, a des aspects positifs. Il rend ses contours nets au politique — comme jugement et pratique politique dans le présent — dans sa nudité sans romantisme.
4En ce qui concerne l’espoir, les modernes alternent, selon une incessante oscillation, entre la présomption sans limite du progrès et le désespoir, mais sans que la croyance au progrès cesse d’être opératoire. Intellectuellement nous ne croyons plus au progrès, la critique en est faite depuis longtemps, mais opérationnellement, nous sommes contraints d’y croire toujours. La critique du progrès ne peut être opératoire, car notre existence concrète repose sur le progrès.
5La situation est inédite, il est nouveau que nos sociétés occidentales se trouvent sans messianisme, sans utopie, au premier regard sans idéologie. Pour la première fois depuis longtemps les gens sont brusquement privés d’idéologie, les chrétiens comme les autres. Temps de dépression, de dépressurisation.
6Comment peser la situation de l’espoir, telle qu’elle nous apparaît, non pas spéculativement, mais dans l’existence quotidienne de jeunes et de moins jeunes ? Sans doute ne sont-ils pas sans espoir. Plutôt l’espoir se brise-t-il très vite. Un jeune homme, une jeune fille sort des écoles avec un diplôme, avec de l’espoir, il cherche du travail et n’en trouve pas. S’ouvre alors le cycle complexe de l’autojustification, de la condamnation de la société ou de l’autocondamnation. Temps dépourvu d’espoir et d’horizon non pas intellectuel, mais concret. Dans un tel contexte se commettent beaucoup d’injustices, les plus malins réussissent. Ceux qui ont une place la tiennent. Rien ni personne ne vous vient en aide. Voici au moins un aspect de notre temps.
7S’il en est ainsi, le mot espoir change brusquement de statut, il retrouve dans le langage courant le statut infime qu’il avait, il y a longtemps, avant le christianisme, dans le monde grec. Entre un progrès de convention et une époque de désillusion, le mot espoir est mal placé.
8Si cette situation de l’espoir par défaut n’est pas inexacte, les chrétiens sont moins enclins que dans les années 1960 à chercher des correspondances entre espérance humaine et espérance chrétienne, à se mettre à la remorque des idéologies du temps. Il demeure impressionnant qu’à l’époque récente, dans notre volonté de modernisation, nous n’ayons pas su faire mieux. Aujourd’hui le reflux des idéologies laisse la plage nue, le relief paraît : à marée basse les fondements, les structures, les fondations de la civilisation sont à découvert ; un doute rampant se fait jour qui ne pouvait s’exprimer si clairement il y a quarante ans : les dogmes du christianisme sont-ils cohérents ? L’Incarnation, la Trinité ? L’espérance : une illusion ? Le soupçon d’une possible incohérence, pour ne pas dire d’une millénaire imposture au sein de la civilisation n’est pas loin. Le soupçon ne vient plus de l’extérieur (Marx, Freud, Nietzsche), il porte sur d’éventuelles contradictions internes que les siècles passés auraient recouvertes, qui se trouveraient désormais à vif.
9La situation est plus claire : aujourd’hui nos premiers et nos derniers interlocuteurs (adversaires ?) sont le judaïsme et les Grecs. Comme au temps de Paul, comme au XVIIIe siècle. Le christianisme est mis à l’épreuve sur sa cohérence.
1. Les Grecs
10L’espérance est de nouveau regardée comme un jouet d’enfant, ce qu’elle est en de nombreuses civilisations, ce qu’elle était chez les Grecs, ce qu’elle est au Japon (Voir R. Pinguet, La mort volontaire au Japon). Ce Japon que Kojève après un dernier voyage nous donnait — ironiquement ? — comme modèle à imiter1.
11Quelques expressions grecques trouvent aujourd’hui un nouvel écho (ces citations ne visent qu’à rendre attentif au poids des mots) :
12« L’espérance vagabonde peut être un profit pour beaucoup, pour beaucoup en revanche, elle n’est guère qu’un piège formé de désirs étourdis », Sophocle, Antigone, v. 615.
13L’espoir « doré ».
14Eschyle, Agamemnon :
15« Pour tant d’espoirs brisés, un seul a tenu bon » v. 505.
16« De l’urne de clémence, la main qui s’approchait ne portait que l’espoir et laissait l’urne vide » v. 817.
17« On sait que l’exilé se repaît d’espérances » v. 1668.
18« Abattu est le tumos auquel l’espoir aimé fait défaut » (Le tumos est sans emploi après la chute du communisme diagnostique, F. Fukuyama).
19Dans Eschyle, Prométhée enchaîné, v. 248-250, répond au coryphée qui l’interroge :
« - Oui, j’ai délivré les mortels de l’obsession de la mort
- Quel remède as-tu donc découvert à ce mal ?
- J’ai installé en eux les aveugles espoirs ».
20De l’espérance, les Grecs font ce qui reste dans la boite de Pandore quand, le couvercle soulevé, toutes les bonnes choses se sont échappées ; Pandore remet le couvercle, seul reste l’espoir, qui console les hommes.
21Autre pensée courante chez les Grecs : seuls les espoirs des hommes éduqués et cultivés ont quelque chance de réalisation ; ceux des insensés ne sont que billevisées.
22Le philosophe qui inspira tellement les médiévaux. Aristote, ne se démarque pas tellement des tragiques. On trouve chez lui à propos de la jeunesse un topos classique de l’espérance : « Ils se livrent aisément à l’espérance parce que la jeunesse, comme les gens pris de vin, est naturellement bouillante et parce qu’aussi ils n’ont pas encore subi de nombreux échecs. C’est surtout d’espérance qu’ils vivent parce que l’espoir a l’avenir comme objet unique, de même que la mémoire vit du passé étouffé sans retour ; et pour les jeunes gens l’avenir est long, le passé court. C’est ce qui fait qu’on peut tromper aisément la jeunesse, parce qu’elle a l’espérance non moins facile. Elle a aussi plus de courage parce qu’elle est plus portée à la colère et à l’espoir, l’une faisant qu’on ne craint rien et l’autre qu’on est plein d’assurance », Rhétorique II, 12.
