Chapitre II. Le bras séculier au service de l’orthodoxie : l’exemple du IVe siècle
p. 35-52
Texte intégral
1Le thème de cet exposé n’éclairera peut-être que de biais celui qui fait la trame de cette session, mais il ne lui est pas étranger. Il s’agira bien, en effet, d’étudier, quoique sous un aspect particulier, les rapports entre religion et politique au IVe siècle. C’est une période, certes, bien différente de la nôtre, tant par la situation politique que par la situation religieuse — une période pourtant de laquelle, au jugement de certains, nous serions sortis depuis peu : à l’époque du concile Vatican II, des observateurs, d’une manière peut-être un peu paradoxale, ont parlé d’une fin de l’Église constantinienne, celle qui commence précisément avec le IVe siècle. Quoi qu’il en soit, nous y verrons se poser certains problèmes toujours actuels, celui de l’intervention de l’Etat dans des questions qui, pour nous, relèvent de la conscience individuelle, celui des liens de ce même Etat avec l’Église, celui de ses devoirs vis-à-vis d’elle ou de valeurs qu’elle entend défendre, celui des droits des minorités, celui peut-être du droit à l’erreur, bien d’autres encore sans doute. Je voudrais toutefois bien préciser dès l’abord les limites de mon propos : je parlerai en historien, puisque c’est historien que je suis, attentif certes aux problèmes théologiques, mais qui n’a aucune autorité pour leur apporter une réponse. Il s’agit de nourrir votre réflexion en évoquant une période très importante de l’histoire du christianisme, qui a inspiré le comportement des chrétiens durant plusieurs siècles. Nous évoquerons donc tout d’abord des faits, une politique, celle du bras séculier mis au service de l’orthodoxie, ou plus généralement au service de la foi chrétienne, contre ses déviations, mais aussi contre ses adversaires. Ensuite, nous essayerons de voir comment, à l’époque, on a pu justifier cette politique, comment aussi les théologiens chrétiens ont commencé à s’interroger sur elle, et parfois, sous certains aspects, à s’y opposer.
2Des faits, tout d’abord. Un simple rappel, pour commencer, de la situation du christianisme au début du IVe siècle. À cette date, comme vous le savez, il accède enfin, dans l’empire romain, au statut de religion autorisée(religio licita). L’édit de tolérance de l’empereur Galère, en 311, suivi de ce qu’on pourrait appeler ses décrets d’application — ce qu’on appelle en fait souvent, de manière d’ailleurs impropre, l'« édit » de Milan de 313, dû à Constantin et Licinius, lui donnent la liberté d’exister, à l’issue d’une longue période durant laquelle il était sans existence légale, voire sous le coup d’une interdiction légale, puisque se reconnaître chrétien devant un juge suffisait pour s’attirer condamnation. Durant toute cette période, les chrétiens n’avaient cessé de protester contre la situation qui leur était faite, en soulignant entre autres que l’Etat n’avait aucun droit d’imposer une croyance. Au début du IIIe siècle, Tertullien écrivait ainsi, s’adressant à un gouverneur persécuteur : « Chaque homme reçoit par droit naturel la liberté d’adorer ce que bon lui semble... Il n’appartient pas à la religion [il faut entendre derrière cette expression l’Etat romain, où politique et religion sont intimement mêlées] de contraindre la religion, qui doit être embrassée spontanément, et non par force » (A Scapula, 2,2) — une déclaration fort nette en faveur de la liberté de conscience.
3La liberté donnée au christianisme, très vite, va s’accompagner de la faveur impériale. Constantin en effet, dès 312, année où il devient empereur de tout l’Occident après sa victoire sur Maxence au pont Milvius, mais surtout à partir de 324, date de sa victoire sur Licinius et de sa prise en mains de tout l’empire, se déclare chrétien, invite même ses sujets à adopter le christianisme (tout en leur accordant, sur un ton d’ailleurs assez méprisant, le droit de conserver leur ancienne religion) (cf. V. Const., II, 56, 1-2). Mais cette faveur aura aussi pour conséquence que, très vite, le pouvoir civil va intervenir directement dans les affaires de l’Église, non seulement sur des questions administratives ou disciplinaires, mais en matière de foi, nous dirions en matière de dogme. Il revendiquera comme une de ses prérogatives d’imposer l’orthodoxie au sens propre du terme, la « foi droite », parfois même il tentera d’intervenir dans sa définition. C’est ce rôle de défenseur, voire d’initiateur de l’orthodoxie que je vais évoquer tout d’abord. Mais dans la même ligne, je parlerai des mesures de répression que les empereurs chrétiens finiront par adopter concernant la religion traditionnelle, le paganisme, parce que cette politique procède finalement de la même idéologie.
4C’est la crise arienne qui va conduire l'empereur à intervenir pour la première fois dans une question qui concerne la foi, en 324 (je parlerai tout à l’heure d’une intervention qui a eu lieu plus tôt, lors des débuts de l’affaire donatiste, mais qui ne concerne pas, au premier chef, la foi). Arius, prêtre d’Alexandrie, commence, autour de 320, à répandre une doctrine qui ne fait pas l’unanimité : il déclare que le Fils, le Verbe, a été tiré du néant, qu’il y eut un temps où il n’était pas, qu’il a été engendré librement par le Père — toutes affirmations qui amènent à conclure que seul le Père mérite réellement le titre de Dieu, que le Fils n’a qu’une divinité secondaire, subordonnée. Le débat agite les milieux chrétiens d’Orient et, en 324, Constantin, qui vient de prendre le pouvoir dans cette région et réunit maintenant tout l’empire sous son unique autorité, en est informé. Il commence par inviter Arius et son contradicteur principal, l’évêque Alexandre, à cesser de se disputer sur une question qui lui paraît parfaitement oiseuse ; il les exhorte à garder l’unité de doctrine malgré leur désaccord sur un point particulier, sans se rendre compte, visiblement, qu’il s’agit d’un point fondamental. Cette première intervention ne va d’ailleurs pas au-delà d’une simple recommandation et je ne l’évoque que pour mémoire. Comme le débat prend de l’ampleur, Constantin — si l’on en croit du moins son historien Eusèbe (cf. V. Const., III, 6, 1), décide de convoquer un concile général des évêques, qui traitera de cette question et de quelques autres : ce sera le concile de Nicée, premier concile œcuménique, dont il n’est pas sans intérêt de souligner qu’il fut convoqué par l’empereur, comme le seront d’ailleurs les sept conciles œcuméniques qui suivront.
