Chapitre I. L'individu et le croyant dans le trouble et l'effervescence des nations
p. 13-33
Texte intégral
1Cet exposé introductif est le premier d’une série présentée sous ce titre : l’individu, le citoyen, le croyant. Les organisateurs de cette session théologique ont eu, me semble-t-il, raison de réunir ces trois termes. Leur conjonction permet de regrouper un ensemble de problèmes contemporains qui sont des problèmes très généraux, puisqu’il concernent à la fois la philosophie de l’homme, l’organisation des sociétés, et le statut des religions. Ces problèmes ne sont pas récents et cependant ils prennent aujourd’hui une intensité nouvelle, en fonction d’un désarroi, d’une perte de repères. A l’heure actuelle, les individus, les groupes, les nations, les églises sont à la recherche d’une identité qui est le plus souvent problématique et qui ne cesse pas de l’être, bien au contraire, lorsqu’elle prend, pour s’affirmer envers et contre tout, la forme d’une revendication exacerbée. Comme cela se produit dans certains aspects de l'individualisme contemporain, du nationalisme ou de l’intégrisme religieux
2Mais ces problèmes très généraux sont en même temps des problèmes très intimes, puisqu’ils touchent personnellement chacun d’entre nous. Etant moi-même individu, citoyen, croyant, je suis, à ces différents titres, engagé dans des perspectives et provoqué à des décisions qui mettent en jeu à la fois mes intérêts immédiats, vitaux, mon intégration à une communauté politique et mon rapport à une destinée ultime, à un salut. Et c’est à ce niveau que je retrouve, au sein même de l’individualisme contemporain, une foncière incertitude : je ne sais pas ou je sais mal ce que je suis, ce que je peux et ce que je veux, en tant que je suis individu, citoyen, croyant.
3Le souci philosophique me porterait à orienter mon exposé vers ce questionnement personnel. Mais la conjoncture fait qu’il me paraît difficile d'accéder à ce niveau sans passer par un repérage de la situation globale, en tant qu’elle conditionne mon vécu le plus intime. Pour accomplir la tâche simplement introductive qui est la mienne, j’ai en effet choisi comme thème : l’individu et le croyant dans le trouble et l’effervescence des nations. Ce choix, qui met l’accent sur le problème des nations, est plus conjoncturel qu’idéologique. Je n’oppose pas à la détermination en dernière instance par l’économie une détermination en dernière instance par le politique. Mais je constate que les problèmes nationaux et internationaux sont revenus au tout premier plan de l’actualité. Pas seulement, mais en particulier, par suite de l’effondrement de l’ancien bloc soviétique, effondrement à partir duquel nous voyons revenir, avec une force toute nouvelle, le problème des identités nationales.
I. Nouveaux aspects du fait national
4Pour ne pas me laisser entièrement happer par l’actualité la plus récente, je voudrais d’abord procéder à un premier repérage factuel remontant un peu plus haut dans l'histoire récente. Je retiendrai trois ordres de faits.
51er ordre de faits. La décolonisation, dont sont issues un grand nombre de nations nouvelles en Afrique et en Asie. La diffusion dans ces deux continents de la forme occidentale de l’Etat national est l’un des phénomènes majeurs du XXe siècle. Certes, les guerres de libération des peuples autrefois colonisés ont chacune leur spécificité et d’autre part, il faut tenir compte du contexte global avec la bipolarité Est-Ouest et ses connotations idéologiques. Il reste que, sous la diversité de ses formes, la conquête de l'indépendance rentre dans le cadre général d’un principe énoncé par l’Occident : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
6Parmi les promoteurs de ce principe, retenons Léon Bourgeois. D’abord parce qu’il a été l’un des artisans de la Société des Nations, mais surtout parce qu’il a fortement marqué la jonction entre d’une part les droits de l’individu et du citoyen, déclarés en 1789, et d’autre part ce que l’on nomme couramment le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
« En établissant entre les personnes morales que sont les Etats civilisés — c’est-à-dire entre les patries — les rapports nécessaires du droit, en créant entre elles ce que nous avons souvent appelé « la société des nations », on fait pour elles ce que 1789 a fait pour les individus : on les garantit, on les ennoblit, on les exalte. En définissant entre elles les droits égaux et les devoirs réciproques, on crée pour elles la plus haute des indépendances, celle qui ne connaît qu’une loi commune, celle de la conscience commune. Et l’on fonde sur la seule justice, la seule Paix qui soit assurée. »1.
7Se pose néanmoins une question difficile qui reviendra à plusieurs reprises au cours de cet exposé : qu’est-ce qui constitue la réalité de ces peuples auxquels on croit devoir reconnaître le droit de régler eux-mêmes leur sort en se donnant un Etat capable de faire admettre sa souveraineté ? Ou en bref : qu’est-ce qui individualise réellement un peuple en le distinguant des autres peuples ? L’enracinement dans un passé de traditions communes est nécessaire, mais il ne suffirait pas à créer la volonté d’indépendance. Celle-ci est le plus souvent le fait d’une minorité active, mais encore faut-il que cette minorité parvienne à mobiliser un certain sentiment national qu’elle contribue à former, au risque d’ailleurs de le porter jusqu’aux extrêmes d’un nationalisme exclusif et de minimiser le problème posé par les différences internes et par les minorités. En tout cas, ces guerres de libération des anciens colonisés visent à faire coïncider la souveraineté étatique et une identité nationale. En ce sens, l’Etat national classique est bien pour ces peuples un modèle.
82e ordre de faits. Le dépassement des Etats nationaux dans des unités économico-politiques plus larges. Je vise évidemment le cas de l’Europe, mais il faudrait inclure dans ce mouvement tout ce qui a tendu depuis le début de ce siècle et tout ce qui tend aujourd’hui à multiplier les organisations internationales. On ne peut pas dire que la Société des Nations ait fait la preuve de son efficacité. Qu’en est-il aujourd’hui de l’Organisation des Nations Unies ? En tout cas, ces institutions témoignent de la volonté de promouvoir un règlement pacifique des conflits entre les Etats. Et peut-être nous donnent-elles quelque espoir de parvenir un jour à cette « paix perpétuelle » dont Emmanuel Kant cherchait les conditions. Il s’inscrivait ainsi dans la ligne d’une vieille utopie chrétienne dont Etienne Gilson racontait jadis l’histoire dans Les métamorphoses de la Cité de Dieu2. Doit-on pour autant parler de la résurgence de « l’utopie d’un Etat mondial » ?
9Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui, à différents échelons, et d’abord à l’échelon de l'Europe, les nations sont en genèse d’une forme d’union tout-à-fait différente de celle qui caractérise les Empires, lesquels se créent toujours dans la violence. Une conjonction s’opère d’ailleurs à ce niveau entre l'universalisme chrétien et l’universalisme des Lumières. Mais on ne peut oublier un fait : les nations européennes modernes sont nées de la rupture des formes d’unité politico-religieuse antérieures, caractéristiques du Moyen-Âge. Or, cette rupture est liée à la localisation territoriale, avec, certes, sa capacité d’extension, mais aussi sa limitation de principe. Ce qui distingue la nation moderne, c’est la souveraineté exercée sur un territoire limité par d’autres territoires nationaux, de telle sorte que si l’affirmation de la souveraineté relève d’un vouloir national, elle dépend aussi de la reconnaissance inter-étatique. Aujourd’hui, la question se pose de savoir jusqu’où on peut aller dans l’union économique, militaire, politique, sans remettre en cause le principe de la souveraineté nationale, qui est le principe fondamental de l’Etat national classique. Et, plus en profondeur, il faut bien s’interroger sur le sens et les limites de ce principe de la souveraineté nationale.
103e ordre de faits. Le réveil des nationalités comprimées par un régime communiste. Il s’agit d’abord de la libération à l’égard du joug soviétique des pays d’Europe centrale, mais il s’agit aussi de la rupture interne de l’ancienne URSS par la revendication d’indépendance nationale des Républiques qui constituaient cet Etat fédératif ou cet Empire. Et, bien entendu rentrent dans ce cadre les conflits tragiques résultant de l’éclatement interne de l’Etat fédératif yougoslave, conflits devant lesquels la communauté internationale semble complètement inopérante.
11Les Européens de l’Ouest ont été surpris par un effondrement qu’ils espéraient, mais qu’ils n’attendaient pas, ou dont ils ne pensaient pas qu’il puisse être aussi rapide. Et ils s’étonnent également de voir surgir en Europe centrale ou dans l’ancienne URSS des nationalismes qui les déconcertent par leur violence, mais aussi — ou surtout ? — parce qu’ils remettent en question un principe d’intangibilité des frontières qui est le plus souvent considéré comme un facteur essentiel de l’équilibre international. Or, d’une façon générale, on peut dire que le maintien des frontières implique très souvent l’existence de minorités nationales importantes. A tel point que l’une des conditions posées par l’ONU à la reconnaissance de nouveaux Etats nationaux est l’existence d’un statut des minorités.
12Conclusion provisoire de ce repérage factuel. Les informations quotidiennes et un minimum de réflexion montrent que nous sommes aujourd’hui confrontés à des mouvements contraires qui appartiennent pourtant à une même totalité géopolitique et qui doivent pouvoir être pensés ensemble. L’un de ces mouvements tend vers la constitution ou la reconstitution d’Etats nationaux, avec d’ailleurs un grand risque de parcellisation de l’espace politique. L’autre mouvement tend vers le dépassement de ces mêmes Etats nationaux. La situation est paradoxale puisque l’on voit dans le même moment se dissoudre et se constituer des Etats fédératifs ou des Fédérations d’Etats. L’Etat national classique se trouve donc à la fois confirmé et mis en question. Tout cela n’est pas facile à penser, et pas davantage à vivre, mais c’est notre situation commune.
II. La promotion de l’individu
13Ne craignons pas de rappeler les évidences : tout groupement humain réunit des individus, distincts les uns des autres, mais le sens de l’individualité et la valeur qui lui est attribuée diffèrent selon les cultures et selon les époques historiques. Certes, avec l’interdépendance économique, avec la multiplication des échanges et des informations, nous vivons dans un monde qui tend à bien des égards à s’uniformiser, même si, en sens inverse, et peut-être par réaction, les différences revendiquent plus que jamais leur droit à exister, ou à coexister. Il reste que la perspective générale de mon exposé est marquée, et relativisée, par mon appartenance culturelle, politique, religieuse, à un pays de tradition à la fois chrétienne et républicaine.
14Dans le champ de la civilisation occidentale, la perception que l’individu a de lui-même résulte d’un ensemble très complexe d’héritages historiques. Depuis l’antiquité gréco-romain, en passant par le christianisme et par l’esprit des Temps modernes, toutes les composantes historiques de notre culture ont apporté leur marque spécifique au sentiment que nous avons aujourd’hui de la valeur de notre individualité. De cette longue histoire, je voudrais au moins retenir deux éléments : le rôle de la religion chrétienne et celui de la politique moderne.
15Mais auparavant, je voudrais distinguer deux orientations générales de la promotion des individus. La première, bien représentée par l’individualisme de la Renaissance tend à exalter des individualités exceptionnelles : c’est un individualisme aristocratique ou élitiste. La seconde direction tend au contraire à valoriser l’individu comme tel ou l’individu quelconque, à la fois distinct des autres et identique, comme individu, à tous les autres : c’est un individualisme que l’on dira démocratique ou égalitaire.
L’image de Dieu
16J'introduis cette distinction en pensant à l’effet du christianisme sur la question qui nous occupe. Je pense en effet que le christianisme à contribué à promouvoir ces deux formes de promotion individuelle. Il reconnaît en tout homme — et en chacun — le fils de Dieu appelé par Jesus-Christ à la communion avec le Père dans l’Esprit. Cette vocation universelle pose le principe d'une égalité fondamentale entre tous les hommes. Quelles que soient les distinctions et les hiérarchies sociales, d’ordre civil ou d’ordre ecclésiastique, il existe entre les hommes une égalité d’origine et une égalité de destination. Comme image de Dieu, chaque individu humain a sa dignité propre et celle-ci subsiste malgré les défaillances morales qui ternissent de fait cette image. Or, un tel principe anthropologique sous-tend toute notre culture occidentale et il se retrouve, laïcisé, dans le thème kantien du respect auquel a droit tout être humain, soumis à la loi morale.