23Chez Aristote aussi, le caractère passager et fragile de l’espoir, sensible aux Grecs comme à l’actuelle jeune génération !
24En 1982 Henri Mottu voyait dans le stoïcisme la principale alternative à l’espérance2. Or le stoïcisme ne prend pas intérêt à l’espoir. Jean-Louis Servan-Schreiber écrit : « Une constatation plus profonde, encore implicite se fait jour par delà les tribulations économiques : la modernité n’a pas changé la condition humaine. Exister aujourd’hui conduit à affronter à peu près les mêmes problèmes qu’au temps de Shakespeare ». Aussi intitule-t-il son livre : Le retour du courage.
25Il faut parfois soutenir de face le moment du néant d’espérance, tel que l’éprouve un strict rationalisme. Soutenir cette expérience : peut-être tout est-il « buée sur la fenêtre » (vanité), selon l’image de l’Ecclésiaste ; tout ce à quoi on a donné foi n’est peut-être qu’illusion. La pensée en vient souvent à de grands croyants au moment de la mort. Si nous ne connaissons nul pressentiment de ce néant d’espérance, seuls les athées soutiendront cet état et découvriront ces choses que les autres ne connaissent jamais. L’espérance n’abolit pas le « vanité des vanités » de l’Ecclésiaste.
26Certes la situation reste ouverte, l’espoir n’a pas totalement disparu de notre monde. Pour le moment, il est seulement minimisé, rabaissé. L’espoir politique n’est pas ruiné, il est relativisé. Il peut être ranimé, mais non pas comme au temps de l’idéologie.
2. Les juifs
27Le judaïsme a repris ou pris sa place comme morale commune de l’Occident : il a donné les commandements, les dix paroles de Moïse, les grands interdits ; il fournit la structure de l’espérance possible : les prophètes, la révolte contre l’injustice ! Antoine Vitez dans un dernier texte : « L’espérance politique communiste est morte, il ne nous reste rien que les prophètes, la dénonciation de l’injustice, l’Ancien Testament ! ».
28Les catégories fondatrices du judaïsme, longtemps étouffées, retrouvent place honorable dans l’espace et le débat public, dans la civilisation. On y adhère pas nécessairement ; elles constituent une référence. Ainsi dans le film de Woody Allen, Crimes et délits.
29Le grand débat entre judaïsme et christianisme reprend aujourd’hui sur un pied d’égalité, comme il ne s’est pas tenu depuis 1500 ans. Les juifs sont les témoins de la morale, les témoins d’une promesse sans visage, sans figure de réalisation ; cela convient à notre temps ! Une promesse non réalisée convient mieux à notre doute qu’une promesse réalisée. Une promesse sans visage convient mieux à notre philosophie, à notre théologie négative qu’une promesse incarnée en un visage qui d’une part réduit le champ des possibles, d’autre part engage trop (too much comme on dit ; S. Paul : propter nimiam caritatem). Aussi longtemps qu’elle reste indéterminée, la promesse irradie. Réalisée, elle endort le bénéficiaire, déjà saint Bernard le disait. Le visage donné à la promesse la restreint, la particularise. L’unité vient trop vite.
30De plus, dans la mesure ou le christianisme reconnaît le judaïsme dans son existence actuelle et religieuse, sa propre situation par rapport à son aîné change. Quand le christianisme reconnaît la légitimité et la permanence de l’espérance juive et se laisse influencer par elle, il retrouve le mouvement constitutif de l’eschatologie, le messianisme, l’inachèvement, l’invisibilité de Dieu. Et plus nous percevons que nous sommes avec lui fils d’un même Père, que nous menons un même combat contre l’idolâtrie, plus nous sommes contraints à la cohérence : à reconnaître le rôle central de l’Incarnation ou bien à abandonner le christianisme. Comment comprendre, s’il est cohérent, le dogme de l’Incarnation ?
31Une situation à vif nous contraint à reconnaître, davantage qu’il y a vingt ans, que nos idées heurtent celles de la culture ambiante. Le christianisme est dans la culture, il ne peut simplement s’appuyer sur la culture. La redécouverte de l’eschatologie, la théologie de l’espérance des années soixante ne sont pas en cause, mais l’illusion qu’elles étaient acceptables, moyennant quelques adaptations, par la mentalité contemporaine.
II. Le langage de l’espérance
32Olivier Mongin3 évoque une nouvelle manière de vivre le temps, qui ne serait plus celui de « l’Histoire ». Pouvons-nous décrire une façon de vivre le temps caractéristique des expériences chrétiennes ? Rendre compte de la cohérence de cette expérience du temps ? Que devons-nous mettre en avant ? Les catégories du temps caractéristiques du christianisme sont-elles comprises ? La cohérence de la pensée chrétienne du temps est-elle manifestée ? Les chrétiens savent-ils la soutenir ?
33Je me limite ici à mettre à l’épreuve la solidité et la cohérence du langage, pensant que les mots eux-mêmes sont menacés, et que retrouver les mots, c’est retrouver la liberté. Nous usons de mots du langage grec, il nous faut d’abord connaître le poids des mots, mettre à l’épreuve nos concepts fondateurs (révélation, temps, foi, espoir, gage, prémices, attente), les élucider tels qu’ils furent pensés à leur naissance, tels qu’ils sont pensés par nous aujourd’hui ; ne pas les considérer comme des coquilles vides ou comme des outils, que dans notre révolte, nous nous donnerions comme ambition de déboulonner, mais ne cesser de les réformer ou de nous réformer à leur lumière. La vérité du langage demande quelques préliminaires, un peu de grammaire chrétienne.
34A cet égard, avant d’aborder le langage de l’espérance, une question plus générale s’impose, celle du langage chrétien comme genre littéraire apocalyptique, car l’espérance est une vertu mise en œuvre par ce genre littéraire.
1. Style apocalyptique et moment de commencement
35Comment comprendre la notion de commencement, de temps inauguré, la situation d’inauguration caractéristique du Nouveau Testament ? Techniquement elle se dit en littérature et en situation apocalyptique, c’est-à-dire en littérature et en situation de dé-voilement, de ré-vélation, marquant le temps chrétien. Ce temps se dit, dans la première génération, en style de littérature apocalyptique, de dé-voilement des secrets divins. Ce style doit-il être une norme pour toute expression chrétienne du temps, la règle de toute littérature chrétienne ?