5Mais la convocation impériale n’est pas l’élément le plus important. Lors de ce concile, les évêques décidèrent d’élaborer un « exposé de foi » (ce qu’on appelle parfois à tort le symbole de Nicée), qui devait définir avec précision les rapports du Père et du Fils. L’empereur siégeait avec les évêques (« comme l’un de vous », écrit-il dans une lettre). Son rôle exact dans la définition de Nicée est discuté : s’il est excessif de le voir comme le maître du jeu et celui qui a imposé sa formule, il n’en est pas moins vraisemblable de penser qu’il a joué un rôle important, peut-être décisif à l’un ou l’autre moment critique. Selon Eusèbe, il serait intervenu pour préciser le sens du mot « consubstantiel » (homoousios). Ce terme en tout cas fut adopté, malgré les réticences de la majorité et les ambiguités dont le chargeait l’interprétation de quelques membres du concile. Tous les évêques présents furent invités à tour de rôle à voter sur ce texte et — je cite ici un historien de l’époque — « l’empereur prononça que tous ceux qui refuseraient d’accepter la sentence commune des évêques, qu’ils soient prêtres, diacres ou autres membres du clergé, seraient frappés d’exil » (Philostorge, Hist. eccl., I, 9a). Voilà, pour la première fois, le bras séculier mis au service de l’orthodoxie. Car c’est un fonctionnaire qui est chargé de régler cette affaire — le maître des offices, qui est à la tête des bureaux centraux — : c’est lui (ou ses services) qui doivent recueillir les signatures, et ce sont des fonctionnaires, ou des soldats, qui emmènent en exil, chaînes au cou, menottes aux mains, ceux qui n’ont pas accepté de donner leur assentiment à la définition du concile. A Nicée il s’en trouve peu : deux évêques égyptiens, Arius et quelques prêtres qui lui sont restés fidèles ; tous sont exilés en Illyricum...
6Le premier concile œcuménique voit donc inaugurer cette pratique, dont les cinquante années qui suivent vont pourtant montrer les dangers. Car si l’empereur appuie, à Nicée, une formule que l'avenir jugera, de fait, « orthodoxe », il appuiera bientôt, avec la même conviction et les mêmes méthodes, d’autres formules que ses conseillers ecclésiastiques lui déclareront orthodoxes, ou que lui-même considérera comme telles, mais que l’on tiendra ensuite pour tout à fait hétérodoxes, hérétiques. Cela commence très vite. Constantin lui-même est retourné, peu après Nicée, par des évêques plus favorables aux doctrines d’Arius, tel Eusèbe de Nicomédie, qui le baptisera, et le voilà qui revient sur les sentences portées à Nicée et qui ordonne au nouvel évêque d’Alexandrie, Athanase, de recevoir Arius dans sa communion. Le texte mérite d’être cité dans sa brutalité : « Ayant donc connaissance de ma volonté, laisse entrer sans les en empêcher tous ceux qui veulent entrer dans l’Église. Si jamais j’apprends que tu as empêché des personnes qui recherchent la communion avec l’Église et que tu leur as barré l’entrée, j’enverrai sur le champ quelqu’un qui, sur mon ordre, se saisira de toi et t’éloignera de ton siège » (cité par Athanase, Apol. contre les Ariens, 59). Dans un autre texte adressé à des évêques, quelques années plus tard, l’empereur s’exprime sur le même ton : « Si l’un d’entre vous tentait de résister cette fois encore à notre ordre — ce que je ne veux pas croire — j’enverrai aussitôt quelqu’un qui, de par un ordre impérial, l’enverra en exil pour lui apprendre qu’il ne convient pas de s’opposer aux ordonnances que le souverain a édictées en faveur de la vérité » (V. Const., IV, 42, 4). Textes intéressants dans lesquels l’empereur s’affirme sinon comme celui qui définit la vérité, du moins comme celui qui entend la faire respecter. Nous verrons tout à l’heure sur quoi repose une telle prétention. Ces menaces ne restent pas lettre morte : plusieurs évêques qui ne s’accordent pas avec cette politique religieuse sont exilés ; Athanase d’Alexandrie est ainsi expédié à Trèves, à l’autre bout de l’empire.
7Le fils de Constantin, Constance II, qui règne d'abord (entre 337 et 351) sur la partie orientale, ensuite (de 351 à 361) sur tout l'empire, va lui aussi soutenir, et plus nettement encore, une « orthodoxie » arienne. À l’issue de divers conciles, dont les décisions sont souvent téléguidées d’en haut, plusieurs évêques qui ont refusé de signer une formule de foi différente de celle de Nicée (ou de condamner Athanase, ce qui est considéré comme la même chose) sont exilés, généralement fort loin de chez eux : les Orientaux sont souvent envoyés en Occident, les Occidentaux en Orient. Ainsi l’évêque de Poitiers, Hilaire, est envoyé en Asie Mineure ; l’évêque de Rome, Libère, en Thrace. Il arrive que dans leur lieu d’exil ils soient emprisonnés et soumis à de mauvais traitements, comme en témoigne l’un d’entre eux, l’évêque Lucifer de Cagliari. A ces exils s’ajoutent des violences exercées contre les partisans des évêques déposés. Athanase nous fait ainsi connaître la véritable persécution exercée contre le peuple qui lui reste fidèle et s’oppose à Georges de Cappadoce, son remplaçant imposé par la force publique. « Les vierges sont jetées en prison, des soldats emmènent des évêques enchaînés, les orphelins et les veuves se voient enlever leur maison et leur nourriture, des perquisitions forcent les domiciles, on emmène de nuit les chrétiens... ». Lors d’une réunion que tiennent ses partisans dans un cimetière, les soldats investissent celui-ci : l’officier fait allumer un grand feu, on amène les vierges tout près de ce feu et on veut leur faire dire qu’elles partagent la foi d’Arius. Comme elles refusent, « il les fait dépouiller de leurs vêtements et frapper au visage jusqu’à les rendre méconnaissables ». Quarante hommes présents sont battus avec des branches de palmier hérissées d’épines (« quelques-uns en moururent », dit Athanase), ceux qui ont été pris sont déportés dans la Grande Oasis (Apologie pour sa fuite, 6-7). Des procédés, on le voit, tout à fait semblables à ceux des persécutions qui avaient lieu lorsque l’empereur était païen...
