Chapitre V. La question de la religion. De l’identité narrative à l’identité reconstructive
p. 91-99
Texte intégral
1J’appelle « question de la religion », dans le sens le plus simple et général, la question qui se pose, lorsqu’un événement, que l’on éprouve comme un processus dont l’origine est invisible, laisse pressentir une transcendance mystérieuse, parce que, étant donné la façon dont on en ressent la signification, cet événement ne peut être ni renvoyé à des actions de personnes, ni expliqué par un quelconque phénomène perceptible dans le monde. Si et comment le pressentiment d’un tel mystère devient ou peut devenir discernement dans ce mystère dépend de la façon dont la question de la religion est formulée à chaque fois dans de telles situations. Je ne discuterai pas de la nature de l’expérience dont cette question relève, savoir si, par exemple, il s’agit d’une expérience exclusivement intérieure, inaccessible à une théorie de la connaissance. Au lieu de cela, je voudrais montrer que cette question est elle-même soumise à un changement historique, et comment elle peut être reconstruite dans le cadre d’une « dialectique de la raison », comprise historiquement.
2Par l'expression « dialectique de la raison » je ne vise pas l’autoréalisation ou l’autotrahison d’une raison plus ou moins rusée. Je ne suppose pas l’automouvement, progrès ou déclin, d’un esprit intramondain, ni par conséquent aucune téléologie positive ou négative de l’histoire du monde. Ici je comprends la « dialectique de la raison » simplement comme un procès de communication, qui résulte de performances différentes du discours. Tout discours a lui-même un télos : l’intercompréhension, et je pars de l’idée que cette intercompréhension est substantielle, dans la mesure où le discours forme lui-même une compréhension du monde à chaque fois déterminée. Les expériences et les représentations qui autorisent la question de la religion, de même que les intellections qui spécifient cette question, sont toujours susceptibles d’être conçues comme la performance d’un certain discours. Celui-ci présente la forme dans laquelle se construit à chaque fois une compréhension du monde. La compréhension du monde, à l’intérieur de laquelle la question de la religion acquiert une signification historique à chaque fois différente, organise un certain type d’identité personnelle. Celle-ci doit cependant sa structure entièrement à une forme correspondante de discours. Il est important pour ma thèse de tenir que les types de discours imprègnent une compréhension du monde correspondante non pas de façon purement formelle, mais substantiellement. Ainsi, de même qu’une compréhension mythique du monde correspond à la forme discursive de la narration, de même une compréhension métaphysique du monde est substantiellement déterminée par la forme de l’interprétation, une compréhension critique, par la forme de l’argumentation, une compréhension historique, par la forme de la reconstruction.
3La thèse que je voudrais soutenir est que la forme du discours en général est évolutionnaire. Selon la séquence des quatre types de discours mentionnés : narratif, interprétatif, argumentatif, reconstructif, le caractère évolutionnaire du discours se comprendrait comme le développement d’une structure dialectique. C’est ce que je nomme « dialectique de la raison ». Je suppose que chaque forme singulière de discours présente le segment d’une micro-histoire ou d’une macro-histoire et que ce segment peut être regardé comme une contribution à un procès d’intercompréhension mené à terme. Le modèle d’une pratique discursive orientée globalement vers l’intercompréhension ouvre en même temps la perspective d’où les quatre formes de discours mentionnées forment ensemble une séquence idéale typique qui peut être considérée comme accomplie dans la mesure où elle remplit les présuppositions de l’intercompréhension interpersonnelle ou interculturelle dans l’histoire.
4Cela invite à voir dans le type discursif de la narration la première forme du discours. Une illustration peut en être tirée à partir de procès d’intercompréhension dans lesquelles nous tentons de communiquer ce qui s’est passé. Le récit est le premier moment incontournable de tout procès pensable d’intercompréhension, dont la situation de parole est caractérisée par le fait que les parties prenantes ne préjugent pas de ce qui pour eux ici et maintenant « est le cas ». La catégorie centrale est donc tout d’abord ce qui advient, l'événement. Ce n’est pas un hasard, si M. Heidegger a fait à ce sujet des jeux de mots, pour introduire une nouvelle compréhension du destin. De fait, le « destin » est la catégorie qui vaut à la fois pour une identité narrative et pour une compréhension mythique du monde. La congruence entre les modes de discours, les formes d’identité et les compréhensions du monde, que je suppose ici, a une pertinence sociogénétique. La sociogenèse nous propose un cadre à l’intérieur duquel la narration en tant que forme historiquement première du discours — en tant que dominante — élabore un type d’identité personnelle qui doit se référer au destin comme au symbole privilégié sinon unique. Le destin comme symbole de l’identité personnelle est assigné aux formes de vie constituant le contexte qui permet de conjurer la menace constante du hasard pur et, partant, le danger inhérent à la pure absurdité.