36Gardons présente à l’esprit la redécouverte en notre temps du caractère apocalyptique de la première littérature chrétienne : « L’apocalyptique est la cellule-mère de la théologie du Nouveau Testament » selon la phrase célèbre de E. Käseman. Ce genre apocalyptique concerne autant les communautés post-pascales que l’enseignement de Jésus lui-même : l’apocalyptique est partout le vecteur dans le Nouveau Testament. On ne peut opposer le Christ des synoptiques et celui de Paul ou de Jean, comme on le fait parfois instinctivement dans les milieux catholiques. Les évangiles seraient descriptifs, récit ; Paul serait kérygmatique, annonce. Non, l’Evangile de Matthieu est révélation, apocalypse, non d’abord Loi nouvelle ou éthique. Käseman l’a souligné : « un récit d’un point de vue eschatologique », l’annonce (kérygme) comme un récit toujours neuf4.
37Littérature apocalyptique signifie simplement langage de révélation. La révélation se fait en un moment privilégié, qui donne orientation, et orientation du temps. De fait le leitmotiv, le tempo fondamental du Nouveau Testament est celui-ci : le temps est marqué par un kairos, un moment favorable, une occasion, une opportunité, un moment unique, par opposition au chronos, au temps qui dure, à la durée du temps. L’annonce inaugurale en Marc 1,15 : peplérôtai o kairos, le moment est arrivé ! le Royaume de Dieu s’approche ! Et Paul : « Le moment est venu de vous éveiller ! » Käseman contraint à ne pas oublier le caractère énergique de ce commencement, de tout commencement chrétien, ce style d’urgence qu’on ne peut gommer. Le mot kairos, moment favorable, temps qui m’est donné, est aussi aristotélicien5 : tel le moment favorable de la jeunesse, l’âge où le corps est dans sa première jeunesse (Politique VII, 16, 11) et où l’esprit est porté à l’espérance (Rhétorique, supra). La pensée chrétienne a eu une affection pour Aristote et son attention à la jeunesse : le Christ rend au monde sa jeunesse ! Quand cela est dit, tout est dit !
38Le kairos est un moment de ré-vélation dans le présent par la parole et par l’action. L’évènement est un avènement, celui du Fils de l’Homme, qui se produit dans l’Acte (action et parole) des apôtres ou des disciples. L’âge à venir est déjà présent dans le kairos de la prédication chrétienne. Cette autre qualité du temps, par lequel le temps du siècle à venir enjambe le temps de ce monde, entre dans le temps de ce monde — lui, plus souvent chronos que kairos ! — elle se joue parmi vous ! Tel est le tempo des évangiles, le tempo aussi des communautés d’après Pâques, le point de ressourcement auquel il nous faut toujours revenir, la source où le christianisme, ne cessant de s’user, ne cesse aussi de se recréer, dans le temps. Le kairos de Dieu rajeunit sans cesse le temps, le chronos (pensée familière à Irénée, à Péguy, à A. Dupront !).
39Si sceptiques soyions-nous devenus sur la parole en général et sur notre parole en particulier, si insipide cette parole puisse-t-elle être, on ne peut oublier son rôle premier : la parole précède la foi ! Une parole de Dieu prononcée aujourd’hui l’est à la double initiative de Dieu et des hommes qui la portent, non seulement Jésus, mais aussi d’autres hommes qui la relaient. Nous la nommons parole de Dieu, car elle révèle des choses qui ne sont pas parvenues à l’esprit de l’homme ; nous la nommons parole, car une voix est entendue, des signes sont donnés, mais « par un demi-clair matin », dans un clair obscur, sur fond d’obscurité, régime du temps que nous vivons. La révélation est une « ouverture des cieux », mais dans ce clair obscur. Preuve en est que tous les actes de Jésus et autour de Jésus (par exemple Ponction de Béthanie), avec leur caractère de commencement, d’inauguration, d’anticipation, demeurent du début à la fin entourés d’incompréhension et d’aveuglement ; entre ces premiers actes et les derniers, « quand viendra le Fils de l’Homme », l’histoire du monde se poursuit dans une demi-conscience, c’est-à-dire dans une demi-inconscience (Matthieu 25 nous le révèle), les hommes ne sachant clairement ni qu’ils font le bien, ni qu’ils font le mal — ce qu’ils font n’étant pas encore révélé. Tout se passe incognito, la révélation est pour le dernier jour : d’où notre étonnement toujours renouvelé d’entendre « ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens c’est à moi que vous l’avez fait ».
40La vigilance (veillez, soyez éveillé !) est l’attitude adaptée à un kairos de dévoilement, de demi-clarté, quand se passe un moment décisif. Vigilance étrangère, on le comprend, à toute philosophie de l’histoire et sans doute aussi à la plupart des théologies de l’histoire ! Car le dessein de ces entreprises n’est-il pas d’homogénéiser le temps, de réduire l’incertitude du temps entre lumière et obscurité, l’heure entre chien et loup, où on a du mal à y voir clair ? Si on pouvait échapper à ce que le temps comporte d’incertain, il ne serait pas besoin de veiller, la vigilance ne serait pas l’attitude christique première ! Le cœur de la prédication chrétienne, comme de celle de Jésus, demeure : Veille !
41Trois traits caractérisent ce temps apocalyptique des évangiles et de la littérature du Nouveau Testament et constituent l’amorce d’une phénoménologie de la révélation :
421. Il est un temps de rencontres. Ceci se voit particulièrement dans l’œuvre de Luc, évangile et actes des apôtres, où la révélation (apocalupsis) consiste précisément en rencontres entre la parole portée par Jésus ou les disciples et la parole (et donc le désir) d’autres hommes : le temps décisif de Dieu consiste en des échanges de paroles, où chaque fois se rencontrent une double initiative. En ces rencontres, souvent entre gens de civilisation ou de cultures différentes, s’opère d’entrée de jeu l’œuvre du mariage de la chair et de l’Esprit de Dieu. « Ainsi nous sommes unis avec le Seigneur qui est Esprit ». Le symbole de ces rencontres est le baiser du Cantique des Cantiques, point focal de la mystique biblique. Dans la vivacité et la contingence de ces échanges de paroles et d’actions, en ce « baiser » peut être compris ce qu’est une « révélation » dans le temps présent, un avènement, un évènement, une catégorie descendante, non ascendante6 ; mais ce qui aujourd’hui encore est nommé Parole de Dieu est porté, joué sur des lèvres d’homme et provoque une rencontre où la réponse des acteurs, la foi, entre en jeu comme élément constituant.