8Le paradoxe, finalement, durant cette crise arienne, c’est que la seule période où l’empereur s’abstint vraiment d’intervenir dans la définition de la foi fut le bref règne de Julien, celui qu’on appelle l’Apostat (361-363). Celui-ci en effet rappela toutes les mesures d’exil de son prédécesseur et ne se mêla point de définir ou de défendre une orthodoxie. Les historiens chrétiens anciens, qui ne sont pas tendres avec lui pour d’autres raisons, l’accusent d'avoir agi ainsi pour introduire un trouble supplémentaire dans les Églises, alors qu’il s’agit simplement de sa part d’une attitude d’indifférence méprisante. Nous serions tentés de penser aujourd’hui que, sur ce point au moins, son attitude était de loin préférable à celle de ses prédécesseurs et de ses successeurs.
9Après Julien en effet, nous trouvons des empereurs chrétiens qui interviennent à nouveau dans ce domaine. Il faut dire d’ailleurs, à leur décharge peut-être, qu’ils agissent ainsi à l’instigation des évêques de bords différents. À peine rentré de la campagne contre les Perses lors de laquelle Julien a été tué, son éphémère successeur Jovien trouvait à Antioche des évêques venus lui demander d’appuyer leur parti. Jovien disparu, Valens lui succède en Orient et, catéchisé par l’évêque Démophile de Constantinople, choisit comme Constance II de soutenir une confession de foi arianisante. À nouveau des évêques sont exilés, leurs successeurs sont installés avec l’appui de la force publique, leurs partisans réprimés, souvent non sans violences, parfois des violences mortelles (il y a, ici et là, quelques victimes, lors de ce qu’on appellerait aujourd’hui des bavures policières).
10En 378, Valens est tué lors d’une campagne contre les Goths. Son successeur en Orient, Théodose (qui du reste prendra en main tout l'empire en 383) est d'une orthodoxie différente : comme la plupart des Occidentaux il est partisan de la formule de Nicée. Le concile de Constantinople, qu’il fait se réunir en 381 et qui aujourd'hui est tenu pour le second concile oecuménique, reprend et amplifie l’exposé de foi du premier—c’est le symbole de Nicée-Constantinople, toujours utilisé aujourd’hui dans la liturgie. Mais Théodose ne va nullement abandonner les méthodes de contrainte de ses prédécesseurs : simplement, celles-ci ne viseront plus les mêmes. L’orthodoxie officielle qui a été définie sous son règne ne sera plus remise en cause — c’est toujours celle des Églises chrétiennes — et dès lors ses adversaires apparaîtront, définitivement, comme des hérétiques que l’Empire va tenter de réprimer de toutes les façons. Les lois vont se multiplier contre eux, que nous connaissons avec précision grâce au Code Théodosien, collection des lois des empereurs du IVe et du début du Ve rassemblée sous le petit-fils de Théodose Ier, Théodose II. Tout un chapitre y est consacré aux hérésies, ou plus exactement aux mesures prises contre les hérétiques : certes, on ne les contraint pas à abjurer leurs convictions, mais on leur enlève le droit d’avoir leurs églises, de tenir des réunions cultuelles, ils deviennent inaptes aux fonctions publiques et au service militaire, n’ont plus qu’un droit limité de disposer de leurs biens par testament ou donation, subissent des amendes, souvent considérables, des interdictions de séjour, des internements, des peines d’exil. Lisons par exemple la loi du 4 mars 398, due aux fils de Théodose, qui vise en particulier les Eunomiens, les Ariens les plus radicaux : « Les Augustes empereurs Arcadius et Honorius à Eutychianos, préfet du prétoire. Que les clercs de l’hérésie eunomienne et montaniste soient exclus de la vie commune et de la fréquentation de toutes les cités et villes. Si par hasard ils sont convaincus de rassembler des gens qui vivent à la campagne ou de faire des réunions, qu’on les déporte à vie, l’administrateur de la propriété étant puni du dernier supplice, le maître étant privé de la propriété dans laquelle, avec son accord même tacite, il est prouvé qu’ont eu lieu ces misérables et maudites réunions. S’il est établi qu’après la publication solennelle de cette loi, ils ont été pris sur le fait dans quelque ville que ce soit ou qu’ils soient entrés dans une maison pour y célébrer leur superstition, qu’eux-mêmes, leurs biens confisqués, soient frappés du dernier supplice, et que la maison dans laquelle ils sont entrés pour la raison susdite sans être aussitôt expulsés et livrés par le maître ou la maîtresse soit sans retard rattachée à notre fisc. Les livres qui contiennent la doctrine et l’aliment de tous leurs crimes, nous ordonnons de toute notre autorité qu’ils soient recherchés et livrés avec le plus grand soin et brûlés aussitôt sous les yeux des juges. Si par hasard quelqu’un est convaincu en quelque occasion d’en avoir caché un ou de ne pas l’avoir livré, qu’il sache qu'il doit être frappé de la peine capitale en tant que détenteur de livres nuisibles et sujets à l’accusation de magie » (Code Théodosien, XVI, 5, 34). Certes, on peut s’interroger sur la manière dont, concrètement, on a appliqué ces lois. Ce ne fut sans doute pas toujours ni partout de manière très stricte, puisqu’on sait qu’il existait encore des Ariens à Constantinople même au début du VIIe siècle, après plus de deux siècles de proscription officielle. Mais on peut aussi croire que ces lois ont fait de nombreuses victimes, exilées, emprisonnées, mises à mort par suite de leur divergence en matière de foi (même si nous avons peu de témoignages à ce sujet, car les textes de ces vaincus de l'histoire nous sont rarement parvenus). Ce qui doit retenir notre attention, d’autre part, c’est qu’une telle législation existe, que l’Etat se préoccupe de plus en plus, non seulement de favoriser et de prôner l’orthodoxie, mais de prendre des mesures vexatoires à l’égard de ceux qui ne veulent pas s’y accorder, pour les forcer, les contraindre à l’adopter.