5Dans un tel contexte d’intercompréhension, marqué par la narration, la question de la religion ne se pose pas encore dans les termes d’un besoin théorique d’expliquer le monde en totalité. Dans la forme narrative de discours et d’identité, se trouve plutôt systématiquement exclue la prétention de la religion à détenir un privilège pour la formulation de la question métaphysique d’un fondement ou d’un principe transcendant du monde, soit origine (arche), soit but (telos). Le destin n’explique pas le monde en tant que tel. Il ne peut même pas expliquer ce qui advient dans le monde, car cette performance cognitive, l’explication, échoit à l’interprétation. En tant que cadre de référence normativo-cognitif, le destin — la moira — peut cependant médiatiser l’intelligence du fait qu’il m’arrive quelque chose ou que je dois m’attendre à quelque chose, et que cela ne concerne pas seulement moi, mais dans une semblable mesure tout être humain (mortel).
6Il en va autrement, lorsque la question de la religion se pose pour une identité élaborée à l’aide de l’interprétation comprise comme une forme historiquement dominante du discours. À l’identité parvenue à la forme de l’interprétation correspond une compréhension métaphysique du monde, c’est-à-dire une compréhension dont l’image du monde repose sur l’idée d’un dieu (theos) ou encore d’un univers unifié (cosmos). Cela incline à supposer que le concept de la religion trouve son cadre approprié précisément dans un tel contexte, c’est-à-dire dans des mondes culturels dont les formes symboliques de vie résultent au premier chef de performances interprétatives du discours. Cela est rendu plausible déjà du fait que l’interprétation est une forme de discours qui, d’un point de vue logique, est éminemment adaptée à l’explication, car c’est l’interprétation qui, par excellence, répond à la question de la provenance ou de la finalité, c’est-à-dire, du pourquoi.
7L’interprétation peut tout d’abord valoir comme un approfondissement de la narration. Si l’on admet que, dans le milieu du discours, l’agir humain est orienté vers l'intercompréhension, il est alors normal d’attendre qu’une présentation narrative d’événements affectant l’existence d’une personne désigne tout au moins à gros traits les raisons pour lesquelles cette personne a attiré sur elle de tels événements. Cependant, tant que ces raisons ne délivrent pas encore une justification, mais seulement des explications, le récit demeure attaché à des performances interprétatives et ne relève toujours pas de performances argumentatives.
8La présentation narrative d’événements recèle déjà en elle un moment interprétatif qui résulte du simple fait que les histoires racontées sont reçues. Un récit, par exemple, un mythe, présente l’histoire d’un héros de telle sorte que ce qui lui arrive est compris comme quelque chose d’exemplaire susceptible de valoir pour tout autre qui fait la même chose — par exemple, pour le destinataire. Par là, l’événement n’est plus seulement lié à l’idée de l'inamissibilité du destin, mais à l’idée d’une légalité. Cette nouvelle idée, la légalité, « relève » au sens hégélien la pure fatalité. À chaque fois que j’agis contre la loi suit une sanction qui n'est plus à présent fondée dans le destin, mais dans un ordre nomologique du monde. La loi et la justice, nomos et dike, deviennent alors les catégories cardinales d’une identité interprétative qui se réclame de l’idée métaphysique d’un principe transcendant du monde en général, pour nous, tout d'abord, de Dieu.
9Comment l’interprétation passe alors dans l’argumentation, cela dépend de la mesure dans laquelle la compréhension du monde qui fut développée sur des performances interprétatives parvient à assurer son image du monde, qu’il s'agisse d’une image cosmocentrique ou théocentrique. D’un point de vue microscopique, la forme ultérieure de l’argumentation résulte de ce que les explications — c’est-à-dire les explications causales qui sont en jeu dans le contexte des tentatives d’interprétation — deviennent fondamentalement contestables ou critiquables, et cela parce que simplement elles ne concernent plus la pure facticité d’un événement. La « prétention à la validité » spécifique des interprétations autorise du côté des destinataires des attentes qui ne peuvent plus être remplies de façon narrative ou interprétative, mais seulement par des arguments. Il appartient à la dynamique de l’interprétation de provoquer des discussions. Cette affirmation semble pourtant intenable, si nous adoptons la perspective macroscopique, c’est-à-dire, sociogénétique. Là, il semble que les formes interprétatives d’identité et de vie ne soient pas seulement établies de façon narrative, mais avant tout soumises à la dogmatique des grandes religions.