432. Le kairos s’accompagne d’actions, de dunamei, énergies qui provoquent des « miracles » et sont étroitement liés à la foi : « Courage, ma fille, ta foi t’a sauvée » (Mt 9, 22 ; cfr Mt 15, 28). « Sois sans crainte, crois seulement » (Mc 5, 36). « — Si tu peux quelque chose... — Oh ! Si tu peux !... tout est possible à celui qui croit (...) — « Je crois, disait-il. Secours mon incrédulité » (Mc 9, 22-24). A la dialectique de la parole et de la foi s’ajoute celle de la foi et de l’action. « La capacité humaine qui correspond, selon les mots de l’Evangile, à ce pouvoir de soulever les montagnes n’est pas la volonté, mais la foi. L’œuvre de la foi, proprement son produit, est ce que les Evangiles appelaient « miracles »...7. Il faut prendre au sérieux ces articulations premières de la course de Jésus, avant leur reprise par Paul et le Nouveau Testament, elles sont le commencement du commencement. Elles suscitent « une liberté qui se retrouve plus complètement que d’habitude »8. Dans l’évangile de Jean, c’est toujours un espoir humain affaibli (celui des mariés de Cana, du père d’un enfant malade, d’un aveugle, des sœurs de Lazare) qui est relevé par le Christ.
44Je ne méconnais pas la différence entre la fidélité de l’Ancien Testament et la foi de la Septante et du Nouveau Testament, mais elle n’est pas située comme M. Buber la situe9 : la foi en acte des premiers récits de Marc n’est pas la fidélité du juste, c’est vrai, elle n’est pas pour autant notionnelle, elle est l’acte de foi d’un homme en Dieu et aussi bien dans la solidité du monde qu’il a créé.
453. La littérature de révélation ne laisse pas à l’histoire telle qu’elle va le dernier mot. Elle juge l’histoire. En ceci elle rejoint la pensée rationnelle. Loin d’être incompatible avec elle, au cours des siècles elle l’a souvent suscité et orienté, L’enthousiasme n’est pas le moteur de l’apocalypse. L’apocalyptique, révélation qui fait voir, appelle le travail de la raison, contrairement à l’enthousiasme pur. Léon Bloy appelle Maritain, Paul appelle Thomas d’Aquin. La parole n’est pas opposée à la raison, ni la foi opposée à la raison, comme le découvrent la psychanalyse ou la plus récente philosophie.
46Il nous faut retrouver en sa jeunesse de premier instant un mouvement que souvent la référence au dogme, quand il est présenté de façon statique, substantialisée, ou encore un appareil philosophique routinier ne laissent plus filtrer. La formulation dogmatique, qui est un repère, ne doit pas masquer la forme, littéraire ou sociale, où s’exprime la règle de foi, car cette forme est un mouvement, une action, un « évènement de parole », le vif mouvement d’un avènement : les Actes des Apôtres donnent l’idée la plus vive de ce que le dogme nomme l’Incarnation. La phénoménologie ici esquissée est à mes yeux une réponse à l’éternelle objection du judaïsme. Le rabbin, sollicité d’apprécier le christianisme, regarde par la fenêtre et répond : je ne vois rien, rien n’a changé depuis que le monde est monde. A la réponse du rabbin, nous opposons au moins cette course de la parole, ce mouvement qui se joue parmi nous.
2. La foi et l’espérance comme régime de vie
47L’annonce inaugurale « révélante » ouvre un temps intérimaire, qui dit à la fois présence et absence. L’intelligence du temps de l’interim est éclairée par l’anthropologie paulinienne en son complexe équilibre. Dans le Nouveau Testament, Paul surtout est le théologien de l’espérance.
48L’attente, la durée à l’intérieur du temps de l’intérim se poursuivant, sont implantées en nous des forces qui ont nom foi, espérance, amour, pistis, elpis, agapé. « Le Christ en nous, espérance de la gloire ». On voit que ces forces sont données. Mais ce qu’elles donnent c’est un statut et un régime de vie : avec ces forces, on reçoit un gage du monde qui vient dans le monde présent. C’est cette attitude qu’il faut décrire. Le croyant tient un gage, un fondement qui lui vient d’en haut. Mais ce gage est donné sur la terre. Il est donc une vertu humaine, visible, forte. Le désir humain, toujours supposé, en particulier chez Augustin et Thomas d’Aquin, en est agrandi.
49On omet souvent de dire que dans la tradition chrétienne, quelques expressions de Paul gouvernent toute la théologie, en donnent le climat, le code, la clé : « nous marchons dans la foi non dans la claire vision » 2 Co 5, 7 ; « car nous voyons aujourd’hui par un miroir, en énigme, alors ce sera face à face » I Co 13, 12 ; « en espérance nous sommes sauvés » Rm 8, 24. Ces textes suffisent à créer un climat. De même les trois qui demeurent de I Corinthiens, si on les remet en situation, donnent le code.
50Ces expressions indiquent un régime de vie, une expérience, une connaissance. L’articulation du maintenant/alors structure la pensée chrétienne, lui donne son statut, son horizon, son cadre. Elle est la clé sur laquelle les notes sont disposées, le climat de l’existence chrétienne, comme un climat gouverne aussi toute l’œuvre de Proust ou de Marguerite Duras ; sans cette clé de lecture toutes les affirmations perdent de leur sens, deviennent inassimilables, matériau brut devant lequel l’esprit demeure stupide. Le caractère d’inachèvement, de non repos, que selon Augustin on nommerait « l’ambiguïté du temps de l’histoire » et selon Thomas l’inquiétude du désir sous le régime de foi — cette inquiétude est fondamentale.