17Mais le christianisme soutient aussi des formes de promotion individuelle que l’on peut dire aristocratiques. Supposant une pratique héroïque des vertus chrétiennes, elles sont le fait d’une élite. Et c’est ainsi que l’on parle, selon l’usage courant, des « saints », comme de personnalités tout-à-fait exceptionnelles, même si l’on reconnaît par ailleurs que la vocation à la sainteté est commune. A ce titre, je soulignerai le fait des croyants qui entrent dans une vie de communion plus intense avec Dieu. Disons, en prenant ce mot en un sens assez large, les « mystiques ». Même lorsqu’elle s’inscrit dans des groupements religieux, cette forme d’union à Dieu suppose une individualisation radicale. Quel que soit le rôle joué par un guide spirituel, il y a un niveau où le « mystique » doit affronter seul et sans autre appui que Celui qu’il invoque la redoutable nuit des sens et de l’entendement. Dès lors, même si la mystique est une possibilité religieuse offerte par principe à tout croyant, elle est le fait d’un petit nombre. Et ceci d’autant plus qu’elle implique, au moins sous ses formes les plus intenses, un retrait du monde qui ne peut être généralisé.
18Entre les deux formes de promotion de l’individualité que nous avons distinguées, il existe pourtant une circulation. L’individualisation radicale du mystique rejaillit en quelque sorte sur l’image de la dignité commune des hommes. Pour faire bref, et en pensant à la modernité dont nous allons bientôt parler, disons que l’un des effets de ce choc en retour, c’est la conviction que tout individu créé à l’image de Dieu doit être reconnu comme un esprit capable d’entrer en relation personnelle avec la Vérité. Malgré tous les différends historiques bien connus, il faut affirmer un rapport positif du christianisme à la liberté de conscience moderne.
L’individu-citoyen
19J’en viens donc à mon second point d’insistance. Quel est le type d’individualisme qui caractérise nos sociétés démocratiques modernes ? Retenons les vues de Louis Dumont qui a spécifié l’individualisme moderne en le confrontant à la tradition hiérarchique de l’Inde. On sait que Louis Dumont distingue deux types de représentations de la réalité sociale. Le holisme valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain. C’est la perspective indienne étudiée par l’auteur dans son livre : Homo hierarchicus ; Le système des castes et ses implications3. Les médiévaux envisageaient également la société dans une perspective holiste. A l'inverse, l'individualisme est l’idéologie qui valorise l’individu et néglige ou subordonne la totalité sociale. Cette valorisation, essentiellement moderne, implique d’ailleurs que l’individu ne soit pas considéré simplement comme le sujet empirique, échantillon indivisible de l’espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés. L’individu correspondant à l’idéologie moderne de l’homme et de la société, c’est, selon Louis Dumont, « l’être moral, indépendant, autonome », tel que présupposé et posé par la philosophie et par la politique modernes4.
20La distinction de Louis Dumont éclaire rétrospectivement la critique de la modernité, et en particulier la critique des droits de l’homme, qui a été le fait des traditionalistes du début du XIXe siècle : Joseph de Maistre et le vicomte de Bonald. Ceux-ci s’opposent résolument à toute théorie cherchant à construire le social sur la base d’individus présupposés indépendants les uns des autres. L’homme auquel s’applique la Déclaration des droits de 1789 n’est pour eux qu’une abstraction sans réalité véritable :
« Non seulement, écrit Bonald, ce n’est pas à l’homme à constituer la société, mais c’est à la société à constituer l’homme. Je veux dire à le former par l’éducation sociale. L’homme n’existe que pour la société et la société ne le forme que pour elle. Il doit donc employer au service de la société tout ce qu’il a reçu de la nature et tout ce qu’il a reçu de la société, tout ce qu’il est et tout ce qu’il a. »5.
21J’insiste sur cette référence pour souligner le fait qu’il existe, au sein du catholicisme, une longue tradition de résistance à l’idée des droits de l’homme, résistance qui s’inspire justement d’une certaine forme de critique de l’individualisme juridique de la Révolution française. Or, c’est par rapport à cette tradition que prend toute son importance le courant personnaliste des Années Trente. En effet, c’est la perspective personnaliste qui a permis à des philosophes catholiques tels que Jacques Maritain de se réconcilier avec la conception moderne des droits de l'homme6. Il reste qu’une véritable réconciliation suppose que l’on accepte la forme d’individualisme définie par Louis Dumont, à savoir la prise en considération de l’individu comme sujet de droit et comme composante active du pacte social. Autrement dit l’individu comme citoyen
22Or, si l’on se rapporte à notre distinction initiale, on voit mal comment, dans une société de type démocratique, l’individualisme pourrait être « aristocratique ». Il ne l’est sûrement pas au sens d’une aristocratie de naissance ou de fortune. Mais, s’il s’adresse également à tous, l’appel à une élite n’en subsiste pas moins, et, en France en tout cas, l’ambition de l’école publique a été de communiquer à tous les enfants le désir et les moyens de constituer cette élite capable de servir les grands intérêts de la cité. Le culte des grands hommes rentre ainsi dans le cadre de l'individualisme républicain, dans la mesure du moins où la figure de ces grands hommes est offerte à tous comme modèle. Ainsi que le montre l’un des livres les plus classiques de ce style d’éducation : Le tour de la France par deux enfants7. A la fin du XIXe siècle et au début de notre siècle, les manuels de morale et d’instruction civique estimaient pouvoir poursuivre conjointement trois objectifs : l’affirmation de la dignité de l’individu susceptible d’être formé à la liberté de penser, le goût de la réussite individuelle et de la promotion sociale, l’éducation au sens civique et à l’amour d’une patrie française qui restait meurtrie par la défaite de 1870 et qui cherchait à se réhabiliter à ses propres yeux par les entreprises coloniales8.
23Le recul, sinon l’échec, de ce type de projet éducatif est peut-être l’un des problèmes les plus graves des sociétés contemporaines. D’autant que l’on peut se demander si le risque de cet échec n’est pas inscrit dans les structures mêmes des sociétés démocratiques. C’est en tout cas le problème que nous pose un auteur du XIXe siècle qui joue un grand rôle dans la vie intellectuelle contemporaine : Alexis de Tocqueville. Évoquons la célèbre définition que celui-ci donne de l’individualisme des sociétés démocratiques modernes. C’est, dit-il, « Un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même »9.