11À l’époque de Théodose, mais surtout à l’époque de son fils Honorius, empereur d’Occident dans les premières années du Ve siècle, un autre exemple de contrainte se rencontre dans le traitement de la crise donatiste, en Afrique du Nord. Cette crise était ouverte depuis près d’un siècle, et elle avait motivé la première intervention de Constantin dans une affaire ecclésiastique. Au départ pourtant, il ne s’agissait pas d’une question d’orthodoxie. En 316, l’empereur avait en effet rendu une sentence qui condamnait des évêques africains pour en avoir diffamé un autre. Les évêques du parti de Donat, ceux qu’on désignera par la suite à partir de son nom, avaient accusé l’évêque Cécilien de Carthage d’avoir eu parmi ses consécrateurs un « traditeur », c’est-à-dire quelqu’un qui avait livré les Écritures lors de la persécution de Dioclétien ; ils en tiraient la conclusion que cet évêque n’était pas validement ordonné, donc que ce n’était pas à lui que devait revenir l’administration des biens de l’Église de Carthage (les raisons théologiques ne doivent pas masquer ici des questions plus terre-à-terre, des subsides, des bâtiments que se disputent deux groupes de chrétiens). Un concile qui s’était tenu à Arles deux ans auparavant avait condamné leur conception d’une ordination non valide, mais ce n’est pas sur cette question théologique, réglée par le concile, qu’intervint l’empereur en 316 : s’il condamna alors les évêques donatistes, c’est parce que leur accusation reposait sur un faux, un document qui avait été retouché. Il s’agissait à ses yeux d’une affaire de droit commun, et la peine édictée, l’exil, était celle qui frappait le délit de calomnie. En fait, ces mesures destinées à ramener l’entente et la paix allaient exaspérer l’esprit partisan des donatistes : le schisme ne cessa de se durcir tout au long du IVe siècle, renforcé par une première tentative de répression à l’époque de Constance II ; une théologie donatiste sectaire s’élabora, dont S. Augustin lui-même finira par montrer qu’elle était hérétique. Les donatistes donc furent réprimés, à partir de la fin du IVe siècle, en tant qu’hérétiques, et on leur appliqua toutes les lois portées contre les autres hérétiques. Un édit d’union avec l’Église catholique, en 405, édit renouvelé en 411, décida la dissolution de leur Église, les obligeant à céder leurs bâtiments à l'Église catholique, interdisant leurs réunions sous les peines les plus sévères ; l’application de ces édits entraîna une répression violente, souvent sanglante.
12Ce sont les mêmes raisons qui ont amené les empereurs du IVe, puis du Ve siècle, à durcir de plus en plus leur législation antipaïenne. Constantin, on l’a dit, tout en invitant tous les habitants de son empire à adopter la religion chrétienne, déclarait avec netteté que chacun devait vivre en paix selon ses convictions (cf. V. Const., II, 56, 1). Il avait toutefois commencé à prendre des mesures pour restreindre la pratique d’un certain paganisme traditionnel et polythéiste, dans laquelle il ne voyait que superstition. Ses fils avaient agi de même, en manifestant à la religion traditionnelle de l’empire une défaveur marquée. Après la tentative de restauration de Julien, ses successeurs immédiats avaient repris l’offensive. Si un édit de 378 (qui d’ailleurs n’est jamais passé dans le Code Théodosien) avait reconnu « le droit à l’erreur » (securitas erroris humani), cette très brève manifestation de tolérance devait être sans lendemain. Théodose en viendra peu à peu à la mise hors-la-loi du paganisme. En 392, un édit (venant après bien d’autres) interdit tout culte païen : il est défendu à tous les habitants de l’Empire, qu’ils soient puissants ou humbles, où qu’il se trouvent, même à leur domicile privé, de faire des sacrifices, d’allumer du feu devant les lares, d’offrir du vin au génie, de l’encens ou des fleurs aux pénates ; consulter les entrailles des victimes est un crime de lèse-majesté ; si quelqu’un adore des statues, le lieu du culte est confisqué ; le propriétaire du terrain paie une amende de 25 livres d’or ; les curiales doivent dénoncer et les gouverneurs doivent punir ; s’ils sont négligents, ils paieront eux mêmes une amende de 30 livres d’or, et leurs bureaux de même (cf. Code Théodosien, XVI, 10, 12)... C’est dans ce contexte, relevons-le au passage, que cesse en 393 la célébration des Jeux Olympiques, qui était entourée de tout un apparat païen désormais proscrit. D’autres lois compléteront ou répéteront progressivement ces mesures : suppressions des subsides officiels aux prêtres ou aux édifices païens (séparation du paganisme et de l’Etat), fermeture ou destruction des temples, etc... Une fois encore, certes, nous pouvons constater que l’on n’a pas imposé aux païens de se convertir—aucune loi n’a jamais menacé de mort ceux qui resteraient païens — mais l'action des lois a visé, par tous les moyens, l’extirpation du paganisme. Ajoutons que les apostats du christianisme étaient frappés par la loi d’une véritable mort civile.
13Tels sont les faits, qu’il fallait rappeler un peu longuement pour bien en prendre la mesure, qui ont accompagné (et d’ailleurs largement favorisé) le développement du christianisme au IVe siècle et encore par la suite. L’empire byzantin restera fidèle à ces pratiques, les durcira même parfois, et l’Occident ne les ignorera pas : le christianisme, religion d’Etat, sera protégé par les empereurs ou les rois, qui favoriseront son expansion ; cette protection s’accompagnera de la répression des hérésies, le bras séculier se mettant au service de l’orthodoxie ; mais il arrivera aussi, comme à l’époque que nous venons d’évoquer, que le pouvoir tente d’intervenir dans la définition même de cette orthodoxie (qu’il suffise de citer, dans les siècles qui suivent, la crise iconoclaste). Mais revenons à notre période pour nous poser la question : comment a-t-on justifié alors cette intervention de l’Etat dans les questions de foi ? Comment ont réagi les théologiens de cette époque — qui est, rappelons-le, l’« âge d’or des Pères de l’Église » —, quelle a été leur théologie des droits et devoirs de l’Etat ? C’est ce que je vous propose d’aborder maintenant.
14Sur quoi repose cet interventionnisme de l’Etat ? Sur une théologie politique de l’empire chrétien dont les grands principes ont été mis en place à l’époque de Constantin, essentiellement par Eusèbe de Césarée, mais dont plusieurs éléments seront repris et précisés par d’autres écrivains du IVe siècle. Eusèbe a développé cette théologie politique dans divers ouvrages, mais en particulier dans celui que l’on connaît sous le titre évocateur de Louanges de Constantin ou Triakontaétérikos, discours d’apparat, panégyrique prononcé en 336 pour le trentième anniversaire de l’avènement de Constantin. Ce type de discours, dont il existe de nombreux autres exemples à l’époque impériale, n’est pas un simple discours de cour (ou de courtisan, même s’il peut nous en donner l’impression !) : il a pour but d’exprimer une idéologie politique. Il ne nous est pas possible d’en développer tous les aspects : retenons du moins ceux qui nous permettront de comprendre pourquoi Constantin et ses successeurs, à Byzance en particulier, sont intervenus dans les questions religieuses comme s’ils continuaient d’assurer, dans le christianisme, les fonctions du Pontifex maximus, du prêtre suprême, qui étaient celles des empereurs dans la religion romaine traditionnelle.