51Ainsi trois mots de mineure importance chez les Grecs, pistis, elpis, agapé, ont été promus à une place éminente par l’expérience chrétienne et par voie de conséquence, dans l’anthropologie des cultures marquées par le christianisme. Dans le langage du Nouveau Testament, on ne peut dissocier ces trois mots (par exemple : « la charité supporte tout, croit tout, espère tout, endure tout » I Co 13, 7) et de même qu’on ne peut dissocier ces trois mots, les domaines de l’expérience chrétienne et mondaine communiquent : il y a un seul monde ; des mots profanes, chargés de dire une expérience religieuse, font retour à la vie du monde et ne s’en détachent jamais entièrement.
52Lire quelques passages de l’épitre aux Hébreux, écrit imprégné de judaïsme hellénistique, un des milieux originaires du Nouveau Testament, nous permettra de sentir comment s’articulent les mots de la foi, de l’espérance et la qualité du temps. Je m’inspire des commentaires de C. Spicq, publiés chez Gabalda.
53« Rappelez-vous les premiers jours, où après avoir été illuminés, vous avez soutenu un grand assaut de souffrances, tantôt exposés publiquement, tantôt vous rendant solidaires de ceux qui le sont... Vous avez accepté avec joie la spoliation des vos biens, sachant que vous aviez un bien meilleur et stable » (ch. 10, 32 sv.).
54« Vous avez reçu un bien meilleur et stable » : uparxin : ce que quelqu’un possède, richesse, bien, substantia. Le mot uparxin évoque des biens familiers, non pas la richesse au sens français, mais bona au sens latin.
55Le mot peut surprendre, mais il fait comprendre que l’existence chrétienne est une existence fondée, un peu comme l’est une république, ou une maison de commerce. La foi est l’expérience d’un bien reçu. Je prends distance ici des accents unilatéraux déposés dans notre intelligence de la foi par Pascal (le pari) ou par Kierkegaard (le doute dans la foi), accentuations provoquées par la mise en question de la foi au XVIIe siècle (les libertins) ou au XIXe siècle (l’idéalisme allemand). Dans la culture actuelle, la foi de Pascal et la foi de Kierkegaard demeurent les références majeures pour les incroyants comme pour les croyants, même quand on y adhère pas. Face à ces accentuations subjectives ou personnalistes de la foi, liées aux circonstances modernes, le texte d’Hébreux nous oriente vers l’expérience d’un bien possédé, comme si quelque chose avait été déposé en nous, provoquant un contentement, une joie : « Après avoir goûté la belle parole de Dieu et les forces du monde à venir » est-il dit un peu plus haut, en 6, 5.
56La foi consiste en un avant-goût, (praegustatum, praelibatio, selon le vocabulaire affectionné de Thomas d’Aquin) qui comporte une jouissance ou une pré-jouissance (fruitio), et suppose le désir. Elle est aussi une expérience sociale commune (l’auteur de la lettre aux Hébreux s’adresse à plusieurs interlocuteurs). L’expérience des forces du monde à venir, ou des biens du monde à venir, comme l’était celle des dunamei, des miracles dans les évangiles, ne peut sans dommage être privée de fruitio et de joie, termes devenus difficiles à dire dans notre culture. Le christianisme contemporain n’est pas nécessairement ni caricaturalement voué à l’angoisse, au trouble.
57Un bien stable, une stabilité, est donné. Dans le langage chrétien on parlera de semences, sachant néanmoins que selon la parabole, la semence peut être enlevée. Cependant notre existence est stabilisée, parce que nous avons une ancre. Secoués comme les autres dans le flot du temps, ne faisons pas scrupule de reconnaître que nous avons un point d’ancrage.
58Ne perdez pas votre parresia : votre assurance, votre liberté de langage (selon Spicq, Osty) v. 35.
59Vous avez besoin d’upomoné, : pouvoir ou force de résister (mieux que : constance, patience, persévérance)... pour que vous bénéficiez de la pro messe. Les deux mots aimés de Simone Weil, parresia et upomoné sont significatifs de son expérience exemplaire, quasi chrétienne, des années dures et sombres 1935-1943. Ils indiquent, dans une situation tendue, la capacité à ne pas être trop déstabilisé. Parce que le commencement, nous l’avons vu, est stable.
60Car encore un peu, bien peu de temps, Celui qui arrive arrivera. Je mets en lumière cette expression paradoxale qui éclaire ce que j’ai tenté de rendre plus haut : celui qui vient (qui est en train de venir, participe présent) arrivera (futur). Grammaire du temps chrétien, jeu entre un participe présent d’action, who is coming et un futur. Le participe présent est aimé du langage chrétien : comme Julien Gracq intitulant un ouvrage En lisant, en écrivant, nous pouvons dire : en espérant. C’est la caractéristique du temps intérimaire qu’est pour nous « ce temps », elle marque aussi la mystique chrétienne.
61Or mon juste vivra par la foi.
62L’expression, paulinienne, vient d’Habacuc 2, et le contexte doit en être rappelé :
« C’est une vision qui n’est que pour son temps
elle aspire à son terme sans décevoir
si elle tarde, attends-la, elle viendra sans faillir.
Voici qu’il succombe, celui dont l’âme n’est pas droite
mais le juste vivra par sa fidélité ».
63Dans le contexte, nous n’avons pas à durcir jusqu’à l’opposition la nuance entre fidélité (hébreu) et foi (LXX, NT) jusqu’à en faire à la manière de Buber deux types de foi. Mais reconnaissons que le mot pistis dans le contexte est chargé de tout ce que nous avons découvert de spécifiquement néotestamentaire en l’usage du mot foi dans les évangiles.
64Et s’il se dérobe mon âme ne se complaira pas en lui... Pour nous nous ne sommes pas des hommes de dérobade pour la perdition, mais des hommes de foi pour la sauvegarde de notre âme.
65Allusion à la perte ou à la perdition, toujours possible. « Quand le Fils de l’Homme viendra trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Luc 18. Par contre les derniers mots font penser à Luc 21,19 (toujours dans un contexte apocalyptique) : « Par votre upomoné, par votre résistance (ou constance) vous posséderez votre âme », remarquez le mot posséder dans Luc, comme nous avons sauvegarder dans la lettre aux Hébreux : ce qui ne peut nous être arraché. « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne sauraient tuer l’âme » Mt 10, 28.