10Justement, le moment critique, qui est essentiellement approprié à la forme discursive de l’argumentation, vient s’opposer aux interprétations religieuses du monde. Cette opposition présuppose une fragilité structurelle, une vulnérabilité fondamentale des images métaphysico-religieuses du monde. Pratiquement parlant, les perturbations de ces images du monde peuvent être d’ordre externe ou d’ordre interne. Je tiens pour plausible que les ébranlements externes résultent de rencontres perturbantes avec des mondes culturels étrangers dont les formes symboliques renverraient à une réflexivité comparable, tandis que les ébranlements internes procèdent d’une perte de crédibilité des représentations jadis stabilisées. Dans les deux cas, le discours trouve dans ces ébranlements une incitation à retravailler le paysage symbolique d’ensemble de telle sorte que, ainsi que l’avaient exprimé G. Simmel et M. Weber, le monde (le monde extérieur et intérieur) est différencié en différents aspects et ordres de validité. Considérée sur le versant théorique, la performance spécifique du discours argumentatif consiste alors à réaménager dans les images du monde tout ce qui ne convient pas aux exigences de la logique, afin d’établir une cohérence systématique interne du monde ; cela, sous la présupposition générale que l’analytique ne réfère plus le monde à un fondement extramondain, mais au lieu de cela explicite les légalités universelles qui établissent une connexion immanente des choses dans le monde.
11Là émerge pour nous la modernité. Elle a besoin à présent d’une fondation séculière, qui soit adaptée à sa connaissance du monde. Au stade précritique, une telle fondation était encore elle-même posée comme indubitable. Elle commence avec un savoir de soi du moi dont l'hypostase est appelée « sujet ». Ce sujet n’est plus pensé comme Dieu mais comme subjectivité autonome du Cogito. D’autre part, le concept de sujet formé par les premiers Modernes doit encore beaucoup à un concept antérieur de Dieu et en particulier au concept originairement théologique de la personne. Ce reste métaphysique transparaît dans l’idée d’une garantie divine requise pour asseoir les prétentions à la validité. Mais dans sa pointe critique l’identité argumentative n’admet plus de garantie divine, du fait qu’un tel préjugé transcende les limites de tout entendement humain et donc fini, « ektypique ». À présent l’énigme réside dans le fait que le monde se laisse manifestement comprendre même sans garantie divine comme un système bien ordonné. Pour une compréhension critique du monde, qui s’efforce de prendre congé des présuppositions métaphysiques, il n’y a plus de raison d’admettre que le monde soit rationnel — en entendant ici par « rationnel » ce qui est conforme à des lois. Cependant, si nous admettons que les lois, à commencer par les lois universelles de la nature, ne sont compréhensibles que pour autant que le monde en tant qu’objet soit adapté au sujet, surgit alors la question de savoir comment il est possible que la réalité se laisse au total subsumer sous les schèmes de notre faculté de connaître. Si nous prenons au sérieux la discipline de l’autoréflexion critique, il n’y a aucune raison pour cela. Le sujet de la connaissance n’est pas lui-même Dieu, mais un sujet fini. Il n’est à présent même plus une copie du concept de Dieu, et ses propres forces ne suffisent pas à produire un ordre du monde conforme à des lois. Il peut tout au plus espérer que l'ordre du monde dans son ensemble est intellibible. Mais aucun sujet connaissant fini n’est en quelque sorte assez « constitutif » pour qu’il puisse ordonner le monde, si celui-ci ne se soumet pas de lui-même à un ordre.