15Pour comprendre pourquoi une telle idéologie s’exprime alors chez un auteur chrétien, il faut être attentif au contexte historique dans lequel elle se développe. L’empereur est chrétien depuis peu ; Eusèbe a connu, un peu plus de vingt ans auparavant, la plus violente persécution qu’ait eu à subir le christianisme durant les premiers siècles. Or l’empereur Dioclétien, qui en est le premier responsable, avait voulu redonner à l’empire unité et prospérité en sacralisant au maximum la fonction impériale, en faisant des empereurs les fils des dieux. Le christianisme avait été persécuté parce qu’inassimilable à cette idéologie, contraire aux anciennes traditions romaines, destructeur du patriotisme qui assurait la cohésion de l’empire. Lorsque l’empereur devint chrétien, il importait évidemment de montrer que, tout à l’inverse, le christianisme apportait à l’empire le fondement idéologique le plus sûr et qu’il ne diminuait en rien le caractère sacré de la fonction impériale. Le culte du Dieu unique, dira donc Eusèbe, garantit l’unité de l’empire, il fonde son unicité et son universalité : un seul Dieu, un seul Empire. Mais il fonde aussi la monarchie impériale : un seul Dieu, un seul empereur. Dès lors, il apparaît que l’empire doit être chrétien : le polythéisme va contre sa nature. À l’empire romain un et unique, gouverné par un seul empereur, « appartient métaphysiquement le monothéisme chrétien » (E. Peterson).
16Dans cette configuration, le rôle de l’empereur chrétien prend un relief particulier. Il va de soi qu’il doit être chrétien. Citons ici le langage fleuri d’Eusèbe : « Celui qui a renié le Roi de l’univers, qui n’a pas reconnu le Père céleste des âmes (...), quelque puissance tyrannique qu’il puisse exercer, jamais il ne sera appelé roi à bon droit. Comment pourrait-il porter l’image du pouvoir monarchique (celui du Dieu unique), celui qui aurait imprimé dans son âme mille marques trompeuses des démons ? » (Louanges de Const., V, 2). Mais parce que l’empereur est chrétien, il a un lien tout particulier avec Dieu, c’est un ami de Dieu, un imitateur du Verbe (on voit, disons-le en passant, que cette idéologie n’enlève rien au caractère sacré de l’empereur, ce qui explique que l’on conservera pour les empereurs chrétiens les mêmes pratiques de vénération que pour leurs prédécesseurs, entre autres la proscynèse ou adoratio, sans que les chrétiens y trouvent, cette fois, quelque chose à redire). Ce lien avec Dieu lui impose le devoir de professer publiquement le christianisme, de le proclamer comme la religion de l’empire. Il doit en effet le répandre, « conduire les âmes du troupeau raisonnable qu’il fait paître à la connaissance de Dieu et à la piété » (Ibid., II, 5). Ce faisant, il assure même la prospérité de son empire. On retrouvera encore ce thème chez Ambroise de Milan, à la fin du IVe siècle : l’unique moyen d’assurer la prospérité de l’empire, écrit-il, c’est « que chacun adore en tout le vrai Dieu, le Dieu chrétien qui règne sur toutes choses » (Lettre 72 (17), 1).
17Une telle conception des devoirs de l’empereur ou de l’Etat (qu’on ne distingue pas l'un de l’autre, le premier étant la personnification du second) pose évidemment le problème de leurs rapports avec l’Église. Pour faire bref, on peut dire que deux conceptions se sont exprimées, et peu à peu opposées, au IVe siècle. L’une est surtout présente en Orient, dans la ligne d’Eusèbe, dont les théories continueront d’inspirer les empereurs de Byzance : c’est celle de l’empereur-évêque, qui tient dans ses mains à la fois le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel (ce qu’on appellera le césaropapisme, dont une expression particulièrement nette se manifestera au VIe siècle avec Justinien). La seconde sera développée surtout par les Pères occidentaux : elle distingue les deux pouvoirs et considère l’empereur comme un fils de l’Église, qui doit se soumettre à son enseignement, mais doit cependant l’assister dans sa mission spirituelle avec les ressources de son pouvoir temporel.
18C'est donc chez Eusèbe de Césarée que l’on trouve le mieux exprimée la première conception. J’ai évoqué tout à l’heure ce texte dans lequel Constantin se réjouissait de siéger à Nicée parmi les évêques comme l’un d’eux. Il est intéressant de le citer plus longuement, car à travers la phraséologie impériale apparaît bien la conception qu’il se fait de sa mission : « Parce que j’ai pu constater, à partir de la prospérité de l’Etat, combien grande est la grâce de la puissance divine, j’ai jugé que cet objectif me convenait avant tous les autres ; que, parmi les très bienheureuses foules de l'Église catholique, soient observées une seule foi, une charité sincère et la piété envers le Dieu tout-puissant. Il n’était pas possible d’obtenir cela de manière stable et sûre sans que tous les évêques — ou du moins la majeure partie d’entre eux — se soient réunis ensemble dans le même lieu pour juger de chacun des problèmes inhérents à la sainte religion : c’est pourquoi beaucoup se sont rassemblés ; et moi aussi j’étais parmi eux comme l’un de vous » (cité dans la V. Const. II, 17, 1-2). L’empereur se dit évêque parmi les évêques, ou plutôt, dans une formule dont la feinte humilité ne doit pas dissimuler la revendication, « comme l’un des évêques ». Eusèbe de Césarée traduira cela en disant qu’il a convoqué les évêques en concile « comme s’il avait été établi par Dieu évêque commun, évêque de tous » (Ibid. I, 44, 1). De telles formules ne sont pas sans danger, surtout lorsqu’on finit par déclarer, comme ce sera le cas par la suite, qu’il est « évêque des évêques », voire « égal aux apôtres » (ces expressions toutefois n’apparaissent pas sous la plume d’Eusèbe). Constantin a fini par prendre ces déclarations au sérieux : on sait qu’il se fera enterrer dans la basilique des Saints-Apôtres de Constantinople, église en forme de rotonde édifiée sur le même plan que l’église de l’Anastasis à Jérusalem, au centre de laquelle s’élevait le tombeau de l’empereur (comme à Jérusalem celui du Christ), entouré des cénotaphes des douze apôtres. Une telle conception de son rôle explique bien, et sans qu’il soit besoin de s’étendre davantage, que l’empereur entende être obéi même lorsqu’il intervient dans le domaine spirituel, et qu’il mette au service de ce spirituel les armes de la puissance temporelle. Ne pas souscrire à une formule de foi voulue ou soutenue par l’empereur, c’est être un « rebelle » poursuivi par les lois (Athanase, Hist. des Ariens, 4).