24Tel que l’entend Tocqueville, l’individualisme ne se confond pas avec l’égoïsme individuel, défini dans la même page comme « un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer à tout ». Pour le dire en passant, mais avec fermeté, cette forme pratique d’individualisme est aussi condamnable du point de vue civique que du point de vue religieux et réciproquement. L’avenir des hommes, notre avenir, dépend de la conscience que nous prendrons de notre solidarité et de notre aptitude à assumer les charges de cette solidarité. À tous les plans, y compris international, avec en particulier le rapport entre pays riches et pays pauvres. Il existe en effet un égoïsme national comme il existe un égoïsme individuel et ils se renforcent éventuellement l’un l’autre.
25Mais le texte de Tocqueville oppose en fait deux formes de sociabilité, l’une privée, l’autre publique. L’individualisme, c’est le repli sur la petite société privée, familiale et/ou amicale, qui s’isole de la grande société. Beaucoup de groupes ou de petites communautés, religieuses ou non, correspondent aujourd’hui à cette définition. Plus complexe est le développement actuel du phénomène associatif : il peut participer du repli sur la sphère privée, mais il peut aussi, comme l’escomptait d’ailleurs Tocqueville, servir de médiation entre l’individu solitaire et l’Etat tout-puissant. Cette seconde hypothèse se trouve sans doute réalisée lorsque les associations ouvrent à un projet global de transformation de la société, ce qui se fait par exemple dans le cadre du mouvement écologique.
26Le texte sur l’individualisme appartient au second volume de La Démocratie en Amérique, volume dans lequel Tocqueville dépasse la description d'une société particulière, la société américaine, pour construire une sorte d’idéal-type de la société démocratique. Ce qui nous fait problème, c’est qu’en se situant au niveau de la description d'un type idéal, Tocqueville présente l’individualisme comme l’un des risques majeurs des sociétés démocratiques, un risque qui menace la démocratie, mais qui se produit sur le terrain de la démocratie. Tocqueville définit celle-ci par la tendance à l’égalité sociale et à l’uniformité des modes et niveaux de vie. Or, structurellement, cette définition sociologique implique la définition politique. Comme l’écrit Raymond Aron : « Si l’ensemble du corps social est souverain, c’est que la participation de tous au choix des gouvernants et à l’exercice de l’autorité est l’expression logique d’une société démocratique, c’est-à-dire d’une société égalitaire »10. Mais la cohérence qui existe au niveau des principes se retrouve-t-elle au niveau des attitudes et des comportements ?
27Le problème global peut être posé à partir de l’opposition établie par Benjamin Constant entre la liberté des anciens et la liberté des modernes. Citons une fois de plus le fameux discours de 1819 : « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie. C’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »11. En réalité, l’objectif des démocraties libérales serait de coordonner ces deux formes si différentes, voire antinomiques, de la liberté. Est-ce possible et à quel prix ? Si nous ne voulons pas que la société démocratique sombre dans l’anarchie conduisant au despotisme, il faut résoudre concrètement une question qui n’est pas simplement théorique, mais qui est une question pratique, posée à tous et à chacun : comment l’individu démocratique peut-il développer en même temps le goût de l’indépendance personnelle et le sens civique de la chose commune ? De la réponse à cette question dépend tout l’avenir de nos démocraties.
III. Le citoyen et la nation
28Les faits rappelés dans notre repérage initial montrent que les problèmes de la nation et du nationalisme sont redevenus très actuels. Sous des formes d’ailleurs très différentes de ce qu’ils ont pu être jadis, lorsque se forgeaient lentement les unités nationales européennes, ou lorsque le « principe des nationalités » inspirait le Traité de Versailles en 1919. La complexité des problèmes nouveaux apparaît déjà lorsque l’on considère la situation des nations issues de la colonisation. Elles empruntent aux Nations européennes modernes la forme abstraite de l’Etat-Nation, mais avec le souci de promouvoir au sein de cette structure leurs traditions culturelles particulières. Au risque d’ailleurs de laisser revenir des différences internes, d’ordre ethnique ou tribal, qui menaçent gravement l’unité nationale. Mais ce sont surtout les faits de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale, qui troublent les observateurs impuissants que nous sommes. De quel fond obscur de l’histoire proviennent les nationalismes qui engendrent la violence du conflit yougoslave ?
29Le programme qui réunit les trois termes d’individu, de citoyen et de croyant, nous oriente vers une question : s’il est vrai que l’avenir de nos démocraties suppose un accord, difficile mais essentiel, entre le goût de la liberté personnelle et le sens civique du bien commun, l’Etat-Nation n’est-il pas le cadre normal de cette conciliation ?
30Dans nos démocraties libérales, la souveraineté appartient à la Nation, mais les citoyens participent à cette souveraineté. On retiendra sur ce point deux articles de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. Après des articles qui établissent le droit à la libre circulation des individus et le droit d’asile, l’article 15 pose que « tout individu a droit à une nationalité ». On rapportera ce droit à un principe sous-jacent : pour le monde contemporain, la nationalité est, dans sa particularité, un élément essentiel de l’identité des individus, même si, à d’autres égards, sur le plan culturel ou sur le plan religieux, ceux-ci transgressent ce cadre particulier pour devenir, à la limite, selon l’expression mise en valeur jadis par les stoïciens, « citoyens du monde ». Ensuite l’article 21 établit ce que l’on peut appeler un droit à la citoyenneté active : « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis ».
31En rapprochant ces deux articles, on dira que le droit à la nationalité est en même temps un droit à la citoyenneté, entendue comme la participation directe ou indirecte à la gestion des affaires publiques. Or, même sans parler des difficultés de réalisation, il faut bien reconnaître le caractère récent et précaire de cet accord entre les concepts de citoyen et de nation. Si l’on réfère le concept de citoyen à ses origines grecques et romaines, il n’entretient aucun rapport avec le concept de nation, qui commence à se former dans le Moyen-Âge occidental. Réciproquement, les nations modernes commençent par être des monarchies autoritaires au sein desquelles les individus ne sont pas citoyens, mais sujets.
32Appartenir à une nation en tant citoyen, c’est donc réunir un double héritage, et c’est une situation caractéristique des nations démocratiques modernes.