12Justement, le miracle dû à ce que le monde, seulement par un « heureux hasard » est connaissable et, qui plus est, n’est pas globalement dépourvu de sens, provoque une admiration esthétique qui pousse le philosophe jusqu’à une postulation de Dieu. De façon remarquable Dieu est représenté esthétiquement dans la mesure où l’homme se délie de ses hypothèses métaphysiques. Dans son écrit : « Le problème Jean-Jacques Rousseau », Ernst Cassirer rappelle l’enthousiasme que Kant exprimait, lorsqu’il saluait ainsi la résurrection du Cosmos et la justification du Theos :
« Newton fut le premier à voir de l’ordre et de la régularité alliés à une grande simplicité là où, avant lui, on ne rencontrait que désordre et disparate ; depuis, les comètes suivent des trajectoires géométriques. Rousseau fut le premier à découvrir sous la diversité des constellations humaines connues la nature profondément cachée de l’homme et la loi concrète qui, grâce à ses observations, justifie la providence. Avant lui, l’objection d’Alphonse et de Manès valait encore. Après Newton et Rousseau, Dieu est justifié, et désormais la doctrine de Pope est vraie »1 (
13De même que la forme interprétative du discours et son identité correspondante ont transformé la religion par des moyens argumentatifs en cosmologie et en théologie, de même la forme argumentative du discours a remanié de son côté la philosophie de la raison en ontologie par des moyens reconstructifs. Maintenant il est clair que l’identité argumentative n’est pas une monopole des Temps Modernes. L’ontologie des Temps Modernes, c’est-à-dire la philosophie du sujet, a été autant influencée par la théologie que l’ontologie classique de la Grèce antique fut marquée par la cosmologie. L’identité grecque ancienne, avec les sophistes, Socrates, Platon et Aristote, possède assurément à un haut degré le moment argumentatif et par là en un certain sens ses propres Lumières. Cependant, dans le contexte historique de la modernité, où adviennent proprement les Lumières, l’identité argumentative est caractérisée différemment. La constitution ontologique du monde repose ici sur l’identité catégoriale d’un moi universel ou d’un sujet, et la vérité n’est plus exposée aux objections de mondes culturels étrangers. Les ébranlements internes comme les ébranlements externes des images du monde, si l’on peut encore parler d’« images », sont neutralisés par la formalisation intense d’un travail argumentatif qui assigne à une identité catégoriale du moi le noyau universel de la constitution ontologique du monde. Ironiquement, un dogmatisme spécifique de la compréhension critique du monde dans l'Aufklärung moderne demeure cependant tenu par l’idée que la structure catégoriale de la connaissance « en général » — comme la constitution ontologique du monde correspondante — appartient à une nature de la raison, éternelle et immuable, et n’est partant pas soumise au changement historique.
14Ici, la forme reconstructive du discours intervient comme métacritique contre la compréhension critique du monde, pour mettre en question la « fausse conscience » anhistorique du rigorisme fondationnel qui marque l’identité argumentative. Tant que les catégories premières de la compréhension critique du monde sont le « sujet » et le « droit », toute autorité du pur fait (excepté le fait de la raison kantien) est écartée. Cela vaut en particulier pour l’autorité factuelle de la tradition. Mais en conséquence de l’élément critique, le tribunal de la raison doit lui-même se soumettre à l’examen. En même temps, il s’avère que le sujet qui pose le droit et rend le jugement n’est pas plus longtemps extramondain, mais « dans le monde », et que sa faculté de juger est inévitablement soumise soit à un procès historique de la conscience, soit à un événement historial de la compréhension. C’est pourquoi la culture et l'histoire deviennent les thèmes privilégiés du discours reconstructif, comme, du reste, du discours déconstructif, l’un et l’autre n’admettant plus aucune « raison pure ».
15Mais que veut dire « reconstruction » ? La reconstruction signifie que tout ce qui s’est produit auparavant, tout ce que chaque forme de discours avec toutes ses fautes, ses distorsions de sens, mécompréhensions, refoulements et oublis a assumé et plus ou moins porté à l’expression est maintenant soumis à un procès d'autoréflexion coopérative et, à vrai dire, dans le but d’une meilleure intercompréhension. Une situation de parole est anticipée idealiter, qui présente un équivalent sécularisé de la catégorie religieuse de réconciliation. Comment cette « réconciliation » est-elle possible ? — Précisément, cette question peut être regardée comme la nouvelle version de la « question de la religion » dans le discours reconstructif. Avec elle ce n’est pas purement une levée rédemptrice des conflits et des contradictions, qui est visée, mais une responsabilité rétrospective à l’égard des crimes passés. Après Walter Benjamin, J. Habermas a repris ce thème pour faire valoir que l’éthique de la responsabilité, à la différence de ce que M. Weber croyait, ne doit pas être exclusivement dirigée vers le futur actuel, mais vers le passé. L’identité reconstructive est en situation de s’occuper de l’histoire d’une façon cognitive ainsi qu’éthique, qui fait que la thématique du « miracle » de la constitution du monde, problématisé par Husserl, et notamment de l’« énigme du monde » et la « grâce reçue » (qui tient à ce que le monde n’est pas un chaos), est remplacée par une problématique fondamentalement autre, tandis que se transforme aussi la question « métaphysique » (et non pas« phénoménologique ») de Husserl à propos de l’« irrationalité du factum transcendantal » de la constitution du monde, qui a son « fondement transcendant absolu » en Dieu.