66Ces expressions peuvent paraître, dans la perplexité et le mélange indiscernable du bien et du mal, ne nous vouer qu’à la résistance. Ce serait unilatéral, car la stabilité de notre résistance est liée à la joie de la jouissance !
67Est-il nécessaire d’insister longtemps sur la valeur anthropologique contemporaine d’une expérience qui fut actualisée par les résistants, dans les camps, hors les camps, par Sakharov, Soljénitsyne, ceux qui ont gardé leur âme ? L’existence juive ou chrétienne ne consiste, pourrait-on croire, qu’à tenir bon, à résister au mal, ce serait déjà assez. (Il faut dire comment en tout cela nous prenons part à des biens qui appartiennent en priorité aux juifs). Oui, mais voyons que cette résistance, cette constance se situe entre deux possessions : l’avant-goût déjà expérimenté et le bonheur espéré ; les évangiles ne sont pas seulement une école de la résistance, mais de l’action ! Autrement dit : nous ne sommes pas seulement Havel sous le totalitarisme, mais Havel après, en régime politique normal.
68Votre expérience, dit l’auteur de la lettre aux Hébreux, est celle d’une venue qui comprend illumination, épreuves, attente, fidélité, foi. Et aussitôt il reprend :
69car la foi est la garantie des biens espérés, la preuve des choses qu’on ne voit pas.
70Ici une description de la foi qui associe, comme chez Paul, foi et espérance, une « définition » unique dans le Nouveau Testament,
71Estin de pistis elpizomenon upostasis
72Upostasis est susceptible de trois sens :
- substance, essence
- ferme confiance
- titre de possession, garantie, titre de propriété,
73C’est ce troisième sens que retiennent Spicq, Grässer, Osty ; la Vulgate traduit : fundamentum. Pester Stand, glose Grässer, une solide position des biens espérés, un Fest stehen, un tenir solidement, qui permet de franchir les épreuves, de rendre possible l’impossible He 11, 33.
74Cette phrase était la définition classique de la foi aux XIIe-XIIIe siècles : une possession anticipée dans le clair obscur de la foi, dont les images sont le brouillard, la brume, nubes, un temps nuageux alternant avec le soleil qui donne déjà, mais voile l’éclat. La foi est comprise comme le commencement, le gage, les prémices d’un héritage, car il s’agit de participer à des biens, de « prendrepart à l’héritage des saints dans la lumière », à la « famille de Dieu », à la promesse, au banquet. Le langage paulinien offre ici une carrière abondante, avec les mots en — sun, co-participants, cohéritiers, et le langage de Thomas d’Aquin le suit régulièrement :
Tu nos bona fac videre
In terra viventium
Qui nos pascis hic mortales
Tuos ibi commensales
Coheredes et sodales
Fac sanctorum civium.
75« La foi est ordonnée aux choses espérées, commente Thomas d’Aquin, comme un certain commencement dans lequel le tout est contenu comme essentiellement ». Avant-goût de la vie éternelle.
76L’épitre aux Hébreux exprime en termes conceptuels ce que donnent à voir les paraboles : les gestes du Christ sont un avant-goût à expérimenter, un crédit qui nous est fait, qui doit être fait aux autres : « remets nous nos dettes comme nous remettons ».
77Cette description de la foi comme un statut, un régime d’existence est fort éloignée du langage contemporain qui privilégie la relation psychologique à Jésus, dont abuse le catholicisme contemporain. Or le langage de ces choses importe fort. Il importe d’en bien parler. Je suis frappé du changement du registre du discours de la foi et de l’espérance dans les derniers siècles. Le langage de la foi est devenu personnaliste (foi personnelle en Dieu, foi au Christ). Le discours ancien évoquait davantage un statut de l’homme, un mode de connaissance, un régime de vie connoté en termes de foi, d’espérance, par mode de foi, par mode d’espérance. « Nous cheminons dans la foi, non dans la vision ». Ce régime de connaissance et d’existence, décrit dans les lettres de Paul et l’épitre aux Hébreux, repris par Hugues de Saint-Victor et Thomas d’Aquin, est porteur d’une visée anthropologique qui ne concerne pas seulement notre relation à Dieu, ni la pure fiducia, mais un régime objectif d’existence, correspondant à un temps intérimaire.
78...la foi est l’elegkos, (la preuve, l’argument, la pièce à conviction) des réalités invisibles.
79Dans la continuité, cette expression à connotation quelque peu juridique ne nous effraie pas ; l’homme de foi possède un gage de l’invisible, et dans le « procès » qui se poursuit, prend le parti, je ne dirai pas de Dieu, l’auteur ne le dit pas, mais des forces du monde à venir.
80Thomas commente : argumentant facit fidem de re dubia ; dans le doute, l’argumentum est l’élément qui emporte la conviction, qui fait pencher la balance. C’est bien ainsi qu’on le retrouve aux versets suivants : « par la foi nous comprenons que les mondes ont été formés (ou distribués, disposés) par une parole de Dieu », nous saisissons que le visible vient de l’invisible.
81Nous lisons un peu plus loin : « par la foi Moïse à sa naissance fut caché par ses parents pendant trois mois, car ils virent que l’enfant était joli et ils ne craignirent pas l’édit du roi » v. 23. La beauté de l’enfant est la pièce à conviction, un gage de confiance en la vie. Ce dernier argument renvoie à une situation d’adversité politique : on préserve un enfant comme tout à l’heure on gardait son âme, le gardant on préserve toute la promesse liée à l’apparition de l’enfant, le commencement nouveau qui sera rendu possible par Moïse. Ainsi préserve-t-on la possibilité d’un commencement ! Selon Guy Petitdemange l’évangile de l’enfance selon Luc est « un livre de naissances » en milieu de petites gens10.