33Même si l’on admet que son principe constitue quelque chose comme un aboutissement intelligible de l’histoire, une telle situation est, dans les faits, rare et précaire. Peut-on dire que le nationalisme lui soit favorable ? La question est encore plus complexe que celle de l’individualisme. Les nationalismes contemporains relèvent de traditions et d’esprits extrêmement différents, et l’on doit éviter les généralisations hâtives. Encore faut-il reconnaître que, de soi, le nationalisme n’implique pas la démocratie. Parfois même il s’y oppose de façon radicale, tandis qu’il est parfaitement compatible avec une dictature. Tout dépend du type de fondement qu’un nationalisme donne à l’idée nationale. Risquons une hypothèse générale : plus l’idée nationale s’appuie sur le passé, les traditions, moins elle est spontanément démocratique, sauf il est vrai dans le cas particulier d’une longue tradition parlementaire, comme c’est le cas en Angleterre et plus récemment en France. Au contraire l’idée nationale s’accorde plus spontanément à la démocratie lorsqu’on donne à la nation le fondement actuel d’un vouloir-vivre ensemble et d’un projet commun. L’hypothèse mérite examen, mais encore faut-il que ce vouloir-vivre ensemble soit réellement commun et qu’il ne soit pas simplement imposé à l’ensemble de la population par une minorité tyrannique. L’expérience montre que la conquête de l’indépendance nationale est loin d’entraîner aussitôt le passage à la démocratie. Ce qui se comprend d’ailleurs assez bien si l’on admet que ce passage suppose la formation et la diffusion d’une culture politique.
Création divine et division des nations
34Il faudra bien en venir à la question de l’individualité nationale : qu’est-ce qui permet à telle ou telle nation de s’individualiser en se distinguant des autres nations ?
35Mais le philosophe est tenté de remonter plus haut et de s’interroger sur le principe même de la division de l’humanité en nations. S’agit-il d’un simple fait que l’on constate sans le rendre intelligible, ou bien ce fait peut-il recevoir une certaine justification rationnelle ?
36Deux textes de Maurice Blondel nous guideront. Le premier est emprunté à L’Action de 189312. Dans le parcours du livre, qui déploie les implications de l’agir humain, vient un moment où, après avoir envisagé l’action dans son principe individuel, Blondel entreprend de suivre son expansion sociale. Alors, pour montrer « l’action féconde de la vie commune », il étage la famille, la patrie, l’humanité. En relisant ces textes, j’y trouve une interrogation forte devant l’énigme du moment intermédiaire entre la famille et l’humanité : la patrie. Lisons :
« Le patriotisme précède le sentiment de l’humanité et dépasse les affections de famille, comme une synthèse originale et définie entre deux. Il semble même parfois leur être contraire.
À quel besoin répond cette construction de l’unité nationale, et cette enceinte de la patrie ? On s’expliquerait le cœur à cœur dans l’intime échange de deux vies qui se pénètrent et en échauffent d’autres à leur foyer. On s’expliquerait le tous à tous, dans l’immense fraternité des affections apprises au centre de la famille. Mais comment, dans l’intervalle, trouver place et justification pour cette fédération déjà générale, mais restreinte encore, qui forme une nation ? N’est-ce là qu’une construction artificielle ? et comme le prétendait naguère un cosmopolitisme envahissant, n’est-ce qu’un préjugé destiné à disparaître, une superstition séculaire, une étroitesse d’esprit et de cœur ? Ou bien cet amour jaloux du pays se fonde-t-il sur une volonté profonde, sur un besoin naturel et durable de notre humanité ? » (p. 263).
37Nous chercherons la réponse de Maurice Blondel dans un second texte qui comprend la division de l’humanité en nations en se rapportant à une doctrine philosophique et/ou religieuse de la Création divine. Ce texte appartient à une conférence sur Patrie et Humanité prononcée en 1928 à la Semaine Sociale de Paris, et dont l’influence sur les milieux catholiques fût considérable :
« Si, selon l’enseignement traditionnel, l’Humanité est faite à l’image et ressemblance de Dieu, la suprême perfection en son infinie simplicité ne peut, dans l’ordre des êtres imparfaits et changeants, être manifestée que par une plus riche multiplicité de formes et de qualités. C’est pourquoi la sublime plénitude de l’Humanité, avec toutes les ressources qu’elle a à produire dans le temps, l’espace, et l’éternité, ne saurait se fixer dans une uniformité et une immobilité ; il lui faut, des plus rudimentaires aux plus splendides réalisations, s’incarner en ces chefs-d’œuvre variés de la vie sociale se spécifiant en des âmes nationales, en des patries historiques, chacune avec sa physionomie originale, avec sa vie laborieuse et expressive d’un esprit, avec sa fonction et sa mission propres »13.
38Blondel reprend de fait un thème classique de la philosophie chrétienne. La diversité des créatures, matérielles et spirituelles, manifeste la richesse de l’essence divine dont les créatures participent, et réciproquement l’essence divine contient dans son unité ces perfections qui se fragmentent et se multiplient au niveau des créatures. Mais, lorsqu’il s’agit des créatures spirituelles, la diversité est en outre l’invitation faite aux créatures d’avoir à se reconnaître mutuellement dans leur différence, et dans leur complémentarité. Ainsi comprend-on que l’amour de la patrie puisse être très fort, sans être pour autant exclusif, puisqu’il s’alimente à un principe supérieur qui l’oriente en même temps vers la reconnaissance de l’autre :
« Premièrement, nous pouvons, nous devons aimer en notre pays ce qu’il représente du dessein divin sur nous et notre nation, ce qu’il contient de richesses historiques, de traditions vénérables, de pressants devoirs, de développements futurs, en sentant que c’est là, pour chacun de nous, un moyen d’élever notre personne, si humble qu’elle soit, au service de tous, dans le grand concert où il n’y a pas deux notes identiques, où pas une note juste n’est inutile. Et deuxièmement, nous pouvons, nous devons aimer aussi qu’il y ait, aimables et aimées, d’autres patries que la nôtre, et cela, parce que c’est bon en soi, mais aussi parce que c’est bon pour nous et pour d’autres, et pour tous » (p. 378).