16Pour appuyer cette affirmation, j’aimerais faire un retour sur la problématique phénoménologique, même si c’est à très gros traits et de façon superficielle. Vue systématiquement, l’identité reconstructive se tiendrait sous une sorte de « causalité du destin », qui résulte de la critique de l’idéalisme transcendantal. H. G. Gadamer a fait remarquer que
« le chemin que Husserl et Heidegger et le mouvement phénoménologique ont pris dans leur évolution, était sans conteste impulsé par cette réclamation de l’historisme, auquel participa avant tout Heidegger. La question était : Comment à l’intérieur du changement fluctuant de l'historicité quelque chose comme une vérité philosophique permanente peut-il en général être pensé ? Le manuscrit de Heidegger est d’emblée déterminé par une tonalité frappée du mot « facticité ». L’historicité du Dasein humain se montre dans la condition du à chaque-fois-autre (Jeweiligkeit), et le à-chaque-fois-autre Dasein humain se tient constamment devant la tâche de s’éclairer (zur Erhellung zu bringen) lui-même dans sa facticité »2 (
17Gadamer précise que le mot « Erhellung » est pensé par Heidegger de telle façon « que le Dasein s’éclaire lui-même, devient clair ». En tant que poursuite déconstructive de l’Aufklärung, la Erhellung est alors justifiée dans le cadre d’une « herméneutique de la facticité », qui vise l’historicité du Dasein humain. Il s’agit d’une historicité radicale qui inclut également l’histoire du transcendantal. Avec elle la subjectivité emphatique du Moderne devient aussi bien phénoménale que transcendantale, car elle est elle-même désormais intriquée dans l’histoire qu’elle s’efforce d’éclairer. La même pulsion déconstructrice dépotentialise les deux catégories centrales de l’identité argumentative, à savoir le Droit et le Sujet : le droit comme quaestio juris qui était décisive pour l’organon d’une fondation transcendantale de la raison, et le sujet comme subjectivité constitutive autonome qui, dans le contexte de l’Aufklärung au sens strict, n’avait pas renoncé à ordonner selon un plan l’histoire du monde à construire comme histoire de la liberté humaine.
18J’ai plus haut suggéré sans plus de fondement que la question de la religion ne se pose plus aujourd'hui comme chez Husserl et dans une certaine mesure chez Heidegger, autrement dit, qu’elle ne se poserait plus dans les termes du « miracle », qui renvoient au fond à une admiration comparable sinon identique à celle qui justifiait chez Kant la référence à Dieu. Bien que Husserl entreprît sa reconstruction thérapeutique sur la voie d’une radicalisation de la philosophie transcendantale du sujet, il est cependant obligé, pour ainsi dire, par une « efficace de l’histoire » d’assumer l'historicité et la Jeweiligkeit de l'« intersubjectivité générative ». Il part de l’idée que ce que la subjectivité transcendantale produit de par elle-même est pourtant quelque chose de radicalement donné pour la conscience. Si maintenant j’affirme que la question de la religion de se pose plus aujourd’hui dans les termes d’une énigme, d’une « énigme du monde » (qui ne réside pas proprement dans la performance de la subjectivité transcendantale, mais dans la possibilité de cette performance), c’est pour la raison suivante : encore chez Husserl les catégories du « miracle », de la « grâce », et finalement de « Dieu » se réfèrent à la problématique de la constitution transcendantale du monde par un Ego absolument « seul », puisque le monde et autrui ne sont pour moi originairement possibles que par lui. L’orientation de la réflexion husserlienne vers les catégories religieuses d’une ontologie fondamentale est la conséquence d’un élément idéaliste qui conditionne la problématique de la constitution du monde par la présupposition d’un moi originaire (Ur-Ich), présupposition qu’en revanche l’élément pragmatiste prétend surmonter. De la perspective du pragmatisme, en effet, c’est-à-dire de Charles Sanders Peirce à Karl-Otto Apel et de George Herbert Mead à Jürgen Habermas, de telles
Notes de bas de page
1 E. KANT, Werke, 2e éd., G. Hartenstein, Leipzig, 1867-1868, t. VIII, p. 360, « Fragmente aus dem Nachlass », cité par E. Cassirer, Das Problem Jean-Jacques Rousseau, dans Archivfür Geschichte der Philosophie, XLI, 1932, p. 177-214, 479513 ; trad. par Marc Buhot de Launay, Le problème Jean-Jacques Rousseau, II, dans Revue de métaphysique et de morale, 91e a., 1986, p. 411.
2 H.G. GADAMER, Heidegger und die Griechen, dans Zur Philosophischen Aktualitär Heideggers (coll. en 3 vol.), Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1990. Repris par les Mitteilungen der Alexander von Humbold-Stiftung, no 55, août 1990, p. 31.
Auteur
Philosophe, C.N.R.S. (Paris) et chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles.
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