82La pensée de Thomas d’Aquin, toute sa considération de la foi, de l’espérance, de l’Eglise, des sacrements est polarisée par l’eschatologie. Fides est habitus mentis qua inchoatur vita aeterna in nobis. Inchoatio est chez lui un terme clé : comme le béton commence à prendre, le commencement va vers sa consummatio. Thomas d’Aquin met vivement en lumière le vocabulaire paulinien : gage, crédit, avance accordée, commencement anticipé, anticipatio, avec les nuances affectives déjà signalées de praegustatum, praelibatio.
83Cette perspective exclut tout volontarisme. J’en donnerai une image que j’espère laisser intacte et ne pas tirer à moi : Colette Audry écrit, à quatre vingt-quatre ans, ce qui sera une dernière lettre à un moine devenu son ami : « pendant deux ans au moins, davantage j’espère, vous m’aurez fait connaître ce qu’il peut y avoir de douceur dans la vie »11. A l’extrême bout de sa vie, Colette Audry découvre une douceur de vie qu’elle ignorait. L’accès anticipé à une douceur de la vie, pleinement de ce monde, sans être originaire de ce monde, puisqu’elle est donnée, révélée : voilà ce qu’il nous revient de savoir suggérer !
84Un dernier point à propos de Thomas d’Aquin : sa considération de l’espérance est présentée sous forme d’un commentaire du Pater, des demandes du Notre Père, dans les ultimes lignes qu’il ait écrites, le Compendim theologiae, inachevé12.
85La prière, petitio selon ses termes, la demande, est présentée comme interprétant l’espérance, petitio interpretativa spei. L’homme dans une demande active, interprétative, qui réclame donc un langage, doit formuler l’espérance devenue sienne. Par cette demands interprétative, l’espérance devient chose humaine, alors que nous l’attendons de Dieu. La prière interprète et fait advenir le Règne. Il y faut l’audace de demander : Audemus dicere, nous osons demander activement à Dieu : adveniat regnum tuum. Pour Thomas il y a espérance parce qu’il y a désir et le désir suscité par Dieu ne peut être frustré. La foi nous fait demander que le désir du Royaume, vif en nous, ne soit pas frustré. La pensée de l’espérance s’articule sur le désir qui est le substrat de la foi et de l’espérance. Retenons que l’homme doit interpréter son espérance et la formuler et qu’il doit « demander ». Thème riche, actif !
III. Retour à l’anthropologie : langage de l’espoir et civilisation
86Penser l’espérance. Je cherche à le faire dans le cadre de l’expérience des premiers chrétiens. Je commente les Ecritures, sans exclure de m’inspirer d’un grand penseur, car les théologiens ont pensé l’espérance en liaison avec une anthropologie. Augustin et Thomas fondent leurs expositions de la foi, de l’espérance et de la charité sur une anthropologie du désir et leurs analyses font jouer, entrelacent le désir humain avec le rôle des forces théologales implantées en nous. Malgré les différences entre ces deux penseurs, il est frappant que l’un et l’autre proposent une représentation du désir humain et de ses polarités. Le désir se transforme par la foi et l’espérance sans se dénaturer. La pensée chrétienne comporte un second moment, anthropologique. La vérité du désir humain doit être établie et prise en compte sous peine de fausser tout l’édifice religieux. Ces penseurs produisent une contribution à l’anthropologie. Les hommes, dit-on, n’osent plus espérer. Pour espérer, selon Thomas et Augustin, il faut désirer (le désir est sain) et on n’espère que des choses difficiles à obtenir. A l’espérance Thomas articule le don et la vertu de force, aujourd’hui singulièrement méconnue (la liaison est déjà aristotélicienne, mais non honteuse pour autant !).
87Pour Hannah Arendt la foi et l’espérance, méconnues par les Grecs, comptent parmi les conditions de l’action. De ce que nous disons de l’espérance, une anthropologie, une philosophie peuvent se nourrir en des domaines autres que celui de la religion. Ce qui a été pris au vocabulaire des hommes est rendu au langage commun. Il convient de savoir tirer les implications politiques et culturelles de données qui ont été promues, mais qui ne sont pas apparues dans le champ religieux. Des politiques diront en quoi ces vues permettent des vues à long terme, des éducations d’enfant par exemple. Pistis, elpis, agapé, mots de peu dans le vocabulaire grec classique, sont promus par l’expérience chrétienne et rendus au monde commun.
88Si les attitudes que recouvrent ces mots deviennnent rares et malaisées dans tel état de la civilisation, si ces mots devaient disparaître du vocabulaire de la civilisation, il nous importe d’autant plus de les bien connaître, car ils sont des médiateurs précieux avec la civilisation, ils créent avec elle des solidarités. La foi dans les biens du monde à venir provoque, par effet indirect, la foi dans ce monde.
89Le christianisme, comme pensée, chargé de conséquences philosophiques indirectes, critique les philosophies, reforme les concepts. Comme entreprise de vérité dans le langage il a un effet sur la civilisation. Ceci d’autant plus que la « rationalisation » selon Weber est toujours à reprendre, que le « désenchantement » du monde, c’est-à-dire l’arrachement à la magie, n’est jamais achevé. Toujours l’enchantement réapparaît, la barbarie réapparaît. La clairière débroussaillée par la rationalité de nos pères se voit à nouveau envahie par les ronces.
90Les harmoniques de la foi sont nombreuses dans le monde des affaires et dans le monde profane. Les affaires reposent sur la parole donnée et, pour que la parole puisse être donnée, une foi n’est pas indifférente. « Qu’est ce qui pourrait l’inciter à me payer s’il ne croit absolument à rien ? » disait l’homme d’affaires que Max Weber rencontra dans un train aux Etats-Unis. En un autre domaine, la foi perceptive, base de la perception, fut l’objet des derniers travaux de Merleau-Ponty dans Le Visible et l’invisible. Amplifions : une foi générale dans le monde et sa validité est le socle invisible de l’existence politique ou économique13. Fait-elle défaut, rien n’est plus possible. Notre temps le sait assez pour que cela soit dit. La foi permet de faire crédit, d’anticiper. La capacité à anticiper, sur l’avenir d’un enfant par exemple, repose sur une foi fondamentale.