19C’est bien l’esprit, en tout cas, qui anime son fils Constance II lorsqu’il déclare aux évêques, dans l’affaire arienne : « Ce que je veux doit être considéré comme une loi dans l’Église » (cité par Athanase, Ibid., 33). Et il se trouve de fait des évêques pour accepter cette manière de voir, surtout lorsqu’elle va dans la ligne de leurs propres convictions. Après le concile de Rimini, où Constance a ordonné de rayer le mot « consubstantiel » de la formule de foi, il reçoit de quelques-uns de ses participants une lettre enthousiaste : « Quel bonheur d’avoir vu luire ce jour bienheureux où la décision que vous a inspiré votre piété a vaincu tous ceux qui emploient ce mot à propos de Dieu et du Fils de Dieu ! » (Cf. CSEL 65, p. 87). L’empereur se sent d'ailleurs parfaitement justifié d’agir ainsi ; dans la ligne de ces textes qui attribuent un règne prospère à l’empereur chrétien, il déclare : « Si la foi d’Arius, c’est-à-dire la mienne, n’était pas catholique, s’il n’avait pas plu à Dieu que je sévisse contre la foi qu’on avait fixée par écrit contre nous à Nicée, jamais en vérité je n’aurais un règne aussi florissant que celui qui est le mien jusqu’à présent » (cité par Lucifer de Cagliari, Des rois apostats, I, 3). La faveur de Dieu qu’il voit manifestée dans son règne garantit la légitimité de son intervention en matière de foi : on voit les dangers de cette confusion du temporel et du spirituel.
20Cette conception, on le sait, persistera longtemps à Byzance, malgré la courageuse résistance de nombreux évêques, moines ou laïcs orientaux aux diktats théologiques des empereurs. En Occident, la réaction fut plus rapide, et très tôt argumentée. Elle repose sur la distinction des deux pouvoirs. Ossius de Cordoue, qui avait été le conseiller de Constantin, écrit à son fils Constance une protestation bien connue : « Ne t’immisce pas dans les affaires de l’Église. Ne nous donne pas d’ordre (à nous évêques) sur ce point, mais apprends plutôt de nous ce qu’il en est : à toi, Dieu a mis en mains l’empire, à nous il a confié les affaires de l’Église, et de même que celui qui te dérobe ton pouvoir s’oppose à l’ordre établi par Dieu, de même crains, toi aussi, en tirant à toi les affaires de l’Église, d’encourir une grave accusation. Rendez à César, est-il écrit, ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu » (cité par Athanase, Histoire des Ariens, 44). Ambroise de Milan, une vingtaine d’années après, le dira lui aussi avec force, s’adressant à l’empereur : « Les choses divines ne sont pas soumises à la puissance impériale... Les palais concernent l’empire, les églises l’évêque » (Lettre 76 (20), 8 et 19). Des questions de foi les évêques sont donc les seuls juges ; elles ne se traitent pas au palais, ne se décident pas par des lois.
21Est-ce à dire que tous ces évêques qui en appellent à la liberté de l’Église, qui récusent l’intervention de l’Etat dans tout ce qui concerne la foi, voire la discipline ecclésiastique, refusent aussi de le voir intervenir dans la défense de ce qui, pour eux, est la vraie foi, l’orthodoxie ? En aucune façon. Car pour Ambroise comme pour les évêques orientaux, l’empereur doit être le défenseur de la « cause de Dieu », son devoir est de lutter, par les moyens qui sont les siens, c’est-à-dire par le bras séculier, contre les erreurs qui s’opposent au christianisme, et au christianisme qu’il juge authentique. Le prince chrétien a le devoir de lutter contre le paganisme et l’hérésie.
22Touchant la lutte contre le paganisme, l’attitude d’Ambroise est allée en se durcissant. En un premier temps, il défend l’idée que le prince chrétien doit tenir la balance égale entre le paganisme et le christianisme, laisser à chacun la liberté de culte, mais sans en favoriser aucun. La diversité des croyances qui existent dans l’empire lui paraît, un temps, devoir imposer la neutralité de l’Etat en matière religieuse. C’est pour cela qu’il plaide pour que l’on enlève de la salle du sénat la statue de la Victoire, car elle choque les sénateurs chrétiens, ou pour que l’Etat cesse de subventionner les Vestales ou le clergé païen. Il veut d’une vraie séparation du paganisme et de l’Etat. Mais bientôt son point de vue évolue. Il restera certes toujours partisan de la liberté de croyance, en soulignant que la foi ne s’impose pas, mais il s’opposera à ce qu’on laisse la liberté au culte païen, et l’on peut penser que les sévères lois portées par Théodose contre celui-ci ont été en partie inspirées par lui. Dans son éloge funèbre de cet empereur, il le loue parce qu’« il a aboli toutes les erreurs sacrilèges, fermé les temples, détruit les statues » (Sur la mort de Théodose, 38). Concernant l’hérésie, en revanche, son attitude a toujours été très ferme : lui-même a refusé avec la dernière énergie, au point d’avoir un conflit d’une extrême tension avec l’empereur, de livrer une des églises de Milan pour le culte arien, alors que c’était la mère elle-même de l’empereur qui la réclamait. Dans cette affaire, il s’agit pour lui de faire respecter les droits de Dieu. « Les empereurs, dit un concile auquel il a présidé, doivent donner des ordres aux autorités compétentes pour faire écarter des églises les impies » (Lettre 2(10), 8), ce qui ne signifie pas seulement que l’on doit enlever de force leurs églises aux hérétiques, mais qu’il faut en expulser les évêques. C’est que l’erreur n’a pas de droits, et que l’Etat ne peut donc la soutenir légalement. Ambroise le dit clairement dans une autre affaire où il ne nous apparaît pas sous un jour très sympathique, celle de la synagogue de Callinicum, que des moines chrétiens avait brûlée et que l’empereur avait ordonnée de rebâtir aux frais de l'Eglise, ce qui peut nous sembler une mesure de stricte justice. Il n’est pas possible, écrit Ambroise à l’empereur, d’ordonner la reconstruction d’une synagogue, « lieu de perfidie, maison d’impiété, réceptacle de folie, que Dieu lui-même a condamné » (Lettre la (40), 14). L’empereur ne peut pas, ne doit pas favoriser l’erreur, lui donner même un semblant de victoire sur la vérité. Et il obtiendra gain de cause dans cette affaire... Notons toutefois qu’Ambroise refuse que l’Etat aille plus loin dans les mesures de rigueur contre ceux qui sont dans l’erreur. Il a protesté contre l’exécution, en 384, de l’évêque Priscillien, accusé d’hérésie devant l’empereur usurpateur Maxime et mis à mort avec une de ses disciples. Mais on constate en lisant sa protestation que quelques-uns de ses collègues en étaient venus à demander et à approuver de telles mesures.