39Ce principe de complémentarité est sans aucun doute important, et il commande le souci de coordonner l’amour de la patrie, dans sa particularité, et l’amour universel de l’humanité, prescrit par le christianisme. Une doctrine analogue se retrouve dans le livre de Gaston Fessard : Pax nostra, Examen de conscience international14. Prenant position contre deux idées de l’unification internationale : soit l’Etat mondial, soit, au contraire, la Société mondiale sans Etat, le P. Fessard justifie la forme-nation et la pluralité des nations par référence à l’épisode biblique de la tour de Babel. Celui-ci sanctionne l’échec d’une volonté humaine démesurée. A l’inverse, la diversité irréductible des nations prend un sens religieux et même christique. « La diversité des langues et des patries a donc pour fonction essentielle de nous laisser ouverts à cette descente de Dieu dans notre monde. C’est jusque là qu’il faut aller pour la comprendre » (p. 258).
40En justifiant ainsi la diversité et la complémentarité des nations, on s’oriente vers une communauté des nations, dont l’idée joue le rôle de principe critique par rapport à différentes formes de nationalisme. D’abord, la forme de l’impérialisme, qui se fonde sur la volonté de puissance consubstantielle aux Etats, et qui encourage sa capacité indéfinie d’extension. Mais le principe critique joue aussi par rapport à d'autres formes de nationalisme. Sa situation intermédiaire entre famille et humanité fait que la patrie est soumise à des mouvements contraires, à une tension entre la chaleur de l’entre-soi et l’ouverture aux autres. Or, il y a plusieurs manières de se refuser à l’ouverture humaine. Le nationalisme peut pousser un peuple à sortir de ses limites, pour conquérir, mais il peut aussi se traduire par un repli de la nation sur elle-même, ou par la volonté de maintenir, à l’intérieur des limites territoriales, l’homogénéité d’une population rebelle à toute intrusion étrangère. On peut se demander si, dans le monde contemporain, le nationalisme d’expansion impériale n’est pas surtout d’ordre économique, tandis que le nationalisme politique devient surtout un nationalisme de méfiance à l’égard de l’étranger et d’autonomisation parcellisante. Avec la possibilité-limite de la « purification raciale ».
La nation, mémoire et vouloir-vivre
41Si l’on admet, dans la ligne de la réflexion de Maurice Blondel et de Gaston Fessard, un principe général de diversité et de respect de l’autre, il reste à se demander comment ce principe joue de façon concrète. D’abord, rien ne garantit que la formation sociale intermédiaire entre la famille et l’humanité doive nécessairement correspondre à notre idée moderne de la nation et de la souveraineté nationale. Ensuite et surtout, le principe de la diversité irréductible des nations ne justifie en rien l’existence de telle ou telle nation. Comment s’individualisent ces unités particulières que sont les nations ? Dès qu’on aborde en France un tel problème, il est difficile de ne pas évoquer la définition d’Ernest Renan dans son fameux discours prononcé à la Sorbonne le 11 mars 1882 : Qu’est-ce qu’une nation ? Mais, à mon sens, s’il convient en effet de l’évoquer, c’est pour constater qu’il marque la tension, certes, mais aussi la possible complémentarité, des deux éléments tournés, l’un vers le passé, l’autre vers l’avenir : la communauté objective et le vouloir-vivre commun, la mémoire et le projet. Je cite :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont fait ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. »15.
42Les deux éléments articulés par Renan peuvent être plus ou moins dissociés. Si l’on se reporte au XIXe siècle, il est courant de distinguer deux conceptions très différentes de la nation entraînant également deux formes très différentes de nationalisme.
43J’en emprunterai l’énoncé à Pierre Renouvin, historien classique des relations internationales.
« La conception germanique, qui se rattache aux idées fondamentales du romantisme allemand, considère la nation comme un “être vivant” qui grandit sous l’action d’une “force supérieure”. Cette force, c’est le “génie national”, le Volkgeist. Elle s’affirme par certains caractères extérieurs qui sont héréditaires : la communauté de langue, de coutumes, de traditions. Il est donc permis d’affirmer que des populations appartiennent à une même nationalité lorsqu’elles présentent ces caractères communs, même si elles n’ont pas conscience de cette parenté et ne manifestent pas le désir de vivre en commun. Par conséquent, cette thèse peut se concilier avec les conceptions qui sont, au point de vue du régime politique des Etats, celles des conservateurs, puisqu’elle ne requiert pas que la volonté du peuple soit constatée.
La conception latine est celle que Mazzini a formulée dès 1834 : “Une nation est l’association de tous les hommes qui, groupés soit par le langage, soit par le rôle qui leur a été attribué dans l’histoire, reconnaissent un même principe et marchent, sous l’empire d’un droit unifié, à la conquête d’un seul but défini... La patrie est avant tout la conscience de la patrie”. C’est donc la volonté de vivre en commun qui est, dans cette définition de la nationalité, le trait essentiel. Certes la communauté de langue, de coutumes, de traditions peut concourir à former cette volonté ; mais elle n’est ni nécessaire, ni suffisante : l’Etat doit, en somme, comprendre tous ceux qui veulent en faire partie, quelque soit le motif de leur désir. L’expression de cette volonté implique que les populations possèdent le droit de suffrage. Cette thèse s’apparente donc aux tendances démocratiques et à la notion de la souveraineté du peuple »16.
44Dans le concret, les deux conceptions sont le plus souvent mélangées. En proportions diverses. Sans doute peut-on dire que le sentiment national et la volonté civique s’unissent d’autant mieux que l’accent est mis sur l’actualité d’un vouloir-vivre en commun tourné vers l’avenir. C’est ce qui justifie la forme de l’Etat-Nation. L’unité sociale particulière constituée sur la base de la mémoire et du projet se représente à elle même et aux autres comme un être sui juris exerçant sa souveraineté sur un territoire. Elle se donne les moyens de son effectuation par l’Etat, qui est, ainsi que le souligne Eric Weil dans sa Philosophie politique17, l’organisation par laquelle une communauté historique est capable de prendre des décisions. Le rôle de l'Etat est donc de permettre effectivement à la nation de se représenter dans son unité et il est aussi de lui permettre de prendre par rapport à l’avenir des décisions qui correspondent aux valeurs fondatrices de la nation, lesquelles constituent un patrimoine commun. C’est bien dans ce contexte que s’introduit la problématique du citoyen. En effet, dans une nation de type démocratique, le vouloir-vivre en commun implique l’acceptation de dépendre pour sa vie quotidienne des décisions prises par l’Etat, mais il implique aussi l’exigence de participer directement ou indirectement à l’élaboration de ces décisions. En ce sens, l’attachement à la liberté de la patrie devrait aller de pair avec la conscience de la responsabilité civique.