91Benvéniste propose une analyse éclairante du mot fides qui annonce en latin (pas en grec) ce que l’on trouve aussi dans l’épitre aux Hébreux. La notion de fidélité, exprimée par le latin fides, a selon lui « des prolongements dans plusieurs domaines, des acceptions religieuses, morales, philosophiques, et même juridiques »14. Fides, dit-il, plutôt que : je fais confiance à quelqu’un, signifie : quelqu’un a confiance en moi, je dispose de sa fidélité. Moins la confiance que je donne que la confiance qui m’est faite, le crédit qui m’est fait. Dans l’expression latine mihi est fides apud aliquem, c’est l’autre qui met sa confiance en moi, et c’est moi qui en dispose. Benvéniste insiste sur la disposition instinctive au contresens en français.
92Je dispose de, je possède cette confiance de l’autre. Le possesseur de la fides détient donc un titre déposé chez quelqu’un, une garantie à laquelle il peut recourir. Selon que l’accent est mis sur la confiance que je donne ou sur la confiance que l’autre a en moi et dont je dispose, l’anthropologie prend des directions différentes. Dans la conception romaine, et également biblique, je dispose d’une garantie auprès des hommes ou auprès des dieux et je l’invoque dans la détresse. La foi est donc un pouvoir.
93Qui dit commencement implique le pouvoir de création d’une liberté qui se porte en avant. Anticiper, c’est avoir confiance et attendre avec confiance. En ce cas, l’attente n’est pas passive, elle consiste à mettre sa foi en, attendre avec confiance, tel Joseph d’Arimathie qui « attendait » le royaume de Dieu selon Marc15. L’attente est une confiance que l’espérance ne sera pas déçue.
94Ces mots et ces attitudes renvoient aux actes élémentaires qui soutiennent la vie en société, ils sont aujourd’hui en difficulté ou menacés et deviennent parfois « impossibles ». La foi religieuse les développe, les soutient, si elle ne les crée pas. Une capacité à « poser des causes »15, à faire confiance au temps, à durer, à attendre, caractéristique des relations de Dieu à notre égard, et que nous-mêmes développons à notre tour, nous permet et permet aux autres de grandir. En ce point les attitudes suscitées par la foi religieuse ont un impact sur la société et les attitudes sociales. Une société peu confiante, repliée sur elle-même, ne pourra faire confiance à ses enfants, ni aux étrangers, ni à l’avenir. A l’inverse une société confiante prévoit les temps de maturation. Elle peut supporter les délais entre le moment de l’investissement et le moment du résultat.
95Foi, espérance, termes profanes chez les Grecs, sont aussi pour nous des termes profanes. La transposition du religieux au séculier est possible, même dans le domaine politique, si elle est consciente. Ces attitudes peu estimées du monde grec se sont implantées, elles sont des points d’appui en notre civilisation, non pas sous la forme de philosophie du progrès, mais plutôt sous la forme d’un art de l’action, dans le présent.
96De la prière du jeune Goethe « Fais que l’ouvrage quotidien de mes mains, j’aie le grand bonheur de pouvoir l’achever », Franz Rosenzweig ne peut décider si elle est païenne ou chrétienne16. Du même Goethe nous n’oublions pas le propos, qui joue également de l’acception analogique du mot foi, selon lequel « toutes les époques où domine la foi sont, pour les contemporains et la postérité, brillantes, fructueuses et enthousiastes tandis que celles où l’incroyance proclame son misérable triomphe font naufrage aux yeux de la postérité parce que nul ne se soucie de se consacrer à la connaissance de la stérilité ».
97Arendt, de son côté, a dit17 la difficulté de poursuivre et d’achever en notre temps, notre difficulté à hériter. Les expériences sont faites par les hommes aujourd’hui comme hier, mais nous n’avons pas la force de les replacer dans un ensemble cohérent de mémoire, elles demeurent ponctuelles, elles sont dispersées au vent.
98L’espoir est une fragile vertu des humains, comme la foi. Foi et espoir sont des mots qui passent par les vicissitudes des choses humaines, tantôt exaltés, tantôt dévalués, mais que l’expérience religieuse amplifie et soutient. Notre expérience théologale, en notre vie personnelle et dans la société, soutient nos amitiés, nos amours et entreprises, au départ, en route et à l’arrivée. De ce fait des renouvellements sont possibles. D’avoir goûté les choses de Dieu nous donne le goût de pousser plus loin. Le goût des choses de Dieu rejaillit sur les choses humaines, ceci est vrai des individus comme des sociétés.
Notes de bas de page
1 F. FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme, trad. fr., Paris, Flammarion, 1992, p. 360.
2 Initiation à la pratique de la théologie, t. IV, Paris, Cerf, 1983, p. 320.
3 Esprit, mars-avril 1993.
4 Essais exégétiques, traduction française, Neuchatel, Delachaux-Niestlé, p. 188.
5 Cfr R. Brague dans Le Débat, no 72, novembre-décembre 1992 : « Le temps qui ne peut être rempli que par moi »
6 E. KÄSEMAN, Essais exégétiques, o.c.
7 H. ARENDT, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1984, p. 218. (Folio, Essais, 113).
8 X. LÉON-DUFOUR, Lecture de l’Evangile selon Jean, t. II, Paris, Seuil, 1990, à propos des « signes » ou miracles.
9 Deux types de foi, traduction française, Paris, Cerf, 1991.
10 Aujourd’hui la Bible, no 116.
11 Rien au-delà, Paris, Denoël, 1993.
12 « De la première demande (du Pater) par laquelle nous sommes enseignés à désirer que la connaissance de Dieu qui est commencée en nous soit achevée et que cela est possible ». (Titre de II, 8).
13 Michel de CERTEAU, Une pratique sociale de la différence : croire dans Faire croire, Rome, Ecole française de Rome, 1981.
14 Vocabulaire des Institutions indo-européennes, Paris, Ed.de Minuit, t. I, 1969 p. 115.
15 « Il faut poser des causes, non des effets » (A. Gardeil).
16 L’Etoile de la rédemption, traduction française, Seuil, 1982, p. 324.
17 La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1989, p. 14 (Folio, Essais, 113).
Auteur
Théologien, rédacteur à la revue Esprit, chargé de cours au centre Sèvres (Paris).
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