23Ambroise, quoi qu’il en soit, n’a pas longuement développé ni justifié sa conception du bras séculier au service de la vérité. Augustin en revanche devait se poser explicitement le problème et le traiter avec son sérieux habituel. En devenant évêque d’Hippone en effet, il s'était heurté au problème du donatisme : une Église schismatique souvent majoritaire en Afrique (à Hippone même, lors de son arrivée !), malgré plusieurs épisodes de répression tout au long du quatrième siècle, malgré l’existence de lois que les catholiques pouvaient invoquer contre eux. En un premier temps, il espéra gagner les donatistes par le dialogue, les convaincre dans des débats privés ou publics. Il ne voulait pas de pseudo-ralliés, car il sentait trop que déjà la qualité des chrétiens avait été compromise par l’entrée en masse des païens, le jour où le christianisme était devenu la religion officielle. On le voit ainsi demander aux empereurs de ne pas priver de leurs droits civils ceux qu’il tient pourtant déjà pour des hérétiques, pour ne pas provoquer de fausses conversions. Mais peu à peu il évoluera et acceptera comme une manifestation de la Providence qu’un édit impérial, en 405, dissolve l’Église donatiste, la déclare illégale, puisqu’hérétique, et prenne de sévères mesures de coercition contre elle.
24Dans une lettre célèbre, Augustin a reconnu qu’il avait évolué sur ce point. « Mon opinion (qu’on ne devait pas recourir à la contrainte) devait céder non devant les mots de mes contradicteurs, mais devant les exemples que l’on me montrait : on m’opposait ma propre cité qui, alors qu’elle était tout entière acquise au parti de Donat, se convertit à l’unité catholique par crainte des lois impériales (...). Il en était de même pour beaucoup d’autres cités dont les noms m’étaient énumérés (...). Combien restaient dans le parti de Donat simplement parce qu’ils y étaient nés et que personne ne les forçait à passer au catholicisme » (.Lettre 93, V, 17). Relevons le terme forcer utilisé par Augustin (cogéré, qui signifie aussi, étymologiquement, pousser, mais qui a déjà chez lui le sens intensif de forcer). On sait qu’il le trouve dans l’Évangile, dans le fameux texte de Luc 14, 23 où il est dit qu’il faut que les invités au festin soient « forcés à entrer ». Augustin lit : cogite intrare là où le Moyen Age lira compelle intrare, texte souvent invoqué pour justifier l’Inquisition et ses pratiques. Augustin pourtant ne va pas aussi loin. Il refusera toujours que l’on mette à mort des hérétiques du simple fait de leur dissidence religieuse et n’a jamais soutenu que les conversions devaient être obtenues par la violence et maintenues par la contrainte. Il reste qu’il a justifié la contrainte, et comme une exigence de l’amour du pasteur pour son troupeau, et en raison de sa vertu éducative. On peut dire qu’il est le seul parmi les Pères de l’Église qui ait essayé de donner une justification systématique du droit de l’Etat à lutter contre les non-catholiques.
25Il faut essayer ici de comprendre Augustin et sa dialectique. Son souci pastoral, c’est le salut de son troupeau, et c’est parce qu’il voit la contrainte comme au service de ce salut qu’il la justifie. Augustin évêque se sent responsable de toutes les brebis qui constituent son peuple ; il les invite, au nom de son amour pour elles, à se joindre à l’Église catholique : « Accordez-vous avec nous, frères, nous vous aimons » (Ep. 105, IV, 13). Mais « il y a des brebis récalcitrantes : elles s’égarent, on se met en quête et elles prétendent n'avoir rien à faire avec nous, étant égarées et en voie de se perdre... » (Sermon 46,7). La quête anxieuse, on peut presque dire amoureuse, de la brebis perdue va justifier la contrainte : elle sera ramenée au bercail malgré elle, et ainsi elle sera sauvée. Dans le cas concret du donatisme, Augustin tient le raisonnement suivant : vivre hors de la communauté catholique prive de leur grâce efficiente de salut les sacrements (qui existent chez les donatistes, et dont Augustin ne méconnaît pas la validité). Il faut donc pour les sauver libérer les donatistes du schisme. Or la contrainte des lois les libérera tout d’abord de la terreur que font peser sur eux leurs coreligionnaires, elle les sortira de leur mauvaise habitude (ils sont nés dans le donatisme et beaucoup ne se posent pas de problème), elle les forcera à se tourner vers la vérité catholique, qui ne pourra que les illuminer de son évidence aveuglante. Cette persécution, cette poursuite de la brebis perdue est donc juste, puisque le but qu’elle vise, c’est son salut. Et Augustin d’ajouter, faisant allusion à la violence dont les donatistes faisaient souvent preuve : « Pourquoi l’Église ne forcerait-elle pas ses fils perdus à (lui) revenir, si les fils perdus en ont forcés d’autres à se perdre ? » {Lettre 185, VI, 23). D’autre part son souci pastoral lui fait relativiser la répression infligée à des hommes, dont il ne veut pas s'émouvoir en considérant la gravité des maux que procurent les donatistes : « Quelle peine les donatistes subissent-ils qui égale leurs méfaits ? La foule des humains s’en émeut, parce qu'elle a le cœur, non dans le cœur, mais dans les yeux. Le sang jaillit-il d’une chair mortelle, tout spectateur frémit d’horreur. On retranche, on sépare les âmes de la paix du Christ, elles meurent dans le sacrilège de l’hérésie ou du schisme ? Le fait ne se voit pas, point de deuil ». (Contre la lettre de Parménien, I, VIII, 14). La peine qu’ils subissent est juste, et elle a en plus l’avantage de leur éviter le feu éternel.