IV. Le croyant dans la cité contemporaine
45Dans la cité contemporaine, le croyant se trouve pris entre deux exigences qu’il n’est pas facile d’accorder. D’un côté, qu’elle soit chrétienne, juive, ou musulmane, la foi religieuse émet une prétention légitime à saisir et à inspirer le tout de l’existence, dans sa dimension privée et dans sa dimension publique. Mais, d’un autre côté, le croyant moderne vit au sein d’une société sécularisée, dans laquelle le vivre-ensemble ne peut plus se fonder sur l’unité d’une foi religieuse partagée. Sans doute faut-il mettre à part le cas d’Israël, reconnaître aussi une plus grande homogénéité religieuse en terre d’Islam, où l’on retrouve pourtant la diversité et l’opposition des courants religieux. Mais la condition générale des sociétés actuelles est le pluralisme religieux en même temps que la confrontation des religions et des idéologies qui les critiquent ou qui leur sont indifférentes. Dans ces conditions, le croyant doit accepter de vivre et de parler avec d’autres hommes pour lesquels sa foi n’est qu’une opinion, peut-être respectable, mais en tout cas particulière, et qui ne saurait donc constituer le principe unanimement reconnu des mœurs, des institutions, des lois.
46Quel que soit le rôle historique qu’une religion ait pu jouer dans la constitution de ce que Montesquieu appelle l’esprit général d’une nation, ce dernier ne peut plus ou peut très rarement s’identifier à une religion. Si l’on admet cette impossibilité, on remet aussi en cause bien des alliances plus ou moins complexes entre nationalisme et religion. Si les rapports du nationalisme et de la démocratie sont loin d’être clairs, il en est de même pour les rapports du nationalisme et de la religion. Celle-ci joue un rôle incontestable dans certains nationalismes contemporains. Mais, le problème est à chaque fois spécifique. L’évocation de la différence religieuse par un nationalisme couvre un champ de possibilités extrêmement vaste, dont je ne saurais établir la carte. Toutefois, il n’est sans doute pas besoin d’une compétence particulière pour différencier certains cas, tels que, par exemple, ceux de l’Irlande et de la Pologne. Dans ce dernier cas le catholicisme, a été un facteur décisif de la résistance nationale à l’occupant russe. Et, en l’occurrence, dire « catholicisme », c’est dire l’Eglise-institution, renforcée d’ailleurs par la promotion d’un évêque polonais au Pontificat romain. Resterait à savoir quel type d’influence l’Église catholique peut continuer à jouer maintenant que la Pologne a recouvré son indépendance. Dans les conditions du monde actuel, une religion particulière ne peut plus être garante de l’unité spirituelle de la nation, même si elle entend y contribuer selon son charisme propre.
47Le catholicisme romain a longtemps maintenu la « thèse » suivant laquelle, en bonne doctrine, l’Etat devrait rendre publiquement hommage à la vérité catholique. Et cela, même s’il faut accepter pratiquement « l’hypothèse », entendue comme l’ensemble des conditions de fait qui rendent pratiquement irréalisable cette normalité, et qui obligent à s’accommoder d’un Etat neutre, ou comme on disait au XIXe siècle « indifférent ». Pour surmonter véritablement cette problématique de la thèse et de l'hypothèse, il faut admettre que l’Etat de droit est par principe et légitimement, au regard même de la foi chrétienne, un Etat laïque, respectant la liberté religieuse de ses ressortissants, mais se déclarant lui-même incompétent en matière religieuse. C’est d’ailleurs, je pense, le sens de la Déclaration du Concile Vatican II, Dignitatis humanae, sur la liberté religieuse.
48Remarquons que, si cette Déclaration affirme le droit des communautés religieuses à la liberté civile, elle commence par fonder la liberté religieuse sur la dignité de ces êtres doués de raison et de volonté libre que sont les personnes humaines. L’affirmation de la liberté religieuse implique l’affirmation de la réalité, de la consistance propre, et de l’indépendance intellectuelle de chaque homme, pris dans sa singularité individuelle. Et, en élargissant la perspective, il faut bien voir que l’on tient ici le principe d’une opposition radicale à toute théorie qui ferait de l’Etat le but suprême des individus ou qui méconnaîtrait la transcendance des personnes par rapport à l’Etat.
49Comment peut-on concevoir la position de la religion dans une Nation moderne, lorsque l’on pose ce principe de la liberté religieuse, qui implique aussi l’acceptation du pluralisme religieux dans la Cité ? Pour jouer leur rôle dans les sociétés contemporaines, les religions doivent accepter les conditions que leur impose leur coexistence au sein d’un espace commun de discussion. Elles entrent ainsi en compétition, mais aussi, on peut l’espérer, en dialogue. Sur ce point, je pense que, si le dialogue inter-religieux a ses chances, celles-ci sont elles-mêmes relatives à l’acceptation de la laïcité. La thèse que je soutiens, c’est que la cité de l’Etat doit fournir le cadre au sein duquel des échanges, des confrontations, peuvent s’opérer, soit entre des croyants de religion différente, soit avec des hommes qui ne se reconnaissent aucune appartenance religieuse.
50Mais je ne me dissimule pas que cette thèse suscite des objections diverses. D’abord du côté des religions. Soit qu’elles persistent à considérer le pluralisme religieux simplement comme un fait regrettable, ce qui nous ramène à l’opposition de la thèse et de l’hypothèse ou à ce qui peut lui ressembler dans un autre contexte religieux. Soit que les religions entreprennent de gérer directement leur pluralisme sans reconnaître la valeur du terrain commun constitué par la laïcité de l’espace public de discussion.
51Les objections viennent aussi du côté des partisans de la laïcité. Selon la tradition française la plus classique, la laïcité est entendue comme un principe d’universalisation rationnelle du citoyen. À ce titre, elle suppose un contact direct entre l’Individu et la Nation, contact direct dont l’Etat est alors responsable. Ce qui se marque en particulier dans le souci d’un enseignement et d’une éducation publiques. On distingue aujourd’hui de cette conception classique une conception nouvelle, définissant la laïcité par le respect des différences. Mais les discours sur une nouvelle laïcité engendrent aussi, dans la fraction la plus traditionnelle des promoteurs de la laïcité républicaine, une réaction tout-à-fait négative : crainte, rejet, retour à la polémique.