26Dans d’autres textes, Augustin insiste sur la vertu éducative de la contrainte, à mesure d’ailleurs que ses idées sur la grâce évoluent. Au début de son épiscopat, il conservait encore un certain optimisme sur le pouvoir de la liberté humaine, et de ce fait répugnait à contraindre cette liberté. Mais l’expérience pastorale l’a convaincu que les hommes avaient besoin d’être menés d’une main ferme, que leur choix pouvait être préparé, dirigé, imposé. « La contrainte se manifeste à l’extérieur, la volonté naît à l’intérieur » (Sermon 112, 7). Il trouvait d’ailleurs dans l’Ancien Testament quantité d’exemples montrant comment Dieu avait éduqué par la contrainte, par des épreuves diverses, par la Loi imposée de force, son peuple à la nuque raide. Certes les chrétiens n'étaient plus sous la Loi, mais beaucoup restaient charnels comme les Juifs et devaient comme eux être domptés par la crainte. Ajoutons à cela le pessimisme croissant d’Augustin sur l’homme déchu : cet homme-là avait besoin d’être protégé contre le mal, et plus que par des exhortations ou des pressions purement spirituelles. La crainte, pas seulement celle de Dieu, mais aussi celle des lois, était le commencement de la sagesse (cf. Enarr. in Psalmos, 149, 15).
27Cela dit, devant l’application trop brutale des mesures de répression, Augustin se sentit le devoir de réagir. Dans une lettre au proconsul d’Afrique, en 408, il écrit : « Ce n’est pas leur mort, c’est leur religieux retour que nous désirons par ces juges et ces lois terribles, de peur qu’ils n’encourent les peines du jugement éternel ; nous voulons qu’on les corrige et non qu’on les livre aux supplices qu’ils ont mérités. Réprimez donc leurs fautes, mais ne leur ôtez pas la vie et le pouvoir de se repentir » (Lettre 100, 1). Augustin semble avoir constaté aussi, à l’usage, que les mesures de répression n’avaient pas l’efficacité qu’il en espérait, que le recours au bras séculier n’était peut-être pas la solution. Il écrit ainsi à Paulin de Nole : « Que dirai-je de la punition et de l’indulgence, puisque ici nous ne connaissons d’autre inspiration et d’autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu ? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines... Je ne sais pas si la crainte de la punition suspendue sur la tête des hommes n’a pas rendu pires plus de gens qu’elle n’en a corrigés. Quel tourment d’esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu’un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra ! Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon cher Paulin, ô saint homme de Dieu ! Quelle terreur, quelles ténèbres ! » (Lettre 95, 3). Augustin n’avait pas l’âme tranquille du Grand Inquisiteur.
28L’individu, le citoyen, le croyant. Reprenant le thème de cette session, au terme de mon exposé, je me suis demandé quel apport, quel aliment celui-ci pouvait fournir à votre réflexion. Peut-être, à certains égards, est-ce un aliment indigeste... mais l’histoire est ce qu’elle est : je me suis efforcé de vous la présenter aussi exactement que possible. L’individu, nous ne l’avons guère aperçu au travers de ces mesures répressives : nous sommes à une époque où les droits de la conscience individuelle — auxquels pourtant les chrétiens en avaient appelé à l’époque où ils étaient persécutés — n’apparaissent pratiquement pas. On est très loin des droits de l’homme tels que les a mis en avant l’époque des Lumières, encore très loin — pour s’en tenir à la liberté religieuse — de la déclaration de Vatican II sur cette question (c’est en ce sens sans doute que ce concile a mis fin à l’Église constantinienne). On reste dans le cadre des droits de la vérité, dont « l’évidence aveuglante (manifestissima veritas) », pour parler comme Augustin (Lettre 93, V, 17), devrait entraîner l’adhésion de tous ; il n’y a aucune place pour le droit à l’erreur. Il semble d’autre part que l’empire chrétien ait mal su faire la distinction entre le citoyen et le croyant. Ç’avait été un des motifs de la persécution des chrétiens dans l’empire païen : les croyants y étaient considérés comme de mauvais citoyens. L’empire chrétien reprend cette conception : le dissident de l’orthodoxie, l’hérétique, voire le schismatique, est un rebelle, donc un danger pour l’Etat, qu’il faut châtier par la loi. Je cite encore Augustin : « Quand les empereurs sont dans la vérité, ils donnent des ordres pour elle et contre l’erreur, et quiconque les méprise se fait condamner ; il est puni au milieu des hommes et ne trouvera pas grâce auprès de Dieu, celui qui aura refusé d’observer ce que la vérité elle-même ordonne par le cœur du roi » (Lettre 105,7). Droits de la vérité qui s’impose à l’individu, sacralisation de l’Etat dont la voix devient celle de Dieu. Mais qu’en est-il quand l’empereur n'est pas « dans la vérité » ? Il est étonnant que la crise arienne, lors de laquelle plusieurs empereurs avaient soutenu des formules hétérodoxes, n’ait pas mieux instruit l’Église de cette époque des dangers d’une intervention de l’Etat en matière religieuse. Elle a certes revendiqué, à la suite de cette crise, pleine liberté dans la définition de l’orthodoxie, mais continué de demander à l’Etat de l’imposer. Cette attitude aura une longue, très longue postérité dans le christianisme. A-t-elle tout à fait disparu aujourd’hui dans celui-ci — sans parler d’autres religions ? L’histoire de la répression par le bras séculier mérite, à tout le moins, d’éclairer le débat.
Sources citées
29Ambrosius Mediolanensis, Epistulae, éd. M. Zelzer, Sancti Ambrosi Opera, pars X, Vienne, 1982 (= CSEL 82/3).
30Id., Sur la mort de Théodose, éd. O. Faller, Ibid., pars VII, Vienne, 19 (= CSEL 73).
31Athanasius Alexandrinus, Apologia contra Arianos, éd. Opitz, Athanasius Werke, II
32Id., Apologie pour sa fuite, éd. et trad. J.-M. Szymusiak, Paris, 1958 (= SC 56).
33Id., Historia Arianorum, éd. Opitz, Athanasius Werke, II.
34Augustinus Hipponensis, Epistulae, éd. A. Goldbacher, S. Aurelii Augustini Operum Sectio II, Vienne, 1948 (= CSEL 34).
35Id., Contre la lettre de Parménien, trad. G. Finaert, OEuvres de Saint Augustin, 28, Paris, 1963 (= Bibliothèque Augustinienne).
36Codex Theodosianus, éd. Th. Mommsen. P. M. Meyer, Berlin 1905.
37Eusebius Caesariensis, Vita Constantini, éd. F. Winkelmann, Berlin 1975 (= GCS).
38Id., Laudes Constantini, éd. I. A. Heikel, Berlin 1911 (= GCS 7).
39Lucifer Calaritanus, De regibus apostaticis, éd. G. F. Diercks, Luciferi Calaritani opera quae supersunt, Turnhout 1978 (= CCL 8).
Bibliographie
Quelques indications bibliographiques
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Auteur
Professeur d'histoire de l'antiquité chrétienne. Université de Strasbourg II.
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