52Le renforcement d’un laïcisme de combat s’alimente aujourd’hui à la crainte de ce qu’il est convenu d’appeler la « montée des intégrismes ». Sans doute la crainte peut-elle être artificiellement renforcée par le rapprochement rapide ou l’amalgame entre des mouvements très différents les uns des autres. Il n’y a pas de complot mondial de l’intégrisme. En revanche, on peut reconnaître que les conflits religieux, avivés par l’intégrisme, posent des problèmes réels, qui ne sont d’ailleurs pas nouveaux, puisque Spinoza les évoquait déjà dans son Traité théologico-politique. Préoccupé de paix civile, Spinoza prétendait bien extraire de la Bible l’unité d’une « religion catholique » bénéfique à la cité, mais il s’opposait du même mouvement à la rivalité théologique des confessions chrétiennes. Loin de fournir à la société des croyances communes, celles-ci produisaient du conflit de telle sorte que la paix sociale nécessitait la prévalence de la religion civile, réglée par le souverain, sur les religions confessionnelles.
53A l’heure où même l’hindouisme connaît des pressions fondamentalistes, le problème de Spinoza reste sérieux. Dans le monde contemporain, le terrain religieux demeure un terrain d’affrontements idéologiques très forts. C’est sur ce terrain que se développent des fanatismes, dont il faut voir en quoi ils représentent à la fois une dénaturation et une exacerbation de la religion. Une dénaturation, s’il est vrai que la religion authentique est celle qui tend à briser l’enfermement des sociétés closes et à promouvoir l’universalité divine et humaine. Une exacerbation, s’il est vrai que l’absolu vers lequel se tourne la religion risque toujours d’être confisqué par celle-ci au profit du contenu de ses croyances ou de la spécificité des modes de vie qu’elle considère comme seuls légitimes. L’intégrisme religieux peut s’accommoder d’un retrait à l’égard de la société politique, ou de la constitution d’une contre-société, mais il peut aussi tenter de maîtriser le champ politique et c’est alors que, ne tolérant aucun principe d’altérité, il engendre le fanatisme. Lequel peut s’allier au nationalisme, sans que l’on sache bien si l’élément religieux domine l’élément politique ou si c’est le contraire.
54Personnellement, je pense que la conception classique de la laïcité garde une importance capitale pour éviter de confondre la nation avec une simple association de communautés ethniques, culturelles ou religieuses. Mais je pense aussi que la neutralité religieuse d’un Etat démocratique doit permettre l’émergence dans l’espace public de discussion des différentes options métaphysiques et religieuses, avec les institutions qui les portent, et avec les traditions que ces institutions véhiculent et transmettent. La participation des religions à cet espace public de discussion est bonne à tous égards, mais elle est en particulier favorable à la liberté de l’adhésion religieuse des individus
55En bref, si l’on admet que la conception classique de la laïcité reste valable au niveau de l’Etat, et par voie de conséquence au niveau de l’enseignement public, cela n’interdit nullement, bien au contraire, l’ouverture de la Société laïque à l’expression des différences, de telle sorte que se réalise en son sein la coexistence pacifique et le dialogue mutuel des différentes appartenances religieuses (ou non-religieuses). Il faut cependant voir ce qu’une telle coexistence présuppose soit en ce qui concerne l’Etat, soit en ce qui concerne les Églises. Pour le pouvoir politique, cela suppose la capacité de laisser aux religions la liberté qui leur permet de coopérer à la discussion publique. Et, pour les religions, cela suppose la capacité de se référer à un absolu de la justice et de la vérité qui transcende toutes les expressions qui peuvent en être données, y compris par elles. Sans cette relativisation du contenu de la religion par rapport à l’absolu de la vérité divine, je vois mal comment pourrait s’établir un véritable dialogue entre les religions.
Notes de bas de page
1 Dans le discours prononcé le 31 mai 1909 : Pour la Société des Nations
2 Louvain, Paris, Vrin 1952.
3 Paris, Gallimard, 1979.
4 Cfr Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil, 1983.
5 Théorie du pouvoir politique et religieux, éd. 1854, Tome 1, p. 103.
6 Cfr les contributions de Charles Blanchet et de Louis de Vaucelles à l’ouvrage collectif : Les catholiques français et l'héritage de 1789, éd. Pierre Colin, Paris, Beauchesne, 1989.
7 De 1877 date la 1ère édition de ce « bestseller de l’école laïque », selon l’expression de Mona Ozouf dans L’Ecole, l’Eglise et la République, Paris, Éditions Cana, 1982, p. 121.
8 Voir la Collection des « Tu seras » publiée chez Armand Colin, et particulièrement, pour la promotion sociale : Tu seras commerçant, de Joseph Chailley-Bert, Paris, 1896 et Tu seras ouvrière, de L. Ch.-Desmaisons, avec une Préface de Jules Simon, Paris, 5e éd, 1900. De même Monsieur Prévôt de David-Sauvageot, avec son triple objectif : Culture du sens moral, Culture du patriotisme, Culture de l’intelligence, Paris, Armand Colin, s. d. Voir notre article L'enseignement républicain de la morale à la fin du XIXe siècle, dans Le Supplément, no 164, avril 1988, p. 83-115
9 De la Démocratie en Amérique, Tome II. B. ch. 2, édition Garnier-Flammarion, p. 125.
10 Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1969, p. 226.
11 De la liberté chez les modernes, Livre de poche, Pluriel, 1980, p. 502.
12 Réédition : L’Action (1893), Paris, PUF, 1950.
13 La loi de charité, principe de vie sociale, Semaines sociales de France, XXe session, Paris, 1928, p. 377.
14 Paris, Grasset, 1936.
15 Discours et Conférences, Paris, Calmann-Lévy, p. 306.
16 Histoire des relations internationales, t. V, Le XIXème siècle, I. De 1815 à 1871. L’Europe des nationalités et l’éveil de nouveaux mondes. Paris, Hachette, 1954, p. 142-143.
17 Paris, Vrin, 1956.
Auteur
Philosophe, directeur du département de la recherche. Institut catholique de Paris.
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